Notes
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Alfonso Berardinelli : né à Rome en 1943, critique et écrivain, s’est surtout intéressé à l’histoire de la poésie moderne, aux rapports entre intellectuels et pouvoir, et à l’essai comme genre littéraire. Il a enseigné la littérature contemporaine à l’Université de Venise. Parmi ses ouvrages récents : La poesia verso la prosa, 1994 ; L’eroe che pensa, 1997 ; Autoritratto italiano, 1998 ; Cactus: meditazioni, satire, scherzi, 2001 ; Stili dell’estremismo: critica del pensiero essenziale, 2001 ; Nel Paese dei balocchi: la politica vista da chi non la fa, 2001 ; La forma del saggio: definizione e attualità di un genere letterario. En français, voir : « Du postmoderne à la mutation. Comment le xxe siècle s’achève », Diogène n° 186, 1999 ; « Au pays des jouets : la politique vue par ceux qui ne la font pas » ; « Italian Style, notre avenir à tous (un discours patriotique) » ; « Le complexe de la culture » ; « Calvino moraliste, ou comment rester sains après la fin du monde », tous parus dans Nouvelles de nulle part, n° 1, 2002. Il collabore à plusieurs publications, y compris Micromega, Lo Straniero, Il Corriere della sera.
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Søren Kierkegaard, Journal (traduction libre) ; voir Œuvres complètes, 20 volumes, Éd. de l’Orante 1966-1986 ou Journal (extraits), 1-5, Paris, Gallimard 1941-1960.
Je ne sais pas comment les autres enseignants réussissent à contenir ou à neutraliser l’énergie personnelle, proprement démoniaque, de la littérature moderne. Pour moi, c’est difficile. Aujourd’hui, l’enseignement de la littérature demande beaucoup de technique, de sérieux et de science, mais après avoir expliqué tout ce qui pourrait l’être … arrive quand même le moment du témoignage direct.
2Parler de l’enseignement de la littérature moderne, c’est aussi une manière de parler du rapport entre la littérature et la société, un thème si vieux que l’on ne trouve presque plus l’envie de l’affronter. Mais, lorsque l’enseignant, dans une salle d’école ou d’université, ouvre un roman, un recueil de poésies, ou le plus souvent une anthologie ou un classique dûment annoté, et commence à lire, en cherchant autant que faire se peut de retenir l’attention de vingt ou de cent étudiants, c’est à ce moment-là qu’il se produit quelque chose de décisif pour le rapport entre la littérature et la société.
3Il faut dire que les choses ne vont pas toujours pour le mieux. Souvent, les éléments en jeu (enseignant, étudiants, livre) n’arrivent à se réunir qu’au travers de l’ennui et d’un sens bien appuyé du devoir. Les réactions biochimiques et culturelles qui devraient se déclencher lorsqu’une œuvre littéraire entre en contact avec un public de lecteurs, à l’école ou à l’université, ne se produisent que par hasard ou par miracle. Si le catalyseur que devrait être l’enseignant n’agit pas, n’arrive pas à exercer sa fonction, au lieu de faciliter et de favoriser la rencontre entre un texte et un ensemble de lecteurs, il se mettra en travers. C’est ainsi que le message dans la bouteille, pouvant être Guerre et paix ou Le procès, reste enfermé dans sa bouteille et continue à naviguer, désolé, vers l’inconnu.
4Mais, en est-il vraiment ainsi ? Est-ce le devoir, le but, la réalité de l’enseignement ? Est-ce que la rencontre entre la littérature moderne et les lecteurs arrive ou peut arriver véritablement à travers l’enseignement ? Est-ce là que se vérifie le contact libre, authentique, sans limites, préjugés et buts préétablis entre les œuvres de la littérature moderne et les jeunes étudiants ?
5Oui et non, car d’une part les universités et les écoles sont des utopies culturelles, des lieux où l’on peut exercer une liberté qui serait encore plus improbable ailleurs, mais, d’autre part, sont des institutions aliénantes, des cages et des prisons d’où il faut s’évader même si elles sont gérées et contrôlées par des gardiens qui promettent les merveilles qu’apporte la culture, bien qu’ils paraissent les premiers à en être dépourvus.
6Ainsi, dans une institution qui ne ressemble que rarement à une utopie culturelle, s’affrontent une caste de fonctionnaires et de bureaucrates intéressés surtout par leur propre reproduction et une catégorie d’utilisateurs pour qui les auteurs et les livres sont des obstacles à dépasser, dans leur course, de toutes les façons malheureuse, vers la consécration académique.
7Si un grand nombre parmi nous continuent à s’occuper des problèmes de l’enseignement, c’est précisément pour chercher à réparer les dommages produits par l’institution où nous avons passé des années de notre vie, d’abord comme étudiants, puis comme enseignants. C’est le souvenir de la frustration qui nous inspire. En ce qui me concerne, je n’arrive toujours pas à pardonner aux institutions de formation de suffoquer en leur propre sein ces possibilités d’utopie culturelle, de communication intense et libre et ces promesses de bonheur mental qui devraient, au contraire, constituer la raison même de leur existence.
8Avant d’abandonner l’université, j’ai enseigné la littérature moderne et contemporaine pendant environ vingt ans. Je l’ai fait avec une certaine passion. Ce n’était pas parce que j’aimais en général le rôle d’enseignant (me faire appeler « professeur » me donne encore un frisson gêné : je pense au mépris plein de sarcasme utilisé par l’oncle Vania lorsqu’il appelle « Herr Professor » son beau-frère). Cette passion était intermittente, mais me reprenait chaque fois que j’entrais, au moment prévu, dans la salle de cours. Même si peu de temps avant je me sentais paresseux et peu vaillant, la simple vue de ces étudiants prêts à écouter tout ce que j’aurais lu et commenté avec eux mobilisait immédiatement toutes mes meilleures énergies. Je ne pouvais pas les tromper, je ne pouvais pas laisser leur attente inassouvie. Il n’était pas question non plus d’offenser de manière impardonnable les auteurs que j’aurais lus, les rendant par ma médiation didactique ennuyeux et peu intéressants.
9Je l’ai toujours pensé : ennuyer (sinon tourmenter) des étudiants (jeunes êtres humains traversant la période la plus vitale, mais aussi la plus vulnérable, de leur existence) en utilisant des chef-d’œuvres littéraires, philosophiques ou artistiques est un crime contre la culture qui devrait être poursuivi pénalement. C’est comme défigurer un tableau ou amputer une statue dans un musée. Lorsque, dans la classe, on lit, commente et interprète un auteur, je demanderais à l’enseignant de réaliser un exercice d’imagination, petit mais fondamental, à savoir de visualiser la présence de l’auteur, en chair et en os, bien vivant et attentif, assis dans un coin au fond de l’amphithéâtre, ou bien, à côté de la chaire. Cette vision qui actualise, cette évocation imaginaire de l’écrivain considéré comme effectivement présent là où ses œuvres sont enseignées n’a rien d’une hallucination.
10Lorsque j’ouvre Leopardi, Tolstoï, Svevo, ils sont là, réellement : ils me guident, me jugent, me réconfortent, me tiennent compagnie. Je ne peux abuser ni de leurs écrits, ni de leur patience. Je ne peux pas les déformer, les utiliser hors de propos, les écraser ou les rendre obscurs par ma vanité, afin d’en faire la caution de ma fonction publique pleine d’autorité. En tant qu’enseignant, je suis un lieu de passage et de transit. Je suis un médium. Je leur prête ma voix et ma capacité d’interprétation. S’ils ont écrit si bien, avec tant de peine, de talent, d’effort, de technique, c’est qu’ils ne voulaient sans doute pas être pris à la légère ou bien mal compris. Ils voulaient être lus, relus, compris et assimilés à la manière de ce qui arrive lorsque l’amour s’en mêle : imitation, identification, contagion.
11Les classiques ont écrit pour un public de lecteurs, non pour un conventicule de savants. Et ceci est encore plus vrai lorsqu’il s’agit d’auteurs modernes. Il devrait être plus facile de s’identifier à eux. Ils parlent de choses qui nous touchent encore de près. Et c’est plus naturel aussi de « visualiser » leur présence physique à l’endroit où nous les utilisons pour donner notre leçon. (C’est la leçon, en réalité, qui devrait être utilisée afin qu’ils se matérialisent parmi nous).
12Il n’est pas évident du tout de donner une définition de la littérature moderne et de définir ses limites. On pourrait dire qu’est moderne la littérature qui représente, accompagne et commente la naissance et le développement de la société moderne : le capitalisme, le libéralisme, le socialisme et la démocratie de masse. De cette manière, il s’agirait de partir des origines de la pensée critique, anti-dogmatique, anti-autoritaire, rationnelle et empirique, depuis au moins Machiavel, Montaigne et Descartes jusqu’aux encyclopédistes et aux grands auteurs du xixe siècle.
13C’est une littérature qui présente, par rapport à la modernité, des caractéristiques plutôt paradoxales. Mais, comme on peut l’imaginer, notre actualité recèle de même des aspects qui rendent contemporaines, dans leur signification, des œuvres bien plus anciennes. Pour ce qui est de la description de la société urbaine et de la lutte politique, certains écrivains latins (Catulle, Horace, Juvénal, Martial, Salluste, Sénèque, Tacite) sont plus « modernes » que la plupart des classiques italiens. Et lorsqu’il est question de l’univers, De rerum natura et les Géorgiques sont des poèmes qui peuvent toujours nous aider à nous libérer de la superstition idéologique voulant faire croire que parce qu’elle est la chose la plus intéressante, l’histoire humaine surpasse tout. La vie de la nature, des animaux, des plantes, les phénomènes atmosphériques et telluriques, tout comme le mouvement des astres, nous dominent malgré tout et ridiculisent notre protagonisme d’êtres historiques.
14Mais je crois que la caractéristique la plus paradoxale, conflictuelle et dramatique de la littérature moderne, une caractéristique qui apparaît surtout dans l’enseignement, est que la majeure partie des grands auteurs modernes, surtout après la phase optimiste du Siècle des Lumières, s’inscrit contre la modernité. C’est une chose que les éternels prophètes et fétichistes du Progrès-Développement n’arrivent pas à voir, et encore moins à digérer.
15Dans la formation de la modernité occidentale, on peut identifier par exemple l’expansion de l’État et de ses fonctions, une croissance des institutions qui tendent à réabsorber, à remplacer et à dominer tous les types d’activité individuelle et sociale. D’autre part, le Marché se développe, la production pour le marché. La culture, dans son ensemble, devient même de plus en plus une institution et une administration : ce sera un secteur administré (et bureaucratisé) de la vie publique, ou bien une branche du marché, avec un type de marchandise plus particulier.
16Or, se présente justement le cas où l’enseignant de littérature moderne trébuche continuellement sur des livres et des pages où tout ceci (l’institutionnalisation de la culture et sa transformation en marchandise) est critiqué. Jusqu’au point où l’« écrivain moderne » pourrait être plus ou moins synonyme d’« écrivain anti-moderne » : critique de l’idée de progrès, critique de la bourgeoisie et de la classe moyenne, critique de l’historicisme, critique de la rationalité instrumentale et utilitariste, de la démocratie culturelle et de l’esprit des Lumières dont il est fils et héritier, critique de la bureaucratie et de la société de masse.
17Ceci pourrait signifier, comme ont pu le relever les plus timorés des progressistes, que, laissée à elle-même, la critique sociale implicite ou explicite dans la littérature moderne est une critique « de droite », pèche par un utopisme régressif, est individualiste et aristocratique, souffre de phobies anti-communautaires, est apocalyptique et catastrophique, est anarchisante et conservatrice. Enfin, devant les innovations continuelles que le développement capitaliste offre et impose, une bonne partie de la littérature moderne finit presque toujours par apprécier et regretter ce qui se perd, ce qui devient « périmé » : elle souffre de nostalgies, conserve un sens fort du passé ou, tout simplement, voit que l’innovation ne nous offre rien sans nous prendre autre chose en échange.
18Le marxisme, qui s’est présenté comme la forme théorique la plus cohérente et radicale (et la plus optimiste concernant l’avenir) de critique du capitalisme, a utilisé dès le début toutes sortes d’étiquettes négatives, accusatrices et diffamatoires pour démontrer qu’il était la seule garantie contre la gamme si bigarrée des erreurs commises par ces individualistes qu’étaient les écrivains bourgeois anti-bourgeois.
19En vérité, et au contraire, un des biens les plus précieux offerts par l’étude de la littérature moderne, en dépit non seulement du marxisme, mais de toute autre théorie, c’est précisément la variété des points de vue et des arguments critiques. Au lieu de nous offrir une théorie globale du monde moderne, les écrivains nous parlent de leurs expériences limitées, mais personnelles, et ils en tirent de ce fait des arguments d’autant plus appréciables qu’ils sont concrets et circonstanciés. Ils ne nous transmettent presque jamais une philosophie cohérente de l’histoire, mais plutôt leur malaise devant les philosophies et les généralisations, le langage abstraitement universaliste où les expériences individuelles se noient et se dévalorisent. En outre (c’est un autre défaut politique et moral grave, mais qui me paraît, à moi, un point fort) les écrivains modernes ne nous disent pas « ce qu’il faut faire », pas plus qu’il nous indiquent la voie de sortie. Ce qui leur paraît essentiel est plutôt de représenter le problème de manière véridique.
20Il n’en reste pas moins que, justement parce qu’il s’agit de faire résonner aujourd’hui, à l’intérieur d’une salle de cours ou d’une institution, des voix désespérées ou railleuses, d’individus réfractaires, visiblement asociaux, apolitiques et en révolte, notre enseignement de la littérature moderne nous rend un objet de scandale : les enseignants les plus conscients se trouvent mal à l’aise et dans une situation contradictoire. Un enseignant est un éducateur, qui doit fournir des règles et indiquer une voie. Mais l’enseignement de la littérature moderne éduque dans quel but ? On soupçonne toujours qu’il y a deux possibilités :
- Ne pas prendre trop au sérieux et à la lettre les auteurs lus. Dans ce cas, on éduque en vue d’une certaine duplicité et d’une hypocrisie plus ou moins subtile, comme si le message essentiel de l’enseignement était celui-ci : voici comment pensait Baudelaire et comment écrivait Dostoïevski. Nous les considérons naturellement (et par convention) comme des génies, mais c’est pour cette même raison que leurs paroles ne seront pas prises au sérieux et à la lettre. Les temps étaient différents. Ils étaient malheureux et leur vie a été un désastre. Mais il n’y a pas de quoi s’alarmer, car nous sommes au-delà de toutes ces choses, en lieu sûr et la littérature est une belle maladie qui ne peut pas contaminer notre santé. En somme : il s’agit d’objets d’étude.
- Faire tomber les barrières de l’autodéfense qui nous séparent de ces « objets » et qui les constituent comme tels. Mais c’est lorsque advient l’identification (nécessaire du reste à la compréhension) que la contagion commence à agir. Le désespoir et la révolte diffus de manière endémique parmi les écrivains modernes deviennent une partie de l’expérience réelle que nous avons de nous-mêmes et de notre environnement. Au-delà du temps et de la diversité des contextes, ces voix résonnent étrangement fraternelles et alarmantes. L’histoire qui nous est racontée est, en tout ou en partie, notre histoire. Alors, examiner au microscope les styles et les structures littéraires, plutôt que de nous mettre à l’abri du message, nous rend cette littérature plus proche. L’interprétation des textes ouvre un dialogue, permet une osmose. Tandis que dans le premier cas la littérature est neutralisée par la pratique didactique, par ses méthodes et ses rites, dans le second, par l’enseignement littéraire, nous courons le risque de former non seulement des intellectuels critiques, mais des asociaux, des pessimistes, des mal adaptés, des irréguliers qui auront tendance à entrer en conflit avec leur environnement ou tout du moins à se rendre la vie plus difficile.
21Les exemples, ce n’est même pas la peine de les chercher. J’en cite un, particulièrement choquant et explicite. Je le trouve dans le Journal de Kierkegaard. Lorsqu’il m’est arrivé, presque par hasard, de lire ces quelques lignes devant mes étudiants, amusés mais interdits, j’ai compris que quelque chose était cassé en moi et que ces phrases que Kierkegaard m’envoyait de l’au-delà m’amenaient, pour ainsi dire, à un point de non retour. Elles brisaient le rapport stable de confiance institutionnelle que les étudiants avaient commencé à construire en eux-mêmes, auquel je participais de façon essentielle dans le rôle d’enseignant. Devant ce passage, les parois morales de l’institution éducative paraissaient s’écrouler. J’ai eu l’impression précise qu’en réalité, la littérature moderne, comme certains textes religieux, ne peut tout simplement pas être enseignée, ou alors selon la conception moderne aseptique, fonctionnelle, utilitariste et efficace de l’enseignement.
22On accède à la littérature moderne par la participation, dans un sens magique : mimétique et émotif. Il ne s’agit pas réellement d’un objet d’étude, car c’est une expérience qui comme toute autre, comporte des risques impossibles à calculer à l’avance.
23Mais voici le passage :
L’homme commun, je l’aime, alors que les enseignants me dégoûtent.
C’est précisément la catégorie des « enseignants » qui a démoralisé l’humanité. Si l’on laissait le monde dans l’état où il est, ceux, peu nombreux, qui sont au service de l’idée, ou, qui, plus haut encore, sont au service de Dieu, et enfin le peuple, tout irait pour le mieux.
Mais il y a l’infamie de ces canailles qui se glissent entre les personnes éminentes et le peuple, cette bande de brigands, qui en faisant croire qu’eux aussi servent l’idée, trahissent ses vrais serviteurs et tournent la tête du peuple, et tout ceci pour tirer quelques misérables avantages terrestres.
Si l’enfer n’existait pas, il faudrait en créer un exprès pour les enseignants, car un crime de cet acabit ne peut être puni facilement dans ce monde [1].
25En plus d’avoir attaqué à plusieurs reprises l’Église du Danemark à cause de son hypocrisie bourgeoise moderne, pour avoir tué le christianisme avec l’instrument le plus efficace, tout en faisant semblant de le pratiquer sans même le comprendre, Kierkegaard lui retourne sa critique alarmée et dégoûtée contre tout type d’intellectuel moderne agissant comme médiateur : prêtres, professeurs, journalistes, ceux qui se glissent dans tous les interstices de la vie sociale, pour manipuler, faire dévier et corrompre le rapport que chacun de nous pourrait avoir avec la vérité de l’existence vécue.
26Après avoir lu ce passage de défoulement violent de Kierkegaard, en le faisant avec une adhésion et une participation évidentes, sans presque me rendre compte de ce que ceci impliquait, en voyant l’air déconcerté de mes étudiants j’ai renchéri en disant : « Pourquoi ? Croyez-vous que je sois un enseignant ? Non, je ne le suis pas. »
27Ma manière était-elle en fait la plus sincère manière d’hypocrisie, ou un expédient d’apparence hypocrite pour dire la vérité ? Je me trouvais dans une situation paradoxale et en sortir n’était ni simple, ni vraisemblablement sans douleur. Quatre possibilités se dessinaient à ce moment :
- Donner tort à Kierkegaard, en disant que son discours était excessif et fourvoyant, que ce n’était qu’un défoulement émotionnel, à interpréter comme un symptôme du malaise personnel du philosophe danois, mais dépourvu de valeur objective. Il pouvait haïr les enseignants, mais ceci ne voulait pas dire que ces enseignants étaient réellement odieux au point de mériter son mépris. De cette façon, l’auteur aurait été remis dans l’histoire et psychanalysé à distance, en devenant un objet historique et analytique pendant que la confrérie des professeurs restait à l’abri.
- Une autre possibilité était de dire que Kierkegaard avait raison, que sa haine était un instrument de connaissance, une arme critique pour toute individualité permettant de dévoiler la fonction négative d’une caste de médiateurs à laquelle de toute évidence j’appartenais moi-même. De cette façon, je me serais déclaré digne du mépris avec lequel, par-dessus un siècle et demi, Kierkegaard me frappait. Mais, si je partageais cette haine, j’aurais dû me haïr moi-même et ce que je faisais. Voici les deux autres possibilités qui s’ouvraient à ce moment :
- Subir la contradiction et continuer à jouer un rôle que je considérais désormais sournois et détestable : une contradiction qui à la longue aurait perdu son angoissante authenticité, ou bien, si elle l’avait conservée, aurait pu miner ma santé et mon équilibre psychique.
- Ou, au contraire, chercher la cohérence, en rendant ma conduite compatible avec ma conviction : décider que pour moi il serait plus sain et plus honnête de ne plus effectuer une activité que je désapprouvais, que mes auteurs désapprouvaient, et donc abandonner mon travail en quittant l’université. Effectivement, trois ans après, ce fut mon choix ; mais au moment où j’ai lu ce passage de Kierkegaard je n’imaginais pas un tel dénouement.
28C’est justement la littérature moderne qui me pousse à le faire. Dans la modernité, les grands systèmes de pensée, les métaphysiques et les théories globales de la réalité sont en crise. Depuis Kierkegaard, les philosophies de l’existence et de l’expérience vécue ont gagné, aussi grâce au roman, du terrain et de la crédibilité. Les seules choses que nous sachions, nous les savons par expérience personnelle et notre savoir le plus vrai est celui du « vécu ». La tradition philosophique s’est brisée à un certain moment (sauf les rééditions récentes de nature plutôt verbale) en se fondant sur la littérature, en prenant la forme du journal et en passant par ces expériences précises et personnelles que vit chaque individu. Ce qu’enseignent Nietzsche, Freud, Proust, Kafka, Simone Weil, Canetti, Gramsci, Camus, Adorno et tant d’autres.
29Enseigner la littérature moderne (si une telle chose peut se faire) veut dire établir un contact strident, dissonant et conflictuel entre une institution qui tend à l’intégration sociale et à la formation d’une classe dirigeante et un ensemble d’auteurs et d’œuvres qui n’arrêtent pas, depuis leur au-delà littéraire, de nous envoyer des messages de dénonciation, de ressentiment agressif, d’impossibilité de réconciliation et de révolte.
30Si l’on pense que le premier classique de la poésie moderne, Les Fleurs du Mal, s’ouvre par le mot « sottise » et qu’un des thèmes les plus obsessionnels chez Flaubert est la « bêtise », ceci devrait bien dire quelque chose. Selon la littérature moderne, une des épidémies les plus répandues dans les sociétés modernes est une forme très moderne et très bien organisée de processus d’abrutissement dont l’enseignement lui-même fait partie.
31Il faut constater une fois de plus que la modernité des écrivains modernes est anti-moderne. Si nous voulons comprendre ceci, il n’y a pas d’issue : nous devons arrêter d’être des hypocrites lecteurs cherchant toujours des échappatoires pour éviter de s’identifier aux auteurs, pour ne pas prendre au mot ce que ceux-ci disent, pour ne pas pénétrer dans le terrain miné qu’est la vie réelle, non institutionnelle de la littérature moderne.
32Du moment que nous parlons de didactique, se référer à une manière typiquement professionnelle et professorale de tenir à distance les messages de la littérature moderne qui peuvent blesser s’impose. Ce qui revient à un vrai culte de la méthodologie et de la théorie.
33Les deux choses ne coïncident pas tout à fait ; ce sont plutôt les deux faces du même phénomène. Vers la moitié du xxe siècle, l’hypocrisie (ou la sottise) des enseignants est devenue extrêmement intelligente, en mettant au point une arme de défense d’une rare puissance technologique.
34Il était évidemment urgent de résoudre le problème. La littérature moderne devenait trop encombrante et lourde à supporter. Elle dérangeait, elle devait être éloignée et reléguée dans le monde des trépassés. C’était une fabula dont les événements anxiogènes ne devaient plus nous toucher. Nous entrions dans le Post-modernisme, une époque où les institutions allaient devenir gigantesques et incomparablement plus importantes que les buts visés lors de leur création. Pendant une époque à peine achevée, les critiques littéraires avaient fait partie de la même famille culturelle que les écrivains en partageant leurs angoisses, plaisirs, aventures et styles de vie. Les critiques étaient devenus à présent des experts en méthodologie des études littéraires et des théoriciens généralistes d’un phantasme qui s’appelle littérature.
35La littérature moderne, comme l’antique, devenait un cadavre prêt pour une vivisection destinée à en étudier l’anatomie. Au lieu d’être lue par des lecteurs intéressés, elle était un objet d’analyse pour des savants désintéressés, férus des théories générale de la littérarité (sorte de quidditas littéraire) et des méthodologies qui s’appliquent sans faille à n’importe quel texte.
36Les enseignants haïs par Kierkegaard allaient prendre définitivement le pouvoir par un débordant protagonisme. Il leur appartenait maintenant d’écrire même des romans, à leur image et ressemblance, des romans « narratologiques » et d’esprit estudiantin, amusants ou pour des séminaires, si bien vendus qu’ils allaient jeter un voile sur la gloire des classiques de la modernité, des classiques de la misanthropie et de l’insatisfaction.
37Dans les centres culturels les plus avancés, tout ceci a duré, comme nous le savons, une trentaine d’années. Mais dans les zones d’arrière-garde, dans les universités périphériques et dans les lycées de province, la rencontre avec la littérature moderne continuera à être arrêtée par des barrières bureau-technocratiques et méthodologiques de tout genre.
38L’immortel directeur pédagogique Thomas Gradgrind, que Dickens fait apparaître au début des Hard Times, continuera à monter des cours de mise-à-jour. Il fera tout, avec son crâne et ses mains bien carrées pour faire barrière, en vue de transformer les livres les plus grands et les plus passionnants jamais écrits en « faits textuels » positifs à décharger comme du sable dans la tête des élèves.
39Qui réussira à transformer ne serait-ce qu’un seul enseignant et un seul étudiant en des lecteurs capables de s’identifier à ce qu’ils lisent, aura accompli un acte pour réduire le caractère dévastateur de la catastrophe écologique qui se déroule déjà : l’élimination de la littérature moderne de notre horizon vital à travers le travail méthodologiquement correct d’une armée de spécialistes.
40Traduit de l’italien par Daniel Arapu.
Notes
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Alfonso Berardinelli : né à Rome en 1943, critique et écrivain, s’est surtout intéressé à l’histoire de la poésie moderne, aux rapports entre intellectuels et pouvoir, et à l’essai comme genre littéraire. Il a enseigné la littérature contemporaine à l’Université de Venise. Parmi ses ouvrages récents : La poesia verso la prosa, 1994 ; L’eroe che pensa, 1997 ; Autoritratto italiano, 1998 ; Cactus: meditazioni, satire, scherzi, 2001 ; Stili dell’estremismo: critica del pensiero essenziale, 2001 ; Nel Paese dei balocchi: la politica vista da chi non la fa, 2001 ; La forma del saggio: definizione e attualità di un genere letterario. En français, voir : « Du postmoderne à la mutation. Comment le xxe siècle s’achève », Diogène n° 186, 1999 ; « Au pays des jouets : la politique vue par ceux qui ne la font pas » ; « Italian Style, notre avenir à tous (un discours patriotique) » ; « Le complexe de la culture » ; « Calvino moraliste, ou comment rester sains après la fin du monde », tous parus dans Nouvelles de nulle part, n° 1, 2002. Il collabore à plusieurs publications, y compris Micromega, Lo Straniero, Il Corriere della sera.
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Søren Kierkegaard, Journal (traduction libre) ; voir Œuvres complètes, 20 volumes, Éd. de l’Orante 1966-1986 ou Journal (extraits), 1-5, Paris, Gallimard 1941-1960.