Notes
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[*]
Jean Perrot est professeur honoraire de littérature comparée à l’Université de Paris XIII. Il a publié une thèse sur l’œuvre de Henry James. Son dernier livre est Carnets d’illustrateurs, 2000. Il a fondé l’Institut international de recherche « Charles Perrault », spécialisé dans la littérature pour enfants.
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[1]
Jean de la Fontaine, Œuvres diverses, Paris, Gallimard, Pléiade 1958, p. 646.
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[2]
Jean Perrot, Art baroque, art d’enfance, Nancy, Presses universitaires de Nancy 1991.
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[3]
Jean Perrot, Jeux et enjeux du livre d’enfance et de jeunesse, Paris, Les éditions du Cercle de la Librairie 1999.
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[4]
Anne-Marie Christin, L’image écrite, Paris, Flammarion 1995.
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[5]
Hubert Damisch, Théorie du nuage, Paris, Seuil 1972.
-
[6]
Kathleen Raine, William Blake, Londres, Thames & Hudson 1970, p. 36.
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[7]
E. Becchi et D. Julia (éds), Histoire de l’enfance en Occident, Paris, Seuil 1998.
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[8]
Charles Perrault, De l’éducation des filles, Paris, Gallimard, Pléiade, I, p. 118, 121, 1206.
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[9]
Mme d’Aulnoy, Contes I, Paris, Société des textes Français Modernes 1997, p. 15-16.
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[10]
M. Fauron, Le Petit Chaperon rouge, Paris, Ruyant 1982.
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[11]
Claude Clément, Le Petit Chaperon rouge, Paris, Grasset Jeunesse 2000.
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[12]
Charles Perrault, Contes, Paris, In Press 1998.
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[13]
Op. cit., p. 224-226.
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[14]
Frédéric Clément, Songes de la Belle au Bois Dormant, Casterman 1997.
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[15]
Frédéric Clément, Muséum, Paris, Ipomée Albin Michel Jeunesse 1999.
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[16]
Frédéric Clément, Carnets d’illustrateurs, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie 2000.
Le sérieux de la bagatelle
1Emportement du papillon ? Emportement du lecteur qui va de poème en poème, de texte à texte, comme de fleur en fleur, suivant son bon plaisir, mais un plaisir guidé par la loi du désir et par des raisons que la raison ne connaît pas ? Déjà Antoine Furetière, dans le Dictionnaire universel de 1690, illustrait le terme avec la remarque suivante : « On dit proverbialement qu’un homme court après les papillons quand il s’amuse à des bagatelles ». On connaît aussi les déclarations de Jean de La Fontaine, qui n’avait pas ménagé les épigrammes à son ancien ami, l’apostrophant ainsi, quatre années plus tôt :
« Toi qui crois tout savoir, merveilleux Furetière [1] ».
3Refusant les prétentions terrorisantes de toute science du langage lourdement assénée (les fables destinées aux enfants sont aux antipodes du dictionnaire), le fabuliste avait tourné la versatilité à son avantage dans son « Discours à Madame de la Sablière » lu à l’Académie française, où siégeait Charles Perrault, en déclarant en 1684 :
Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi,Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles,À qui le bon Platon compare nos merveilles.Je suis chose légère et vole à tout sujet ;Je vais de fleur en fleur et d’objet en objet.
5Courir après les papillons est bien le propre de l’enfance, précisent encore Le Dictionnaire universel et celui de l’Académie française de 1694. Ainsi La Fontaine, confondant le sujet et l’objet dans la quête d’une frivolité dont il faisait le « plus cher de ses biens », pouvait cultiver :
Les pensers amusants, les vagues entretiens,Vains enfants du loisir, délices chimériques.
7Une affirmation aussi résolue du principe de plaisir refusant toute tentative d’imposition d’un principe de réalité rejoint les arguments de Pierre Darmancourt, qui, en 1696, devait recevoir du Roi le privilège d’imprimer les Histoires ou contes du temps passé, avec des Moralités, dédiées à Mademoiselle, Elisabeth-Charlotte d’Orléans, la nièce de Louis XIV. Dans l’épître dédicatoire de cette œuvre, le fils de Charles Perrault pouvait prétendre avoir le soutien « d’un esprit élevé » qui « ne dédaigne pas prendre plaisir à de telles bagatelles. »
8Si la bagatelle est « une chose frivole », toujours d’après le Dictionnaire de l’Académie française, alors on comprend que, dans la Préface de ses Contes en vers, Charles Perrault en 1694 ait, lui aussi, rappelé le « mépris » des « esprits graves », avec lequel avaient été accueillis ses Contes faits à plaisir. L’Académicien prenait soin d’ajouter que « ces bagatelles n’étaient pas de pures bagatelles » et « qu’elles renferment une morale utile. » Une attitude semblable allait cautionner, on va le voir, la fièvre passionnée qui caractérise l’écriture de Fénelon dans les récits proposés au Duc de Bourgogne, le petit-fils de Louis XIV dont il eut la charge à partir de 1689 : toute la séduction des textes rédigés à partir de 1690, Voyage à l’île des plaisirs, Les Aventures de Mélésichton, Les aventures d’Antinoüs et même, une bonne part des Aventures de Télémaque destinées à l’éducation du futur roi, répondent, mais pour ensuite le condamner, au principe de la déambulation et de la cueillette effrénée des plaisirs qui placent sous le signe du papillon une littérature de l’aventure, du détour et du fragment. Formes brèves, le conte et la fable se rejoignent d’ailleurs dans le point de vue du Dictionnaire de l’Académie française, dont il n’est pas inutile de rappeler ici la célèbre définition, toujours de 1694 :
Le vulgaire appelle conte au vieux loup, conte de vieille, conte de ma mère l’oye, conte de la cigogne, conte de peau d’âne, conte à dormir debout, conte jaune, bleu, violet, conte borgne, des fables ridicules telles que celles dont les vieilles gens entretiennent et amusent les enfants.
10En faisant entrer le papillon dans ce bestiaire, les hommes de lettres de la fin du xviie siècle allaient tacitement ouvrir un espace de fantaisie inédit, qui n’a pas cessé d’exercer ses pouvoirs. La littérature écrite pour la jeunesse est toujours censée s’adresser à des esprits fantasques que seule la séduction conduit à la lecture, comme le laissent encore entendre les commentaires qui ont récemment accompagné le succès surprenant du Harry Potter de J. K. Rowling. La logique qui sous-tend cette séduction, toutefois, répond à des lois précises dont l’efficacité est affinée par les artistes à travers une connaissance de plus en plus précise et surtout un partage des goûts des jeunes lecteurs. En pratiquant les « bagatelles » du conte et de la fable, les auteurs du xviie siècle, mondains, comme religieux, nous ont livré un objet emblématique toujours valable pour une étude des mondes imaginaires offerts aux enfants contemporains. C’est à certains traits fondateurs de cette pratique que nous voudrions nous intéresser dans les pages qui suivent.
La littérature pour l’enfance entre divertissement et information
11Notre propos ne sera pas d’échapper aux charmes de la lecture buissonnière, à ce que le caricaturiste Rodolphe Töpffer, grand lecteur de Fénelon, a qualifié de « lecture en zigzag ». Nous envisageons, au contraire de la retenir comme principe de marche, et pour ainsi dire de l’enfourcher, de la pousser dans ses derniers retranchements, de l’ériger en méthode, à travers une politique de l’extrême définie dans notre livre Art baroque, art d’enfance [2]. Le papillon, emblème de la sensation pointilliste et de l’esprit d’enfance, demeure, lui-même, au cœur de la scrutation artistique postmoderne, comme l’a montré encore très récemment Le papillonnement de Bertrand Gadenne présenté au dernier Salon de la FIAC (Foire Internationale de l’Art contemporain) en 2001 : dans les projections de l’artiste, des papillons, des feuilles flottent dans l’espace, sans qu’il soit possible de les localiser ; seul le corps du spectateur ou de l’artiste permet de les révéler. Vision, lecture et discours ne font qu’un. Nous atteignons ici le point suprême d’un itinéraire culturel qui fait de l’image archétypale du papillon celle de l’âme occidentale, telle que La Fontaine, après Apulée, a pu la mettre en scène dans Les amours de Psyché et de Cupidon, « une fable contée en prose » (p. 123). De ce dernier texte pourtant, on pourra le constater, le papillon est absent.
12Notre texte ne sera donc qu’une partie – en réalité, le point de départ – d’une réflexion plus vaste. Car c’est bien sur le sens des messages visuels adressés à ceux que nous appelons « les enfants de la vidéosphère » dans notre livre Jeux et enjeux du livre d’enfance et de jeunesse [3] que nous souhaitons nous interroger en définitive. L’union du texte et de l’image, paradoxalement, a rendu complexe la lecture ; le livre contemporain, porteur de l’écriture et « produit de la pensée de l’écran », comme le dit Anne-Marie Christin dans L’image écrite [4], réserve bien des surprises, placé, comme il l’est, au cœur d’une galaxie qui n’est plus la « galaxie Gutenberg », mais qui est aussi, dans les termes de Catherine Millet dans L’art contemporain en France, celle de la « société muséographique ».
13Ainsi pourrons-nous adopter pour commenter, dans ce texte, et en parfaite harmonie avec le thème qui en est annoncé, l’attitude du Philosophe regardant deux papillons peint par Hokusai entre 1814 et 1819. Ce qui nous intéresse dans l’image de cet homme en train de contempler la danse nuptiale de deux papillons, c’est la vision d’une méditation sur le mystère de la vie, mais d’une vie légère incarnée par la rencontre de deux formes complémentaires. Les ailes des papillons suggèrent le mouvement, la présence aérienne, mais flottent aussi au-dessus du personnage, plus comme deux idéogrammes énigmatiques que comme des êtres vivants.
14Cet insecte emblématique s’est révélé dans notre entreprise un objet hautement significatif et un « index », un indicateur mettant en lumière la cohérence des systèmes de pensée et de culture, au même titre que le nuage dans les peintures occidentale et orientale, si nous suivons les démonstrations du critique Hubert Damisch dans sa Théorie du nuage [5]. Cette dernière étude a été pour nous l’occasion de rédiger un « Petit traité de l’arc-en-ciel » dans notre livre Art baroque, art d’enfance, car ce phénomène météorologique, curieusement observé par Descartes dans Les Météores, accompagne souvent la représentation d’une apothéose (d’un triomphe ou d’une « gloire ») dans les livres pour enfants. Comme pour le nuage ou l’arc-en-ciel, la recherche de la présence du papillon n’a donc pas été une quête impressionniste de motifs, mais bien la mise au point d’une méthode d’analyse permettant de prendre en compte tous les facteurs d’apparition des éléments d’un système.
15Dans le cas des livres pour les enfants, nous allons le constater, notre objet conjoint ainsi deux perspectives : la première porte sur le sens symbolique de l’insecte représenté et qui est souvent identifié au jeune lecteur même. À l’époque romantique, n’est-ce pas, encore, le poète et pédagogue allemand Jean Paul qui écrivait en 1807 dans La Levana ou traité d’éducation: « Que sont donc les enfants ? Seule l’habitude et les préoccupations quotidiennes nous masquent les charmes de ces figures angéliques à qui on ne sait quels plus beaux noms donner ; fleurs, gouttes de rosée, petite étoile, papillon ». Perspective neuve entraînée par la reconnaissance de la subjectivité et de l’identité enfantines soulignées dans l’Émile de Rousseau ou attitude archétypale fondant la réalité dans l’image d’une enfance sublimée par le mythe ? Nous touchons ici à la puissance occulte de l’image qui transcende les frontières : c’est ainsi que la vision de l’enfant présenté sous la forme d’une chrysalide de papillon prête à éclore s’impose dans le frontispice de l’œuvre d’un autre poète, peintre et graveur, romantique anglais, William Blake, dans son poème The Gates of Paradise (1793) ; l’enfant est montré sous une feuille portant, elle-même, une chenille, avec la légende : « What is Man? ». Le commentaire de cette image nous apprend, d’autre part, que William Blake s’est inspiré ici de la reproduction de sceaux gréco-romains figurant dans La mythologie de Bryant, une œuvre de 1774-1776 présentant les différentes étapes de la métamorphose du lépidoptère, comme Kathleen Raine le rappelle dans son William Blake [6].
16La deuxième perspective concerne la connaissance scientifique de l’objet en question : que savons-nous en réalité de la nature des papillons, depuis que Fénelon s’est penché sur l’utilité du ver à soie et sur les « couleurs » des ailes déployées de l’insecte dans l’une de ses fables adressées au Duc de Bourgogne ? À cette époque, Antoine Furetière notait déjà, toujours dans l’entrée « papillon » de son Dictionnaire universel : « Morin le fleuriste a observé pendant plusieurs mois que chaque plante avait sa chenille et son papillon particulier ». Annonçant la perspective de l’Encyclopédie, Furetière signalait aussi qu’un début de classification s’effectuait à travers les travaux de Swammerdam décrivant alors « 114 espèces de papillons de nuit ». Dans le cadre de la culture d’enfance, la question de la transmission des savoirs est dès lors posée : comment communiquer aux enfants ce qui se cache sous la beauté des choses et ne pas perdre de vue les spécificités du texte littéraire ?
17Nous abordons ces questions sous un angle historique en mettant en relation la conception dominante de l’enfant à une époque donnée et l’enseignement des sciences qui lui correspond, apportant ainsi un bref complément aux recherches entreprises, à la suite de Philippe Ariès, par l’équipe d’Egle Becchi et Dominique Julia [7]. Nous nous situons, de fait, dans le contexte d’une globalisation de la culture qui affecte aussi celle de tous les enfants : jamais ces derniers n’ont pu avoir accès au musée avec autant de facilité, soit directement, soit à travers l’aide offerte par la reproduction digitale des images dans les livres ou les cédéroms. Jamais la culture populaire se s’est autant approchée de la culture dite « savante ».
18La fonction décorative du papillon oblige ainsi à une réévaluation de la littérature destinée à l’enfance et à la jeunesse : il nous appartient donc de resituer celles-ci à l’intérieur du projet pédagogique contemporain… Permanence ou mutation, les cycles de la vie des papillons offriraient-ils un modèle analogique à l’éclosion des citoyens du monde ? Question trop large pour le propos de cet article : nous en resterons donc aux œuvres du xviie siècle et analyserons simplement dans ces pages les deux attitudes qui ont contribué alors à l’éclosion de papillons dans les livres destinés aux enfants : la première est d’inspiration mondaine et caractérise Charles Perrault, et la seconde répond aux préoccupations religieuses de la Contre-Réforme et définit le nouvel utilitarisme pédagogique explicitement mis en œuvre par Fénelon. Ce dernier annonçait dans la version de 1696 de De l’éducation des filles que « les enfants aiment avec passion les contes ridicules », mais qu’ils leur préféraient « quelque fable, courte et jolie » ; sa stratégie, établie dès la première formulation de ce texte en 1587, « dans le dessein du Concile de Trente », était bien « de faire apprendre à lire en se jouant », en contant sinon des « contes ridicules », du moins « des histoires curieuses [8] ».
Ouverture inaugurale du Petit Chaperon rouge de Charles Perrault : frivolité et morale mondaines
19Il est un point sur lequel cette première version écrite du Petit Chaperon rouge se distingue de la version populaire du conte et de celle, tout aussi célèbre, que les Frères Grimm ont intégrée à leurs Märchen. Ce détail se trouve dans le récit de l’épisode de la forêt montrant comment l’enfant innocente flâne et se laisse duper par le loup, lequel arrive finalement le premier à la maison de la grand-mère, pour la manger. Les raisons de cette légèreté sont données à travers des images distinctes. Dans le cas des Histoires ou Contes du Temps passé de Charles Perrault, il est dit : « Et la petite fille s’en alla par le chemin le plus long, s’amusant à cueillir des noisettes, à courir après les papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait. » Le conteur mondain a largement surenchéri sur la version populaire française qui se contentait d’opposer sans fioritures « le chemin des aiguilles » pris par la fillette à « celui des épingles pris par le loup ». Si la cueillette des noisettes participe aux fondements du réalisme social qui commande un aspect des contes de Perrault, le papillon semble, d’autre part, un élément redondant par rapport à la collecte des fleurs. Seule celle-ci a été maintenue dans la version allemande, où l’on peut lire : « Elle quitta le chemin et entra dans le sous-bois pour cueillir des fleurs : l’une ici et l’autre là, mais la plus belle était toujours un peu plus loin et encore plus loin dans l’intérieur de la forêt. » Le couple des fleurs cueillies et des papillons poursuivis par jeu instaure une note spécifique de l’esthétique baroque, esthétique de la redondance et de l’excès décoratif, bien liée ici à une vision de la païdia enfantine qui doit être domestiquée. Rappelons que « Le Petit Chaperon rouge » a fait partie de la première copie manuscrite anonyme des contes de Perrault découverte en 1953 : reliée en marocain rouge aux armes d’Elisabeth-Charlotte d’Orléans, ce petit volume daté de 1695, était intitulé Contes de ma Mère l’Oye et comprenait aussi La Belle au Bois Dormant, La Barbe Bleue, Le Maître Chat et Les Fées ; il était orné d’un frontispice et de cinq vignettes gouachées. On remarquera, toutefois, que les illustrations dues au graveur Clouzier et accompagnant la version officielle du Petit Chaperon rouge de 1697 sont copiées sur les illustrations de la version de 1695, mais ont perdu la fraîcheur, la vivacité et pour tout dire la qualité baroque de celles-ci. Il faut voir dans ces différences plus qu’une simple conséquence du contraste qui existe entre la gouache (sensuelle) et la gravure (plus austère, car plus abstraite). Nous y lisons le signe révélateur d’une double interprétation possible des contes qui va se répercuter en permanence sur les deux tendances majeures de leur illustration.
20Dans la première, en effet, les contes et récits pour enfants (et de la littérature en général) expriment une turbulence et un appétit de vie qui correspondent à la complexité (bien mise en scène par l’esthétique de la volute tourmentée) de la période, pendant laquelle les hobereaux de l’aristocratie rurale devaient être mis au pas et transformés en courtisans. Dans la deuxième, le souci de précision et de réalisme classique entraîne un redressement du corps, sur le modèle culturel dégagé par Michel Foucault dans Surveiller et punir, mais aussi une simplification du regard plié à des règles et à un système de pensée plus systématique. Le texte du Petit Chaperon rouge, identique dans les deux versions, répond simultanément aux critères des deux attitudes, baroque et classique, toutes deux impliquées dans le processus de « civilisation des mœurs » mis en place à Versailles à la fin du xviie siècle et décrit par Norbert Elias. Par sa présence même, toutefois, le motif du jeu avec les papillons, paradoxalement, affiche la marque de la modernité. Nous y lisons une allusion directe et ironique aux débats qui avaient opposé Furetière et La Fontaine, et, dans une perspective humaniste, les tenants d’un catholicisme mondain aux partisans d’une perspective moins séculière.
Conte contre pastorale : voix parlée contre chant
21Pour s’en persuader, il n’est que de comparer, par exemple, la manière dont le décor de la forêt est ici campé à partir des quelques détails que nous venons de donner, et la description des forêts que l’on trouve, par exemple, dans « L’île de la Félicité », le premier conte merveilleux de la période inclus par Madame d’Aulnoy dans L’Histoire d’Hypolite, comte de Duglas (1690). Alors que chez Charles Perrault le merveilleux se réduit à la présence d’un animal qui parle avec « une petite fille de Village, la plus jolie qu’on eût su voir », cette « île si désirée », est présentée par Madame d’Aulnoy comme « un lieu enchanté » et richement paré :
L’air y était tout parfumé, la rosée était d’excellente eau de Nafre et de Cordoue, la pluie sentait la fleur d’orange, les jets d’eau s’élevaient jusque aux nues, les forêts étaient d’arbres rares et les parterres remplis de fleurs extraordinaires ; des ruisseaux, plus clairs que le cristal, coulaient de tous côtés avec un doux murmure ; les oiseaux y faisaient des concerts plus charmants que ceux des meilleurs maîtres de musique, etc. [9]
23C’est dans un tel décor que se déplace le héros Adolphe aidé par Zéphir [sic] épris d’une rose qui « est fière et mutine » et qui se trouve dans un des parterres de la princesse Félicité. L’analogie avec l’intrigue des « Amours de Psyché et de Cupidon » est soulignée par Zéphir, lui-même qui, après avoir voulu porter Adolphe sur ses ailes, lui déclare : « Je vais vous enlever, seigneur, comme j’enlevais Psyché par l’ordre de l’Amour, lorsque je la portais dans ce beau palais qu’il avait bâti. » (p.14)
24La princesse, elle-même est présentée de la manière suivante :
…les yeux de la princesse Félicité étaient plus brillants que l’escarboucle. Sa beauté était si parfaite qu’elle semblait fille du ciel… Elle était habillée avec plus de galanterie que de magnificence, ses cheveux blonds étaient ornés de fleurs … Elle avait auprès d’elle plusieurs petits Amours qui folâtraient ; ils jouaient à mille jeux différents, les uns prenaient ses mains et les baisaient, les autres….
26Ce décor et cette rhétorique amoureuse sont fréquents dans les récits inclus dans Les Contes des fées, le premier recueil publié par Madame d’Aulnoy en 1697, la même année que les contes en prose de Perrault. Ainsi « l’île des Plaisirs Tranquilles » du conte Le prince Lutin se caractérise-t-elle par « les chasses de Diane, avec ses nymphes… les troupeaux des bergères & leurs chiens… les jardins, les fleurs, les abeilles… » (p. 135). Ainsi le « jardin merveilleux » du conte Le Rameau d’or est-il rempli de roses qui sont « de diamant incarnat et les feuilles d’émeraude », et peuplé d’Amours qui couronnent le prince et sa bergère au son d’une « douce symphonie » (p. 241). Ces éléments de la description sont réglés par le code de la pastorale précieuse et des bergeries : dans le salon de marbre d’Abricotine se trouvent « de longues volières remplies d’oiseaux rares » et Léandre, qui « avait appris dans ses voyages la manière de chanter comme eux, en contrefit même qui n’y étaient pas… » (p. 138). Cette mise en scène se retrouve dans les contes en vers de l’Académicien et, notamment dans la « nouvelle », La marquise de Salusses, ou la patience de Grisélidis de 1691, dont l’héroïne, une Bergère filant au bord d’un ruisseau, émeut le prince
Rempli de douces rêveriesQu’inspirent les grands bois, les eaux et les prairies »,
28et se voit enlevée, non par un loup, mais en tout bien tout honneur par l’homme qui l’épouse. Après l’épreuve infligée par la jalousie de son époux, le conte se termine sur un second hyménée :
Ce ne sont que Plaisirs, que Tournois magnifiques,Que jeux, que danses, que Musiques
30La sobriété et l’audace de l’écrivain, dans l’épisode rapportant la rencontre de la fillette frivole et du loup dans la forêt, sont maintenant plus évidentes. Elles apparaissent tout particulièrement, lorsqu’on compare l’esprit du « Petit Chaperon rouge » à celui d’une fable intitulée « L’alouette et le papillon » et incluse dans une pièce à la mode de 1690, Ésope à la ville d’Edme Boursault, qui faisait fureur à l’époque. L’homme de lettres, rendu célèbre (et en partie ridicule !) par ses démêlés avec Molière, Boileau et Racine, venait de publier un second recueil de fables dans ses Lettres nouvelles de 1697. « L’alouette et le papillon » nous rappelle, si besoin était, que le système symbolique de l’inconstance était bien inscrit dans le bestiaire et la conscience de la société mondaine du temps. Car l’alouette du conte en question :
Qu’aimait un riche Coucou,Épousa par amouretteUn fort beau papillon qui n’avait pas un sou.Outre beaucoup d’indulgenceIl avait tant d’inconstanceQu’il muguettait les Fleurs, & et les poussait à bout…
32La morale de l’histoire condamne l’imprudence de celle qui a accepté « un époux inconstant & beau ». Ce dernier, constate le fabuliste, « lorsqu’on veut s’unir jusques au tombeau », « N’en vaut pas un laid et fidèle » (p. 51). Conclusion qui paraîtra plutôt morose et par trop utilitariste à un partisan du désir ! On voit la proximité de cette leçon de morale avec les conseils de sagesse que dispense le conte du Petit Chaperon rouge pour mettre en garde les jeunes filles contre les loups « complaisants et doux » de la Moralité. L’humour grinçant a supplanté la sentimentalité de la Bergerie.
33Fait plus important à nos yeux, la rhétorique des abeilles et des oiseaux, des Amours et des Zéphyrs ailés de la poésie précieuse a cédé la place à celle du papillon, un être silencieux qui inscrit sa note de couleur vive dans un décor de forêt. En transposant cet objet dans le domaine de la littérature destinée aux enfants, Charles Perrault a battu en brèche une tradition littéraire qui allait continuer de s’user dans les recueils des conteuses de la Cour à la fin du siècle, Mme de la Force, Mme d’Auneuil, etc. : celle qui inscrit le conte précieux dans la tradition et le contexte des ballets, des chants et des spectacles de Cour. Dans ce cadre, le chant des oiseaux et les chœurs de nymphes limitaient les références à l’intervention de la voix parlée. Celle-ci devient toute puissante dans le conte de nourrice. D’où l’importance de ces notes manuscrites en marge de la copie anonyme de 1695, selon lesquelles il faut prononcer le : « C’est pour mieux te manger » du loup d’une voix forte pour « effrayer les enfants ».
34Il n’y a pas d’oiseaux dans Le Petit Chaperon rouge, mais, paradoxalement aussi, très peu de versions illustrées de ce conte mettent en scène les papillons. Parmi les publications les plus récentes, nous n’en avons découvert que deux qui les représentent : celle de M. Fauron [10], fidèle au texte original et la seconde, une adaptation de Claude Clément, où fleurs et papillons se mêlent en un bouquet flamboyant peint par l’illustratrice Isabelle Forestier [11].
Fénelon, « Ancien » ou/et « Moderne » : les papillons vainqueurs des abeilles
35Il est un autre moyen de dépasser les mièvreries conventionnelles de la pastorale ; c’est celui de la dérision burlesque, telle que Madame d’Aulnoy l’emploie dans « Le Mouton ». Cet animal enchanté lui aussi, et dont le carrosse est une Citrouille sèche, marque d’une intertextualité explicite avec le conte en vers de Cendrillon de Charles Perrault, conduit sa belle dans un royaume d’abord tout à fait habituel dans ce genre de récit : « Enfin elle découvrit tout d’un coup une vaste plaine émaillée de mille fleurs différentes dont la bonne odeur surpassait toutes celles qu’elle avait jamais senties », relate le narrateur. Mais très vite cette humeur entraîne la conteuse vers des bizarreries bien spécifiques, car elle poursuit : « Une grosse rivière d’eau de fleurs d’oranges coulait autour des fontaines de vins d’Espagne, de rossolis, d’hypocras & de mille autres sortes de liqueurs formaient des cascades et de petits ruisseaux charmants (p. 335). Suivront les « allées de cailles et « la pluie de bisques d’écrevisse », etc. Il faut voir là un hommage implicite aux Anciens et un rappel de L’histoire vraie de Lucien de Samosate.
36Ce décor est encore celui du Voyage dans l’île des plaisirs de Fénelon, où s’offrent d’emblée au regard « une île de sucre avec des montagnes de compote, des rochers de sucre candi et de caramel et des rivières de sirop » (p. 201), ou celle du « voyage à l’île inconnue », avec sa terre au goût de chocolat dont on fait des pastilles (p. 263). Dans ces récits, le principe de plaisir est d’abord vigoureusement flatté et encouragé, puis démis et critiqué au profit de la politique annoncée dans son livre De l’éducation des filles dont le chapitre VII porte un titre révélateur : « Comment il faut faire entrer dans l’esprit des enfants les premiers principes de la religion ».
37Fénelon est fidèle ici à l’évangélisme évoqué plus haut et qui l’amène à recourir à des images fortes pour frapper les jeunes imaginations. Comme il l’écrit à propos des enfants dans ce même chapitre de la version de 1696 : « D’abord suivez la méthode de l’Écriture : frappez vivement leur imagination, ne leur proposez rien qui ne soit revêtu d’images sensibles. Représentez Dieu assis sur un trône, avec des yeux plus brillants que les rayons du soleil, et plus perçants que les éclairs… « (p. 125). Il s’agit en dernière analyse de donner aux enfants « des images charmantes des vérités de la religion que le corps ne peut pas voir (p. 131) et « de les préparer doucement contre les discours des calvinistes » qui « nous imputent, direz-vous, mal à propos tels excès sur les images » (p. 135).
38Aussi les descriptions de la maison de Callimaque dans le récit L’anneau de Gygès écrit pour le duc de Bourgogne, ou le décor de la pastorale dans « Les aventures de Mélésichton » partagent-ils les mêmes traits : la bergère dans ce dernier récit « avait des abeilles, dont le miel était plus doux que celui qui coulait du tronc des chênes creux pendant l’âge d’or… La fille secondait sa mère et ne goûtait d’autre plaisir que celui de chanter en travaillant ou en conduisant ses troupeaux dans les pâturages. Nul autre troupeau n’égalait le sien ; la contagion et les loups n’osaient en approcher. À mesure qu’elle chantait, ses tendres agneaux dansaient sur l’herbe et tous les échos d’alentour semblaient prendre plaisir à répéter ses chansons » (p. 246-247).
39Le pouvoir du chant, instrument privilégié de « l’éducation des filles » annexe les personnages de la fiction. Mais abeilles et agneaux folâtres sont bientôt supplantés par les papillons dans le discours pédagogique du prélat. Car, si ces partenaires du Petit Chaperon rouge, comme la cigale de la fable de Jean de La Fontaine, offrent le modèle d’êtres gracieux, mais sans utilité sociale, c’est à la fonction de parasite que s’oppose sans faiblir Fénelon dans son éducation du futur roi. Sa pensée se définit alors plus clairement dans la tradition utilitariste de John Locke et du pragmatisme économique du ministre de Louis XIV, Colbert, un temps protecteur de Charles Perrault. Son programme est, bien entendu, de former la personnalité d’un roi catholique, dans la perspective de la Contre-Réforme, en pleine harmonie, on l’a vu, avec l’esthétique baroque dominant alors la cour de Versailles, comme cela a été encore souligné à l’occasion du tricentenaire de l’édition des Contes de Perrault en 1997 [12].
40Une de ces fables intitulée Les abeilles et les vers à soie est fort instructive : elle décrit les joutes oratoires des abeilles et des vers à soie qui prétendent, chacun, l’emporter dans la faveur des dieux. Alors que les abeilles sont défendues par Jupiter qu’elles ont nourri de leur miel quand il était enfant, les vers à soie sont soutenus par une déesse, Minerve « qui préside aux arts et qui représenta au Roi de l’Olympe qu’il y avait une autre espèce qui disputait aux abeilles la gloire des inventions utiles ». Opposant ses arguments à ceux des insectes belliqueux, malgré leur société policée et la douceur de leur nectar, le « harangueur des vers à soie » déclare : « Nous ne sommes que de petits vers et nous n’avons ni ce grand courage pour la guerre, ni ces sages lois. Mais chacun de nous montre les merveilles de la nature et se consume en un travail utile. Nous avons la vertu de Protée de changer de forme… »
41Et de décrire les divers états de l’animal, depuis celui « de petits vers composés de onze petits anneaux entrelacés avec la variété des plus vives couleurs qu’on admire dans les fleurs d’un parterre… », s’adonnant à des activités paradoxales : « Nous filons de quoi vêtir les hommes les plus magnifiques jusque sur le trône ». Ces êtres ont le privilège de la sensibilité : « Enfin nous nous transformons en fève, mais en fève qui sent, qui se meut et qui montre toujours la vie ». Le dernier argument dont ils prétendent tirer avantage, consiste à évoquer leur métamorphose : « Après ces prodiges, nous devenons tout à coup des papillons avec l’éclat des plus riches couleurs. C’est alors que nous ne cédons plus aux abeilles pour nous élever d’un vol hardi vers l’Olympe. Jugez maintenant, ô père des Dieux [13]. »
42Étrange triomphe ! La métamorphose du papillon est l’acte qui clôt une vision sensible de la vie par une élévation vers le domaine des dieux. Il y a là une magique transsubstantiation, une apothéose, effectuée sans doute par le pouvoir de cette « douceur » qui oppose le papillon aux abeilles et qui rappelle celle que prônait le quiétisme de Madame Guyon. Dynamique baroque, en tout cas, et que la fable transforme en leçon de morale. Le propos didactique soutient ainsi la vision économique : Fénelon, qui, dans les années 1680, fréquentait assidûment les salons des trois filles de Colbert, n’ignorait rien des projets de celui qui voulut développer la sériculture en France. Il écrivit d’ailleurs pour son élève une « Histoire naturelle du ver à soie », résultat d’une observation plus réaliste (p. 271) et inspirée en partie par Les métamorphoses d’Ovide : on y lit d’abord un historique de l’introduction des œufs du ver à soie « sous Justinien à Constantinople », puis une description qui n’échappe pas à l’emprise baroque : « Le ver est enfermé dans une écorce transparente comme une perle. » (p. 272). « Barroco », la « perle irrégulière » en portugais…
43À ce propos, un récent documentaire de 1993, Le ver à soie, diffusé dans la série « BT Nature » des « Bibliothèques du Travail », Publications de l’École Moderne Française fondée par le célèbre pédagogue Célestin Freinet, nous informe que la culture du mûrier, le seul arbre que consomme le ver à soie a été développée en France par Henri IV (quatre cent mille mûriers plantés par Olivier de Serres dans le Midi), mais que c’est Colbert qui relança vraiment la production du Bombyx du mûrier dans la deuxième moitié du xviie siècle, instaurant des échanges avec le Japon. Ce documentaire présente, d’autre part, des gravures extraites d’une publication de 1602, Bref discours sur la manière d’élever le ver à soie, et mentionne les superstitions les plus fantasques qui avaient cours à son sujet : les ouvrières en effet, devaient couver littéralement les œufs qu’elles plaçaient sur leur peau ou chauffaient avec des bouillottes. Une relation maternante très forte unissait l’insecte à l’être humain. Un Mémoire sur l’éducation des vers à soie de 1777 précise : « La graine se donnera à une femme qui la met entre deux jupes… Il faut que cette femme soit saine, d’un naturel tranquille, point sujette à sueur, et jeune… » On remarquera l’ambiguïté du terme, « l’éducation », donné dans le titre de l’ouvrage : le ver est une sorte de nourrisson qui mérite tous les soins, instaurant une réciprocité exemplaire symétrique de celle qui unit l’élève à son maître dans le système de Fénelon : à la bonne mère doit correspondre un bon rejeton.
44Le documentaire BT, toutefois, corrige très utilement les informations sommaires d’apparence scientifique données par Fénelon dans sa description. Nous apprenons ainsi que la larve du Bombyx du mûrier connaît en fait quatre mues et que, contrairement à ce qui est affirmé au duc de Bourgogne, elle n’a pas de belles couleurs, pas plus que son papillon : « C’est un papillon nocturne d’un blanc grisâtre à l’aspect peu agréable ». L’appréciation des couleurs, dirons-nous, est affaire subjective. Mais, en définitive, cet insecte totalement domestiqué par l’homme et utilisé à des fins mercantiles, ne serait-il pas le modèle idéal de l’élève que souhaitait promouvoir Fénelon ?
45Pas exactement sans doute, si l’on pense aux présupposés de l’éducation religieuse que celui-ci met en avant. Par bien des points, toutefois, une étonnante analogie dans la rhétorique servant la description des insectes montre que cette pensée était latente dans son système. Une dernière remarque extraite de cette « Histoire naturelle du ver à soie » où se mêlent rigueur de l’observation et pratique superstitieuse, suggère peut-être enfin une explication de l’exceptionnelle fascination du pédagogue pour un animal si extraordinaire. Fénelon, en effet, conclut son récit laconiquement en ces termes : « Au printemps, on les arrose de vin et d’eau tiède ; ils sont couvés sous les aisselles des femmes » (p. 273). Résultat de l’union de deux forces disparates, mais complémentaires (le feu du vin masculin et celui – aussi capiteux ? – du corps féminin), l’élevage (l’éducation ou l’élévation ?) des papillons devient un pur miracle… !
Conclusion : le service du merveilleux
46Loin de se vouloir un facile « papillonnement », notre itinéraire, en réalité, nous a conduit à entériner le double et symétrique déplacement des fictions qui sont à l’œuvre au xviie siècle dans la construction de parcours inédits de lecture. D’un côté, en effet, Charles Perrault a rabattu le papillon depuis le ciel du Parnasse jusqu’à une forêt des contes fort dépouillée et à peine magique. Mais, de l’autre Fénelon, apportant la contradiction aux abeilles du « bon Platon » a permis aux insectes proches de ceux que le poète portugais appelait des « fleurs de l’air », de remonter sur l’Olympe. Intronisation paradoxale d’un papillon qui, en réalité, ne vole pas…
47D’une part, la « bagatelle » a été le noyau dur d’une stratégie placée au service de la morale utile et d’une mise en garde réaliste à l’endroit des « loups » des « ruelles », transformant aussi le papillon en machine de guerre du Moderne contre les Anciens. Et, d’autre part, la revendication de l’utilité pédagogique a travaillé à la gloire baroque et inespérée d’un modeste ver à soie. Dans les deux cas, le recours à l’imagination, cette « folle du logis », s’est conclu sur la sublimation du littéraire.
48Ainsi, à partir de présupposés apparemment contraires (le frivole et l’utile, le mondain et le religieux), l’agitation rhétorique des ailes de papillon évoque maintenant d’une manière anachronique les effets prévus par les tenants de la « théorie du chaos » : on sait que, selon ces derniers, le battement d’une aile de papillon au large des côtes du Brésil est susceptible de provoquer une tornade sur le Texas. Dans le cas des contes et fables qui ont retenu notre attention, un tel cataclysme, certes, n’était pas recherché ; c’est bien plutôt l’avènement d’un nouveau type de lecteur qui était en cause. Entreprise aux conséquences apparemment non moins hasardeuses, car il s’agissait de fournir à des lecteurs supposés turbulents une littérature fondée sur le plaisir. Notre service des merveilles ne pouvait donc qu’emprunter la route du désir, celle du Petit Chaperon rouge. Entreprise toujours valable aujourd’hui, comme le nombre impressionnant des nouvelles versions de ce conte le montre. Entreprise qui pousse à l’invention de fantaisies toujours plus expressives.
Épilogue : Songes postmodernes de la Belle au Bois Dormant pour les « enfants de la vidéosphère »
49C’est l’œuvre de l’illustrateur et écrivain contemporain Frédéric Clément qui, à notre avis, a exploité avec le plus de brio les formes et couleurs, ainsi que les métamorphoses, des papillons pour en tirer de surprenants effets esthétiques dans ses images, au point d’en faire le centre de sa rêverie esthétique. La fascination de l’artiste éclatait déjà dans Soleil O, une rhapsodie graphique publiée en 1986 par les éditions Magnard, dans une collection créée par Frédéric Clément, lui-même, pour la circonstance et baptisée Atelier Nuaginaire, sans doute pour marquer l’antithèse formelle qui l’oppose à l’Atelier du Père Castor. On voyait dans cet album sans texte le soleil surgissant d’abord de l’ouverture du cône d’un volcan en éruption rappelant vaguement celui du Mont Fuji. La montagne se fendait ensuite et libérait une forme qui se tordait et devenait un magnifique papillon ; des métamorphoses successives faisaient passer celui-ci à la forme d’une femme enveloppée de voiles, puis à celle d’une fleur, qui, se repliant, se transformait en chrysalide, puis redonnait un papillon. Enfin, à travers ce dernier, transparaissait de nouveau en une anamorphose le cône du volcan. Cycle japonisant qui unissait le feu terrestre au feu céleste, le papillon, la femme et la fleur, dans un raffinement de couleurs et d’effets de matières portés à l’extrême. Cet album, épuisé, a été réédité en 2000 par Albin Michel Jeunesse inaugurant la collection « Instants cléments », sous une nouvelle version intitulée Minium, rêve rare de 1 minute 12 et le texte qui l’accompagne, nous fait savoir que cette rêverie s’est produite sur le quai du Louvre, le samedi 21 avril 1986 : au plus près donc du foyer culturel, du centre de distinction de la « société muséographique ». Des débris de délicats cailloux, brindilles, plumes, ont été ajoutés aux illustrations originales, soulignant l’émiettement de la vision esthétique en cette fin du millénaire.
50Ces recherches inédites ont été transposées et transformées dans deux œuvres majeures. Dans Songes de la Belle au Bois Dormant [14] d’abord, Frédéric Clément a imaginé de représenter les rêves beaucoup plus longs d’une héroïne qui dort cent ans : celle de Charles Perrault. L’album se présente en trois parties : la première est constituée par le début du conte et s’arrête au moment où la jeune femme, qui s’est piquée le doigt à la quenouille, s’enfonce dans le sommeil. La dernière reprend le récit verbal à son réveil. Entre les deux s’étend une narration mixte rassemblant textes et images d’une grande beauté.
51Les rêves de la Belle, en réalité, sont envahis par un être fantastique : un papillon de nuit, éphémère prédateur nocturne dont on rapporte les impressions et qui se repaît de sa beauté : dans un superbe paysage onirique qui est celui de Venise revisitée à travers la technique d’un postimpressionnisme sombre, Clément joue sur les aspects troubles et sur la passion d’un voyeur évoquant le héros de Belles endormies d’Yasunari Kawabata qu’il a illustré. Buvant « la rosée » au coin des yeux des belles, ce visiteur du soir confond ivresse orale et griserie du regard. Les illustrations soulignent sa multiplication fantastique, mais aussi l’enracinement du plaisir dans la qualité des étoffes, la matière des décors, la moire des eaux. La pulsion scopique culmine sur la représentation dans le style du peintre Klimt d’une double image de femme endormie encadrant la place Saint Marc sur laquelle les formes crépusculaires arborent des manteaux qui sont des ailes de phalènes. Les ocelles de celle-ci sont démesurément agrandis comme par le procédé du scanner utilisé dans les documentaires scientifiques pour montrer l’emboîtement des écailles des lépidoptères. Enfin dans la planche suivante, la Belle apparaît nue, comme flottant sur la place de Saint Marc envahie par les eaux. Rêve de mort ou de plaisir, l’album est la version laïque inattendue d’une sensuelle Visitation.
52Une deuxième œuvre, plus ambitieuse encore, de Frédéric Clément, intitulée Muséum [15] est le carnet fictif d’un entomologiste qui s’est exilé au Brésil pour étudier les papillons. Il reçoit aussi des spécimens venus de tous les pays. Chacun des douze chapitres est donc consacré à une espèce particulière associée à une histoire et à des illustrations recourant à la transparence du papier pour des effets de superposition et d’anamorphose. Le livre se veut encore un hommage à Vladimir Nabokov, entomologiste qui découvrit et donna son nom à un papillon et dont Clément partage la passion de collectionneur : il se conclut sur des fragments des carnets véritables de l’écrivain russo-américain montrant l’invasion progressive de l’imaginaire littéraire par cette fantasmagorie. Une carte de Saint Pétersbourg suggère même que les pièces d’eau du Jardin d’Hiver où Nabokov connut son premier amour, ont la forme d’ailes de papillons (p. 156).
53Frédéric Clément qui, avec d’autres, nous a ouvert ses propres carnets d’artiste [16], est un fin connaisseur de la peinture et de la calligraphie japonaises. Aussi le chapitre concernant le Japon dans Muséum se distingue-t-il par une parade baroque : un « cortège, le long des cerisiers : douze demoiselles d’une exquise pâleur marchent à petits pas comptés. » L’une, la cinquième, rappelle « le blanc argenté d’une aile de luciole collée sur l’écorce du bouleau… », et l’autre, la huitième, arbore « le blanc ocre rosé du papillon à soie, le Kaïko poudré, posé dans l’échancrure du kimono… » (p. 70).
54Par cette sensuelle évocation, le papillon du ver à soie boucle notre itinéraire inauguré avec Fénelon et Charles Perrault. Mais la description devient maintenant poème. Ce n’est plus la valeur d’usage, marchande ou morale, qui est revendiquée, mais la valeur de prestige : le Japon se trouve valorisé et porté au rang de modèle artistique à travers la représentation de ces objets. « Instants cléments » de l’artiste Frédéric Clément qui s’écarte du pur impressionnisme, parsème sa page de brindilles, de coquillages, de plumes d’oiseaux et d’idéogrammes dans son message crypté. Offrant un spectacle fragmenté, la planche centrale de ce chapitre consacré au Japon est une construction de collages, un palimpseste d’ailes de papillons morts, de fleurs et de feuilles séchées qui masquent à demi un visage : le blanc au milieu du tableau est le signe d’un épuisement du paysage humain évoquant l’atmosphère du Livre épuisé du même illustrateur. Mort du paysage, fin de partie donc : l’art triomphe à l’ombre d’une éclipse, la vie s’efface derrière la matière concrète des visions.
Notes
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[*]
Jean Perrot est professeur honoraire de littérature comparée à l’Université de Paris XIII. Il a publié une thèse sur l’œuvre de Henry James. Son dernier livre est Carnets d’illustrateurs, 2000. Il a fondé l’Institut international de recherche « Charles Perrault », spécialisé dans la littérature pour enfants.
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[1]
Jean de la Fontaine, Œuvres diverses, Paris, Gallimard, Pléiade 1958, p. 646.
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[2]
Jean Perrot, Art baroque, art d’enfance, Nancy, Presses universitaires de Nancy 1991.
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[3]
Jean Perrot, Jeux et enjeux du livre d’enfance et de jeunesse, Paris, Les éditions du Cercle de la Librairie 1999.
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[4]
Anne-Marie Christin, L’image écrite, Paris, Flammarion 1995.
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[5]
Hubert Damisch, Théorie du nuage, Paris, Seuil 1972.
-
[6]
Kathleen Raine, William Blake, Londres, Thames & Hudson 1970, p. 36.
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[7]
E. Becchi et D. Julia (éds), Histoire de l’enfance en Occident, Paris, Seuil 1998.
-
[8]
Charles Perrault, De l’éducation des filles, Paris, Gallimard, Pléiade, I, p. 118, 121, 1206.
-
[9]
Mme d’Aulnoy, Contes I, Paris, Société des textes Français Modernes 1997, p. 15-16.
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[10]
M. Fauron, Le Petit Chaperon rouge, Paris, Ruyant 1982.
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[11]
Claude Clément, Le Petit Chaperon rouge, Paris, Grasset Jeunesse 2000.
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[12]
Charles Perrault, Contes, Paris, In Press 1998.
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[13]
Op. cit., p. 224-226.
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[14]
Frédéric Clément, Songes de la Belle au Bois Dormant, Casterman 1997.
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[15]
Frédéric Clément, Muséum, Paris, Ipomée Albin Michel Jeunesse 1999.
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[16]
Frédéric Clément, Carnets d’illustrateurs, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie 2000.