1Pour tous ceux qui avons appelé le xxe siècle “ notre siècle ”, en parler maintenant comme du “ siècle dernier ”, même si c’est avec un peu de dédain, représente un certain paradoxe. Cependant, je crois que de manière générale l’atmosphère n’est pas très nostalgique. En effet, l’idée qui tend à gagner du terrain est plutôt que non seulement nous nous éloignons d’une époque mais encore que nous nous en sommes libérés.
2Il semble difficile d’accepter cette idée sans autre forme de procès étant donné que, pour la majorité de l’humanité, le xxe siècle reste la seule scène vitale; et pourtant, la transition d’un siècle à l’autre s’est faite avec un mélange d’inertie, de frivolité et de soulagement qui met en évidence aussi bien nos doutes actuels que les fardeaux du passé que nous voulons oublier. Le xxe siècle a été une période passionnante, de différents points de vue, et en même temps une période dure, cruelle et sanglante.
3L’Europe avait laissé le xviiie siècle avec la promesse des Lumières et le xixe siècle sous le signe des Utopies. Le monde – et non seulement l’Europe – est sorti du siècle dernier sans aucun horizon prophétique défini dans le cadre social, et ce malgré ses perspectives prometteuses dans les domaines scientifiques. On peut dire que le xxe siècle a forcé de telle manière les engrenages de l’“ humanisme ” qu’il a situé l’homme au bord du précipice et qu’il l’a dépouillé des référents moraux supposés être intouchables. C’est ainsi que nous avançons dans ce nouveau siècle avec une étrange combinaison d’énergie transformatrice et de désarroi éthique.
4Ce que nous pouvons percevoir maintenant, bien que souvent les mots et les concepts pour le définir nous manquent, est directement la conséquence de la grandeur et de la misère d’une période historique qui s’est caractérisée par des tensions gigantesques. Prométhée et Méphistophélès ont partagé le symbolisme le plus profond du siècle: ont été prométhéens les progrès presque imprévisibles de la science et de la technique, la construction démesurée des villes, l’abolition des frontières, les rêves d’immortalité ; symétriquement, ont été méphistophéliques les pouvoirs de destruction de la guerre massive, la torture raffinée, l’empoisonnement de l’air et de l’esprit.
5Nous avons dépassé de beaucoup le défi de Babel ainsi que celui d’Icare, et nous avons même expérimenté tous les délires de Faust. Les édifications du xxe siècle n’ont d’antécédents dans aucun des domaines où l’homme a lutté contre ses limites. Mais il a fallu le payer fort cher. La Seconde Guerre mondiale a totalisé plus de cadavres que l’ensemble des guerres précédentes. À Hiroshima, en un seul jour, le nombre de personnes mortes fut si élevé qu’il ne peut être comparé qu’aux exterminations divines rapportées par les mythologies. La respiration même de la planète où nous habitons a été mise en question.
6En continuant avec les images mythologiques, il est possible de voir ce siècle, à la fois innovateur et malheureux, comme un cheval qui court, débridé, à travers l’Histoire, vers de nobles desseins, tout en piétinant ce qu’il croise sur son chemin. Dans sa course, il soulève un dense nuage de poussière où il est difficile de distinguer les rêves des cauchemars. À sa naissance, le xxe siècle était celui de l’Utopie, pendant sa croissance, il a été celui de l’Apocalypse, et finalement dans sa vieillesse, il est devenu celui de la survivance. En fait, il a souffert trop de bouleversements pour maintenir les illusions et les espoirs forgés par l’ancien humanisme.
7Auschwitz, les Goulags, la terreur froide des décennies suivantes: une bonne partie des projets éclairés et romantiques, et des idées “ modernes ”, s’est retrouvée complètement embourbée. La deuxième moitié du xxe siècle a mortellement vécu dans la repentance pour ce qui s’était passé pendant la première moitié. Ça a été un chemin difficile d’expiations qui a entraîné la fin, plus ou moins turbulente, des “ grands idéaux ”. Mais, en même temps, ç’a été une période d’apprentissage. Les nouvelles illusions qui ne manqueront pas de surgir – il en a toujours été ainsi dans l’histoire humaine – auront sans doute été couvées dans ce segment apparemment peu brillant, post-utopique et post-apocalyptique du siècle qui s’est récemment terminé.
8Tous les centres de gravité de notre clair-obscur actuel ont été fixés au cours de la froideur du xxe siècle : l’explosion démographique qui exige des migrations colossales ; la communication avec ses dimensions universelles ; l’osmose de cultures ; la modification de la nature grâce aux interventions technologiques ; la création de réalités spectrales ; les proclamations scientifiques contre la vieillesse, la maladie et la mort. Et parallèlement, bien sûr, nous trouvons la transformation radicale de nos perceptions de la “ vérité ”, avec le démantèlement des anciens modèles – religieux, mythiques, idéologiques – sous la poussée du nouveau modèle iconique de la publicité et de l’actualité à l’échelle planétaire qui chaque jour nous submerge dans le spectacle total.
9Précisément, c’est ce spectacle total qui, comme un poulpe embrassant la planète avec ses tentacules asphyxiants et presque infinis, nous a fait entrer, après les événements du 11 septembre 2001 à New York et à Washington, dans le xxie siècle. Tout d’un coup, nous avons l’impression d’avoir été soumis à un traumatisme sans précédents ; et sans doute cela est-il vrai si nous considérons la dimension immédiatement globale des répercussions de ces faits. Mais quand nous porterons à nouveau notre regard sur eux, il est probable que nous constations que ces tournants brusques sont propres à toute l’histoire de l’humanité.
10Après les grands orages du xxe siècle, le calme d’un supposé modèle unique de progrès s’est répandu. Pourtant, comme c’est souvent le cas, alors que l’on croit que la maison est plus solide que jamais, on oublie le travail des termites.
11Jusqu’au 10 septembre de cette année 2001, tout semblait stable, prometteur, on voyait un chemin dégagé qui s’éloignait définitivement des angoisses du passé. Vingt-quatre heures plus tard, la maison était pleine de vermoulure, et, sans prévenir, le ciel se couvrait de nuages sombres. On a parlé à ce moment-là de la “ guerre du xxie siècle ”, de la “ peur du xxie siècle ”, des nouveaux tambours de l’Apocalypse.
12Néanmoins, et malgré ce qui a été dit, les images des machines exterminatrices qui percutent contre le World Trade Center de New York, bien qu’elles fassent déjà partie du futur – car elles ont été gravées sur notre rétine avec une insistance démolisseuse –, sont bel et bien chargées de la mémoire, de la haine, de la rage et de la cruauté qui appartenaient au siècle qui vient de finir. En effet, le Pentagone était un des symboles les plus importants des guerres de ce siècle-là ; les Tours Jumelles s’érigeaient comme le plus grand représentant du capitalisme triomphant ; la terreur était marquée du signe de la marginalisation, du fanatisme et de la violence que le xxe siècle avait portés à son paroxysme ; les anges d’acier, ces avions employés en guise de bombes, faisaient partie des grands orgueils techniques du siècle ; et la ville meurtrie, New York, à la fois terrible et fascinante, qui jusqu’à ce moment-là n’avait jamais été violée comme l’avaient été les autres capitales impériales de l’histoire – à savoir : Rome, Byzance, Berlin ou Londres –, la ville la plus prométhéenne et la plus méphistophélique, avait été reconnue, à juste titre, comme la capitale du xxe siècle, de la même manière que Paris l’avait été au xixe siècle.
13Nous ne pourrons rien comprendre, par conséquent, aux incertitudes actuelles si nous n’acceptons pas que les signes de notre présent et les repères de notre futur ont tous couvé dans les autres siècles, et plus spécialement dans le dernier. La “ dictature de l’actualité ” à laquelle les médias nous soumettent, parce qu’ils sont beaucoup plus puissants que nos barrières critiques de résistance, nous condamne irrémédiablement à l’amnésie. Le pouvoir de l’actualité, qui est en bonne mesure totalitaire, invite de manière inévitable à l’oubli ; mais la perte des perspectives variées de la mémoire ne peut que favoriser la répétition des pires erreurs du passé.
14Les recherches sur l’Imago Mundi du xxe siècle sont donc bel et bien pertinentes, non pas pour des raisons nostalgiques, mais parce que le sens de la responsabilité envers notre existence et notre avenir l’exige. En ce sens, l’élaboration d’un petit canon visuel qui agglutinerait les flux les plus vigoureux du passé récent –que ce soit des flux visibles ou souterrains – pourrait contribuer aussi bien à la révolte de la mémoire contre l’oubli qu’à l’explication complexe des phénomènes qui déterminent nos mouvements et nos conduites actuels, offrant ainsi une résistance au discours simpliste de la civilisation du spectacle.
15En ce qui me concerne, ce petit canon visuel, ce bréviaire d’images, conçu comme des rafales (ou des flashes) à propos d’un siècle, a forcément un goût aigre-doux : il est plein d’ombres et de lumières, fidèle au duel, il est croisement, aversion et affinité entre Méphistophélès et Prométhée. Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, je n’entretiens pas seulement des images terribles ou des images idylliques, et je ne crois pas que nous soyons sortis ni exclusivement d’un enfer ni d’un Âge d’Or qui ne se répétera jamais.
16Au reste – et au-delà de la formule simple et ingénue : “ n’importe qu’elle autre époque du passé a été meilleure ” – je crois qu’on n’a jamais été en condition d’établir un bilan de son passé récent autrement qu’avec des clairs-obscurs. En fait, même les grandes élaborations mythiques et religieuses, les grands projets idéaux et les grandes constructions techniques sont dominés par l’instinct, la conscience et le destin des hommes. Et ces derniers ne sont illuminés qu’en clair-obscur.
17C’est à partir de lui que je propose mes icônes, comme une danse de constructions et de déconstructions. Et je commencerai, tel – pratiquement – un exercice de pédagogie sur notre excitation collective la plus récente, par le symbole de construction-destruction qui est déjà devenu le représentant universel de la transition entre deux siècles : les Tours Jumelles de New York, désormais disparues.
Grandeur et misère de Babel
18La course à la construction des plus grands bâtiments du monde a été un des indices les plus extraordinaires du siècle. En altérant l’admonition biblique, nous avons voulu défier le ciel : nous nous sommes élevés bien au-dessus des clochers des églises d’antan et nous scrutions l’horizon avec des attentes pratiquement infinies.
19Tous les grands protagonistes idéologiques du siècle ont été mêlés à cette course. Ce fut le cas du duel mystérieux, fantasque et abominable entre Staline et Hitler, qui voulaient construire le “ plus grand bâtiment du monde ” ; duel qui ne fut jamais porté à terme à cause de la guerre, puis à cause de l’effondrement des grands totalitarismes. Mais, telle une icône capitaliste, Babel a atteint des niveaux inimaginables au xxe siècle, en allant de l’Empire State Building aux Twin Towers, et ce tant que New York a continué à s’imposer face à Moscou et Berlin. Ensuite, le débordement global du capitalisme a fait qu’à la fin le siècle se termine avec les gratte-ciels – jumeaux, eux aussi – de Kuala Lumpur et avec le projet, on ne peut plus ultra-babélien, de la “ tour mondiale ” de São Paulo.
La mégapole
20C’est un projet réellement représentatif parce qu’il n’existe probablement pas d’autre ville qui manifeste aussi bien que São Paulo l’idée du monde concentré dans une structure urbaine qui n’est plus l’ancienne ville ni l’ancienne métropole mais qui est plutôt une monstrueuse toile d’araignée qui attrape tous les mondes qui s’en rapprochent. Comme la plupart des grandes mégapoles, São Paulo est un “ univers en miniature ” où se retrouvent les religions, les cultures, les races et les traditions dans des mouvements aussi bizarres qu’imprévisibles, à la fois centripètes et centrifuges. Fusion et confusion, symbiose et particularisme. Carrefours d’un monde, le nôtre, où se superposent le Village Global et la Métropole Tribale, les mégapoles bondées sont les points de rencontres, et sûrement aussi de frictions imprévisibles, où convergent les grandes migrations qui dominent notre époque.
21Le règne des masses, prévu au début du xxe siècle, qui était assujetti à la grande hypothèse de la révolution sociale, a été remplacé par une transhumance massive qui provoquera sans doute les plus grands bouleversements spirituels des derniers millénaires.
L’utopie violée
22Le xixe siècle s’est terminé au milieu de proclamations prophétiques, et Nietzsche en était définitivement le visionnaire. Créations et destructions, apocalypses et utopies, crépuscules et aurores. Par la suite, l’art et ses avant-gardes l’ont reflété avec une lucidité presque excessive. Mais les prophètes de l’émancipation ont obtenu des consensus que l’on ne connaissait plus depuis l’époque de l’éclosion des grandes religions. Il s’agissait d’un nouveau monde, d’un homme nouveau, du paradis sur terre.
23Jusque dans les entrailles de ses bâtiments, Moscou symbolise et met en évidence à quel point la ville était imprégnée par la Révolution ; en même temps, elle illustre le terrible effondrement qui a suivi. La Troisième Rome – après la primitive et Byzance – était arrivée à se faire connaître comme la capitale de l’Empire de l’Égalité : elle était la première et la seule à avoir forcé ainsi toutes les idéalisations sociales de l’Histoire. Il est probable qu’aucun autre phénomène idéologique n’a joui d’une massification semblable depuis l’expansion de l’islam ; le communisme a traversé le xxe siècle comme une promesse démesurée et, simultanément, comme une blessure dont la portée est dévastatrice.
24Nous sommes loin d’avoir réussi à survivre à cette cicatrice. La révélation du Goulag, le dénouement tragique de la grande prophétie sociale européenne ont entraîné le monde vers des scénarios totalement différents. La chute du mur de Berlin n’a été rien d’autre que la rupture de la dernière digue qui retenait les eaux révolutionnaires d’une époque qui étouffait dans ses propres illusions.
25La conquête du Paradis sur Terre, qui s’est terminée dans un désastre implacable, nous a introduits à une nouvelle période de domination de la raison pragmatique et utilitariste. Mais au loin, là où apparaît dans le paysage un paupérisme croissant qui affecte de larges zones de la planète, on aperçoit de nouveaux bûchers qui – peut-être parce que l’origine de leurs braises est plus ancienne – peuvent être encore plus incontrôlables que ceux qui flambèrent au siècle des Lumières et pendant le Romantisme.
La mort massive
26Il est probable que jamais avant le xxe siècle les rêves de l’homme n’aient ainsi été transformés en cauchemars. Du côté de la vie, nous sommes déjà en condition d’envisager, ou en tout cas d’imaginer, les métamorphoses les plus radicales. Du côté de la mort, nous avons expérimenté des limites insoupçonnées, aussi bien en ce qui concerne le raffinement que la quantité.
27Et surtout la quantité : la mort massive, par excellence. Des milliers de guerres ont été recensées tout au long de l’Histoire ; en une seule d’entre elles – la Seconde Guerre mondiale –, le xxe siècle a totalisé plus de cadavres que toutes les autres ensemble. Nous avons pratiqué la mobilisation absolue et la guerre totale : les chiffres destructifs sont parvenus à des limites qui n’avaient été prévues que par les mythologies nihilistes. La combinaison du totalitarisme et de la technologie a été incroyablement létale.
28Auschwitz n’est que la pointe de l’iceberg de la mort massive. Ses images –et leur diffusion universelle– font converger les flots de la mort planifiée qui, à partir des génocides ethniques, ont pour point culminant la destruction systématique de toute différence.
29La Peste du xxe siècle a été représentée par une nouvelle capacité technique qui s’est imposée, glacée, indifférente à la mort massive qu’elle provoque. N’ayant aucune limite transcendante, elle est apparue uniquement soumise à la Loi des Grands Nombres : beaucoup de millions ne sont rien pour le cours mécanique du monde.
La naissance d’un dieu
30Dans un chapitre à part de cet engrenage, pour des raisons de différence qualitative, nous trouvons Hiroshima et l’icône du champignon nucléaire. D’un côté, il s’agit d’un épisode de plus, probablement le plus cruel, de cette Peste : son bilan mortel est du même niveau que les ténébreuses prouesses du siècle. D’un autre côté, cependant, sa dimension est totalement différente : plus pure, plus universelle, plus essentielle. La mort massive sur les champs de bataille et dans les camps de concentration est baroque, et cela se doit à une suraccumulation ; mais la silhouette du champignon nucléaire est abstraite, elle est le fruit du minimalisme et de la stylisation. Jamais des lignes si pures n’avaient tant tué.
31Jusqu’au xxe siècle, seul Dieu ou la Nature avaient provoqué, avec leurs vengeances et leurs cataclysmes, ce que l’homme a réalisé sans l’aide de personne. Même si elle est techniquement libérée par l’homme, l’énergie nucléaire a représenté un tel progrès, merveilleux et monstrueux, pour les potentialités de destruction et de construction, qu’il est comparable à une théophanie : le xxe siècle a assisté à la connaissance d’un dieu dont les ambivalences sont terribles ; quant à nous, nous vivons sombrement sous les nuages provoqués par cet événement.
À la recherche du Grand Interlocuteur
32Mais ne soyons pas trop injustes avec nous-mêmes : si nous nous sommes livrés à Méphistophélès, de manière consciente ou inconsciente, c’est parce que nous rendions culte à Prométhée. Sans doute le xxe siècle a-t-il été le plus ténébreux de l’Histoire, mais il a aussi été celui qui a poursuivi le plus vaillamment la fin de la solitude de l’homme, née de la brusque diaspora des dieux.
33La traversée de l’espace est, à ce sujet, un des principaux signes d’identité. Même si, il est vrai, les chemins de cette aventure essentielle ont été plus sinueux que ce que laissait croire la fin optimiste du xixe siècle. Nous nous sommes risqués à travers l’espace cosmique, mais au fur et à mesure que nous colonisions de nouveaux espaces, d’autres sont apparus encore plus ravagés. Nous avons lancé nos premières fusées alors que les océans sont encore pratiquement inaccessibles. En dehors du bruit que nous faisons, il n’y a que le silence.
34Du vol de Gagarine à l’arrivée sur la lune, certes nous trouvons un désir d’aventure et d’exploration, mais – par-dessus toutes les autres circonstances – nous constatons le besoin d’alimenter le jeu d’un Dialogue qui regroupait la nouvelle la plus sensationnelle de l’histoire de l’humanité. Nous nous sommes toujours débattus en tant que prisonniers de notre irrémédiable monologue, et pour nous consoler nous avons créé un long cortège de dieux.
35Souvent nous continuons à y faire appel, mais maintenant nous avons misé sur notre propre recherche du Grand Interlocuteur. Pour l’instant, le télescope Hubble nous sert d’œil scrutateur, et nous espérons pouvoir disposer d’instruments encore plus puissants.
Le cosmos intérieur
36C’est avec la même passion que nous regardons nos entrailles. À la fin du xxe siècle, nous convoitions la colonisation spatiale, qui actuellement s’avère infiniment lointaine. Maintenant, il semble que nos plus grands espoirs sont placés sur notre propre corps : nous le dotons de pouvoirs révolutionnaires face à la vieillesse, face à la maladie et face à la mort. Les autres ayant été reléguées, notre principale utopie aujourd’hui est l’utopie biologique.
37Si la civilisation s’est toujours caractérisée par son intervention sur la nature, nul doute que la capacité croissante de transformation du corps du monde et de notre propre corps ouvre des perspectives inédites. Si les recherches en biogénétique aboutissent à des altérations essentielles sur le cours de la vie, nous devrons faire face à des révolutions et à des dilemmes sans précédents : peut-être le rêve, longtemps convoité, de modeler sa propre existence sera-t-il réalisé.
38Un héritage capital du siècle qui vient de se terminer, et qui nous conduira vers des domaines difficiles à déterminer, est la nouvelle symbiose entre macrocosme et microcosme : notre aventure spatiale est en quelque sorte semblable à notre aventure mentale. Le cerveau et l’univers se frôlent, dans les enjeux de la science du futur, et offrent une nouvelle perspective symbolique à de vieux mots – comme “ âme ” – et à de vieilles expressions – comme “ âme du monde ”.
Les nouveaux oracles
39Pour ce qui est des attentes, le xxe siècle a épuisé ses ressources en alimentant l’image d’un géant boiteux dont une jambe, celle des sciences et de la technique, est de plus en plus musclée, alors que l’autre, celle de la “ spiritualité ”, est de plus en plus atrophiée. Parce que les grands discours idéologiques se sont effondrés, que les utopies n’ont pu se réaliser qu’en catastrophes, et que certaines résurgences religieuses ont dérivé vers le fanatisme, l’homme de la fin du xxe siècle a été poussé à l’apathie spirituelle et au renoncement critique. En plein “ Âge d’Or ” de la vérité scientifique, nous nous trouvons dans une sorte “ d’âge de bronze ” de la vérité morale.
40Personne, pour ainsi dire, n’ose proposer des stratégies éthiques à long terme ou des alternatives plus ou moins totalisantes pour les comportements collectifs de notre époque. Dans ce contexte, c’est l’homme immédiat qui prévaut : celui qui s’en remet à une raison instrumentale, pragmatique, utilitaire.
41Il n’est donc pas étonnant de voir se détacher du paysage une figure quotidienne de l’humain qui est celle de l’homo œconomicus, plutôt que celle d’un “ être de désir ” ou d’un “ être de production ” (même quand il s’agit de produire des loisirs). Ayant l’habitude de déterminer sa santé publique en fonction de la santé économique, l’homme de la transition entre deux siècles se dirige anxieux vers les tableaux électroniques des valeurs boursières, tout comme ses ancêtres s’adressaient aux idoles ou aux oracles. Même le modèle capitaliste de l’économie, qui a été adopté sans aucune perspective alternative, apparaît si évident et naturel qu’il n’est plus nommé. C’est l’Innommable.
La réalité sans limites
42En fait, on peut dire que la grande icône que le xxe siècle nous a laissée est précisément l’absence d’une icône définie et définissable puisque notre pouvoir de transformation et de manipulation a anéanti toutes les limites de la réalité. Kafka avait raison de provoquer la métamorphose de Grégoire Samsa. Notre monde est un monde alimenté par une métamorphose permanente.
43Si, pour Paracelse, l’imagination était le pouvoir de créer des “ mondes imaginaires ”, notre imagination n’a pratiquement plus de limites, techniquement parlant. D’ailleurs, alors que notre esprit avait été suffisamment formé par le pouvoir magique du cinéma, d’autres outils encore plus puissants et efficaces sont apparus dans le domaine de l’alchimie visuelle.
44L’horizon d’attente de la virtualité est, à tous les niveaux, une nouvelle et mythique boîte de Pandore au fond de laquelle le moindre “ principe de réalité ” gît entre les ombres d’une extrême ambiguïté. Notre monde est le plus alchimique des mondes possibles, avec des cornues qui portent nos visions d’une extrémité de notre imagination à l’autre. Ce qui est drôle, cependant, c’est que malgré les moyens sophistiqués dont on dispose, personne ne semble chercher la pierre philosophale.
La vérité spectrale
45Nous ne savons pas lequel, de Prométhée ou de Méphistophélès, a endossé le costume de prestidigitateur, mais il est certain que, charmés par sa magie – par “ notre magie ” –, nous avons oublié l’importance de le savoir. Nous ne cherchons pas la vérité : nous l’acceptons.
46Et la vérité que nous acceptons entraîne une modification profonde des idées humaines sur la vérité qui ont été conçues jusqu’à maintenant. C’est une vérité fonctionnelle, immédiate, construite techniquement sur le moment, étroitement liée aux mécanismes de production d’actualité.
47C’est une vérité spectrale, froide, qui ne nous engage pas beaucoup mais qui, apparemment, ne nous condamne pas non plus. C’est la vérité des colosses de l’information, des armées de la publicité totale. Face à elle, la vérité ardente, secrète, difficile, complexe, qui exige une culture et une liberté, semble devoir vivre obligatoirement à contre-courant.
48Mais si nous essayons de connaître les signes d’une époque, si nous cherchons à projeter l’Imago Mundi de ce siècle qui était le nôtre, c’est parce que, malgré tout, nous voulons savoir, dans la mesure du possible, où nous en sommes. Ce n’est donc pas pour des raisons théoriques ou académiques, ni même avec la volonté d’un taxidermiste travaillant la peau du temps, mais c’est pour poursuivre le voyage et conserver le désir de connaître.
49Notre principale source d’erreur mais, en même temps, notre justification suprême.
50Traduit de l’espagnol par Hélène Rufat.