Diogène 2002/1 n° 197

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Article de revue

Connaissance venue de l'extérieur, connaissance comme “ divertissement ” et au-delà

Pages 115 à 124

English version

1J’ai entendu une fois un professeur de l’Université de Cambridge qui affirmait à propos de la mentalité de ses collègues d’Oxford : “ Lorsqu’ils ignorent quelque chose, ils disent qu’elle ne mérite pas d’être connue. ” Une telle attitude mentale s’appelle “ ignorance arrogante ”, et devrait être évitée. Mais, dans un certain sens, l’ignorance peut être permise et parfois même nécessaire, en particulier, oserais-je dire, dans notre terrible société dite de l’information. Le roi Œdipe n’aurait pas dû savoir qui il était, qui il avait tué et avec qui il s’était marié. La connaissance l’a mené fatalement à la ruine. Néanmoins, en réalité, nous désirons par nature savoir, comme l’affirme Aristote (Métaphysique, 980a23).

2Nous sommes appelés à juger sur la connaissance qui mérite d’être acquise et l’autre. Probablement, nous connaissons déjà une foule de choses qui ne méritent pas d’être connues.

3Le transfert d’informations et de connaissances reflète les rapports de force entre nations. Depuis l’ère moderne et encore aujourd’hui, les peuples de la plupart des pays ont été obligés de connaître des choses qui ne leur étaient pas familières, surtout des connaissances provenant de pays plus puissants en termes de suprématie politique, économique et militaire, à travers l’éducation obligatoire. La connaissance venue de l’extérieur serait ainsi utile pour percer dans le monde et s’enrichir grâce à une armée forte. Mais une telle connaissance est différente par nature de la culture acquise par soi-même et ne sert que comme savoir-faire.

La connaissance venue de l’extérieur : le cas du Japon moderne

4Pour analyser l’ère moderne je prendrai l’exemple du Japon. En l’an 1543, l’Empire byzantin s’écroule, tandis que le naufrage d’un navire portugais a apporté une arme à feu à répétition sur l’île de Tanegashima au Japon. Pendant une année, le modèle a été copié et ensuite utilisé de manière spectaculaire à la bataille de Nagashino en 1575. Ceci a changé complètement la tactique et la stratégie qui prévalaient jusqu’alors.

5Non seulement cette arme, appelée Tanegashima en japonais, mais également un grand nombre d’autres articles, mots et idées ont été introduits au Japon depuis le monde extérieur. Pour les Japonais, les étrangers de Chine, de Corée et d’Occident représentaient ceux qui avaient toujours apporté quelque chose de nouveau et, dans la plupart des cas, utile. Dans une situation de politique de force dans les affaires internationales, les peuples des pays en voie de développement respectent la langue, les connaissances et les articles courants dans les pays plus puissants.

6Comme le dit Okakura Tenshin (1862-1913) : “ Le ciel de l’humanité moderne est vraiment brisé dans un combat titanesque pour la richesse et le pouvoir. Le monde avance à tâtons dans l’ombre de l’égoïsme et de la vulgarité. La connaissance est acquise à travers une mauvaise conscience, la bienveillance n’est pratiquée que lorsqu’elle est utile ” (Okakura, 209).

7Depuis la Restauration de Meiji en 1868, le Japon a entrepris tous les efforts nécessaires pour suivre et rattraper les pays occidentaux, entre autres, dans le domaine de la puissance économique et la force armée. Le révérend Nikolaï (1836-1912), évêque de l’Église orthodoxe russe, dit : “ Comme les Japonais n’ont fait attention qu’à la surface de la civilisation européenne : les bateaux à vapeur, les canons, le système des institutions légales, et que des milliers de jeunes apprennent les langues européennes, ils sont sûrs de progresser au-delà des navires et des canons ” (Nikolaï, 93).

8En fait, comme l’a prédit l’évêque Nikolaï, les Japonais se sont engagés encore plus loin dans les études occidentales. Néanmoins, les philosophies occidentales étaient censées être reçues seulement “ comme bien établies et complètes, sans processus d’émergence et de développement logique ” (Shimomura, 13), ce qui veut dire qu’elles n’étaient que le savoir-faire nécessaire pour étudier les humanités occidentales. Ainsi, la situation universitaire pourrait être décrite comme s’il n’y avait pas d’historiens, mais des éditeurs de matériels historiques, pas de philosophes, mais des historiens de la philosophie, pas d’éducateurs, mais des experts en éducation, et pas d’hommes vertueux, mais des professeurs de morale. Les événements qui ont marqué l’époque ont été la Guerre Sino-Japonaise (1894-95) et la Guerre Russo-Japonaise (1904-1905) et entre ces deux guerres, la jeune génération d’intellectuels a fait l’expérience de la phase critique de la pensée en termes de besoin de support existentiel. Pour répondre à cette conscience critique, font leur apparition, d’abord, les idées britanniques et anglo-américaines de liberté et d’indépendance, puis l’utilitarisme de Bentham, Mill et Spencer, et enfin la pensée française des droits du citoyen. En même temps que des connaissances nombreuses et variées, la manière d’apprendre, les beaux-arts et la littérature étaient importés, “ la morale traditionnelle et les croyances religieuses étaient détruites ou négligées, et de nombreuses personnes perdaient le contact avec les notions de bien et de mal, de vrai et de faux ” (Inoue, 57). Une telle confusion devait paraître inévitable.

9En bref, comme Natsume Soseki (1867-1916), un des plus grands romanciers du Japon moderne, le déplorait : “ La civilisation de l’Occident a été spontanée et venait de l’intérieur, tandis que celle du Japon de l’ère Meiji est d’origine extérieure.… La civilisation occidentale ressemble à des nuages qui flottent et à l’eau qui coule, fonctionnant naturellement, celle du Japon d’aujourd’hui, après la Restauration et la reprise des contacts avec les pays étrangers a un caractère différent. … Les Japonais ont été forcés sans aucune retenue et obligés de suivre le courant développé par les pays occidentaux, en perdant la capacité de rester spontanés et de se référer à soi-même, bien que le Japon, jusqu’à l’ère de Meiji, ait pu fabriquer sa propre civilisation, à partir de l’intérieur ” (Natsume, 26-27).

10Qu’est-ce qui était corrompu par la connaissance venant de l’extérieur ? C’était l’attitude mentale et la fierté nationale qui se trouvaient viciées. “ Comme les étrangers discutent de choses et d’autres, les Japonais discutent également, en les imitant. Surtout au début de l’ère Meiji, les Japonais suivaient aveuglement ce que disaient les Occidentaux ; et en prétendant que les arguments des étrangers étaient les mêmes que les leurs, de tels Japonais se montraient fiers de leur connaissance, même si elle n’était pas du tout la leur et pouvait apparaître peu appropriée. La connaissance qu’ils possédaient n’était faite que d’habits empruntés, les mettant ainsi toujours mal à l’aise ” (Natsume, 112-113).

11De même, Raphael Koeber (1848-1923), le professeur de philosophie invité à l’Université de Tokyo, parle en censeur : “ Ce qui choque et enlaidit la mentalité et le caractère des Japonais ce sont la vanité, l’inconscience de soi-même et, encore plus, l’absence de capacité critique. Ces défauts de mentalité et de morale sont ridiculement apparents surtout parmi ceux qui ne connaissent les arts et les sciences de l’Occident qu’à moitié. C’est-à-dire, parmi ceux appelés “savants” et “dirigeants” ” (Koeber, 87).

12Au contraire, Lafcadio Hearn (1850-1904) a montré de la sympathie pour les Japonais qui souffraient de l’apprentissage obligatoire des choses occidentales. “ L’idée d’imposer à des étudiants orientaux un curriculum au-dessus de la capacité moyenne des étudiants occidentaux, l’idée de faire de l’anglais la langue, ou au moins une des langues du pays et l’idée de changer en mieux les modes ancestraux de sentir et de penser par une telle formation, étaient les pires des extravagances. Le Japon doit développer sa propre âme : une âme ne peut pas être empruntée ailleurs. Un ami cher qui a dédié sa vie à la philologie m’a dit une fois en commentant la détérioration des bonnes manières parmi les étudiants du Japon : “ Pourquoi ?, mais la langue anglaise elle-même a eu une influence démoralisante ! ” (Hearn, 152). “ Peut-être le Japon se souviendra de ses professeurs étrangers avec plus de tendresse au xxe siècle. Mais on ne ressentira jamais envers l’Occident ce qui a été éprouvé devant la Chine avant l’ère de Meiji, le respect révérencieux dû, selon l’ancienne coutume, au maître bien-aimé, car la sagesse de la Chine était recherchée volontairement, tandis que celle de l’Occident s’est imposée par la violence. Le pays aura quelques sectes chrétiennes à sa façon, mais ne se souviendra pas de nos missionnaires américains et anglais comme il se souvient encore aujourd’hui de ces grands prêtres chinois qui ont éduqué sa jeunesse. Et il ne conservera pas les reliques de notre séjour, enveloppées soigneusement sous sept couches de soie et logées dans des boîtes précieuses en bois blanc, car nous n’avions pas de nouvelle leçon de beauté à lui enseigner – rien qui fasse appel à ses émotions ” (Hearn, 154).

13En dépit de ce que Hearn craignait, les Japonais sont devenus de plus en plus curieux des choses de l’Occident, et finalement en ont fait une espèce de connaissance inutile et dépourvue de sens, dont ils n’avaient pas besoin.

Défi pour la connaissance depuis l’intérieur

14Est-il impossible pour les peuples des pays en voie de développement de cultiver et d’obtenir une connaissance à partir de l’intérieur ?

15Il y aura trois méthodes pour explorer la connaissance depuis l’intérieur : (1) pénétrer dans le monde de la sphère privée, (2) se concentrer exclusivement sur le point de vue national, local ou vernaculaire, (3) évaluer l’intérêt biologique relatif à la croissance organique depuis l’intérieur vers l’extérieur. Je voudrais ici considérer les points (2) et (3) et mentionner l’œuvre philosophique de deux femmes japonaises.

16Contrairement au modèle proposé par la sociologie occidentale, une sociologue japonaise, Kazuko Tsurumi (né en 1918) a conçu l’idée d’un développement endogène. Elle a démarré sa carrière universitaire aux États-Unis dans les années 60, en se concentrant sur la théorie de la modernisation. À cette époque elle croyait que la modernisation japonaise devait suivre le modèle de la société civilisée industrielle, en Europe et aux États-Unis. Selon la sociologie américaine, la modernisation devait alors être considérée en fonction de quatre éléments : (1) modernisation économique, qui promeut le capitalisme sur la base de l’organisation administrative moderne et de la croissance économique, (2) modernisation politique, qui consiste en un développement légal et gouvernable par une administration moderne et par sa démocratisation ; (3) modernisation sociale, qui déconstruit la notion de Gemeinshaft, une société reliée au sol et à l’ascendance physique et l’organise comme Gesellschaft, une société d’orientation fonctionnelle basée sur les intérêts de la personne, en réalisant une société civile libre et égale, (4) modernisation culturelle, qui élimine les entraves dues à la tradition et aux coutumes (entraves magiques) et établit ensuite la rationalisation dans le domaine des idées et du mode de vie (Tominaga, 27-28).

17Ayant des doutes sur cette idée de la modernisation à l’occasion d’un travail sur le terrain concernant la maladie de Minamata, la tragédie de l’empoisonnement au mercure, Tsurumi est arrivée à la conclusion que la maladie de Minamata était un résultat de la modernisation, c’est-à-dire, le fruit de l’économie, de l’industrie et de la technologie de la civilisation moderne, qui a détruit non seulement le psychique et le corps des victimes, mais également les relations humaines de parents et enfants, frères et sœurs et la communauté du village. Elle s’est rendue compte que de tels aspects ne pouvaient pas être expliqués par la théorie de la modernisation (Tsurumi, 120-194). Dès le départ, cette théorie néglige la relation entre les gens et la nature, et le problème relatif à la vie.

18Tsurumi s’est demandée ce qui n’allait pas dans la théorie de la modernisation. Elle pensait que la tragédie de Minamata était produite par l’immaturité des connaissances technologiques : à savoir, les gens se sont imaginé faussement qu’ils pouvaient se débarrasser des déchets de mercure de l’usine produisant de l’azote directement dans la mer, en pensant que celle-ci aller les absorber et tout nettoyer. Au contraire, le poisson a ingéré le mercure et de plus, le métal s’était concentré dans le corps des poissons, car il ne peut pas être éliminé. À la fin, les êtres humains ont mangé le poisson, car ils étaient le dernier maillon de la chaîne alimentaire dans le monde biologique. Ainsi les humains ont été atteints de la maladie de Minamata.

19La modernisation a apporté la prospérité économique et la stabilité politique, tout en détruisant les systèmes écologiques et les coutumes traditionnelles.

20La modernisation est évaluée par le degré de croissance de l’économie, tandis que du point de vue du développement endogène, le degré de réalisation de soi-même est très important. Si le développement linéaire définit la modernisation, le développement endogène assure que la variété du monde vivant est la condition permettant la croissance de l’individu.

21Dans l’opinion de Tsurumi, le darwinisme social est derrière la modernisation et la globalisation, et le développement endogène a besoin de la théorie de l’évolution.

22Le Japon a importé un grand nombre de connaissances et compétences occidentales, depuis la technologie militaire, le droit international, le système parlementaire, jusqu’au mode de vie occidental en fonction de l’intérêt national. Le problème serait donc que les Japonais ne sont pas devenus nécessairement de plus en plus intelligents et sages à cause de cette appropriation. La civilisation moderne est arrivée au Japon de l’extérieur, et à l’intérieur, les Japonais ont souffert physiquement et mentalement à la suite des nuisances publiques et de la corruption de la culture et de la mentalité traditionnelles.

23Tsurumi conteste le bien-fondé de la modernisation du Japon adoptant le modèle de la civilisation et de la société occidentales, et cherche la connaissance dans le cadre de l’identité nationale, en proposant une théorie de développement endogène.

24L’autre penseur que je vais mentionner est une biologiste. Keiko Nakamura a commencé ses recherches en biologie moléculaire, puis les a étendues aux sciences de la vie, de l’environnement, et récemment à la bio-histoire. Nakamura dit, dans “ Bio-histoire ? de nouvelles perspectives sur la relation entre science et société ” : “ Il existe deux méthodes par lesquelles on peut examiner l’histoire de la vie et les relations des créatures vivantes à travers l’analyse du génome. L’une est d’élucider le processus d’évolution et l’autre est d’examiner le processus de développement. Pour examiner l’histoire des organismes vivants (évolution) et le processus de développement il faut voir l’organisme vivant dans son intégralité et faire attention à la diversité. … Nous avons nommé ce domaine de recherche sur l’histoire des créatures vivantes : “bio-histoire”. Même si la bio-histoire se base sur les techniques biologiques modernes comme l’analyse de l’ADN, elle n’est pas restreinte à la “science” dans un sens étroit ” (Nakamura). L’autrice critique la science moderne en ce qu’elle traite l’objet de l’extérieur (“ exo ”) ; à la place, elle soutient que les projets scientifiques requis au xxie siècle devront être menés à partir de l’intérieur (“ endo ”), en approchant l’objet de manière immanente. Le concept de bio-histoire consiste en une réunion de l’histoire naturelle et de la biologie en vue de comprendre “ ce qu’est la vie ” dans son intégralité, pour assurer la qualité de la vie, en apportant des solutions aux questions sur l’environnement, la population, l’alimentation, la médecine, l’éducation, etc. Ainsi, elle est convaincue que la “ bio-histoire a le pouvoir de réunir la science et les humanités ” (Nakamura).

25Qu’y a-t-il de commun entre les deux penseurs mentionnés ci-dessus ? D’abord, il s’agit de deux femmes travaillant dans la recherche. Ensuite, les deux s’intéressent à la vie et à tous les êtres organiques, surtout par rapport à la relation entre société, vie et science. Enfin, les deux pensent que la science peut être efficace dans le cadre de la société.

26Néanmoins, je reste sceptique sur l’argumentation de Tsurumi lorsqu’elle essaie d’apporter plus d’évidence, non matérielle mais logique, sur comment le développement endogène est possible sans le moindre stimulus à partir d’un extérieur puissant. Même si j’admets que sa théorie est valable comme alternative au concept de modernisation, comment vérifie-t-on le retour à la pré-modernité ? Contre la suggestion que fait Nakamura d’un universalisme sur la base de la biologie, je me demande jusqu’à quel point les gènes ou les génomes peuvent expliquer la culture.

La voie hybride de la connaissance

27La connaissance venant de l’extérieur a ses mérites. Elle nous maintiendra dans l’état de modestie d’un étudiant obéissant qui aspire sincèrement à la connaissance. Ceci permettra de réfléchir sur la connaissance qui ne vient que de l’intérieur. Le problème qui se pose forcément est une confusion dans l’identité de la mentalité. Pour la plupart des Japonais, il y a une forte différence entre l’acquisition des connaissances venant de l’extérieur et le changement des us et coutumes qui devrait lui faire suite. Ils n’ont jamais pensé réunir les deux en un seul corps. La connaissance venant de l’extérieur sert généralement de savoir-faire dans un but utilitaire, en oubliant les idées profondes ou fondamentales qui pourraient s’y trouver.

28Vraisemblablement par nécessité, les Japonais ont constitué une structure duale faite de traditions et de connaissance venant de l’extérieur. Ceci a dû être leur sage décision pour survivre. De telles attitudes paraissaient curieuses aux étrangers. Certains professeurs invités ont été surpris par ce double standard dans la mentalité des intellectuels japonais. Karl Löwith (1897-1973), ancien étudiant d’Heidegger et professeur invité à l’Université Impériale Tohoku, est censé avoir dit : “ Il paraît que les professeurs de philosophie japonais vivent dans une maison à étage. Au rez-de-chaussée, ils ressentent et ils pensent comme des Japonais, tandis qu’à l’étage on voit une riche exposition de livres européens, de Platon à Heidegger. Je me demande où est l’échelle nécessaire pour monter à l’étage ” (Hirakawa, 9).

29Déjà à la fin de la période Edo, Sakuma Shozan (1811-1864), précurseur des études occidentales au Japon, nous a demandé de prendre comme source de notre moralité l’Est et réserver l’Ouest à la technologie (Sakuma, 25). Il voulait dire que la base de notre mentalité se trouve à l’Est et la connaissance depuis l’Ouest est destinée surtout à l’élaboration de cet esprit oriental.

30Depuis mon enfance, j’ai trouvé intéressante la culture japonaise, dans la mesure où elle admet sans aucune retenue, d’une part les coutumes traditionnelles comme les cérémonies de Nouvel An et les fêtes des saisons dans la communauté, et d’autre part, toute sorte d’éléments des cultures étrangères adoptés de Chine, de Corée et des pays occidentaux. Le Japon a éprouvé des déchirements et des discordes provoqués par le conflit entre différentes cultures, et, en devançant les autres nations, a essayé de les mélanger.

31Alors, il se peut que j’aie tort en distinguant les types de connaissance entre l’extérieur et l’intérieur. Il ne s’agit donc que de degrés et de nuances.

32En faisant abstraction du nationalisme et de la fierté nationale, chaque nation et chaque peuple ont importé dans l’histoire des connaissances de l’extérieur et, après se les être appropriées, ont créé des cultures nouvelles à propre compte. L’influence de la connaissance de l’extérieur ne doit pas être confondue avec la subordination politique. Effectivement, comme le disait Arnold Toynbee (1889-1975), chaque culture se forme à partir d’un stimulus venant de l’extérieur et d’une réponse venant de l’intérieur. Aucune culture indigène n’existera en tant que telle en restant isolée des autres cultures.

33*

34Le problème doit être relié à une relation de pouvoir en termes de connaissance. Par exemple, la diffusion d’une langue particulière représente une force, comme toutes les autres forces politiques, économiques et militaires. L’antagonisme entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, le grand et le petit, le plus et le moins conduit à une hégémonie sur les connaissances et les informations par les premiers. Les médias plus riches et plus puissants comme CNN contrôlent l’information. Ainsi, l’administration et le contrôle des connaissances restent entre les mains d’un nombre limité de puissants.

35Les révoltés des pays plus petits, moins puissants et en voie de développement chercheront la connaissance d’un savoir-faire comme un outil servant leur révolte et vont ainsi acquérir par eux-mêmes une mentalité de colonisés. Dans ce cas, le flux de connaissances se passera dans une seule direction. Ceux qui détiennent le pouvoir peuvent très bien montrer peu d’intérêt pour les autres ou pour les opposants, sauf lorsqu’ils sont excités par une curiosité de ce qui est exotique. Ceci démontre encore une “ ignorance arrogante ”.

36Dans les deux cas, la connaissance venant de l’extérieur la désigne comme un “ divertissement ” dans le sens utilisé par Pascal.

37Au contraire, afin de créer une connaissance hybride, la connaissance venant de l’extérieur est indispensable. Elle poussera à une réflexion sur la connaissance depuis l’intérieur, en améliorant la qualité de la connaissance.

38L’acquisition de la connaissance ne doit pas se faire par une colonisation politique, militaire ou mentale. Nous devrions plutôt réfléchir à une vraie manière d’atteindre et d’acquérir une connaissance méritant d’être connue. Selon Thomas d’Aquin, “ Cognito enim contingit secundum quod cognitum est in cognoscente; cognitum autem est in cognoscente secundum modum cognoscentis. ” (Thomas, 14) (Une chose est connue par sa présence dans le connaisseur ; la qualité de cette présence est déterminée par la manière d’être du connaisseur).

39Je voudrais conclure en me référant à Nishi Amane (1829-1897) qui a été un des savants et penseurs se distinguant à l’époque des violents changements dans l’histoire du Japon. Il a inventé un bon nombre de termes traduits en caractères chinois (Kanji) pour exprimer le savoir occidental, dont la plupart a été exportée en suite vers la Chine et la Corée. De manière assez intéressante, il restait optimiste en ce qui concerne les travaux de recherche créative des savants japonais. “ Les Occidentaux et les Japonais sont peu différents les uns des autres ; la différence provient de l’histoire et de la tradition. Ceux-là ont hérité les arts et les sciences des Grecs et des Romains, tandis que ceux-ci ont importé dans les temps anciens leurs choses de la Chine. ” (Nishi, 570). “ Ce n’est que depuis très peu de temps que nous importons les arts et les sciences de l’Occident de sorte que nous n’avons pas encore produit de travaux de recherche originaux dans le domaine du savoir occidental. C’est pourquoi les arts et les sciences de l’Occident peuvent être considérés comme inutiles. Pour améliorer la qualité de nos arts et sciences et empêcher la copie, il est nécessaire d’approfondir et d’étendre la sphère des recherches en prenant en compte l’intérêt national du Japon et en menant les recherches jusqu’au bout. ” (Nishi, 571-2). Nishi a pu suggérer que l’acquisition et l’appropriation d’une connaissance authentique doivent impliquer une forte discipline et que nous aurions dû acquérir celle-ci avant d’accueillir ce savoir-faire.

40Traduit de l’anglais par Daniel Arapu.

RÉFÉRENCES

  • Hearn, Lafcadio, KOKORO – Hints and Echoes of Japanese Inner Life, Boston et New York, Houghton, Mifflin and Company 1895.
  • Hirakawa Sukehiro, Seiyou no Shogeki to Nippon (L’impact de l’Ouest et le Japon), Tokyo, Kodansha 1985.
  • Inoue Tetsujiro, “ Meiji Tetsugakukai no Kaiko ” (1932) (Annales de la société de philosophie à l’ère de Meiji), Gendai Nihon Shiso Taikei 24, Tokyo, Chikuma Shobo 1965.
  • Koeber, Raphael, Koeber-hakushi Zuihitsu-syu (Essais du Dr. Koeber), Tokyo, Iwanami Shoten 1980.
  • Nakamura Keiko, “ Bio-histoire – nouvelles perspectives sur la relation entre science et société ” (en anglais) :
    http://www.jtnet.ad.jp/WWW/JT/Culture/BRH/English/Nakamura.html
  • Natsume Soseki, Soseki Bunmeiron-syu (Critiques sociales de Soseki), Tokyo, Iwanami Shoten 1994.
  • Nikolai, Nikolai no mita Bakumatsu Nippon (1869) (La fin de la période Edo vue par Nikolaï), Tokyo, Kodansha 1999.
  • Nishi Amane, “ Gakumon ha Engen wo hukaku suruni aru no ron ”(1877) (Le travail du savant consiste dans l’approfondissement), Nishi Amane Zenshu Vol.1, Tokyo, Munedaka Shobo 1981.
  • Okakura Tenshin, Le livre du thé (1906), Tokyo, Kodansha 1994.
  • Sakuma Shozan, Seiken-roku (Essai de réflexions), Tokyo, Iwanami Shoten 1970.
  • Shimomura Torataro, “ Introduction ” à Gendai Nihon Shiso Taikei 24, Tokyo, Chikuma Shobo 1965.
  • Thomas Aquinas, Summa Theologiae, vol.13 (1a, 12-13), Londres, Blackfriars et New York, McGrow-Hill 1963.
  • Tominaga Kenichi, Max Weber to Ajia no Kindaika (Max Weber et la modernisation asiatique), Tokyo, Kodansha 1998.
  • Tsurumi Kazuko, Naiteki Hatten-ron no Tenkai (Système de la théorie du développement endogène), Tokyo, Chikuma Shobo 1996.

Date de mise en ligne : 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/dio.197.0115

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