Notes
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Georges Mink et Jean Charles Szurek sont directeurs de recherche au CNRS (Laboratoire d’Analyse des Systèmes Politiques- Université Paris-X Nanterre). Après avoir dirigé plusieurs ouvrages tels Cet Étrange postcommunisme,1992 et 1989 : une révolution sociale ?,1994, ils ont publié récemment La Grande conversion, le destin des communistes en Europe de l’Est,1999.
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Pour une analyse détaillée de la conversion des anciennes nomenklaturas à l’économie de marché et à la démocratie, le lecteur pourra se reporter à notre ouvrage La grande conversion, le destin des communistes en Europe de l’Est, Paris, Seuil 1999.
1Si, d’un côté, la place des mobilisations populaires a été notoire, fondamentale, dans l’écroulement du système soviétique, d’un autre côté le rôle qu’y ont joué les anciennes élites communiste a également été important.
2Qu’entendons-nous pas “ anciennes élites ” ? Dans le cas du système soviétique, où se sont affrontées, concernant sa nature, différentes traditions théoriques (théorie du capitalisme d’État, de la bureaucratie, du totalitarisme etc.), et où la définition des “ élites ” est moins neutre qu’ailleurs, notre option, la plus axiologique possible, emprunte au maximum à Vilfredo Pareto et Gaetano Mosca. Pour parler simple, les élites, ici, sont un groupe de décideurs dont les options macro sociales sont déterminantes. Et pour parler plus simple encore, la notion, triviale, popularisée par Mikhail Voslensky, de “ nomenklatura ” correspond assez bien à cette définition. En effet, la notion de nomenklatura s’est imposée à l’Est pour désigner le groupe dirigeant du Parti-État par opposition à la société. La Pologne de Solidarnosc a bien exprimé ce “ Nous ”, la société, opposé à “ Eux ”, le pouvoir, mais ce phénomène a caractérisé toutes les sociétés de type soviétique. La nomenklatura, au départ, c’était la liste confidentielle et nominative des postes d’encadrement, du haut vers le bas de la vie sociale politique, telle que l’avait établie le pouvoir soviétique dans les années 1920 pour contrôler la société. Cette nomenklatura, initialement, c’étaient les contrôleurs ultimes du Parti, les derniers défenseurs des “ acquis ” de la Révolution, dépassant largement sa surveillance militaire ou policière. Mais elle s’est imposée avec le temps comme un véritable groupe dominant, un groupe aux attributs de “ classe ”. Alors qu’elle était composée, initialement, de militants exclusivement, de “ révolutionnaires professionnels ”, la nomenklatura a capté la transformation sociale dont elle était porteuse à son propre profit. Elle est devenue un groupe homogène, avec des individus de même statut social, un même système de valeurs, des comportements convergents, bref un groupe aux mêmes intérêts, conservateur. Parti du centre, ce système s’est répandu dans l’ensemble des pays du glacis soviétique. La nomenklatura regroupait effectivement l’essentiel des élites politiques et économiques et, pour paraphraser Marx, elle constituait effectivement un groupe “ en soi ” et “ pour soi ”. Dans des pays comme la Hongrie où la Pologne, elle pouvait compter plusieurs centaines de milliers de personnes. En fait, plus la gestion de la société devenait complexe, exigeant un contrôle diversifié, plus la nomenklatura s’accroissait. Pour en faire partie, il n’était d’ailleurs pas nécessaire d’être membre du Parti, bien que ce fût généralement le cas. À sa façon, la nomenklatura, surtout sa partie réformatrice, a su fort bien se convertir au capitalisme.
3Deux pays ont le mieux incarné cette mutation à la fois politique et économique, la Pologne et la Hongrie. Les taux de croissance élevés de ces deux pays dans la décennie 1989-1999 sont certainement liés à la mise en œuvre convaincue, par les anciennes élites, de cette mutation [1]. Mais à tout seigneur, tout honneur : le facteur déclenchant, ce facteur tant attendu par les oppositions et les dissidents dans le passé, est venu de Moscou. Face à l’incurie et à la stagnation du régime soviétique, l’élite de l’ex-URSS, essentiellement sa fraction réformatrice et minoritaire, en la personne de Mikhaïl Gorbatchev (aidé de ses conseillers Alexandre Yakovlev, Gueorgui Chakhnazarov, Edouard Chevardnadze et d’autres) a tenté de transformer l’empire, par des mesures à la fois, pour elle, audacieuses (désarmement, démocratisation, ouverture – timide - au secteur privé, abandon de facto du “ bloc soviétique ”) et finalement utopiques. “ La trahison ”, par Gorbatchev – et peu importe qu’il s’agît ici d’une fuite en avant ou d’une politique délibérée – de la RDA, de la Roumanie (mais pas de la Lituanie qui, selon les dirigeants soviétiques, “ appartenaient ” à l’empire), sa proposition de “ finlandiser ” la Pologne, tout cela soulignait une architecture de la transition déjà mise en place par la Pologne et la Hongrie. Mais cette architecture n’obéissait, sauf dans sa phase ultime (caractérisée par des Tables rondes entre le pouvoir et les oppositions), à aucun plan, à aucun complot. Elle fut surtout un phénomène objectif, le résultat d’une évolution “ naturelle ” du système communiste. Épuisé, celui-ci cheminait inéluctablement vers le régime capitaliste qu’il avait combattu. Les révoltes ouvrières polonaises, la révolution hongroise, le printemps de Prague ont évidemment, et puissamment, accéléré ce processus. Quels en sont dès lors les mécanismes ? Trois cercles de conversion, en fait trois étapes, permettent d’illustrer la transition postcommuniste, à partir des postures et des actes des anciennes élites.
Le centre du système
4Est-ce parce que la Pologne et la Hongrie étaient les États les plus ouverts de l’ancien bloc soviétique (forte présence du secteur privé), les moins alignés sur Moscou, caractérisés par des oppositions vigoureuses et d’importantes migrations économiques, que les nomenklaturas de ces pays se livrèrent à des changements institutionnels affectant le régime de propriété et les mécanismes de transformation du capital ? En tout cas, elles initièrent un processus qui préfigurait à tel point la suite des événements que certains observateurs préférèrent parler davantage de continuité que de rupture. Ainsi, en Pologne, le Parti, pour accroître ses liquidités, le prélèvement sur le budget de l’État n’y suffisant plus, invita ses propres organisations à transformer les biens du Parti en biens gérés par des sociétés anonymes. Faisant réactiver une loi de 1934 sur les sociétés anonymes, le parti procéda à la transformation juridique de son patrimoine. Du haut en bas de sa hiérarchie institutionnelle (comité central, comités régionaux, comités locaux), ses différentes organisations furent invitées à créer des sociétés privées, à but lucratif, afin de renflouer les caisses. Le parti se soumettait tout simplement à la logique plus rémunératrice du marché sans passer pour autant, au moment où cette opération se déroulait (tout au long de l’année 1988), à la logique de la démocratie. À ce moment là, seul l’économique primait. La démocratie s’est ajoutée dans le cours des événements.
Les lois “ d’auto-appropriation ”
5En 1988 et 1989, les autorités polonaises et hongroises ont fait adopter une loi qui permettait au personnel d’encadrement des entreprises, c’est à dire à la nomenklatura économique, d’entrer en possession des actifs des entreprises. Ces lois ont été décriées comme des instruments grâce auxquels les anciennes élites, voyant le socialisme réel s’effondrer de toutes parts, se plaçaient avantageusement dans un futur manifestement dominé par l’irruption de l’économie de marché. La sociologue polonaise Jadwiga Staniszkis a même fondé une approche résolument “ intentionnaliste ” de ce fait, approche qui alimentera les campagnes politiques de l’après-communisme contre les partis issus des anciennes forces gouvernementales. La réalité fut autre. Quand ces lois furent promulguées, en 1988 et 1989, les dirigeants polonais et hongrois ne savaient pas qu’ils rendraient le pouvoir et il faut admettre que ces lois avaient effectivement pour objectif une dynamisation de l’économie socialiste par la mise en concurrence du secteur public avec des pans privatisés des entreprises. En Pologne, ces lois, mal pensées, car elles autorisaient les cumuls, permirent cependant que se constituât une certaine accumulation du capital qui plaçait les entrepreneurs issus des anciennes élites dans une position avantageuse par comparaison avec les autres. Les cumuls furent interdits au bout d’un an, sous le gouvernement Mazowiecki, et une enquête de la NIK (Cour des Comptes polonaise), en 1990, ne put établir un nombre réellement important d’abus. Les poursuites à l’encontre de l’ex-nomenklatura ne furent guère suivies d’effet. En Hongrie, le mécanisme d’auto-appropriation fut légèrement différent.
Capital culturel et adaptation de l’ex-nomenklatura
6Les anciennes élites disposaient de moyens puissants pour transiter d’un régime à l’autre. Les enquêtes de mobilité sociale menées en Europe de l’Est depuis 1990 ont montré le degré de reproduction des anciennes élites. On peut considérer que quatre trajectoires décrivent leur mobilité :
- de la nomenklatura à la politique ;
- de la nomenklatura à des postes de direction dans le secteur économique de l’état ;
- de la nomenklatura à l’entreprise privée ;
- rétrogradation sociale (mobilité sociale descendante).
a – de la nomenklatura à la politique
7Évoquons brièvement la politique et bornons nous simplement à remarquer que dans la plupart des pays postcommunistes, les formations politiques issues du régime communiste ont atteint des scores électoraux qu’elles n’auraient jamais imaginé atteindre du temps où leurs responsables présidaient aux destinées de leur pays sans aucune légitimité démocratique. Les électorats ont plébiscité de façon surprenante ces nouvelles-anciennes formations. C’est ainsi que, en Hongrie, aux élections législatives de 1994, les socialistes hongrois ont pu disposer de la majorité des sièges au parlement. Le symbole le plus fort est certainement venu de la double élection (1995, 2000) à la présidence de la République polonaise de l’ex-ministre de la jeunesse du général Jaruzelski, Aleksander Kwasniewski, au détriment de Lech Walesa. La présence d’un môle ex-communiste incontournable, structurel, est à noter partout, signifiant que la soviétisation a profondément transformé les structures sociales et économiques. La soviétisation (par la création d’une nouvelle classe ouvrière, par la collectivisation, l’exode rural, etc.) a bien davantage affecté les structures sociales des sociétés de l’Est que la révolution de 1989. C’est un constat que l’on peut établir au bout de dix ans, bien que la révolution de 1989 (par la création de nouvelles classes moyennes, la paupérisation de franges entières du monde ouvrier et de la paysannerie notamment) ait également provoqué de grands changements.
b – de la nomenklatura à des postes de direction dans le secteur économique de l’État
8Il est à noter qu’un nombre important de cadres économiques de l’ancien régime se sont retrouvés à un poste équivalent après 1989. Bien sûr, il s’agit là principalement des directeurs d’entreprises, des directeurs de grands combinats, bref de tout le personnel d’encadrement. En Pologne et en Hongrie, la proportion d’anciens responsables de la nomenklatura économique actifs dans le secteur public est de 50%. Ce taux est même de 70% pour le secteur coopératif. En République Tchèque, où l’épuration a atteint de façon importante les cadres de l’Ancien Régime, on observe, selon le sociologue Petr Mateju, des chiffres analogues.
9Ce phénomène ne doit pas étonner. La très grande mobilité sociale qui a caractérisé le socialisme réel entre 1950 et 1970 (paysans devenant ouvriers, ouvriers devenant contremaîtres, paysans et ouvriers devenant cadres d’entreprises etc.) a surtout mis en lumière le vrai “ héros ” de ce régime : l’ingénieur. Cet ingénieur, né dans le socialisme, disposait de “ capitaux ”, à l’orée de la naissance de l’économie de marché, dont ne bénéficiait aucune autre catégorie. D’un capital culturel d’abord, constitué non seulement de son diplôme d’ingénieur mais aussi de son rôle de cadre, de membre du corps dirigeant de l’entreprise où il a appris à diriger de grandes unités constituées de masses importantes. Il bénéficiait en outre du capital politique formé par son appartenance à la nomenklatura, capital politique qui mettait en place des réseaux durables et recomposés dans l’après-communisme.
10Pour ces membres-là de la nomenklatura, il n’était guère nécessaire de bénéficier d’un quelconque capital économique tel celui sus évoqué. La diversité de leurs capitaux (culturel, politique, relationnel, éventuellement économique) suffisaient à bien les préparer au capitalisme, dans leur masse.
c – de la nomenklatura à l’entreprise privée
11Ils avaient été des ingénieurs-cadres de la nomenklatura qui, en fait, avaient rêvé, sans succès, d’installer des méthodes capitalistes dans les entreprises. Dès qu’ils l’ont pu, ils ont créé des entreprises privées. Cette conversion ne correspondait nullement à un pis-aller, mais à une vraie vocation que le socialisme, avec ses lois sociales, entravait. En Hongrie et en Pologne, respectivement 28,2% et 25% des ex nomenklaturistes sont devenus entrepreneurs privés, en République tchèque ce chiffre était de 20%, en Russie il était de 16,3%. Ces écarts traduisent bien le degré de préparation de chacun de ces pays à l’économie de marché.
d – rétrogradation sociale (mobilité sociale descendante)
12Cette quatrième trajectoire n’est peut-être pas la plus importante au regard du sujet principal de notre propos (la préparation des anciennes élites au capitalisme), mais elle doit être ici nécessairement signalée. Les enquêtes de mobilité sociale ont en effet montré, en ce qui concerne la conversion des anciennes élites à l’économie de marché et à la démocratie, qu’il n’y avait pas eu de continuité entière entre l’ancien et le nouveau régime, en ce sens qu’une partie des anciennes élites avait beaucoup perdu au changement. L’avènement à la démocratie s’est aussi fait de conflits violents entre les réformateurs et les conservateurs des anciens partis communistes. Non qu’ils n’eussent pas les mêmes intérêts, au contraire, mais les premiers, qui avaient été bien souvent d’anciens conservateurs, avaient compris que la préservation de leurs intérêts en tant que “ classe ” passait par la conversion de leur situation objective (conversion de leur mode de propriété, conversion de leur idéologie – en général à la socialdémocratie –, conversion à une autre Weltanschauung), ce que n’avaient pas compris les seconds. La présence des réformateurs à l’amont des changements (Gorbatchev, Jaruzelski, Horn) s’oppose à l’incapacité des conservateurs à les épouser (Honecker, Jakès). Cette partie de l’ancienne élite qui a été stoppée dans son ascension n’est pas négligeable : en Pologne et en Hongrie, c’est près de 20% de la nomenklatura qui a pris une retraite anticipée ou qui s’est retrouvée déchue de ses avantages (chômage, pauvreté etc.). Idem en République tchèque alors que la mobilité sociale descendante n’a affecté que 9,4% de l’ancien élite en Russie. En fait, l’impressionnante réussite globale de la nomenklatura ne doit pas masquer que ses maillons faibles, quelle qu’en soit la raison (insuffisant capital culturel par exemple), ont beaucoup perdu au changement de régime. De ce point de vue, 1989 a eu des effets “ révolutionnaires ” sur la structure sociale.
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Georges Mink et Jean Charles Szurek sont directeurs de recherche au CNRS (Laboratoire d’Analyse des Systèmes Politiques- Université Paris-X Nanterre). Après avoir dirigé plusieurs ouvrages tels Cet Étrange postcommunisme,1992 et 1989 : une révolution sociale ?,1994, ils ont publié récemment La Grande conversion, le destin des communistes en Europe de l’Est,1999.
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Pour une analyse détaillée de la conversion des anciennes nomenklaturas à l’économie de marché et à la démocratie, le lecteur pourra se reporter à notre ouvrage La grande conversion, le destin des communistes en Europe de l’Est, Paris, Seuil 1999.