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Article de revue

Le modèle historique du coup de foudre dans la constitution du couple

Pages 11 à 32

1 Au cours de mes travaux sur l’histoire du couple, du mariage, du sentiment amoureux, la position du coup de foudre au cours de l’histoire m’est apparue comme un paradoxe permanent. Permet-il la formation du couple ou menace-t-il sa stabilité ? Favorise-t-il les mariages ou les couples adultères ? Est-il garant de durée ou voué à une extinction rapide ? Si le phénomène est attesté à toutes les époques dans l’histoire occidentale, sa perception est éminemment variable. Si l’on ajoute que les modèles de couple ont fortement varié, et que les implications religieuses, juridiques, familiales du mariage ont conditionné différemment les formes légales d’union, on comprend combien sont complexes les interactions entre le coup de foudre et les différentes formes d’union. La difficulté s’accroît encore par l’imprécision du phénomène, dont la définition repose sur des témoignages contradictoires, tardifs et reconstitués, à la différence du couple et du mariage, notions juridiques et sociologiques. La meilleure analyse sociologique du coup de foudre, celle de Marie-Noëlle Schurmans (2002), dégage par exemple seize axes témoignant d’autant de conceptions opposées : le coup de foudre est-il réciproque ou non ? – imprévisible ou inscrit dans une logique ? – irrationnel ou explicable ? – unique ou récurrent ? Ces questions, et bien d’autres, le définissent comme un archipel d’expériences variées qui ne se laissent pas réduire à un schéma unique, comme la mise en récit littéraire. Pour couvrir le plus largement possible le champ sémantique du coup de foudre, il faut donc adopter une définition large. « Amour violent et subit », définit sobrement le Trésor de la langue française. L’amour, l’intensité et l’immédiateté sont en effet les trois seuls critères permanents parmi les multiples caractéristiques de ce phénomène : ce sont ceux que je retiendrai. Je l’étudierai autour d’une même question : permet-il de constituer un couple, et quel couple ? Je poserai la question à cinq époques clés de son histoire : l’Antiquité païenne, le Moyen Âge chrétien, le xviii e siècle libertin, l’époque romantique et l’époque actuelle depuis l’après-guerre. Je me concentrerai surtout sur ces deux dernières périodes, et plus particulièrement sur la dernière.

2 Historiquement, en effet, l’expression « coup de foudre » est attestée tardivement, en 1741, et se répand dans toutes les langues européennes dès l’époque romantique. Cela ne veut pas dire qu’il n’a pas existé auparavant, sous d’autres noms, qui font référence à l’immédiateté (amour subit, immédiat) et au sens de la vue, le plus souvent sollicité (amour du premier regard). Mais l’apparition de l’expression et sa spécialisation dans le registre amoureux lui ont donné une coloration particulière. L’image de la foudre, tout en conservant les caractéristiques de violence et d’immédiateté, s’intègre dans la symbolique du feu, au détriment d’autres thématiques comme la blessure (les flèches de Cupidon), la chute (tomber amoureux), le magnétisme (la sympathie mystérieuse des âmes)… La symbolique du feu a opposé plus nettement encore la violence du feu du ciel, le « feu frappé », l’amour immédiat, et le feu humain du foyer, le « feu frotté », né du briquet, des silex ou des bâtons à feu, l’amour lentement éclos à l’intérieur d’un couple légalement constitué, dans un processus rationnel et calculé.

Premières attestations historiques

3 Sur ces bases linguistiques et sociologiques, nous pourrions croire que le coup de foudre a toujours fait mauvais ménage avec le mariage, qui doit reposer sur la stabilité du couple. Pourtant, la première attestation historique d’un amour immédiat et ravageur porte une tout autre leçon. Vers 1245 avant notre ère, le pharaon Ramsès II, en l’an 34 de son règne, conclut par un mariage arrangé une longue guerre contre les Hittites. Lorsque la princesse qu’il doit épouser arrive devant lui, il est séduit par sa beauté. « Aussitôt elle se trouva être parfaite dans le cœur de sa majesté », « il l’aima plus que tout au monde ». Réaction alors stupéfiante : « Ce fut un événement grand et rare, une merveille radieuse qui ne s’était jamais produite jusque-là, dont jamais de bouche-à-oreille on n’avait conté l’égale, dont on ne se souvenait pas dans les écrits des ancêtres. »

4 On peut bien évidemment douter de la sincérité de ce récit officiel : Ramsès, à soixante ans, a déjà une dizaine d’épouses, dont une préférée. Mais cette mention insistante est riche d’enseignement. Dans un moment important qui signe un changement d’alliances, ce geste insère la paix conclue par un mariage dans l’ordre du monde, que le pharaon est chargé de maintenir. L’amour subit est suffisamment valorisant pour qu’on l’attribue à un pharaon et suffisamment solide pour garantir la paix entre peuples : à d’autres époques, le mariage de raison sera à l’inverse considéré comme un gage meilleur. Enfin, cet événement est présenté comme sans précédent dans les annales. Exagération, sans doute, mais qui n’aurait guère été possible s’il s’agissait de la manière la plus fréquente de tomber amoureux.

5 Effectivement, l’Antiquité, dans toute la Méditerranée, ne compte guère sur l’amour pour constituer le couple légitime. Le mariage est affaire de parents, et le voile, symboliquement ou réellement, empêche le mari de voir sa femme avant que les noces soient conclues. L’amour au premier regard est en théorie impossible. Ainsi Jacob, dans la Bible, semble connaître un coup de foudre pour Rachel, lorsqu’il la rencontre à la fontaine. Mais cela contrarie les plans matrimoniaux de Laban, qui veut marier en priorité sa fille aînée. Aussi, le jour des noces, la mariée est-elle dérobée par un voile, et Jacob s’aperçoit après la cérémonie qu’il a épousé Léa. Seule sa volonté, et la possibilité de la polygamie, lui permettent de prendre Rachel en seconde épouse : le coup de foudre n’est pas, dans le processus normal, constitutif du mariage.

6 Les récits de coups de foudre que nous a laissés l’Antiquité grecque ou romaine confirment le fait : la blessure d’Éros / Cupidon est redoutée et n’engendre qu’un amour malheureux, le plus souvent à sens unique, qui se termine par le suicide, le rapt violent, la trahison, la persécution de l’objet dont on est tombé amoureux, ou de son mari… On le comprend, puisqu’il est provoqué par une vengeance des dieux, Vénus ou Cupidon, qu’un humain a négligés. Les sociétés où les femmes sont cloîtrées, comme dans l’Athènes antique ou à certaines périodes du récit biblique, sont propices au coup de foudre : une vision subreptice trouble un jeune homme réduit à imaginer ce qu’il ne peut connaître plus directement. Les sentiments s’exaltent plus facilement dans la mémoire de ce qu’on a entrevu.

7 Dans l’Antiquité, le plus souvent, le sentiment amoureux, et surtout lorsqu’il naît subitement, est craint et constitue des couples éphémères ou tragiques, car ils ne sont pas destinés à s’épouser. Réalité mythologique, sociale et littéraire, qui correspond aux conceptions classiques du couple. Rappelons le mythe de l’androgyne originel : un amour violent et immédiat unit les deux moitiés des êtres hybrides séparés par les dieux lorsqu’ils se retrouvent. Ainsi, chez Platon, se constituent les couples homosexuels et adultères. L’amour conjugal ne semble pas lui venir à l’esprit, comme s’il était impossible qu’il existât une forme d’amour à l’intérieur du mariage ! Socrate explique d’ailleurs que le couple marié ne peut connaître qu’un amour populaire (pandémique), l’amour céleste (ouranien) étant le propre des âmes unies pour engendrer des idées, en particulier celle de l’élève et de son pédagogue.

8 Cela n’empêche nullement l’amour conjugal, mais il est d’une autre nature. C’est à Plutarque qu’on doit l’image du feu de paille, qui brûle vivement mais peu de temps, sauf s’il enflamme avec le temps une matière capable de l’alimenter. Ainsi est l’amour immédiat. Avec le temps, les liens s’affirment, semblables à des éléments distincts que l’on a ajustés, et qui se consolident lentement jusqu’à ne plus se désolidariser. Avec d’autres métaphores que le feu frappé et le feu frotté, il montre bien que le couple est une construction progressive. Celui que l’Amour envahit, explique-t-il, avec toute la force de l’enthousiasme, de la possession divine, ne pense qu’à lui-même. Ce n’est qu’avec le temps que les âmes s’unissent réellement et se fondent ensemble. Aussi une folle passion (pathos) ne peut-elle être appelée amour (éros).

9 Bien entendu, la littérature n’est pas de cet avis et certains romans commencent à constituer un imaginaire du coup de foudre. Ils semblent déjà témoigner d’une vision que nous qualifierions hâtivement de romantique. En y regardant bien, cependant, leur message est proche de celui des moralistes. L’amour soudain et violent n’est qu’une folie (mania) qui ne peut fonder le couple, disent les uns, surtout s’il est dû à la vengeance des dieux de l’amour. Mais s’il s’agit d’une possession divine (enthousiasmos), disent les autres, ou s’il réunit des âmes qui se sont connues avant leur naissance, il est plus solide que toute union terrestre. Cela laisse la place à l’inconnu passionnel. Le plus souvent, cependant, Grecs et Romains se contentent d’une saine gestion du couple par la découverte d’autrui.

10 Ces explications sont donc ancrées dans des croyances païennes aux dieux de l’amour ou à la métempsychose. Elles sont aussi conformes au droit du couple. N’oublions pas que les cultures qui ont influencé la nôtre — juive, grecque, romaine, germanique – ont toutes connu la possibilité d’une séparation, divorce ou répudiation, et diverses formes de couples, plus ou moins solides, qui permettaient de vivre un amour fort sans s’engager dans les liens du mariage : homosexualité, relations préconjugales informelles, entretien d’une courtisane sous son toit, concubinage légal, sans parler de la prostitution et de l’adultère qui constituent des couples éphémères, en tout cas pour les hommes, la sexualité des femmes étant nettement plus contrôlée. En fait, la vraie opposition s’opère entre le durable et l’éphémère : durable, l’amour spirituel, ou dû à une faveur des dieux, mais aussi l’amour lentement mûri entre deux conjoints ; éphémère, voire à sens unique, l’amour subit dû à un embrasement sensuel ou à une vengeance des dieux. Des modèles de couples de solidité variable permettent de canaliser ces amours.

Sous l’influence du couple chrétien

11 La culture chrétienne, on le sait, va modifier le modèle du couple sur ces deux points, du moins en théorie. Un mariage unique, toute autre forme de relation sexuelle étant condamnée comme fornication, stupre ou adultère ; un mariage indissoluble, les rares formes de rupture (annulation, séparation) ne permettant pas toujours le remariage. Cette radicalisation change les modalités de la constitution du couple. On hésite à deux fois avant de céder à une folle passion, qui reste assimilée à un feu de paille, si elle engage désormais pour la vie.

12 Pourtant, dans ce cadre conjugal très strict, l’époque chrétienne reprendra les conceptions antiques en les modifiant à peine. Ainsi, la vengeance de Cupidon devient-elle tout naturellement un piège du démon : le fils du préfet de Rome, qui s’éprend de Sainte Agnès en la croisant dans la rue, est inspiré par le démon pour perdre la martyre. Pour les théologiens, l’amour véritable naît du mariage et l’amour préalable ne peut venir que de la concupiscence, donc de la Nature déchue depuis le péché originel. La grâce qui descend sur les époux au moment de la bénédiction nuptiale pour leur permettre de connaître l’amour de charité est de ce point de vue une version religieuse du coup de foudre, un amour puissant et immédiat, mais qui ratifie le choix opéré par les parents. À une période où l’autorité parentale est encore forte, surtout sur les jeunes filles, et où l’on combat les mariages clandestins, on peut comprendre ce retournement doctrinal : l’amour préalable est une maladie naturelle ou une opération diabolique que l’on abandonne aux médecins ou aux exorcistes ; le véritable amour frappe tout aussi brutalement, mais sous la surveillance d’un prêtre attentif aux intérêts des familles. Les anciennes formes d’amour ont donc dû s’adapter au modèle conjugal. Si l’on s’en tenait à ce nouveau modèle, conforme à la conception d’un couple unique et éternel, il n’y aurait plus de place pour le coup de foudre fortuit, mais à l’intérieur du mariage arrangé entre les familles, un coup de foudre institutionnalisé ferait le bonheur de tous les couples. Les chansons de mal mariées, la longue histoire des violences conjugales, la permanence de l’adultère, nous disent hélas l’inverse.

13 Il faut encore compter avec le coup de foudre extraconjugal, mais dans d’autres cas de figure. D’abord, dans la littérature, qui maintient les passions antiques sans pour autant recourir aux dieux païens. Je pense à l’amour dit « courtois », qui reprend les classiques flèches de Cupidon, bien entendu allégorisées. Pétrarque, qui croise Laure le 6 avril 1327 dans l’église Sainte-Claire d’Avignon, a « vu Amour mouvoir ses jolis yeux », et toute autre vision s’est obscurcie à cet instant. Il a vu l’arc qu’il tendait, et sa vie a aussitôt perdu toute sécurité, dans son désir constant de le revoir. L’image de l’arc et de la flèche est constante dans ses sonnets. Le coup de foudre passe aussi par la magie d’un philtre, comme celui de Tristan et Iseut ; par l’éblouissement du premier regard, comme dans la rencontre entre Érec et Énide, dans le roman de Chrétien de Troyes ; ou tout simplement par un processus médical scrupuleusement décrit par Dante lorsqu’il évoque sa rencontre avec Béatrice.

14 Ensuite, l’idée d’un destin privilégié, dont le coup de foudre serait le signe, reste d’actualité. La bienveillance d’un dieu soucieux de contrecarrer les calculs sordides des alliances familiales est héritée de ces « merveilles radieuses » attestées depuis Ramsès II. Prenons un exemple historique qui, à première vue, ressemble à un coup de sang plus qu’à un coup de cœur. À Falaise, en Normandie, vers 1026, le duc Robert, en rentrant de la chasse, croise de jeunes lavandières. Il fait chaud, pieds et jambes sont découverts, le duc est incontinent envahi d’un amour « merveilleux » pour une jeune fille aussitôt convoquée au château. Neuf mois plus tard, elle donne naissance à un fils. Sans doute s’agit-il d’un sursaut de concupiscence au vu d’un joli mollet, qu’un seigneur puissant peut s’approprier sans scrupule. Les premiers chroniqueurs ne vont pas chercher plus loin. Les choses pourtant ne sont pas si simples. La jeune fille, Herleue, ou Arlette, reste la compagne de Robert, et apparemment sa seule compagne, jusqu’à la mort du duc, sept ans plus tard, à l’âge de vingt-cinq ans. Cela induit une deuxième lecture. Prendre pour compagne une jeune fille de basse condition rencontrée par hasard est en effet une tradition familiale. Le grand-père, l’arrière-grand-père et le trisaïeul de Robert avaient connu des aventures similaires, pudiquement tues ou judicieusement embellies par les chroniqueurs. Il ne s’agit plus d’un hasard, mais d’une coutume alors mal comprise. Ces héritiers des conquérants normands ont en effet formé leur couple « à la mode danoise » (more danonico), selon une coutume germanique qui permet de sceller une union assez lâche avant un mariage solennel. La tradition chrétienne, qui commence alors à s’imposer en Europe, considère ces femmes comme des concubines et leurs enfants comme des bâtards. Petit à petit, l’Église parvient à imposer sa loi. Sans doute est-ce ce qui serait arrivé au duc Robert, s’il n’était pas mort en Terre sainte : il aurait pris une épouse légitime, comme son père, ou régularisé son union, comme son grand-père. Il n’en a pas eu le temps. L’amour immédiat, ici dans sa version sensuelle, est toujours tributaire du cadre juridique du couple.

15 L’histoire se corse lorsqu’on apprend que le fils engendré dans l’ardeur du coup de foudre deviendra Guillaume le Bâtard et finira roi d’Angleterre sous le nom de Guillaume le Conquérant. Il ne s’agit plus désormais d’un instant de folie d’un adolescent, mais de la légitimité d’une lignée royale. Il faut pour cela une troisième lecture : la bâtardise rendrait la naissance illégitime, puisque l’union « à la mode danoise » n’est plus tolérée par l’Église. Le coup de foudre permet d’échapper à ce dilemme en assurant une légitimité divine à un mariage condamnable selon la loi des hommes. Un amour immédiat et irrépressible peut passer pour un signe du ciel : si la relation est coupable aux yeux des hommes, elle a reçu l’absolution d’en haut, pour permettre la naissance d’un héros prédestiné. Benoît de Sainte-Maure, au xiii e siècle, le comprend de la sorte : « Ainsi, Dieu consent souvent des choses que l’on juge immorales, mais dont on voit grand bien advenir. » Malgré le péché, tout le monde a pu constater que « Dieu aima et protégea l’héritier qu’ils engendrèrent ».

16 À plusieurs reprises, dans la réécriture de l’histoire comme dans la littérature, le coup de foudre interviendra pour légitimer ce que la morale commune condamne, en particulier lorsque des intérêts majeurs ou l’honneur de personnalités haut placées sont en jeu. Si bien des exemples confirment la réalité du phénomène, beaucoup d’autres nous invitent à considérer le coup de foudre comme un récit à vocation justificative ou promotionnelle. La conséquence sera de donner au coup de foudre, jadis craint comme une vengeance de Cupidon, l’aura d’un destin privilégié et d’une approbation divine supérieure à celle des hommes. Le mythe actuel, beaucoup plus gratifiant, est né de ce changement d’esprit.

17 À l’opposition antique entre l’éphémère et le durable se substitue donc, dans la mentalité chrétienne occidentale, une opposition entre la loi des hommes, celle d’un amour conjugal lentement mûri dans une union légitime, et les couples formés en dehors de la morale humaine, par une loi divine ou une impulsion diabolique. Les conséquences de ces unions définiront la nature du coup de foudre : le fils du préfet de Rome tombé amoureux de Sainte Agnès est inspiré par le diable, puisqu’il provoquera son martyre ; Robert de Normandie a sans le savoir manifesté la volonté de Dieu. On peut imaginer que si Sainte Agnès avait converti le fils du préfet et si Guillaume le Bâtard était devenu un hors-la-loi, la lecture historique aurait été inversée.

Le coup de foudre libertin : une irrésistible attraction

18 Faisons un grand saut dans le temps. Les coups de foudre dont nous avons parlé ont été décrits avec les mots de l’époque, amour subit, inopiné, au premier regard… Lorsque l’expression apparaît en 1741, le contexte a à nouveau changé. Ce qui nous semble aujourd’hui le comble du romantisme est en effet, sous Louis XV, le comble du libertinage. Le premier à parler de coup de foudre est un romancier à scandale, Crébillon fils, qui s’intéresse avec gourmandise à la manière de déniaiser les jeunes gens et de corrompre les jeunes filles. Seules les femmes et les enfants sont en effet assez naïfs pour croire au coup de foudre, ce « mouvement dont la cause nous est inconnue ; et qui nous entraîne, avec une violence à laquelle on voudrait vainement résister, vers l’objet qui nous enchante ». Les dames au fait des usages n’y voient qu’un « prétexte assez bien imaginé pour se rendre promptement sans donner mauvaise opinion d’elles ». Pour être en règle avec la morale de la cour, en effet, il faut se laisser longuement courtiser, se refuser plusieurs fois, reconnaître enfin que l’on aime et se laisser arracher un aveu. Que de temps perdu ! Le coup de foudre permet de se donner sans ambages et sans blâme. Un roman de Crébillon s’amuse ainsi d’une femme qui y est sujette trois ou quatre fois dans la journée. Quant aux hommes, ils y voient une tactique efficace pour convaincre les naïves de s’abandonner sans autre forme de procès. Conditionnées par leurs lectures, elles ne résistent pas, persuadées que leurs efforts seraient inutiles, « contre quelque chose d’aussi fort, d’aussi imprévu, d’aussi extraordinaire, enfin, qu’un coup de foudre ».

19 Or, à la même époque et dans les mêmes milieux, l’amour subit trouve pour la première fois une explication scientifique, du moins conforme aux connaissances scientifiques de l’époque. Il serait en effet provoqué par ce que nomme « matière sympathique », une « vapeur subtile et invisible » que les hommes répandent autour d’eux comme les fleurs répandent leur parfum. Les jeunes gens en sont particulièrement pourvus et inspirent des passions fulgurantes. C’est ce qui se passe dans les « Amours brusques qui naissent tout d’un coup, et avec violence », autrement dit les coups de foudre. L’amour devient dès lors une force physique au même titre que la pesanteur, l’électricité ou le magnétisme, dans l’enthousiasme des philosophes qui découvrent l’attraction universelle de Newton. Ils peuvent traduire cet enthousiasme dans des envolées lyriques, comme l’abbé Conti : « Un amant est exposé aux torrents de la matière éthérée qui sort du corps et de l’atmosphère qui environne l’objet aimé. Le bouillonnement des petits tourbillons, leurs secousses et la précipitation violente avec laquelle ils s’élancent sur un amant font qu’ils pénètrent jusqu’à ses moindres fibres, et quand leurs vibrations sont commensurables, ils causent une espèce d’harmonie musicale dans tous les organes qu’ils frappent. » Il n’est plus question ici de couple juridique, de mariage, de concubinage, d’adultère : ce sont deux corps qui se pressent et se collent l’un à l’autre, selon les mots de Diderot, « à la première vue, au premier coup, à la première rencontre ». De cette période date le coup de foudre sensuel que la science cherchera à expliquer tour à tour par le magnétisme, par les affinités électives, par l’électricité, par les atomes crochus, avant de donner la parole à la chimie du corps, à grands coups de phéromones ou de cocktails hormonaux.

Le coup de foudre romantique : une sympathie des âmes

20 Le coup de foudre romantique et sentimental naît à la génération suivante, et par réaction. Il prend le contre pied du coup de foudre libertin. L’influence de Jean-Jacques Rousseau est ici déterminante. Victime dans sa jeunesse d’un coup de foudre pour Mme de Warens, il entend n’y voir qu’une sympathie des âmes, et non plus des corps. Quelques romans sentimentaux en font la promotion bien avant la Révolution et l’époque romantique. Il s’agit désormais d’un coup de foudre réciproque, une « double flèche » qui frappe les deux amants au même instant, et pour un amour éternel. Aux images platoniciennes des réminiscences et de l’androgyne originel, on préférera l’image chrétienne des noces célestes entre « âmes sœurs », expression qui apparaît en 1824, modernisée aujourd’hui dans celle des jumeaux astraux.

21 Voilà donc deux coups de foudre nés au xviii e siècle, de la sympathie des corps ou de celle des âmes. Ils vont connaître jusqu’à nos jours des carrières parallèles. Outre les oppositions classiques entre le matériel et le spirituel, entre l’éphémère et l’éternel, ils donnent une tout autre image du couple. Le coup de foudre sensuel, privilégiant les images de l’électricité, du magnétisme, de la chimie, fait référence à la complémentarité des êtres, et en particulier des sexes, qui s’attirent comme deux pôles opposés, ce à quoi renvoient aussi des images telles que « trouver chaussure à son pied ». Le coup de foudre sentimental, qui se réfère à des âmes sœurs ou à des jumeaux astraux, privilégie au contraire la ressemblance, sinon l’identité. En termes de petite annonce, on recherche dans un cas la complémentarité, dans l’autre, le « même profil ».

22 Si le coup de foudre entre alors dans le vocabulaire, c’est qu’il répond à une tendance forte de l’époque postnapoléonienne pour les émotions violentes. Le romantisme contient une culture du coup de foudre, que chacun, de bonne foi, entend éprouver. Les convulsions politiques des trois décennies qui ont suivi la Révolution expliquent que les âmes, habituées aux changements brusques, aient cherché à vivre en amour ce qu’elles connaissaient dans les grands idéaux, les débats d’idée et les transports guerriers. La réintroduction du divorce par consentement mutuel, en 1792, coïncide par ailleurs avec réhabilitation du coup de foudre. Violence des sentiments et possibilité de relations brèves : les deux éléments sont le terreau naturel des coups de foudre. Hélas, la Restauration réintroduit l’indissolubilité de mariage, et le couple romantique tourne à la tragédie. Avec un grain d’humour, Gabrielle Houbre (1997) résume ainsi la liaison amoureuse en trois étapes : rencontre, déclaration, séparation. Et sa variante romantique à une terminologie plus extrême : coup de foudre, aveu, suicide. Le suicide d’amour est un des sports favoris du romantisme. Michelet se plaint qu’à la morgue de Paris, on apporte chaque année cinquante femmes qui ont succombé à cette mode. Si le romantisme a exalté le coup de foudre, il ne contribue en rien à la constitution du couple.

23 L’Antiquité avait redouté les amours immédiates et leur avait laissé les échappatoires d’unions faciles à rompre ; l’époque romantique exalte les passions fortes, mais ne leur laisse aucun débouché socialement viable. C’est la vision du couple qu’il faut alors changer pour y intégrer la possibilité du coup de foudre. La réintroduction du divorce est certes une solution. Des coups de foudre à répétition éprouvés par André Breton, trois ont ainsi abouti à des mariages, avec Simone Kahn en 1921, Jacqueline Lamba en 1934, Elisa Bindorff en 1943. Rien ne permet de douter de leur sincérité et de leur violence. Mais l’éternité des sentiments ne fait plus partie de leur définition. Le débat sur le divorce est ouvert dès sa réintroduction en 1816 : le ministère de la Justice conserve dans ses archives 164 pétitions en sa faveur, entre 1816 et 1884 (direction des Affaires civiles et du Sceau, FA1240). Mais le processus est lent : le divorce est possible pour faute grave depuis 1884, et par consentement mutuel seulement depuis 1975. La réforme légale du couple n’est pas encore la solution : une réforme des mœurs, plus profonde, apparaît alors, qui annonce le couple moderne.

Vers le couple moderne

24 Outre la réintroduction du divorce, je distinguerai cinq grandes évolutions dans le couple, qui se sont affirmées depuis le xix e siècle pour sortir de l’impasse.

25 Premier changement, la multiplication des unions libres, qui ne sont plus pénalisées de la même manière depuis que le droit civil a succédé à la police religieuse du mariage.

26 Deuxième changement, une plus grande liberté accordée aux jeunes gens dans le choix de leur conjoint. L’exode rural a séparé de leur famille tout un prolétariat urbain constitué d’ouvriers, de domestiques, de vendeuses, de demoiselles des PTT… Loin des parents et des marieurs de village, ils sont livrés à eux-mêmes pour la constitution du couple. Bien sûr, la plupart ne vivent pas le coup de foudre et passent plutôt par des petites annonces ou des agences matrimoniales, mais le cliché s’installe de ces « amours de midinettes », plus faciles à vivre dans les milieux populaires.

27 Troisième changement dans la conception du couple : il devient la cellule de base, plus puissant parfois même que la famille nucléaire réduite au couple et aux enfants mineurs. Si le mariage était défini, jadis, comme la « pépinière des États », où l’on venait planter de futurs petits soldats, le xix e siècle ose pour la première fois exclure la génération de ses buts premiers. Michelet, en 1858-1870, inverse audacieusement les priorités : le mariage n’a d’autre but que lui-même, la femme y cherche l’amour, « l’enfant paraîtra plus tard ». Sans doute ne faut-il pas généraliser une analyse née dans le contexte d’une passion singulière de l’auteur pour sa seconde épouse. Mais de plus en plus, le mariage jadis conçu comme le « tombeau de l’amour » en deviendra au contraire son exaltation.

28 Quatrième changement dans la conception du couple : un apaisement des passions, une complicité qui ne renonce pas au mythe désormais valorisant de l’amour immédiat, mais sans pour autant lui accorder cette force destructrice qui le rendait redoutable. Des deux composantes du coup de foudre, immédiateté et intensité, c’est la seconde qui est ici sacrifiée à la paisible vie de couple. Le coup de foudre, ainsi domestiqué, devient une modalité banalisée de la constitution du couple. Il manifeste alors l’affirmation de la personnalité, la résistance aux pressions familiales ou sociales. Ainsi Alphonse Daudet, artiste bohème, séduit-il Julie Allard, fille d’un industriel parisien, lors d’une représentation tapageuse d’une pièce des Goncourt, en 1865. Ainsi Freud s’éprend-il de Martha Bernays contre toute attente (1881-1886) : « Dès le début, lui écrit-il, dès que je t’ai vue, j’ai décidé – non, j’ai été poussé à te demander ta main et je l’ai fait, bien que le bon sens eût dû me le déconseiller. » Ainsi Louis Pasteur demande-t-il la main de Marie Laurent aussitôt après leur première rencontre. « Dès qu’il avait vu Mlle Marie Laurent, écrit leur gendre, il s’était senti attiré vers cette jeune fille qui avait un mélange de douceur et de décision, sans embarras comme sans trop d’assurance. » Le coup de foudre s’est ici bien accommodé de la stabilité du couple et de l’harmonie conjugale. Marie et Louis Pasteur, Julia et Alphonse Daudet ont été des collaborateurs autant que des époux. Rien ne le laissait prévoir dans leur rencontre inopinée et dans la rapidité de leur décision.

29 Un cinquième point, enfin, doit être évoqué pour expliquer comment le coup de foudre romantique a pu devenir une modalité non négligeable dans la formation du couple, malgré leur incompatibilité apparente : sa rationalisation, l’étude des processus psychologiques qui l’expliquent, et qui permettent de sortir des explications traditionnelles, mystiques ou médicales. Ce sont les deux derniers siècles qui vont proposer les analyses les plus fécondes en la matière. Il faudrait évoquer longuement la double cristallisation de Stendhal, l’incubation inconsciente de Théodule Ribot, les réminiscences freudiennes, l’encadrement du rapt de Roland Barthes (1977)… De diverses manières, toutes les théories modernes tendent à faire du coup de foudre le résultat soudain d’un long processus inconscient et donc, à défaut de le banaliser, contribuent à le normaliser. Des deux constituantes universelles du coup de foudre, immédiateté et intensité, c’est la première qui est ici remise en cause.

La culture contemporaine du coup de foudre

30 Les xx e et xxi e siècles sont le résultat de cette évolution. D’un côté, le coup de foudre n’a jamais connu pareil engouement. Dans le storytelling du couple, l’amour immédiat est fortement valorisé. On ne craint plus, comme jadis, la volatilité des feux de paille, le ridicule des émois romantiques, le cynisme des libertins. On recherche les émotions fortes, en amour comme dans les sports. Convaincu que les pulsions refoulées sont néfastes, on ne craint plus leur satisfaction immédiate, que rendent possible les progrès de la contraception et les moyens plus efficaces de lutter contre les maladies sexuellement transmissibles. La brièveté et la multiplication des expériences est par ailleurs une donnée généralisée du monde moderne. Le coup de foudre s’inscrit dans une société de l’immédiateté et de la diversité des aventures. Sans doute n’est-ce pas un hasard s’il se multiplie dans la littérature et les journaux dans les années 1930-1940 : aux lendemains de la crise de 1929 et de la Grande Guerre qui nous a appris que les civilisations aussi étaient mortelles, on ne peut plus vivre dans un monde stable et terne. Moi, je veux tout, tout de suite, ou mourir, disait l’Antigone d’Anouilh (1944). C’est la culture du coup de foudre. Aussi ne faut-il pas s’étonner que dans les années 1990, lorsque Marie-Noëlle Schurmans et Loraine Dominicé (1997) entreprennent une étude de sociologie compréhensive sur le coup de foudre, 75 % des personnes interrogées déclarent l’avoir connu.

31 La culture populaire s’est emparée avec gourmandise des feux subits de l’amour. Le cinéma, le dessin animé, la bande dessinée nous ont fourni un langage iconique singulier pour fixer le phénomène. Qui n’a en tête le loup de Tex Avery, yeux exorbités, bouche grande ouverte, langue pendante, de la fumée sortant de ses oreilles et des étoiles dansant autour de sa tête ? On ne pourrait pas plus citer tous les films que tous les romans qui le mettent en scène : Les Demoiselles de Rochefort, Roméo + Juliette, Coup de foudre à Notting Hill, Titanic ont drainé un public conquis. La littérature populaire y a trouvé un gage de succès : une collection Coup de foudre à… s’est déclinée aux éditions Harlequin depuis 1990, où j’ai compté quatre-vingt-trois titres ! La fin du xx e siècle voit fleurir l’amour immédiat dans les romans féminins à la mode, ce que l’on a appelé avec un peu de condescendance la chick lit. Quant aux médias grand public, ils trouvent dans les enquêtes sur le coup de foudre un marronnier aussi fleuri que la franc-maçonnerie ou le monstre du Loch Ness. La « semaine sur le coup de foudre » organisée sur RTL par Mennie Grégoire en juin 1972 rencontre un succès inespéré : cent lettres lui parviennent, dont une seule d’un homme, et toutes relatent un coup de foudre amoureux, alors que la demande de l’animatrice était plus large. Des enquêtes de Marie-Claire, Glamour, Cosmopolitain confirment l’ampleur du phénomène. Enfin, le coup de foudre est devenu un produit d’appel dans les publicités, les magazines people, les séries télévisées, les comédies musicales, le cinéma… sans oublier les sites internet qui exploitent le filon. Dans tous les domaines, les choix doivent se faire sur un coup de tête plus que sur une décision mûrie – que penser de la campagne du Crédit agricole, « Pour votre coup de foudre immobilier, nous avons toutes les solutions » ?

32 Et pourtant, durant la même période qui couvre, en gros, le dernier demi-siècle, les sociologues, les médecins, les philosophes, les thérapeutes, n’ont cessé de mettre en garde contre le coup de foudre et les passions fortes en général. La libération sexuelle, en permettant l’assouvissement rapide des désirs, aurait selon eux éteint le ressort même des grandes passions, la frustration amoureuse. L’amour copain aurait succédé à l’amour passion. La quête du plaisir incite à éliminer tous les risques de souffrance, les contraintes morales ont disparu et n’attisent plus le désir, la facilité des rencontres éteint le désir dans sa réalisation immédiate… La science réduit l’amour à sa chimie ou à des manifestations psychologiques peu compatibles avec la mythologie du coup de foudre. Internet nous habitue au choix quasi infini, donc à la sélection des partenaires plutôt qu’au hasard de la rencontre décisive. Les sociologues mettent en évidence les tendances confirmées à épouser un partenaire de même métier, de même milieu social, de même culture, une homogamie qui succède à l’endogamie de l’ancien temps.

33 Éminemment paradoxale, cette explosion culturelle du coup de foudre est parallèle à une dénonciation ou une défiance dans les milieux intellectuels ou scientifiques. Tout se passe comme si le coup de foudre se renforçait de ce qui semblerait le menacer. Certes, nos modes de vie de plus en plus sécurisés ne sont pas propices aux émotions fortes et impromptues : ils ne les rendent que plus précieuses. Certes, l’amour passionnel semble incompatible avec l’individualisme contemporain : mais sa désacralisation rend les coups de foudre moins douloureux, sinon inoffensifs. La souffrance amoureuse a perdu de son pathos et de son caractère poignant. Elle devient plus acceptable et invite à multiplier les expériences comme on se donne sans danger le frisson par le saut à l’élastique.

34 Deux corpus distants de vingt ans, mais réalisés dans des conditions différentes, donnent ainsi deux images qui à première vue semblent contradictoires. Dans celle de Mennie Grégoire, en 1972, le coup de foudre relaté ne débouche pas sur un mariage dans 97 % des cas, et se résume le plus souvent à un coup de cœur platonique pour un inconnu qu’on ne reverra plus. Aussi reste-t-il synonyme d’une souffrance inévitable, mais qui donne un sens à la vie en éternisant un instant de passion. Prise au pied de la lettre, cette enquête signifierait que le coup de foudre n’est jamais constitutif du couple. Dans l’enquête de Marie-Noëlle Schurmans et de Loraine Dominicé, publiée en 1997, à l’inverse, tous les coups de foudre ont mené à une vie de couple plus ou moins longue, encore réelle pour 35 % des sondés. Le mode opératoire (témoignage libre ou questionnaire), les enjeux de la participation (émission à grand succès ou recherche sociologique), et plus encore le support de la réponse (courrier individuel ou entretien avec un couple) expliquent ces résultats totalement opposés. Mais ils nous en apprennent beaucoup sur l’image du coup de foudre à la fin du xx e siècle. Qu’il s’agisse d’un amour romantique dont rêvent presque exclusivement des femmes au foyer (l’émission de Mennie Grégoire est programmée à 14 h 30) ou d’un storytelling que trois couples sur quatre posent comme la pierre angulaire de leur histoire, il fait désormais partie des expériences qu’il est de bon ton d’avoir vécues. Cela pourtant n’est possible qu’en élargissant à l’extrême sa définition.

35 Le coup de foudre moderne semble d’ailleurs avoir des ressorts psychologiques différents. Sans vouloir généraliser à partir d’exemples isolés, on peut avoir l’impression que le regard, qui définit la grande majorité des coups de foudre, s’est parfois retourné. Jadis, on tombait amoureux d’un être aimable, digne d’être aimé, devant qui on se sent minuscule et que l’on adore en silence : c’est le ver de terre amoureux d’une étoile cher à Victor Hugo, ou l’inconnue de Stefan Zweig (1922) qui n’avouera jamais à son voisin, écrivain célèbre, une passion fulgurante lorsqu’elle lui a ouvert la porte… De plus en plus, à l’inverse, c’est aujourd’hui le regard de l’autre qui nous bouleverse, parce qu’il nous fait exister. Je relève ainsi, dans les témoignages recueillis dans Cosmopolitan : « Il m’a dit que ce qui lui a plu, c’est que je l’ai regardé comme s’il n’y avait que lui au monde » ; « Dans mes yeux, d’un coup, il s’est vu comme un homme extraordinaire » ; « C’est la première fois qu’en face de quelqu’un je ne suis que moi-même. » François de Singly (1993) a montré qu’une des fonctions du couple est désormais de construire la personnalité de chacune des deux individualités qui le composent : le coup de foudre n’est-il, en fin de compte, qu’une des facettes de l’individualisme moderne, l’accès à l’existence sociale par le regard de l’autre, d’autant plus précieux que c’est un regard vierge, le premier qu’il pose sur nous ? L’instabilité du monde moderne fragilise l’individu, qui a besoin de se rassurer en comptant pour quelqu’un : l’égoïsme est peut-être un nouveau ressort de l’amour.

36 Mais, en définitive, quel est l’impact de ces discours opposés sur la réalité des rencontres ? Les enquêtes sont de ce point de vue difficiles à analyser, car la notion de coup de foudre est variable et que les statistiques ne peuvent se fonder que sur le déclaratif. Par ailleurs, elles s’intéressent essentiellement au couple stable, dont elles analysent l’origine. Une enquête réalisée par l’Ined en 1984 relève que 13 % des Français attribuent leur rencontre à un coup de foudre. Mais cela ne signifie pas que les autres croient au déterminisme social ou médical. 75 % des Français affirment s’être rencontrés fortuitement, et dans la moitié des cas, la rencontre s’est faite sur un « déclic » (52 % chez les hommes, 47 % chez les femmes).

37 Comment expliquer cette différence entre une rencontre socialement programmée et un ressenti privilégiant le hasard ? D’abord, par une canalisation naturelle du hasard : les lieux de travail, de loisir, de divertissement, de vacances, sans parler des bals populaires et des rallies d’autrefois, l’aident à se manifester dans un milieu précis. Ensuite, l’idéal physique que l’on se forge à l’adolescence dépend forcément du milieu dans lequel on évolue : la probabilité est donc forte d’éprouver par la suite un coup de foudre pour quelqu’un d’une même catégorie sociale. Mais l’être humain répugne à se sentir conditionné. Le coup de foudre lui donne l’impression d’échapper aux statistiques. Il ne faut pas négliger, dans ce cas, la dimension mythique de l’amour-passion et du coup de foudre, qui donne envie de les connaître même si on n’est pas tout à fait dupe de ce qu’on a vécu. Le mariage d’amour est une conquête du xx e siècle : il permet d’affirmer son indépendance par rapport aux parents ou aux marieurs des sociétés traditionnelles. Personne n’est prêt à la galvauder. Chacun a conscience que ce rêve romantique n’est pas réaliste, mais n’en porte pas moins la nostalgie. Le coup de foudre est devenu un récit fondateur, un storytelling qui permet au couple de marquer son indépendance et sa singularité. Il permet de garder en mémoire ces moments privilégiés de la rencontre et de leur donner sens.

38 Et pour cela, il faut qu’il renonce au rêve d’éternité que portaient le mariage chrétien et le coup de foudre romantique. Les amoureux d’aujourd’hui ne sont pas plus naïfs que leurs grands-parents. Ils savent désormais que l’amour passion ne dure que trois ans et qu’il n’y a pas de recette miracle pour le transformer en relation apaisée. La banalisation des formes de couple éphémères ou faciles à rompre (amour libre, concubinage, pacs) et la fragilisation de sa forme la plus stable, le mariage, permettent de vivre le coup de foudre sans s’y brûler au troisième degré. La foudre peut encore frapper à la porte avec le plombier ou le livreur de pizzas. Mais il ne s’agit pas du même phénomène. Il ne débouche que rarement sur un mariage ou une relation durable. Il répond plus à la « tocade » et à l’« amour d’une nuit » qui, dans La Psychologie pour les nuls, traduisent le vieux coup de foudre. Gageons que si la sexualité était, comme jadis, exclusivement réservée à un mariage éternel et indissoluble, le plombier et le livreur de pizza auraient moins de chance de provoquer une passion fulgurante. La libération sexuelle et la réintroduction du divorce par consentement mutuel ont dédramatisé les conséquences d’un mauvais choix, sur un coup de tête ou un désir subit. On peut se réjouir que la durée moyenne des relations suivant un coup de foudre, à la fin du xx e siècle, soit de six ans et demi, quand le taux de divorce, d’une manière générale, est au maximum entre quatre et six ans. Mais il n’empêche que dans l’enquête publiée en 1997 par Marie-Noëlle Schurmans 64,8 % des relations sont terminées, et pour la moitié d’entre elles, ceux qui l’ont vécue se sont perdus de vue. Pour les couples constitués sur un coup de foudre encore unis au moment de l’enquête, 21 % sont mariés et 14,2 %, non. La problématique a changé : s’il n’y a plus incompatibilité entre le coup de foudre et le mariage, il n’y a aucune nécessité d’y recourir ; si la durée des unions entreprises sur un coup de foudre semble (sur des échantillons malgré tout assez faibles) supérieure à celle des autres couples, on est quand même loin de l’éternité.

Le prestige d’un destin exceptionnel

39 Peut-être est-ce ce nouveau rapport au temps qui explique la faveur paradoxale du coup de foudre à une époque qui l’a démystifié. L’Antiquité avait craint le coup de foudre unilatéral et dangereux, et l’avait canalisé dans des formes de couple éphémère ; l’époque chrétienne avait tenté de donner à sa forme désormais diabolique un contrepoids divin qui l’intégrait dans l’éternité du mariage ; le romantisme l’avait exalté dans la douleur de ne pouvoir le vivre ; la bourgeoisie triomphante lui avait rogné les ailes en limitant son intensité ou en suspectant son immédiateté. L’époque actuelle lui rend toute sa vigueur antique en le limitant à nouveau à des formes moins stables de couple, mais lui conserve son prestige romantique de destin exceptionnel.

40 C’est sans doute que le coup de foudre, comme le coup de tête, s’inscrit dans une autre conception de la vie, qui valorise l’impulsion, l’intuition, le coup de cœur dans le domaine amoureux comme dans le choix politique, l’acquisition d’un logement, l’achat d’un produit… L’amour est entré dans la logique d’une société de consommation où l’on peut se faire plaisir parce qu’on peut se tromper, quitter ou jeter ce qui ne convient pas (la synonymie des deux termes dans le langage courant est significative) et mettre la même ardeur, sinon les mêmes espoirs d’éternité à entamer une nouvelle relation, à changer de voiture, de métier ou de majorité présidentielle. La société de la mobilité suppose la valorisation de l’impulsion dans le choix et la déculpabilisation de la rupture, qui est de moins en moins considérée comme un échec ou une faute, mais comme une opportunité de recommencer sans fin de nouvelles expériences.

41 Conflits d’intérêts : aucun

Bibliographie

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  • Schurmans, M.-N. (2010), D’amour et de feu, SociologieS [en ligne], Dossiers, Émotions et sentiments, réalité et fiction, mis en ligne le 1er juin 2010, consulté le 28 janvier 2016. URL : http://sociologies.revues.org/3157.
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  • Stendhal Henri Beyle (dit), De l’amour, éd. D. Muller et P. Jourda, Œuvres complètes, t. III et IV, [Levallois-Perret], Cercle du bibliophile, [1967].
  • Zweig S. (1922), Lettre d’une inconnue, suivi de La Ruelle au clair de lune, Poche, 2013.

Mots-clés éditeurs : couple, immédiateté, mythe, histoire, amour, coup de foudre

Date de mise en ligne : 11/12/2018.

https://doi.org/10.3917/difa.041.0011

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