1 Si former, c’est rêver une forme, il importe de porter l’analyse non seulement sur les fantasmes des sujets en formation et des formateurs, mais aussi sur la dynamique des liens imaginaires et réels entre formateurs et sujets en formation, et il faut encore considérer les mises narcissiques des institutions de formation sur les sujets en formation, autant que des apports narcissiques, positifs ou négatifs, des sujets en formation dans l’institution. C’est ce parcours de recherche que je voudrais proposer dans cet article.
Les idéaux
2 Former, c’est rêver une forme, une forme idéale, de soi et de l’objet que l’on forme, c’est dépasser l’informe : l’artisan, l’artiste, le formateur sont aux prises avec le travail de la forme, de la forme idéale. Le formateur, la formatrice sont soutenus dans leur rêve et leur activité par le fantasme d’une nouvelle matrice, et ce rêve soutient aussi la demande d’une formation chez le sujet qui se met en quête de la trouver. Aussi sont-ils, les formateurs de matrice et les demandeurs de re-formation, confrontés à toute une série de problèmes, liés à l’abandon ou de la destruction de l’ancienne forme, à l’angoisse des transformations, au ratage des passages et des remaniements, aux angoisses d’anéantissement et à la désillusion. Ils rêvent presque toujours, lorsque la formation est une condition pour acquérir de nouvelles capacités, d’être reconnus par l’institution matricielle qui les a formés, d’appartenir à un ensemble des sujets qui par leur formation se sont identifiés entre eux, et qui partagent ainsi un même idéal et une nouvelle origine identifiante, puisqu’ils sont devenus membres d’une même communauté d’appartenance et de référence. L’idéal d’une forme soutient toujours le rêve de formation : il demeure un puissant moteur de celle-ci lorsque les processus qui la construisent sont mis en œuvre.
3 Encore faut-il distinguer entre le Moi Idéal et l’Idéal du Moi. L’idéalisation primaire structure le Moi Idéal qui assure, par la dénégation de la dépendance à l’égard de l’objet et de sa défaillance, l’autosuffisance narcissique et le recouvrement de l’omnipotence infantile. Sont ici en jeu les identifications primaires à la Mère toute-puissante. L’idéalisation primaire protège du manque et de l’incurie, de la dépendance et de la souffrance, en portant à un degré de perfection absolue les qualités de l’objet. Ainsi se trouvent assurés l’autarcie narcissique et l’état d’omnipotence. L’objet est alors d’autant plus idéalisé que le Moi se trouve démuni pour faire face aux vicissitudes de son unité, de sa continuité et de sa protection. Le processus de la formation à l’expérience des effets de l’inconscient en contact avec celui d’un autre, de plus d’un autre, expose à ces angoisses. L’allégeance du Moi Idéal à un idéal narcissique de toute-puissance est la survivance de l’idéalisation de l’objet. Elle est contemporaine d’une régression vers les organisations archaïques de la relation d’objet ; elle apparaît dans les situations anxiogènes liées à des expériences de crise, de rupture et de dérégulation graves dans les continuités psychiques.
4 L’idéalisation secondaire consécutive au remaniement œdipien des identifications, organise l’Idéal du Moi : l’objet incarne un idéal que le Moi voudrait établir en lui, il est aimé pour les perfections qu’il représente. L’objet de la formation et les formateurs présentifient et incarnent ces idéaux. La relation du Moi et de l’Idéal du Moi sont alors moins dominées par les défenses psychotiques, elles sont davantage ouvertes à la reconnaissance de la réalité et aux expériences ; corrélativement, le Moi est devenu capable d’assimiler des objets d’identification successifs, contradictoires, mais non scindés, ceux-là mêmes qui constituent l’Idéal du Moi.
5 L’Idéal du Moi est une formation commune à la psyché singulière et aux ensembles sociaux. Freud définit en 1921 la « constitution libidinale d’une masse » par le fait qu’« un certain nombre d’individus ont mis un seul et un seul et même objet à la place de leur idéal du moi, et se sont, en conséquence, identifiés les uns aux autres dans leur moi » (GW XIII, 128 ; OCF XVI, 54). Ce processus qui assure le sentiment d’appartenance et d’identité, vaut pour les institutions et les groupes, et donc pour les institutions et les groupes de formation.
La fantasmatique nucléaire de la formation : « On (dé) forme un enfant »
6 La formation d’êtres humains est soutenue par une fantasmatique de la formation. Dans Fantasme et formation (1973), j’ai décrit ce que les fantasmes inconscients nous disent du désir et des places subjectives qui sont en jeu dans le scénario de la formation. Prenant pour modèle de celle-ci l’énoncé que Freud a donné du fantasme (« Ein Kind wird geschlagen », 1919) et son analyse de la structure du fantasme et des positions respectives des acteurs de cette action imaginaire, j’ai proposé l’énoncé générique suivant : « On (dé)forme un enfant. »
7 L’approche structurale de ce fantasme condense plusieurs questions que l’enfant est amené à se poser quant aux rapports entre l’adulte et l’enfant et, sur le même modèle, entre les adultes, hommes et femmes. C’est une question qui concerne ce qui se passe entre eux. Tout fantasme a pour fonction de rendre compte d’une action. Un fantasme, c’est un verbe, par exemple battre, et ce verbe peut se décliner sur le mode actif et positif : « On forme un enfant, un enfant est formé. » Mais la même structure du fantasme inclut la représentation d’une action passive et négative : « Un enfant est déformé, voire détruit. »
8 Cette conception structurale du fantasme met l’accent sur les représentations inconscientes des places subjectives et des enjeux de désir, mais elle organise aussi le scénario des désirs mobilisés chez tous les partenaires d’une relation intersubjective, un couple, une famille, un groupe, une institution (Kaës, 1976 ; Kaës, 1993). Pour que le fantasme puisse fonctionner et soutenir l’organisation du lien, chaque sujet est « appelé » à tenir une place, à laquelle il sera assigné, ou à laquelle il s’assignera, dont il pourra changer ou non. Autrement dit « quelqu’un » va se placer sur la position du « On » qui forme, et quelqu’un va se placer sur la position de qui est formé ou en train de se former selon le scénario du fantasme « On (dé)forme un enfant ».
9 La base nucléaire de la fantasmatique de la formation est en rapport étroit avec l’activité formatrice-déformatrice de la mère. Un tel fantasme situe d’emblée l’enjeu de la formation dans l’infantile de l’être humain, dont l’inachèvement psycho-physiologique le voue à la dépendance absolue vis-à-vis de l’univers maternel, à la double angoisse d’être détruit ou de détruire, à la double jubilation de faire l’enfant et de fabriquer un enfant (avec la mère ou le père). Il révèle les conflits pulsionnels inhérents au désir de (se) former ; il condense à travers les connexions qu’il entretient avec les représentations inconscientes de l’origine de la sexualité, de la procréation, de la différence des sexes et du sujet lui-même, une série de fantasmes originaires. Je pense que, par la réponse que ce fantasme fournit à la question de l’origine du sujet en tant qu’être de désir, aussi bien que par sa structure groupale, il est lui-même un fantasme originaire. Une des manifestations typiques de ce fantasme nucléaire est vérifiable dans les jeux des enfants construisant, dessinant, modelant dans la glaise ou dans la plasticine.
Formation, déformation, transformation
10 Le processus de la formation met en œuvre des forces et des représentations qui mobilisent quelque chose qui ressemble à de l’amour, et, de manière antagoniste, un désir de déconstruction, de déformation et de désorganisation dans lequel sont probablement inclus des éléments de haine. Dans les études sur ce processus j’ai mis en opposition, en les liant, la double figure du formateur : il est occupé à créer une nouvelle forme, et il est mobilisé au contraire par les processus de désorganisation et de déformation qui travaillent cette mise en forme. Nous ne pouvons traiter séparément ces deux figures qui opposeraient, comme dans les représentations mythiques, le projet divin de créer un être humain nouveau, et le projet démoniaque, diabolique qui viendrait défaire le projet divin, le fruit de l’action du formateur (R. Kaës, D. Anzieu et al., Fantasme et formation).
11 J’ai pensé qu’il était plus juste d’articuler ces deux figures en les subordonnant l’une à l’autre, sur le modèle du paradoxe logique (si A, alors non A), ce qui pourrait s’exprimer par ce que lie le fantasme nucléaire « si formation, alors dé-formation ». Mon hypothèse est que c’est seulement lorsque ces deux processus de formation et de déformation s’articulent l’un à l’autre que l’on peut espérer réunir les conditions d’une transformation. La formule du fantasme « On (dé)forme un enfant » rend compte de cette bipolarité pulsionnelle : former sous l’effet des pulsions libidinales et narcissiques, et déformer sous l’effet de la pulsion de mort, dans sa double composante : la destruction, l’anéantissement, la réduction de toutes les formes, le retour à l’informe d’une part, mais aussi la déliaison de ce qui est trop lié, trop organisé, trop noué et qui par sa forme trop organisée, empêche la transformation, d’autre part ; c’est cette composante de la pulsion de mort que Nathalie Zaltzman (1979) a nommée pulsion anarchiste. Cette composante est au service de la transformation, et c’est ce qui nous met dans l’effroi lorsque ce travail laisse apparaître, derrière la nécessité d’une déliaison nécessaire à la reformation mais à effet provisoirement désorganisateur, le danger d’une destruction.
12 Un autre ensemble de pulsions accomplit une fonction décisive dans le processus de formation : les pulsions d’emprise sont aussi bien au fondement de la connaissance et du lien intersubjectif. Elles sont étroitement associées au développement de la sexualité et aux expériences traumatiques.
13 Nous distinguerons, avec A. Ferrant (2001), l’emprise structurante et l’emprise aliénante. Intéressant notre propos sur la formation est le rapport de la séduction avec ces deux modalités de l’emprise, et ici encore il faut distinguer la séduction narcissique de la séduction traumatique comme moyens de l’emprise sur autrui.
14 La séduction et l’emprise narcissiques ont été étudiées dès 1980 par P.-C. Racamier. Elles sont à distinguer des formes d’emprise et de séduction qui visent à la satisfaction pulsionnelle à travers l’objet. Séduction et emprise narcissiques ne visent qu’à l’instauration d’un état d’union absolue. « Je la comprends, écrit Racamier, comme un processus actif, puissant, mutuel, s’établissant à l’origine entre l’enfant et la mère, dans le climat d’une fascination mutuelle foncièrement narcissique. Sous-tendant cette séduction : un fantasme d’unisson, de complétude et de toute-puissance créative. Une devise : “Ensemble à l’unisson, nous faisons le monde, à chaque instant et à jamais” ; elle n’est pas seulement dans le fantasme. Elle passe par les corps. Ses instruments sont le regard et le contact cutané. » Cette emprise totale est celle des « équivalents d’inceste, écrit Racamier : la séduction narcissique, via l’inceste se rapproche, avec le déroulement des années, de la séduction sexuelle ».
15 P. Denis (2002) analyse ainsi le rapport de la séduction traumatique avec l’emprise aliénante : « Le sujet acteur de cette forme d’emprise cherche à établir un mode relationnel fondé sur l’exercice d’un pouvoir permanent et sans limites sur l’autre, sans limites morales, sans interdits ni barrières d’aucune sorte. Les autres ne doivent être que des instruments destinés à jouer et surtout rejouer activement pour le sujet ses propres traumatismes » (p. 80).
Formation et narcissisme. Conformation
16 Diverses formes et modalités du narcissisme sont mobilisées dans le développement des processus de formation : nous en avons pris la mesure dans les effets des idéaux, dans la fantasmatique de la formation, dans les incidences de l’emprise.
17 Ce qui est en jeu dans le processus de formation est cette image de soi que le sujet chérit et qui définit ce que Freud (1914) a nommé narcissisme, premier objet sexuel. Le sujet se prend lui-même comme objet d’amour, ce qui va lui permettre une première unification au moment où sa vie pulsionnelle s’organise dans différentes régions érogènes. Le narcissisme fonctionne comme un investissement unificateur, il permet au sujet de s’identifier à une image unifiée de lui-même dans ces périodes de désorganisation de la vie pulsionnelle. Le narcissisme n’est donc pas d’abord une forme pathologique, c’est d’abord une organisation de la vie psychique, de la libido nécessaire à la formation même de la psyché.
18 Freud distingue deux formes de narcissisme : le narcissisme primaire, qui désigne un état précoce où l’enfant investit toute sa libido sur lui-même. Il a été supposé qu’il correspond à un état de vie psychique dont la vie intra-utérine serait le prototype. Le narcissisme secondaire consiste dans le retournement sur soi de ce qui a d’abord été investi sur des objets. Ce serait le bénéfice que le moi retire de sa relation avec les objets, une sorte de gain pour le moi, lié à la qualité de son commerce avec ceux-ci. Autrement dit, le narcissisme secondaire désignerait ce qui revient sur le moi, lorsqu’il se modèle sur l’objet que, par exemple, nous estimons (surestimons ?), dont nous retirons beaucoup de choses. Nous obtenons un gain narcissique appréciable pour le moi lorsque nous sommes en contact avec un formateur dont la personne et les qualités sont idéalisées, et donc surestimées. C’est à cette imago que le sujet en formation désire se rendre conforme.
L’alliance formative et le contrat narcissique dans la formation
19 Ce « commerce narcissique » ne concerne pas seulement le sujet qui s’engage dans une formation. Il implique aussi le formateur. Il repose sur une alliance formative dont les termes et les enjeux sont informés par ce que P. Castoriadis-Aulagnier (1975) a désigné sous le terme de contrat narcissique. Elle entend par ce concept que chaque sujet vient au monde de la société et de la succession des générations en étant porteur de cette mission d’avoir à assurer la continuité de la génération et de l’ensemble social. Il est porteur d’une place dans un ensemble et, pour assurer cette continuité, l’ensemble doit à son tour investir narcissiquement cet élément nouveau. Ce contrat assigne à chacun une certaine place qui lui est offerte par le groupe et qui lui est signifiée par l’ensemble des voix qui, avant chaque sujet, a tenu un certain discours conforme au mythe fondateur du groupe. Ce discours inclut les idéaux et les valeurs ; il transmet la culture et la parole de certitude de l’ensemble social. Ce discours, chaque sujet, d’une certaine manière, doit le reprendre à son compte. C’est par lui qu’il est relié à l’Ancêtre fondateur.
20 J’ai distingué entre deux types du contrat narcissique : ils varient selon leur origine, leur forme et leurs enjeux. Le premier se conclut dans le groupe primaire, à travers les investissements du narcissisme primaire, les scénarios d’emplacement, les énoncés de parole et de mythe, les repères identificatoires : tous servent conjointement, mais à des niveaux logiques qui leur sont propres, le sujet et l’ensemble. Le contrat narcissique secondaire se conclut dans les groupes secondaires, dans des rapports de continuité, de complémentarité et d’opposition avec le premier. Il est l’occasion d’une remise en cause et d’une reprise plus ou moins conflictuelle de l’assujettissement narcissique aux exigences de l’ensemble. Toute appartenance ultérieure, toute nouvelle adhésion à un groupe, comme tout changement dans le rapport du sujet à l’ensemble remet en cause, et dans certains cas en travail, les enjeux du contrat. C’est en ce sens que j’ai décrit l’opposition et la continuité entre filiation et affiliation (Kaës, 1985).
21 Une autre opposition différencie le contrat narcissique de ce que j’appelle le pacte narcissique. Le contrat narcissique contient une dimension conflictuelle régulée entre le narcissisme du sujet, à lui-même sa propre fin, et les intérêts narcissiques de l’ensemble dont il est un maillon, un héritier et un serviteur ; il se crée ainsi une dette narcissique symbolique dont chaque sujet s’acquitte dans ses investissements de transmission dans le groupe des contemporains et dans la descendance.
22 Par opposition avec le contrat, le pacte contient et transmet de la violence non symbolisée. Le pacte narcissique est constitué par une assignation univoque ou mutuelle à un emplacement de parfaite coïncidence narcissique entre le sujet et l’ensemble ; cet emplacement ne supporte aucun écart, car le moindre écart désolidariserait les Idéaux de leur socle, le Moi Idéal, exposerait à payer d’un poids de chair la dette insolvable qui lui est imposée.
La violence de la formation. Anticipation et imposition d’une forme
23 Je voudrais souligner un point important : l’anticipation que le contrat narcissique projette sur le sujet, et la violence que cette anticipation implique : « Le contrat narcissique s’établit grâce au pré-investissement narcissique par l’ensemble de l’infans comme voix future qui prendra la place qu’on lui désigne : il dote celui-ci par anticipation du rôle de sujet du groupe qu’il projette en lui », écrit P. Aulagnier (ibid., p. 188).
24 La violence qui est en jeu dans la formation est celle de la nécessaire anticipation d’une forme idéale. Cette anticipation implique un désir sur l’autre. Il y a une forme de violence nécessaire, structurante, dans le fait d’anticiper, pour l’autre, quelque chose qui va lui permettre de se structurer et de se transformer. Nous ne pourrions pas vivre et croître si nous n’avons pas été portés par un projet anticipateur.
25 P. Aulagnier (1975) a proposé le concept de violence primaire, telle que l’exerce un discours, qui anticipe sur tout possible entendement (P. Castoriadis-Aulagnier, 1975), op. cit., La violence de l’anticipation : l’ombre parlée (p. 134-135). Cette violence est nécessaire pour ouvrir au sujet l’accès à l’ordre de l’humain. Précédant de loin la naissance du sujet, lui préexiste un discours le concernant : « ombre parlée » par la mère parlante, dès que l’infans est là, cette ombre va se projeter sur son corps et prendre la place de celui auquel s’adresse le discours du porte-parole.
26 Cette violence de l’anticipation reste à reconnaître : dès les premiers moments de la vie et bien avant, les parents ont sur cet enfant à venir une rêverie anticipatrice, un discours anticipateur et des assignations de places anticipatrices. Si ces assignations anticipatrices n’existent pas, l’infans connaîtra quelques difficultés à naître à la vie psychique. Toute la question est de savoir si cette violence pourra être reconnue et reprise à son compte par l’enfant, au moment où affirmant son propre désir il entre en conflit avec ceux qui les premiers lui ont permis de se constituer comme sujet.
27 La formation est traversée par cette violence, et la fonction du formateur est d’aménager un espace pour penser et intégrer cette violence.
Versions du mythe de Pygmalion
28 Le mythe de Pygmalion que nous a rapporté Ovide a inspiré plusieurs œuvres : la pièce de théâtre de B. Shaw Pygmalion (1914) et le film de G. Cukor My Fair Lady (1964) tiré de cette pièce. Ces deux versions explorent plusieurs aspects importants de la fantasmatique de la formation.
29 Ces deux œuvres racontent l’histoire d’un professeur de phonétique misogyne et célibataire, Higgins qui, à la suite d’un pari, prétend tirer « du ruisseau et de la fange » une jeune marchande de fleurs londonienne et, par l’effet de son art phonétique, en faire une dame du monde : une duchesse, la reine de Saba… Le projet réussit, pour la gloire d’Higgins et le malheur de la jeune Lisa, déclassée, humiliée d’être traitée en objet par un manipulateur égoïste, beaucoup plus préoccupé de son amour de la phonétique et de sa mère que de l’humanité de son objet.
30 Pour Higgins, la petite marchande de fleurs est un objet à modeler, à dominer, à détruire aussi. Ou plutôt, s’il la forme, c’est pour s’empêcher de la détruire. Sa jeunesse, son innocence, le fait qu’elle soit ignorante, la rendent malléable et contrôlable à merci. L’acharnement phonétique de Higgins pourrait bien aussi y conduire si Lisa – en fait Elisa, Higgins coupe son nom – n’avait de solides ressources de vie pour affronter l’emprise de son maître.
31 Lisa n’a d’abord d’autre moyen de se défendre que celle de l’attaque contre son persécuteur. C’est pourtant à l’envie destructrice de Higgins qu’elle se livre, sensible aux cajoleries d’un Pygmalion qui déploiera toutes les armes de la séduction pour obtenir d’elle ce qu’il veut : sortir du ruisseau et de la fange cette « épluchure » pour faire « une duchesse de cette bécasse de ruisseau crottée ».
32 Higgins a déjà obtenu d’elle une partie de ce qu’il en voulait obtenir : sa voix et sa prononciation se sont transformées comme il le souhaitait. Il va réaliser son rêve d’une métamorphose intégrale. Pour y parvenir, il lui faudra d’abord dépouiller Lisa de sa gangue de crasse, la récurer, brûler ses vêtements, l’habiller de neuf et selon son désir à lui.
33 La femme de service d’Higgins l’avertit : au lieu d’écraser tout le monde, pourquoi ne sollicite-t-il pas la coopération et l’intelligence de Lisa pour sa propre formation ? Higgins ne veut rien entendre et, bien qu’il la méprise, il en fait un objet sacré. Shaw a bien compris que cette contradiction exprime et masque le rapport de violence et de domination dans ce scénario sadique anal de la formation.
34 L’état fantasmatique constant du formateur est-il le célibat consacré à la mère matrice idéalisée et aux enfants de la mère ? Une mère qui prend aussi la figure d’une persécutrice ? Et, s’il s’éprend de sa propre création et de sa propre créature, il lui fait vivre l’idéalisation d’elle-même et la dépression. Mais l’effort de Pygmalion-Higgins pour rapprocher Lisa de son idéal maternel rencontre bientôt la puissance de l’interdit.
35 Le Pygmalion de Shaw nous dit quelque chose sur les assignations de places inconscientes qui organisent les relations entre Higgins et ses différents partenaires. Ainsi dans cet épisode – plus explicite encore dans le film My Fair Lady – où Lisa, transformée en duchesse, fait sa sortie dans le monde. Higgins, angoissé et impatient, plein d’attentes à l’égard de sa création et de sa créature, interroge sa mère : « Lisa a-t-elle été présentable ? » Sa mère lui répond en se plaçant sur le siège précédemment occupé par Lisa. Higgins comprend alors que sa créature n’est que sa propre reproduction, qu’elle visait à reproduire sa mère, placée là comme en surimpression de Lisa. Lisa n’est rien que le triomphe de la couturière et de l’art du phonéticien. B. Shaw apporte un complément au mythe d’Ovide, en nous montrant comment toute la pièce est organisée autour de la circulation entre trois places : la mère, l’enfant héros, et son propre reflet dans la femme.
La réaction narcissique négative
36 Jusqu’à présent, j’ai suivi le fil rouge qui traverse et organise une dimension centrale du processus de la formation des êtres humains : la mobilisation des idéaux et du narcissisme dans la transmission d’un savoir, d’un savoir être et d’un savoir-faire. J’ai proposé que le fantasme organisateur « On (dé)forme un enfant » décrive une scène et un scénario qui condensent le narcissisme, le désir incestueux et la violence destructrice qui leur est inhérente.
37 Cette formule du fantasme fondamental de la formation permet de repérer ce qui est en jeu chez l’enfant et de l’adolescent dans le sujet en formation, mais aussi chez le formateur.
38 En tant que processus de trans-formation, la formation comporte des phases de désorganisation corrélatives au remaniement de l’économie et de la dynamique intrapsychiques. Elle mobilise la vie pulsionnelle dans ses dimensions libidinales et narcissiques, destructrices et mortifères. Elle réveille des angoisses d’anéantissement et de dépression, notamment lorsque surgit le moment de la désidéalisation de la formation et du formateur, elle suscite des mécanismes de défense contre ces angoisses. Elle s’inscrit dans un champ contretransféro-transférentiel, dans lesquels se logent à la fois les anciens scénarios fantasmatiques, les imagos et les objets d’amour et de haine et qui servent les résistances psychiques contre le processus de la formation-déformation. Enfin, elle s’inscrit dans le champ de l’intersubjectivité et des alliances qui l’organisent.
39 Je voudrais maintenant aborder un autre aspect de l’idéalisation et des implications narcissiques dans la formation. Je les rassemble dans la notion d’une réaction formative négative. Je partirai d’une autre notion décrite par Freud en 1923 sous le nom de réaction thérapeutique négative comme résistance à la guérison par la psychanalyse.
40 Dans le cours d’une analyse, nous observons chez l’analysant des réactions qui relèvent de la prévalence des défenses narcissiques contre le processus de changement et qui s’expriment dans le refus d’abandonner une représentation idéale de soi et de l’objet d’amour, au point d’interrompre la cure. J.-B. Pontalis a décrit ainsi la réaction thérapeutique négative : tout se passe comme si le patient se disait : « Jamais je ne trouverai un parent assez bon pour pouvoir me sortir d’affaire, et je préfère maintenir cette idée agressive d’un parent idéalement bon plutôt que me sortir d’affaire » (Pontalis, 1981). Ces réactions maintiennent à la fois l’image idéale et l’attaque contre le parent, le rendant impuissant en se rendant soi-même impuissant à se transformer.
41 Mon expérience m’a confronté à une situation analogue dans le processus de la formation (Kaës, 2011). Les discours sous-jacents à la réaction narcissique négative dans la formation sont tenus aussi bien du côté des sujets en formation que du côté des formateurs. Dans le premier ensemble le discours inconscient apparaît au moment où le processus de transformation est en cours ; on pourrait le formuler ainsi : « Rien ne sera jamais assez identique à l’objet perdu idéalisé, aucun objet ne peut me former comme l’objet idéal avec lequel je me tue. Jamais je ne trouverai de formateur à la hauteur de ce que je prétends devenir, je préfère conserver la représentation idéale de la forme de mon Moi avec laquelle je me tue et j’abandonne le processus de formation. » S’engager dans la formation équivaudrait à entreprendre le deuil de l’objet perdu et à se perdre comme enfant qui ne veut rien acquérir par l’expérience, car ce serait mettre en péril l’idéalisation de l’enfant merveilleux. C’est que le processus de la formation relance la position de l’enfant merveilleux, et toute demande de formation nous confronte au défi que nous adressent les sujets, celui d’être capables de maintenir cette position, et au reproche destiné aux parents de ne pas nous avoir maintenus dans une forme complète, magnifique, incastrable.
42 Chez les formateurs la réaction narcissique négative se manifeste en deux circonstances : la première se présente lorsque, au moment d’accréditer le processus de formation, le discours est le suivant : « Nous ne pouvons pas accréditer la formation de quelqu’un qui ne nous ressemble pas. Si nous l’accréditions, nous nous discréditerions. » Une autre circonstance est celle du recrutement d’un nouveau membre d’une association, et le discours est quasiment identique au précédent ; il prend souvent cette forme : « Aucun nouveau membre ne peut s’être formé à notre image, à l’image de notre idéal avec lequel nous nous préservons de tout nouvel investissement sur des objets qui ne seraient pas identiques à nous et à notre idéal. »
43 Ce qui advient dans la réaction narcissique négative à la formation ne peut vraiment accomplir le processus de formation que si le traitement des diverses expressions et modalités du narcissisme a pu faire l’objet d’un travail de reconnaissance et d’élaboration. Par exemple, il reste souvent à traiter la dimension du narcissisme de mort qui se manifeste dans la réaction narcissique négative, dimension caractérisée – comme
44 A. Green l’a proposé – par le travail de désobjectalisation (Green, 1983). Cet assèchement narcissique de l’investissement de l’objet, ce reflux du narcissisme sur les représentants imaginaires du moi se produit lorsque l’institution ou le sujet ne parviennent pas à nouer leurs intérêts narcissiques de vie dans un contrat structurant.
45 J’ai souligné plus haut l’importance du contrat qui règle les rapports du narcissisme dans le lien de formation. C’est à partir du traitement de ce contrat que nous pouvons considérer comment s’effectuent la reconnaissance du sujet en formation par l’institution qui le forme et la reconnaissance de l’institution par le sujet qui auprès d’elle a formulé la demande de formation. Cette double question peut se traduire ainsi : quel écart peut être toléré à ce que fonde le contrat narcissique, c’est-à-dire à l’alliance inconsciente sous-jacente au lien de formation. Ou encore : comment assurer la capacité des institutions de formation à reconnaître parmi ceux et celles qu’elles forment suffisamment de conformité et assez de différence ?
Bibliographie
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