Couverture de DIFA_032

Article de revue

Le drapé du croire

Pour une théorie et une clinique de la croyance performative

Pages 89 à 101

Notes

  • [1]
    Le terme de « culture » renvoie, dans la terminologie freudienne, à « la somme totale des réalisations et dispositifs […] qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux » (Freud, 1930, p. 276).
  • [2]
    Croire serait un acte de langage, au sens où l’exprimait Austin (1962), qui créerait pour partie son propre objet, personnel et collectif.
  • [3]
    Nous utilisons, par commodité, ce terme controversé de « postmodernité ». La postmodernité consiste en l’amenuisement des références temporelles, à la tradition ou au progrès. La culture « postmoderne » ne croit plus aux grands métarécits. Elle est fondée sur le doute, sur la référence accentuée aux sous-cultures, et à l’éthique personnelle, plus qu’aux propositions collectives de sens.
  • [4]
    Il en est ainsi de Marie de la Trinité, mystique contemporaine dont la trajectoire tourmentée l’amena auprès de Jacques Lacan, qui fut son analyste, trajectoire paradigmatique de la manière dont une mystique rencontre la souffrance psychique, jusqu’à l’extrême d’un épisode mélancolique qui laissa en elle une trace irrémédiable. Ce type de cheminement est paradigmatique d’une mystique des temps de la « mort de Dieu » (J. Arènes, 2012).

Quand l’enveloppe culturelle du croire devient hétérogène

1Une formule du philosophe Georg Simmel récapitule la condition croyante contemporaine : « Les gens ne sont plus dans un monde religieux objectif ; ils sont subjectivement religieux dans un monde objectivement indifférent » (1919, p. 173). Ce changement essentiel signifie que l’univers religieux est, pour une part, rapatrié dans le for intérieur du croyant. La « sortie du religieux », évoquée par Marcel Gauchet, serait le passage de la notion de religion comme structure – fondatrice du fait social – à la religion comme culture (M. Gauchet, 1983). Elle impliquerait la gestion « privée » de la confrontation de chacun avec sa propre destinée. La réalité d’une culture inhomogène, en proie au « polythéisme » des valeurs (M. Weber, 1919, p. 97) impose un travail psychique au croyant. Nous emploierons le terme de « croyant » d’une manière générique, sans entrer dans la complexité de la notion. Le régime de la « simple » croyance serait celui d’une passivité, ouvrant la voie aux illusions. Le « travail » du croire serait en relation avec la traversée de ces illusions.

2Le concept d’enveloppe psychique modélise les structures contenantes du psychisme (D. Houzel, 1987). Une théorie du croire ne peut être dissociée d’une théorie de la culture [1] qui peut se penser en ces termes d’« enveloppe ». Il existe une homologie structurelle entre le psychisme individuel et la culture, qui seraient « coémergents » (G. Devereux, 1972). Mais une indétermination habite cette co-émergence, indétermination féconde dans sa tension même. La culture comme enveloppe est aujourd’hui « traumatogène » en raison d’une hétérogénéité rendant problématique sa fonction de contenance. Le donné commun du croire est protéiforme. Plus largement que le champ proprement religieux, la fragilisation des cadres de « sens » de la vie personnelle et collective suscite, chez le sujet contemporain, la tâche de créer soi-même son propre système de sens. « Nous sommes devenus très conscients du fait que ce sens dépend de nos pouvoirs personnels d’expression. La découverte dépend ici de l’invention – et elle y est étroitement associée », affirme le philosophe Charles Taylor (1989, p. 32).

3Ces évolutions sociétales concernent les garants « métapsychiques » et métasociaux du lien, en arrière-plan de la psyché individuelle, qui accomplissent moins qu’avant leur fonction de cadres. Les alliances inconscientes entre sujets constituent la trame du tressage de ces cadres. Mais ils seraient aussi engendrés par la « matière sociale, culturelle, politique ou religieuse » (R. Kaës, 2009, p. 119). L’effritement de ces garants affecte ce que Kaës appelle « la clinique des liens », notamment dans le domaine de la constitution des limites internes et externes de l’appareil psychique individuel, concernant le continuum immense des pathologies du narcissisme. Il induit pour partie un « malêtre », version contemporaine du malaise dans la culture (R. Kaës, 2012). Il se traduit en particulier par une défaillance des « processus articulaires » individuels et collectifs, et la « mise hors circuit » du préconscient (R. Kaës, 2009, p. 122). Cet effet négatif est concomitant d’une stimulation inédite des sujets, induisant chez certains – notamment chez ceux dont le pacte narcissique originaire (P. Aulagnier, 1975) fut le plus satisfaisant – une créativité intense. Le psychisme du sujet croyant est alors sollicité dans sa capacité de transformation et de médiation, et dans sa créativité préconsciente.

4Nous allons donc, dans une démarche d’anthropologie culturelle inspirée de la psychanalyse – et en réfléchissant aussi autour d’une cure analytique individuelle –, analyser les réaménagements contemporains du croire. Plus largement que la croyance religieuse, nous chercherons à saisir comment le croire est devenu une donnée « performative [2] », ce qui nous permettra de penser la manière dont la créativité transitionnelle individuelle participe à la fécondité de l’illusion groupale. Nous aborderons la pensée de philosophes ou psychologues qui ont tenté, comme Marcel Gauchet ou William James, de problématiser la dynamique subjectale et collective du croire. Nous articulerons ces problématiques à la théorie psychanalytique, notamment dans sa dimension groupale, ce qui permettra de rendre compte de la dramatique intra- et extra-psychique du croire que ces premières théories ont tendance à éluder. Notre propos central sera de donner un aperçu de la manière dont le sujet participe, en tant que créateur, aux cadres « métapsychiques » du croire. Même si le croire dans sa version religieuse s’avère pour nous paradigmatique, nous allons nous pencher, d’une manière plus large, sur la question de la créativité personnelle sollicitée par l’évanescence postmoderne [3] des systèmes de sens.

Le passage du « nous » au « je » : un croire performatif

5Le rapport entre psychisme et culture n’est pas circulaire. La circularité engendrerait un système sans histoire, sans événement, sans genèse. La nouveauté surgit, pour le sujet comme pour le collectif, dans l’écart entre le singulier et la culture. Notre hypothèse est que le croire se déploie aujourd’hui, comme praxis et comme savoir, en ces lieux d’écarts, manifestant la tension entre sujet et culture, laquelle tension immémoriale prend un tour inédit. Là où, justement, la culture n’est pas un contenant totalisant, ce qu’elle n’a jamais été : elle se constitue justement dans la recomposition incessante de son propre lieu interne. Ce contenant « assez bon » que constituerait la culture commune est, dans une perspective historique, plus souvent défaillant. L’individualisme se développe en homologie avec le desserrement continuel du maillage de l’enveloppe psychique collective, dont la résultante est un feuilletage des enveloppes enserrant le sujet. Les accrocs et les trouées de ce feuilletage ont tendance à mobiliser la créativité transitionnelle et l’angoisse narcissique du sujet.

6La « sortie » du religieux consiste en un changement de paradigme culturel. L’élément principal en est le passage du « nous » au « je ». La quête spirituelle se situe alors aujourd’hui dans une éthique du singulier, où l’appel intérieur se conjugue à une construction de soi. Pour donner des repères concrets de cette éthique, prenons l’exemple d’Etty Hillesum, jeune femme juive hollandaise morte en 1943 à Auschwitz, qui détient aujourd’hui, post mortem, un incroyable succès en tant qu’écrivain et guide spirituel. Pourtant elle n’a pas laissé une œuvre, mais « seulement » un journal concernant sa vie intérieure (E. Hillesum, 2002). Etty Hillesum entraîne à sa suite beaucoup de nos contemporains, qu’ils soient proches ou loin des institutions religieuses, parce qu’elle se situe elle-même en dehors de toute église, en une filiation en pointillés. Le processus de croire se détache, pour une part, d’une attente de contrepartie sociale, et produit son propre objet. La référence commune continue à exister, parfois dans des groupes plus ou moins restreints dérivant vers le communautarisme. Le repli communautaire recrée alors quelque chose d’une enveloppe psychique commune, où la foi ne serait plus « contaminée » par des pensées étrangères. La « fin » du religieux peut se concevoir dans une société qui ne compterait que des « croyants ». C’est bien parce que l’ordre fondateur du religieux tend à s’évanouir comme système, que chacun est renvoyé à sa production subjective du croire.

7Gauchet rejoint le psychologue et philosophe américain William James dans la vision d’un « rapatriement » du croire au cœur de la subjectivité du croyant, pour ceux qui adhèrent à une religion, mais pas seulement. Le croire devient alors une donnée psychique générale, créatrice d’une « version » du monde. James postule une performativité radicale du croire, qui détiendrait une accointance native avec l’action. « Dire d’une hypothèse qu’elle possède un maximum de vie, c’est dire qu’elle dispose à agir irrévocablement. Pratiquement, cela s’appelle une croyance ; mais il y a déjà quelque tendance à croire partout où il y a quelque tendance à agir » (W. James, 1916, p. 40). Croire en la liberté, c’est donner consistance et existence à la liberté. Et l’univers lui-même se construit en une « version » qui se propose et se travaille. Les versions se conjuguent et s’interpénètrent. Elles s’élaborent à l’infini. La richesse de l’expérience se déploie devant le sujet, qui engage sa liberté au cœur des possibles. Le champ du lien humain a alors ceci de particulier que « le désir d’une certaine sorte de vérité détermine l’existence de cette vérité particulière » (W. James, 1916, p. 58). Élire un objet d’amour contribuera à faire exister l’amour que cet objet manifestera en retour. Dans la même perspective, une organisation sociale comme une armée, une Église, une démocratie n’existera que dans la mesure où chacun coopère psychiquement à cette organisation en pensant que les autres y coopèrent de la même façon. L’aspect performatif du croire se double de l’aspect partagé du croire dans un espace transitionnel commun.

8Tentons d’articuler le modèle jamesien avec la théorisation de la psychanalyse groupale. Chez James, le flux psychique est d’emblée une mise en relation, dans le tissu de l’enveloppe psychique commune. Chaque élaboration psychique individuelle du croire se joint aux multiples fils entremêlés du tissu partagé de l’expérience du croire, qui est plongé dans le temps. Le drapé du croire est en évolution constante, avec des nœuds qui vivent et qui meurent. Il enveloppe et précède le sujet. Il ne concerne pas seulement le croire religieux, mais l’expérience vitale de participation à la créativité de la culture. La transitionnalité de l’espace psychique du croire se joue à plusieurs, dans cette enveloppe commune en remaniement continuel. Cette transitionnalité créatrice n’est pas a-conflictuelle. Elle sollicite l’« apparat zu deuten » – l’appareil à signifier et à interpréter – de chacun des protagonistes, à la frontière de l’intrapsychique et de l’intersubjectif (R. Kaës, 1993, p. 47 ; S. Freud, 1912, p. 379). Dans la perspective de la psychanalyse contemporaine, le « sujet du lien » est « singulier pluriel ». Il investit une réalité psychique, consistante et spécifique, se déployant au cœur des liens et alliances (R. Kaës, 2009, p. 112). Kaës distingue trois espaces psychiques : celui du sujet singulier, celui des liens intersubjectifs, et celui des configurations complexes, groupes, familles et institutions. Les instances d’articulation entre ces niveaux sont essentielles. Elles sont, dans la problématique actuelle, beaucoup sollicitées et éminemment transformables. Le concept de sujet se situe ainsi, dans la vision contemporaine de la psychanalyse, « à un niveau où se réalisent les mouvements auto-organisateurs et créatifs responsables du changement » (G. Pragier et al., 2007, p. 185). Le moi-sujet lie fonctionnellement, d’une manière paradoxale, sans cesse menacée, psyché et langage, pulsions et représentations. La complexité, croissante en notre culture, des différents niveaux d’organisation de la psyché individuelle – en interaction avec les différents niveaux du lien – suppose un clivage fonctionnel du moi. Le psychisme du sujet créateur, dans cette période de la fin des grands cadres métapsychiques, est d’autant plus clivé qu’il interagit avec l’enveloppe culturelle inhomogène. Le sujet « singulier pluriel » est donc transformé par le tissu des enveloppes du croire l’enserrant, mais il peut, en son agir créatif, participer au tissage de ces enveloppes. Le « singulier » concourt alors à la métamorphose du « pluriel ».

Sébastien et ses « versions » du monde

9Évoquons, à cet égard, quelques éléments de la cure de Sébastien, qui a duré plus de trois ans, avant qu’il ne disparaisse brutalement du processus, sans prendre le temps d’une explication, interruption à l’image de sa trajectoire haletante, toute en bifurcations. Sébastien a vécu dans le malaise d’une famille recomposée aimante et douloureuse. Il s’entend mal avec son beau-père avec qui, dit-il, il a une « histoire de pardon ». En errance au niveau de ses études, il a été longtemps rebelle à toute inscription institutionnelle, et a fini par trouver un cheminement professionnel brillant. Il rencontre une communauté nouvelle catholique par le biais de sa grand-mère – figure de stabilité identificatoire en un environnement mouvant –, et y expérimente une conversion religieuse radicale. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à fréquenter intensément des réseaux d’appartenances qui n’ont rien à voir avec le fait religieux, et qui, pour une partie de leurs membres, ne sont absolument pas au courant de son investissement croyant intense.

10Les différentes « versions » du monde, élaborées par Sébastien, se combattent et s’entrecroisent. Elles prennent tour à tour de l’importance, sur un fond pulsionnel fortement maîtrisé. La tension sublimatoire de Sébastien côtoie constamment la répression féroce de la pulsion. Il se débat avec ses univers, dont l’équilibre et la séparation stricte l’enferment et le contiennent en même temps. Freud énonce, à travers la notion de clivage, cette fondamentale rébellion contre l’Œdipe, mais cette notion rend aussi compte de la multiplicité des actants, pulsionnels ou instanciels, internes au moi. Le moi clivé s’inscrit entre plusieurs réalités transitionnelles qu’il ne veut ou ne peut choisir. Le clivage permet à la fois d’adhérer à une représentation du désir religieux tout en s’inscrivant dans d’autres régimes transitionnels, dans lesquels « l’objet Dieu » n’est pas représenté. Sébastien déploie, dans la même journée, une adhésion à une ritualité liturgique très classique – l’épaisseur, et la corporéité, du rite détenant en outre une dimension de sensualité –, et une festivité amoureuse fort éloignée des dogmes. En secret, demeure cependant pour lui le désir de passer de l’autre côté du miroir, d’aller sur un autre rivage de lui-même, mais la peur d’être englouti est sans doute trop forte. Le désir mystique devient alors puissant, à l’image d’un vœu addictif. La fragilité subjective lui fait toutefois côtoyer ce que Kaës, à la suite de Hegel, nomme « un processus sans sujet » (R. Kaës, 2012, p. 6). Le sujet en voie incessante de subjectivation s’arrime alors à une dimension performative de la prière, qui ne concerne pas seulement la création d’un espace subjectif particulier qui donnerait consistance aux dieux ou au sacré, mais impliquerait aussi des effets sur le psychisme lui-même. Au cœur de cette expérience de type mystique, Sébastien est saisi par les limites et la précarité de la constitution de sa propre autonomie, dans le mouvement même où celle-ci se forme, en relation, pense-t-il, avec l’objet divin. En un premier temps conversionnel, il se dit « brûlé » par la rencontre avec cet objet, et heureux de cette brûlure, comme enivré du versant dionysiaque et numineux du religieux. Mais le clivage fonctionnel de sa démarche croyante ne « tient » pas complètement. Il fait « exploser », c’est son mot, son rapport autarcique avec l’objet divin, et se déclare alors ouvert à « ce qui arrive ». Une mystique de l’événement et de la rencontre inclut dans la problématique plus vaste d’une attente relationnelle indéfinie ce qui fut initialement une expérience éminemment narcissique. La recherche amoureuse elle-même se configure alors à une mystique de la rencontre.

11L’idéalité est aussi forte, en un régime paradoxal où elle est à la fois reconnue et critiquée. « On peut passer sa vie à la penser telle qu’elle devrait être. Je dépense beaucoup d’énergie dans une rêverie nutritive », affirme Sébastien. Parfois, sur son lieu de travail, Sébastien « se lâche » et parle de Dieu d’une manière enflammée, pour aussitôt se reprendre et le regretter. Les différents mondes se côtoient, mais il vaut mieux qu’ils se ne croisent pas. Si Sébastien mélangeait les produits chimiquement purs des univers qu’il administre sans les hybrider, l’angoisse de concocter une puissance explosive serait trop forte. Autant ne pas mixer ce qui, selon lui, risquerait d’engendrer une destruction massive. Par ailleurs, Sébastien n’est pas seulement « occupé » à gérer ses différentes versions du monde. Il fait preuve, nous allons le voir par rapport à sa famille, d’une créativité relationnelle qui le met en position de transmetteur. Kaës oppose une « transmission réception » à une transmission qui serait transitionnelle (R. Kaës, 2002). La transitionnalité rend alors possible un travail sur ce qui est reçu, mais aussi créé. La fonction d’appropriation subjective de la transitionnalité se joint alors à une mise en commun créative. Une métapsychologie du « troisième type » devient alors prépondérante. Elle intègre la consistance de l’intersubjectif comme cadre de créativité. L’option du psychisme malléable n’est pas seulement à appliquer au sujet singulier (R. Kaës, 2013). Les espaces psychiques intersubjectifs le sont aussi.

Une transmission inversée

12Dans le contexte contemporain éminemment subjectivant, la spiritualité fait référence à l’expérience personnelle. Le nouveau « style religieux » est caractérisé par le choix individuel, avec l’hétérogénéité des emprunts à des codes différents (J. Arènes, 2011). Une jeune patiente d’origine culturelle juive narre ainsi ce qu’elle imagine de sa réincarnation précédente, dans un emprunt manifeste à une spiritualité extrême-orientale, tout en relatant son attachement à certains éléments de sa religion d’origine. Chacun mixe des éléments religieux et des notions de développement personnel. Ce nouveau type religieux se repère dans tout le spectre culturel contemporain, aussi bien dans la nébuleuse du New Age, que chez des personnes proches d’églises traditionnelles.

13Les hypothèses classiques de « transmission » du croire sont subverties. Il arrive ainsi que les enfants se convertissent religieusement et entraînent leurs parents en un chemin de conversion. La « parentification » des plus jeunes s’insinue aussi dans les cheminements spirituels. Ce fut le cas de Sébastien. Sa conversion complexe, pour une part boulimique et addictive, intrigue sa mère, qui n’aurait jamais imaginé son fils « tenant » plus d’une journée en lien avec une institution. Invitée par son fils à effectuer un séjour dans un monastère, elle renoue avec l’église catholique, suivie par le beau-père. Les générations les plus récentes portent la responsabilité d’être, à l’inverse de la dynamique traditionnelle, des initiateurs. Mais l’illusion groupale ne tient pas toujours. Une partie de la fratrie de Sébastien se méfie de son adhésion de foi idéalisante. Par ailleurs, Sébastien ne souhaite pas voir une autre partie de sa famille par peur d’être « contaminé » par leur défiance.

14Dans les familles, les transactions du croire se font complexes. Le processus identificatoire se joue alors de la linéarité stricte des générations et peut donc, c’est le cas de Sébastien, s’étayer sur la génération des grands-parents, dont l’assise narcissique donne support à l’énergétique de la construction de soi. Le sujet créateur de lui-même se révèle avide de renaissances. Le « modèle » des reborn issus du pentecôtisme anglo-saxon tend ainsi à se diffuser dans le monde chrétien. La foi n’est plus léguée ou transmise, elle est proposée. Les anciens rites d’incorporation au monde adulte au cours de la puberté demeurent (par exemple, profession de foi dans le monde catholique, Bat Mitzvah et Bar Mitzvah dans la religion juive), mais prennent plus la forme de rites de subjectivation. Ces nouveaux rites tiennent compte du passage contemporain de l’accueil du sens à la quête de sens (M. Gauchet, 1998). Ce type de renversement ne concerne pas seulement le contexte étroitement religieux du croire. La manière dont le croire forge son propre objet, renversant ainsi certains schèmes de transmission, nous renvoie à la problématique plus générale du sujet créateur, et à son rapport au groupe (familial d’abord), et à la culture dans son ensemble. Cette « perte » dans la transmission, cette perte inaugurale, qui est une des caractéristiques de l’univers postmoderne, est l’espace d’une créativité inédite où l’acteur du lien n’est pas seulement en situation de réception, mais transmet au tissu psychique groupal sa puissance créatrice. La génération précédant Sébastien (mère et beau-père) se montre alors désireuse des mêmes renaissances par lesquelles le jeune enfante à la foi ceux qui l’ont précédé dans la filiation. Ce paradoxe œdipien d’un nouveau type n’est pas sans effet sur l’angoisse narcissique du jeune assumant, comme au-dessus du vide, une étrange position d’engendrement vis-à-vis de ceux qui l’ont précédé en ce monde.

15Les contrats narcissiques secondaires (R. Kaës, 2009), élaborés, pendant l’âge adulte, dans la rencontre avec des institutions ou des groupes formels, sont aujourd’hui aléatoires et fluctuants. Les référents métapsychiques du monde collectif font traditionnellement appel à l’abandon de positions propres au moi, et aux processus de renoncements mutuels, inaugurant le travail de culture et les grandes institutions du sens, dans le but d’édifier le tissu commun du lien. Quand ces référents s’irréalisent, le sujet est incité à exercer une créativité qu’il puise, ou non, dans la puissance narcissique érigée au cœur du contrat narcissique primaire avec ses premiers objets. Encore faut-il qu’il ait « engrangé » cette puissance dans d’« assez bonnes » premières relations. Il participe alors, à cette condition, au re-tissage d’un tissu commun. Le croire n’est plus alors seulement soumission au collectif, et devient parfois « sauvage », inaugurant de nouvelles figures de l’étoffe psychique collective.

16Le sujet n’est pas seulement « institué » par le groupe, il participe alors au processus instituant. Le texte du lien commun est l’étoffe d’un croire élaboré au bord du vide. Ce texte est parole et chair du lien engageant les psychismes individuels. Se déploie alors un palimpseste, par lequel les textes anciens sont grattés et réécrits, palimpseste auquel chacun participe, en un dire commun pour lequel le sens n’est pas d’emblée donné. L’avènement du « je » ne s’institue plus seulement dans le démêlage des fils qui l’enserrent et le contiennent, mais il participe aussi au tressage de la trame commune. Sébastien a rencontré l’institution, mais il l’a fait ponctuellement, et s’est efforcé, par ailleurs, de participer à la création d’un petit groupe de croyants auto-organisé. Le risque est évidemment la dérive autarcique et sectaire. L’exigence de travail formulée par la psyché collective peut déboucher sur la création d’un sens (R. Kaës, 2009, p. 117). De plus en plus, même dans les groupes les plus fermés, la clôture du sens ne dure pas nécessairement. Certains jeunes alternent ainsi aujourd’hui des moments d’adhésion à des groupes para-sectaires, suivis d’autres séquences d’errance interinstitutionnelle. La logique implicative et dynamique du lien est alors sans repos.

Pour conclure : Hermès revient-il sur ses pas ?

17Nous pouvons ainsi, dans le Panthéon mythique de la psychanalyse, adjoindre la figure d’Hermès à celle d’Œdipe. Hermès, le dieu des messagers et des traducteurs, celui des relations avec les hommes pourrait chercher à remplacer le tragique d’Œdipe. Hermès est le dieu de la médiation, du mouvement et du changement. Il est la figure de ce qui est « entre », et donc de la métamorphose. Situé au niveau des portes, des limites, Hermès prend place où l’homme est mobilisé du dedans vers le dehors, dans cette créativité du tissu psychique commun (J. Miermont, 2005, p. 138). Mais Hermès peut-il se passer d’Œdipe ? Le tragique du destin, l’épaisseur, et la souffrance, de la répétition valident la vérité du passage. Nul n’imagine Hermès en adolescent futile, négateur de lui-même et de sa propre histoire : c’est dans le tragique de l’Histoire quand les dieux se font féroces, qu’Hermès vient plaider pour une autre issue aux bégaiements du symptôme. Sébastien, comme d’autres, pourrait s’effondrer brutalement en sa recherche aux fondations fragiles. Il s’agit d’être attentif à ces productions éminemment subjectives qui tentent de rejoindre, par leur propre effort, le monde commun, voire de le rallier à leur bannière. Sébastien « joue » ainsi sa marche en avant croyante en funambule au-dessus du néant, cherchant dans le lieu de la perte une continuité à son histoire. Il s’identifie aux pèlerins d’Emmaüs, ces disciples du Christ quêtant un sens à leur vie après la mort du maître. L’alternance d’expériences d’élation et de périodes de vide est caractéristique d’une mystique contemporaine, dont l’enjeu serait de survivre, si ce n’est à la mort de Dieu, du moins à la disparition d’une certaine figure du religieux [4]. Cette recherche mélancolique de la trace n’est pas seulement religieuse. Elle surgit pour Sébastien dans toute rencontre, en une ouverture plastique et passionnelle à celle-ci. La rencontre amoureuse est imprégnée d’avidité, mais génère, en même temps, un réalisme désenchanté, en une conscience aiguë de la pliure du manque. Le début de cure lui apprit une forme de patience vis-à-vis de l’objet. La passion de la rencontre séquencée avec la soif du désert font en effet courir le risque de tout perdre. Être plus patient, c’est accepter les retrouvailles avec l’objet, et pas seulement la fuite en avant vers de sempiternelles nouvelles trouvailles. « Je me suis recalé sur plus de distance par rapport aux événements. Je trouve un rythme et un espace pour exister, ici comme ailleurs », affirme Sébastien, peu avant de s’éclipser de la scène de la cure. Au cours d’une séance précédente, il évoquait à mots voilés, ce que j’interpréterais plus tard comme la préfiguration de son départ : « Quoi qu’il m’arrive, j’ai le sentiment que je pourrai toujours revenir ici. Je suis moins perdu, plus tranquille. » Je ne sais si les recherches de Sébastien se sont perdues dans le sable d’une détresse mélancoliforme. Il est fort possible qu’un jour, il réamorce cette cure commencée. Il arrive qu’Hermès revienne sur ses pas…

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Mots-clés éditeurs : performativité, croyance, créativité transitionnelle

Date de mise en ligne : 03/06/2014

https://doi.org/10.3917/difa.032.0089

Notes

  • [1]
    Le terme de « culture » renvoie, dans la terminologie freudienne, à « la somme totale des réalisations et dispositifs […] qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux » (Freud, 1930, p. 276).
  • [2]
    Croire serait un acte de langage, au sens où l’exprimait Austin (1962), qui créerait pour partie son propre objet, personnel et collectif.
  • [3]
    Nous utilisons, par commodité, ce terme controversé de « postmodernité ». La postmodernité consiste en l’amenuisement des références temporelles, à la tradition ou au progrès. La culture « postmoderne » ne croit plus aux grands métarécits. Elle est fondée sur le doute, sur la référence accentuée aux sous-cultures, et à l’éthique personnelle, plus qu’aux propositions collectives de sens.
  • [4]
    Il en est ainsi de Marie de la Trinité, mystique contemporaine dont la trajectoire tourmentée l’amena auprès de Jacques Lacan, qui fut son analyste, trajectoire paradigmatique de la manière dont une mystique rencontre la souffrance psychique, jusqu’à l’extrême d’un épisode mélancolique qui laissa en elle une trace irrémédiable. Ce type de cheminement est paradigmatique d’une mystique des temps de la « mort de Dieu » (J. Arènes, 2012).

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