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Article de revue

Travail de la haine dans l'intertransfert et fin de processus

Pages 87 à 100

Notes

  • [1]
    Ce texte a été lu par toutes les cothérapeutes de ces deux dispositifs, et il est publié avec leur accord. Je les remercie ici de leur présence et de leur travail dans l’accompagnement de ces familles difficiles.
  • [2]
    Association pour le Développement du soin psychanalytique familial, 13, rue Georges-Clemenceau, 69500 Bron.

1Le travail avec des familles dont les liens sont très fortement infiltrés de haine expose les thérapeutes à des éprouvés particuliers, dans tous les champs du transfert. L’élaboration suffisante de ces éprouvés toxiques est une condition nécessaire à l’avancée du processus et à une séparation finale suffisamment apaisée. Ce travail peut engendrer de grandes difficultés pour les thérapeutes, et ce, d’autant plus que les projections de la famille rencontrent des éléments potentiellement traumatiques dans l’histoire personnelle de ces thérapeutes. La capacité du lien intertransférentiel à accueillir dans la sécurité narcissique et à mettre au travail ces éléments est déterminante pour que la toxicité de la haine et de l’envie soit dépassée sans faire voler en éclat l’engagement commun instauré par le dispositif de cothérapie.

2Cependant, dans des situations de blocage, lorsque la haine est importée au sein même des garants du cadre et que l’arrachement devient peut-être une condition de la survie, la préservation du lien cothérapeutique peut se faire au prix de la souffrance, du « sacrifice », voire même de l’abandon d’un des éléments de ce cadre. C’est une sorte de mise en alternative entre attachement à la préservation, peut-être idéologique, du dispositif pour lui-même et poursuite du travail thérapeutique : choix douloureux entre rigidification du cadre et permanence de ce cadre, pérennité forcée du tout contre la concession pragmatique, mais à caractère dépressif, de n’en sauver qu’une partie. Le dilemme des cothérapeutes reproduit en miroir, dans les liens intertransférentiels, celui qui est vécu au sein même de la famille, lorsque la préservation du lien familial dans sa forme souffrante, rigide ou pathogène, prime sur l’attention et le respect portés aux sujets de ce lien.

3Pour d’autres configurations, le « lâcher-prise » concernera une autre survie, un autre sacrifice de la partie pour le tout. Le renoncement des thérapeutes à certaines modifications du fonctionnement familial, ou à des changements dans des positionnements personnels d’un ou des membres de la famille, est nécessaire pour parvenir à clore un processus, considéré alors, il est vrai, comme très imparfaitement abouti. La haine reste présente, peut attaquer les figures et saper la communication, mais elle devient une sorte de modalité de l’être-ensemble, paradoxalement sécurisante parce que connue. L’expérimentation au long cours dans le processus que cette haine, pour pénible et douloureuse qu’elle soit, n’est finalement pas mortelle amène une forme d’apaisement, à caractère évidemment dépressif parce que résigné.

4Deux exemples cliniques aux conséquences différentes viendront illustrer mon propos. Le premier est celui d’une thérapie dans laquelle il semble qu’une rupture douloureuse et restée énigmatique dans les liens intertransférentiels ait été « nécessaire », ou soit apparue comme un préalable pour que les liens transférentiels et contretransférentiels permettent d’organiser une fin de processus suffisamment apaisée. Le terme de « nécessaire » serait peut-être à envisager comme « une nécessité d’éprouvé commun » préalable à une symbolisation ultérieure qui, dans le cas précis, n’a pu être menée à son terme.

5Le second illustre au contraire une préservation des liens intertransférentiels mais où la séparation, devenue nécessaire par des causes extérieures et non dans un mouvement de rejet haineux, a probablement été un des moteurs d’une fin de processus qui puisse être intériorisée sans trop de vécu d’abandon, de lâchage ou de persécution.

6Le travail que je propose ici reflète, de façon inévitablement subjective, les éléments élaborés entre les cothérapeutes lors des post-séances. Des parties plus personnelles à l’un ou l’autre des membres des dispositifs ne figurent évidemment pas dans cette réflexion qui m’est propre, d’autant que, dans le premier exemple, un des membres de l’équipe a quitté ce dispositif avant son terme, sans qu’il ait été possible de mettre cette séparation suffisamment en travail [1].

Le dispositif de formation par la cothérapie

7Nous utilisons le dispositif thérapeutique associant formation et soin depuis de nombreuses années. Il permet à des thérapeutes en formation à la thérapie familiale, analysés, professionnels actifs par ailleurs, d’expérimenter les effets de la rencontre de groupe à groupe entre familles et cothérapeutes. Si le thérapeute principal-formateur mène les séances et en est responsable, les cothérapeutes ont le loisir d’intervenir en séance quand et comme ils le souhaitent.

8L’engagement dans cette formation se fait après une année de formation théorique et après un entretien avec un membre de l’équipe des formateurs. Cet engagement dure deux ans, sur le plan administratif (deux années payées par le professionnel en formation ou son institution d’appartenance), mais l’engagement clinique se fait pour la durée de la thérapie. De ce fait, le professionnel continue sa formation sans payer de frais pendant toute la durée de la thérapie, au-delà des deux années initiales. Il est, de fait, exceptionnel qu’un des cothérapeutes en formation quitte le dispositif avant la fin du processus thérapeutique.

9Cette formation consiste en une participation active aux séances, mais aussi en un travail approfondi en post-séance, échanges sur les éprouvés de la séance, élaborations à partir de la chaîne associative, mise en perspective du processus et éclairage sur les enjeux intertransférentiels. Ce temps est essentiel tant du côté du soin, ce qui est primordial du point de vue éthique, que de celui de la formation de professionnels à une qualité de travail particulière, théorique, technique et clinique.

10Parallèlement, le professionnel en formation participe à des séminaires sur son expérience de cothérapie. Ces séminaires regroupent d’autres professionnels en formation engagés dans des dispositifs concernant d’autres familles et d’autres formateurs. L’expérience de la cothérapie est difficile et il n’est pas toujours possible d’en travailler tous les aspects dans le temps des post-séances, compte tenu de la configuration particulière de l’association entre cothérapie et formation. Ce travail en « deuxième niveau » n’a été mis en place que depuis une dizaine d’années à l’ADSPF [2] et n’existait pas lors du suivi de la première famille présentée ici. Il est permis de penser que la professionnelle qui a quitté le dispositif aurait pu y élaborer ce qu’elle vivait pour le dépasser et ne pas se trouver dans la douloureuse situation que nous allons évoquer.

La rupture, le prix à payer ?

11La famille A, composée du père, de la mère et de trois enfants, dont l’aîné est issu d’une première union de madame, était venue consulter pour le dernier : inquiétudes sur ses difficultés relationnelles, son côté rêveur et un peu désadapté. L’histoire familiale, encombrée de multiples traumatismes passés et actuels (ruptures et accidents tragiques, maladies), avait rapidement orienté vers un travail familial.

12Il est très vite apparu une haine féroce, violente, meurtrière dans les liens avec les familles des deux parents : exclusions, rejets, menaces de mort, violences physiques et mise en danger des enfants, dans des scènes paroxystiques parsemant l’histoire familiale. Famille par ailleurs « passionnante », fascinante : parents chercheurs de haut niveau, histoire extraordinaire que nous avions « envie » de mettre au travail avec eux. Notre pré-contretransfert était d’emblée dans l’empathie autant que dans l’emprise : empathie pour l’extrême souffrance, emprise dans un désir de réparation, de transformation et d’appropriation.

Le dispositif dans cette thérapie

13Quelques mots du dispositif. Nous étions trois cothérapeutes : une cothérapeute en formation, une cothérapeute avec laquelle j’avais déjà suivi une famille quand elle était en formation et, moi-même, thérapeute principale et formatrice. La mise en place de cette « association » thérapeutique s’était faite, comme d’habitude, après rencontres et échanges autour de la famille que nous allions prendre en charge ensemble.

14Ces précisions sont importantes pour éclairer les enjeux intertransférentiels. Une dissymétrie d’antériorité et de qualité dans les liens était présente dès l’origine. La cothérapeute en formation se trouvait d’emblée en position de « pièce rapportée », ou de « petite sœur », que nous accueillions dans notre équipe. Il est vraisemblable que cette situation n’a pas été suffisamment travaillée et il est intéressant de noter qu’elle reflétait pour partie la place particulière du père dans sa propre famille face à la fratrie. Mais l’expérience nous montre que nos points « aveugles » se situent souvent en miroir de ceux du groupe familial, la compréhension n’en venant qu’a posteriori

Déception, entre angoisse et rejet

15Cette thérapie fut d’emblée très difficile et « décevante » par rapport à nos attentes. Ce que nous avions imaginé comme un travail sur l’histoire transgénérationnelle s’est très vite rabattu sur un vécu du lien douloureux, angoissé et exaspérant. Pendant les deux premières années, cette famille nous a fait expérimenter l’arbitraire de leur présence et de leur investissement aléatoires, avec de multiples absences non annoncées ni excusées, la présence de certains alors que d’autres membres étaient prévus et annoncés, une disqualification de fait de notre travail et de notre compétence supposée. Bref, ces comportements dégageaient une grande violence, suscitant de notre part colère, rejet, voire haine, de ces gens qui nous mettaient dans une telle difficulté. Haine de leur mépris de nos efforts pour eux, haine de leur désinvolture apparente quant à ce qu’ils pouvaient nous faire vivre et penser, haine du fait que les récits produits en séance nous bouleversaient, alors qu’ils nous les « laissaient » à digérer en sautant sans vergogne la séance suivante, haine de l’inquiétude qu’ils nous faisaient vivre en ne venant pas, sans explication, alors que leur histoire était pleine d’accidents…

16Haine aussi de ces gens, intellectuellement très au fait de ce qui se passe dans une relation « normale » entre thérapeutes et patients (prévenir des absences, par exemple), et qui « profitaient » d’un dispositif gratuit, puisque les soins sont pris en charge au CMPP… En tant que « parents-thérapeutes » nous avions des enfants non respectueux, décevants et profiteurs d’un dispositif sans effort réciproque. Cette violence dans le contretransfert est inhabituelle et nous a semblé très liée aux modalités de lien tout à fait particulières dans cette famille, où la survie de chacun apparaissait comme un combat permanent contre les autres. La haine, ici, signait la dépendance rageuse vis-à-vis d’un lien objet d’envie mais potentiellement meurtrier.

Un intertransfert douloureux et ingérable : « importation » de la haine

17C’est dans le lien intertransférentiel que ces conflits se sont déplacés. La cothérapeute que je connaissais déjà et moi-même étions sur une même ligne de patience, de maintien de l’étayage et du processus coûte que coûte. La cothérapeute en formation a progressivement incarné et exprimé la haine contretransférentielle, remettant en question le dispositif, considérant que l’indication était inadéquate. Elle se sentait, nous disait-elle, dans une position de « voyeur » lors des récits traumatiques, particulièrement ceux de monsieur, basculant sur l’idée qu’un travail individuel était nécessaire, ce qui, d’ailleurs, n’aurait pas été contradictoire avec une thérapie familiale. Autre point de friction pour elle, cette cothérapeute en formation avait un cabinet libéral qu’elle devait quitter plus tôt les jours de thérapie, ce qui lui faisait « perdre » des rendez-vous, et sa colère était évidemment grande lorsque la famille ne venait pas sans avoir prévenu. Elle nous parlait de son exaspération et de sa souffrance que nous ne parvenions pas à traiter dans une symbolisation et, de ce fait, à soulager. La haine se déplaçait dans le lien entre cothérapeutes, « protégeant » probablement le contretransfert et la pérennité du processus.

18En effet, la progressive importation dans le lien cothérapeutique de la haine contretransférentielle s’est effectuée dans le même temps qu’une transformation de la qualité du lien transférentiel. Vers la fin de la deuxième année, après une nouvelle séance manquée, je suis amenée à un passage à l’acte d’appel au domicile pour « avoir des nouvelles ». Mouvement de colère, mais aussi désir de prise en compte de l’exaspération de notre collègue, qui, une nouvelle fois, s’était déplacée pour rien.

19La famille se présente à la séance suivante. Madame est assez énervée. Elle s’étonne de notre réaction (elle avait parfaitement raison), et je demande ce qu’ils imaginent que nous vivons quand ils ne viennent pas sans prévenir. Madame répond que nous en profitons sûrement pour faire autre chose. C’est alors que, surmontant la colère que je sens monter en moi, je lui indique que nous sommes à chaque fois très inquiètes… Sa réaction est immédiate : « Mon Dieu, comme cela fait du bien, des gens qui se préoccupent de nous ! »

20Ce qui est intéressant dans cette séquence, c’est que nous avions déjà tenté, à de multiples reprises, de mettre en mots avec la famille notre vécu d’attente anxieuse, mais aussi exaspérée, rappelant aussi les usages, c’est-à-dire par exemple le fait de prévenir. Peine perdue jusqu’alors, comme s’il avait fallu que nous sortions de notre neutralité, que nous transgressions les règles nous aussi, pour que nous puissions retrouver une écoute réciproque, liée peut-être à ce vécu partagé d’être allés, ensemble, au bout du supportable.

21Notre maintien du lien thérapeutique et d’un certain niveau d’écoute et d’empathie a très vraisemblablement été rendu possible par le dépôt, dans les liens cothérapeutiques d’une grande partie de la haine, de la violence et de la colère et d’un traitement partiel de ces affects. À partir de cette séance, il n’y a plus jamais eu de séance manquée, du moins sans excuse, comme si nous avions commencé à exister comme objets et comme gardiens du lien.

22Mais en parallèle, la cothérapeute souffrante est restée enfermée dans sa détresse, ce qui a abouti à une rupture de sa part. Elle a quitté le dispositif brutalement à la fin d’une séance. Elle disait depuis plusieurs semaines qu’il était de plus en plus difficile pour elle de venir, mais sans donner la date de son départ. Nous avions, cependant, dans le même temps, commencé à penser ensemble qu’il fallait abandonner nos espoirs de travail approfondi sur l’histoire pour préserver la possibilité d’un travail sur la séparation. La cothérapeute formée et moi-même espérions que le dispositif pourrait rester identique jusqu’à la fin, c’est-à-dire à trois.

23On peut évidemment s’interroger sur ce qui été activé chez cette clinicienne avertie, analysée, et qu’il n’a jamais été possible de mettre en travail entre nous, même ultérieurement, malgré nos multiples tentatives aussi amicales que pressantes. Nous n’avons pas été capables de contenir ensemble ce que cette cothérapeute vivait et son départ en forme de rupture fait penser au sacrifice d’un enfant pour en protéger un autre. Elle était « novice » dans ce dispositif-là et ses attaques de notre cadre nous déstabilisaient sans doute trop pour les traiter alors que ce cadre fonctionnait aussi comme un mécanisme de défense contre les angoisses activées par la famille.

24Quel pacte dénégatif (R. Kaës, 1989) était-il enfermé pour elle comme pour nous dans la constitution du lien cothérapeutique ? Ce « sacrifice » était-il inéluctable ? Là encore, l’histoire est restée à l’état de traumatisme. L’intoxication du lien cothérapeutique par le lien familial fut patente, certainement condensée avec des éléments préexistant chez nous trois et activés dans l’expérimentation de l’éprouvé du lien transférentiel.

25Ce départ, qui évoquait une fuite, a forcé les deux cothérapeutes restantes à un renoncement et les a confrontées à une impuissance. Cet état d’ignorance et d’incompréhension ressemble, par certains côtés, à ce que nous a laissé la famille en héritage, après l’arrêt du soin. La haine susciterait-elle systématiquement une sidération de la pensée, un interdit de quête de la causalité psychique et du sens ? La pulsion épistémophile constitue un moteur puissant d’investissement du psychisme : dans cette situation, la haine est venue en altérer, voire interdire, le caractère vital, sous forme d’une censure groupale (F. Aubertel, 2007).

Le prix du maintien du lien, condition de la fin de processus

26Est-ce à ce prix que nous avons pu terminer ce processus par une fin apaisée, pensée, vécue dans des affects vrais et partagés de séparation, thérapeutes avec la famille, mais aussi entre membres de la famille ? En effet, le fils aîné a pu prendre son autonomie dans de bonnes conditions, avec pour la première fois une vie de couple, et la mise en travail personnelle de ses vécus d’enfant. Le second fils a pu prendre la décision d’aller faire à l’étranger des études qu’il n’était pas parvenu à mener en France et le troisième a commencé à se faire des copains de son âge. Quant aux parents, ils ont accompagné et soutenu la fin de la thérapie et le départ de leurs enfants dans des séparations bien différentes de celles qu’ils avaient eux-mêmes vécues…

27De notre côté, nous avons dû faire un travail de lâcher-prise et de renoncement : passer de l’emprise à l’accueil, supporter de ne pas tout savoir ni comprendre, accepter aussi de ne pas avoir « guéri » aussi parfaitement que nous l’aurions souhaité ces liens si pathologiques. Ce travail a dû être fait autant du côté du contretransfert que de l’intertransfert : les cothérapeutes sont restées avec une part d’impensé quant à la rupture du lien cothérapeutique, elles n’ont pas pu travailler leur propre histoire…

Paradoxe de la renonciation

28C’est aussi une question de renoncement et de lâcher-prise qui nous a agitées dans l’autre exemple.

29La famille B, composée des parents et de quatre enfants, est venue consulter pour les difficultés de relation en famille avec l’aîné (à l’époque âgé de 10 ans) : colères, violences verbales et parfois physiques à l’égard de ses sœurs, troubles dépressifs du troisième enfant, une fillette de 7 ans, et retard de parole associé à des manifestations de violences très fréquentes pour le dernier (2 ans).

Des liens violents et haineux

30D’emblée, il est apparu que cette famille était organisée par des liens qui étaient tous haineux et violents, envieux et méprisants. La communication se faisait essentiellement par des passages à l’acte d’empiétement, d’égocentrisme et de critique systématique. Les parents étaient particulièrement ciblés par les enfants, enfants tyranniques (A. Ferrant, 2011) se dérobant à la loi parentale, véritables sangsues des parents. Ceux-ci manifestaient en retour une haine de leurs enfants, toujours décevants, dont toutes les actions étaient interprétées projectivement comme persécutrices. Les relations avec la famille paternelle étaient également exécrables, du moins pour les parents car les enfants semblaient contents de voir leurs grands-parents. Le principal reproche était que ces grands-parents étaient des égoïstes qui ne donnaient rien et n’aidaient jamais… Quant à la famille maternelle, d’origine très modeste, madame n’avait eu de cesse de s’en extraire pour s’élever socialement mais aussi intellectuellement (dans une attitude ambiguë, faite de mépris mais aussi de regret).

31Par ailleurs, ces parents semblaient incapables de protéger leurs enfants qu’ils « perdaient » régulièrement en montagne, dans la rue, enfants qui ont multiplié les blessures et les accidents tout au long de la thérapie.

Le dispositif

32Le dispositif était identique à celui du précédent exemple et comportait aussi trois cothérapeutes, dont moi-même. Mais contrairement à la thérapie précédente, malgré les mouvements contretransférentiels virulents que cette famille nous a fait vivre, le lien cothérapeutique a toujours tenu. Autrement dit, ce que chacune de nous était amenée à éprouver dans les séances en termes de colère, de dépit, d’agressivité ou de dépression a toujours pu être échangé, dans des post-séances parfois houleuses, mais toujours, en définitive, apaisantes et apaisées. La part restante de chacune, gardée pour soi, n’a jamais été jusqu’à intoxiquer notre lien.

La haine dans le transfert

33Dans cette situation, la haine dans le champ transféro-contretransférentiel s’est manifestée par des disqualifications directes de notre travail et des attaques du cadre (y compris par nous-mêmes). Monsieur refusait régulièrement de s’associer au travail en séance, disant qu’il n’avait pas envie de livrer ses pensées ou de raconter ses rêves, au motif que ses enfants ne le « méritaient » pas. Et si les enfants ne méritaient pas ce « don », nous non plus… Madame était particulièrement décourageante dans ses positionnements rigides et elle ne se disait jamais « touchée » par ce que lui faisaient vivre ses enfants. S’ajoutait, de sa part, une totale incompétence à la métaphorisation et à l’humour qui nous faisait passer de la moquerie à l’exaspération. Au long d’un processus chaotique, nous avons successivement ressenti des mouvements de rejet et d’incompréhension, des vécus de découragement et d’impuissance, mais notre lien cothérapeutique est resté fonctionnel, malgré des différences de point de vue ou des critiques parfois vives entre nous sur telle intervention.

34Ces vécus d’incompétence étaient d’ailleurs objectivement excessifs, puisque, cahin-caha, le processus a avancé. Ce qui était douloureux, ou exaspérant, était les rechutes cycliques, alors qu’il nous semblait avoir passé un palier. Mais rien ne semblait jamais consolidé. Pourtant, les enfants ont toujours maintenu un excellent niveau scolaire, les symptômes dépressifs de la troisième se sont bien atténués, le dernier s’est mis à parler parfaitement, sa scolarisation s’est aussi déroulée sans souci, et même l’aîné, qui a continué à tyranniser ses sœurs et sa mère, n’a pas été jusqu’à amener ses parents à demander l’aide éducative que nous avions suggérée.

35Ainsi, tout au long du processus, cette famille est venue siphonner notre narcissisme de thérapeutes en nous amenant répétitivement à nous sentir « nulles » : transfert que nous pourrions donc qualifier de pervers-narcissique (A. Eiguer, 1989, P.-C. Racamier, 1992). Comme si la famille avait besoin de nous disqualifier pour préserver une certaine image d’elle-même et probablement aussi pour nier leur dépendance à notre égard.

La loi comme protection et enveloppe de la haine

36C’est en réponse à des récits de scènes de violence de plus en plus préoccupantes, notamment entre le fils aîné et sa mère, que, sortant de notre neutralité, nous avons suggéré aux parents de prendre contact avec l’assistante sociale du CMPP. Suggestion qui pointait les limites de notre domaine de compétence et qui semble avoir fait se profiler une modification. Monsieur nous a indiqué alors « qu’ils n’en étaient quand même pas là ». Leurs descriptions ne permettaient pourtant pas de l’imaginer, d’où un questionnement quant à leurs efforts pour se montrer en détresse et en échec devant nous… Fallait-il qu’ils se montrent « malades » pour que nous ne les lâchions pas ou ne fallait-il surtout pas nous gratifier en nous dévoilant les effets positifs de nos efforts, ce qui aurait paru en contradiction avec leur déni de la dépendance ? On voit ici le caractère paradoxal de ce type de lien, avec un transfert en perversion narcissique à l’œuvre. Le rappel à la loi est venu probablement en briser partiellement les effets délétères.

37Madame a alors repris à son compte ce « rappel à la loi » : en visite dans sa famille, elle pointe tous les manquements aux lois sociales et au devoir parental de protection des enfants (imprudences notoires, contournements des réglementations…). De retour des vacances de ski, madame nous dit d’un ton ravi : « Il n’y en a aucun de blessé ! » Alors que nous avions jusque-là eu l’impression que ce que nous pouvions dire sur les enfants en danger, les choses permises et les choses interdites, était balayé comme sans intérêt, tout à coup, alors même que nous avions fait le deuil d’un changement, mais en réalité probablement de ce fait, celui-ci apparaissait.

38Le rappel à la loi est venu aussi briser notre contretransfert en emprise. Nous avons pensé que l’emprise que nous exercions sur la famille venait réactualiser des fonctionnements que les parents avaient eux-mêmes supporté pendant leur enfance, ce qui les entravait dans leurs propres positionnements parentaux. Que les « parents » thérapeutes puissent se référer à la loi a certainement opéré un changement dans l’espace du transfert, rassurant les membres de la famille quant au fait que nous y étions aussi assujetties : le caractère aléatoire et arbitraire de l’emprise en a été considérablement atténué.

Fin de processus, fin de prise en charge

39Ce mouvement dans le processus ne s’est pas produit n’importe quand : parce que deux des cothérapeutes allaient devoir quitter l’institution et qu’il fallait donc de toute façon envisager la fin de la thérapie, notre contretransfert a été modifié dans le sens d’un lâcher-prise, d’un passage de témoin imaginable à une autre institution (éducative celle-là) et d’un renoncement à notre projet initial de transformation de ces liens fous et méchants. Renoncement à une supposée toute-puissance, mise répétitivement en échec, transformée en empathie et offre d’aide bienveillantes.

40La modification de l’investissement, le principe de réalité d’une séparation inévitable et l’acceptation d’une forme de castration symbolique quant à l’impact attendu de la thérapie nous ont permis d’accepter cette fin certainement pas idéale mais suffisamment bonne, pour la famille comme pour nous.

Quelques réflexions

41La haine dans les liens familiaux a des effets virulents dans les liens transférentiels mais aussi intertransférentiels. Avec ses composantes d’emprise et d’envie et ses effets de liens paradoxaux, pervers et fusionnels, la haine ne peut que mettre à mal les investissements réciproques dans le processus.

42Nous avons vu combien la haine était un liant puissant, mais sous la forme d’un lien tyrannique et aléatoire. Il faut élaborer et dissoudre ce lien de haine qui vient infecter répétitivement le champ transféro-contretransférentiel pour renoncer à l’assouvissement de cette haine jusqu’à la destruction. La haine fait lien, emprise pathologique (A. Ferrant, 2008), elle est une entrave à l’individuation dans ce qu’elle procède d’une envie originaire dévorante pour un objet qui dérobe sadiquement ses richesses. La subjectivation en est très difficile car l’envie n’est jamais qu’imparfaitement rassasiée dans une transformation en introjection, de par la précocité temporelle de l’histoire du sujet dans laquelle elle s’enracine.

43Dans le contretransfert, elle naît de la déception liée à l’envie suscitée par le challenge de ces familles si dysfonctionnelles que l’on veut « guérir ». La déception procède aussi du non-retour sur investissement, alors même que ces familles sont difficiles à supporter et qu’il faut beaucoup de persévérance pour continuer à les accueillir sur une longue durée. Mais pour ces familles à la souffrance si intense, la thérapie est aussi une épreuve, et elles en payent le prix fort… Ces formes de pathologies familiales exposent à des risques de passage à l’acte et de sortie de rôle dans le processus : l’arbitraire et l’aléatoire nous guettent aussi. Nous avons notre part de travail à faire pour d’abord prendre conscience de ces affects et ensuite les transformer.

44Ainsi, le passage de l’envie à la gratitude, au sens kleinien (M. Klein, 1957), nous concerne tout autant que les membres de la famille, avec une inévitable désillusion, décourageante et blessante. Mais ce travail est incontournable pour rester dans une fonction contenante et arriver à une séparation finale « suffisamment bonne », pour eux, c’est-à-dire débarrassée, en partie du moins, des scories haineuses. La haine, dans le lien familial, peut s’avérer nécessaire pour soutenir des mouvements de rapprochement ou d’éloignement, scander les alternances de tendance fusionnelle et de séparation, mais elle ne doit pas figer les positions ni réifier et déshumaniser les représentations intersubjectives et les identifications.

45De mon point de vue, une « bonne » séparation constitue l’objectif minimal mais essentiel de tout processus. Certes, c’est un objectif modeste, mais il peut s’avérer très difficile à atteindre, alors qu’il est essentiel. Pour ces familles si douloureuses, expérimenter que point n’est besoin de se haïr à mort pour vivre ensemble, ni pour se séparer dans une suffisante autonomie physique et psychique, constitue l’apport primordial d’un travail de soin familial : la haine ne fonctionne alors plus comme mécanisme de survie contre l’engloutissement ou l’arrachement, mais comme variable d’ajustement dans les conflits inter- et intrasubjectifs.

46Ces rencontres cliniques complexes nous amènent régulièrement à devoir trouver notre propre satisfaction ailleurs que dans l’unique objectif de la « réussite » idéologique d’un processus parfait (F. Aubertel 2007) et à la rechercher aussi dans les sublimations de la théorisation et de la transmission. Tout au long de ces cheminements thérapeutiques, l’adossement à nos formateurs, à nos collègues, à nos lectures et à nos propres expériences de thérapeutes constitue un précieux viatique. Le présent travail en est une illustration…

Bibliographie

Bibliographie

  • Aubertel F. (2007), Censure, idéologie, transmission et liens familiaux, in Lemaire J.-G. et al., L’inconscient dans la famille, Paris, Dunod, 135-184.
  • Eiguer A. (1989), Le pervers narcissique et son complice, Paris, Dunod.
  • Ferrant A. (1992), Lien d’emprise, Revue de la SFPPG, 19, 61-69.
  • Ferrant A. (2011), Emprise et liens tyranniques, Connexions, 95, 15-27.
  • Kaës R. (1989), Le pacte dénégatif dans les ensembles transsubjectifs, in Missenard A. et al. Le Négatif. Figures et modalités, Paris, Dunod, 101-136.
  • Klein M. (1957), Envy and gratitude, trad. fr. 1986, Envie et Gratitude et autres essais, Paris, Gallimard, 9-93.
  • Racamier P.-C. (1992), Le génie des origines, 4e partie, Paris, Payot, 279-340.

Mots-clés éditeurs : haine, emprise, liens, fin de processus, envie, thérapie familiale psychanalytique

Mise en ligne 27/11/2013

https://doi.org/10.3917/difa.031.0085

Notes

  • [1]
    Ce texte a été lu par toutes les cothérapeutes de ces deux dispositifs, et il est publié avec leur accord. Je les remercie ici de leur présence et de leur travail dans l’accompagnement de ces familles difficiles.
  • [2]
    Association pour le Développement du soin psychanalytique familial, 13, rue Georges-Clemenceau, 69500 Bron.
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