1Il est des familles qui échouent, dans le sens de l’échec comme dans le sens de la dérive, qui les amène bien malgré elles sur les rives redoutées ou inconnues des institutions de la Protection de l’Enfance.
2Parce que des parents n’ont pas pu, pas su tenir leur place et leur rôle, parce qu’ils sont pris dans des turbulences qui mettent à mal tous les repères générationnels, éducatifs, affectifs, parce qu’ils ont exposé leurs enfants, les ont maltraités, négligés – souvent comme ils l’ont été eux-mêmes –, un juge décide de séparer parents et enfants. C’est le placement judiciaire.
3Par le tranchant de sa parole et de l’acte, le juge protège l’enfant et le réinscrit à sa place dans l’ordre des générations pour lui permettre d’accéder à une place de sujet. Simultanément, le juge signifie à ces parents qu’il sont « hors la loi » : ils ont transgressé la loi symbolique et la loi sociale.
4« Il y a indication de séparation lorsqu’il y a “inceste” au sens large, c’est-à-dire non coupure entre les générations et les sexes, lorsqu’un enfant est pris en otage consciemment ou non par des adultes, utilisé pour leur satisfaction personnelle – érotique ou non, au mépris de son indépendance de corps et d’esprit » (Jaoul, 1991).
La visite médiatisée : un traumatisme organisateur ?
5Dans certaines situations, le juge définit aussi les modalités selon lesquelles parents et enfants continueront à se rencontrer. Le dispositif peut être restreint jusqu’à n’accorder que des rencontres en présence d’un tiers : c’est ce qu’on appelle communément la « visite médiatisée ».
6Notre service propose d’assurer ces visites médiatisées quand celles-ci ne peuvent s’exercer sur le lieu d’accueil de l’enfant du fait de la pathologie bruyante des parents et parce qu’on attend de nous un travail qui permette un changement dans la dynamique familiale. La rencontre médiatisée est une scène pour jouer, sous le regard bienveillant d’un tiers, séparations et retrouvailles. Une manière d’être ensemble, un peu comme avant et un peu différemment, avec du « pareil » et du « pas pareil ». Parents et enfants retrouvent les traces de la relation d’avant, le « pas pareil » va créer l’écart, la différence. Dans cet écart, un sens pourra advenir sur ce qui s’est passé.
7Cela suppose que soit reconnues la souffrance de chacun et la part de colère générée par la violence institutionnelle. Cela suppose aussi de déjouer les chemins si prévisibles de l’agressivité, de la tolérer, de la dépasser et de décaler nos réponses pour que d’autres modalités d’échange puissent se mettre en place.
8Nous sommes donc amenées à recevoir des hommes et des femmes qui n’ont pas de demande de soin, qui ne veulent pas changer, qui ne se sentent que rarement responsables de la situation, qui s’en sentent même plutôt les victimes. Ils veulent « seulement » voir leur enfant et, pour cela, se conforment tant bien que mal à ce qui leur est imposé en termes de rythme, de durée, de conditions. Une véritable épreuve, parfois… Car, pour beaucoup d’entre eux, la séparation a ouvert une blessure à vif, elle relève de l’amputation, de l’arrachement, du trauma. Pour tous, l’atteinte narcissique est majeure.
9La demande des institutions est implicitement que les parents deviennent plus acceptables pour leurs enfants, qu’ils se « normalisent » et qu’ils acceptent le placement.
10À cette demande « normalisatrice » des institutions, nous répondons par l’ouverture d’un espace pour un travail familial à visée thérapeutique, pour que ces rencontres soient des occasions pour les parents et les enfants de se retrouver, mais aussi pour que s’y produisent, au fil du temps, des réaménagements dans les représentations et les interactions. L’enjeu majeur réside dans le dépassement du traumatisme initial pour que penser la séparation soit possible. Le placement subi par chacun dans le non-sens et la violence peut devenir sinon acceptable, du moins pensable, signifiant au regard de l’histoire familiale.
11Si l’ouverture vers une demande de soins est exceptionnelle chez ces familles, il est parfois possible que la scène de la visite médiatisée soit investie comme espace d’élaboration.
Une souffrance indicible
12Pour certains parents, la souffrance est innommable. Pas seulement parce que les mots leur manquent, mais parce que la souffrance n’est pas perçue comme telle, pas reconnaissable.
13C’est une clinique proche de ce que Jean Furtos (2012) nomme syndrome d’auto-exclusion sociale. Face à l’anesthésie physique et psychique de ces sujets, à leur impossibilité même de formuler une demande d’aide, il invite les professionnels à renoncer aux illusions réparatrices : pour que les gens changent, il faut d’abord les accepter tels qu’ils sont… Le changement que nous valorisons tant comporte pour eux un risque de rupture avec un équilibre installé (même précaire ou insatisfaisant). Et nos « bonnes intentions » se heurtent à la « logique close du monde à l’envers : plus on va mal, moins on demande de l’aide… Plus on reçoit de l’aide, plus on va mal » (Furtos, op. cit.).
14Dans un premier temps il n’existe qu’une seule voie pour approcher l’autre : accepter d’être dérangé. « Celui qui ne dérange pas n’existe pas ! Il faut, dans un premier temps, faire le sacrifice du résultat et… Souffrir… Éprouver cette souffrance que le sujet ne peut éprouver » (Furtos, op. cit.). Une proposition qui évoque la conception de l’hospitalité du philosophe Jacques Derrida : « L’hôte et l’invité acceptent, chacun à sa manière, la possibilité inconfortable et douloureuse d’être changé par la présence de l’autre » (Derrida, Dufourmantelle, 1997).
15Lorsque l’estime de soi est trop atteinte, il n’y a plus de parole pour le sujet souffrant. On parle pour lui ou de lui, mais lui ne dit plus rien ou il hurle, vocifère, menace. Être en guerre pour ne pas être en souffrance, c’est une manière de survivre.
Le cas des BG
16Les BG insupportent par leurs plaintes incessantes, leurs récriminations violentes et leurs contestations permanentes. Considérés comme un couple procédurier, ils font appel de chaque décision judiciaire, harcèlent les services, s’opposent à tout… Leur fils a été placé dès sa naissance en raison de la pathologie psychotique de chacun des parents. Leur comportement à l’égard de leur enfant est perçu par les professionnels du placement familial comme irrespectueux, voire toxique, surtout en raison du rituel invariable qui conclut chaque visite médiatisée : ils ont pour habitude de changer entièrement leur fils de 2 ans, lui mettant des sous-vêtements et vêtements neufs ou propres, et emportant avec eux la garde-robe ôtée. Plus les éducateurs les réprimandent pour ce comportement jugé abusif, plus ils le revendiquent, estimant qu’ils en ont le droit parce que c’est leur enfant.
17Au-delà des cris et de la fureur, nous entendons le désespoir d’être privé de leur fils. Quelle que soit la justesse des motifs de cette séparation précoce du point de vue des besoins de l’enfant, nous accueillons leur douleur. Leur quérulence, si elle indispose parfois, suscite aussi notre empathie. Elle ne nous semble pas dépourvue de légitimité et encore moins de signification, éclipsée par le caractère bruyant de leurs façons d’être.
18Il est légitime de vouloir être avec son fils le jour de son anniversaire, de lire son carnet de santé, d’avoir des photos, des nouvelles, d’être informé sur son quotidien, ses progrès… Autant de demandes que nous soutenons, que nous relayons. Elles deviennent alors la base d’un pacte tacite minimum de reconnaissance mutuelle. Car au-delà de ces demandes simples, factuelles, nous ressentons qu’il y a là un appel, une nécessité de se faire reconnaître comme de « bons parents ». Reconnaître tels par nous bien sûr, mais aussi par l’assistante familiale et par les professionnels en général. Et surtout (c’est le mandat inconscient de réparation) par leur fils investi comme un représentant de leur narcissisme.
19Nous n’avons pas tenté d’intervenir pour faire cesser leur rituel autour des vêtements ; nous nous sommes efforcées d’en faciliter le déroulement : le climat relationnel est alors devenu tranquille.
20Les parents ont expliqué qu’ils emportent les vêtements portés par leur fils pour garder un peu de son odeur d’une visite à l’autre, qu’ils le changent pour qu’il reparte propre et beau dans sa famille d’accueil.
21Cette confidence, face à l’extrême restriction des possibilités de vivre le lien à leur enfant, nous a donné un accès à l’univers émotionnel des parents. Un monde de ressentis, de sensorialité, bien en deçà des mots. Une privation douloureuse qu’ils peuvent à peine décrire et nommer. Tout juste peuvent-ils mettre en acte le manque : privés de cette proximité intime avec leur tout-petit, ils tentent d’en saisir des bribes, de recréer ce continuum sensoriel qui fabrique le lien physique entre un tout-petit et sa mère ou son père.
22En observant ce temps du change, nous avons pu voir que c’est le seul moment où la mère peut prendre soin du corps de son fils, le seul où celui-ci bénéficie d’un contact tactile avec elle. Le reste du temps cette mère est comme « empêchée » et quand son petit garçon vient près d’elle, se plaquant contre sa jambe ou mettant sa tête sur ses genoux, elle ne peut que le regarder en souriant, lui parler, mais avec distance, sans participation physique. Ce moment du change est aussi très investi par le père qui encourage, voire dirige la mère. Ainsi ce petit garçon y gagne un « bain » rassurant de mots, d’attention, de caresses, une enveloppe unifiante.
23En écoutant les parents, nous avons éprouvé avec eux la violence de la privation, la douleur du manque, et compris la nécessité dans laquelle ils se trouvaient à chaque retrouvaille de tenter de s’en protéger. Une fois ce manque posé, admis, reconnu et relié à l’affect (derrière la colère : la souffrance de la perte), ils ont assez vite renoncé d’eux-mêmes à ce rituel. Et le petit garçon a pu bénéficier de cette détente. Atone et silencieux au plus fort du conflit entre ses parents et les institutions, il est, un an plus tard, expressif, espiègle et peut s’opposer par lui-même à leurs demandes.
24La contrainte, l’absence de demande, une souffrance extrême niée ou non reconnue, une absence ou un déni de toute culpabilité sont en quelque sorte le point de départ d’un défi thérapeutique.
25Pour relever ce défi, nous concevons l’accueil comme le soubassement nécessaire à toute possibilité de changement. Un accueil qui est une façon de prendre soin du narcissisme offensé, de redonner une dignité, une voix.
Un accueil inconditionnel : contenance et reconnaissance
26Accueillir, c’est mettre en œuvre une hospitalité inconditionnelle. Dans un tel contexte, le qualificatif « inconditionnel » peut surprendre ou même paraître un non-sens au regard des aspects imposés, réglementés, du dispositif. Or c’est la rencontre humaine qui est inconditionnelle.
27Par-delà l’histoire de la famille et les raisons du placement, quelles que soient les pathologies, les comportements, les « loupés » de rencontre, nous nous efforçons d’accueillir sans réticence et sans jugement ces pères, ces mères, ces enfants tels qu’ils se présentent à nous. Nous accueillons leurs défaillances et leurs excès, leurs plaintes, leurs bizarreries, leur violence ou leur détresse. Nous écoutons leurs récits nous respectons leurs silences.
28Pas d’anamnèse, pas de reprise des motifs du placement, pas de retour sur l’histoire familiale dans les entretiens préliminaires. Depuis qu’ils sont séparés, parents et enfants ont eu à se raconter, ils ont entendu des professionnels les raconter. Pour créer un nouvel espace pour penser, se penser ensemble, il nous faut déconstruire une représentation menaçante de la pensée. Pour cela nous ne leur demandons rien mais parlons de ce que nous offrons. Ce qui va nous importer n’est pas la somme des informations à compiler, mais de créer les conditions pour qu’ils puissent venir, revenir… et s’approprier cet espace-temps de la rencontre médiatisée : faire d’un lieu imposé un lieu possible, voire un lieu souhaitable…
29La rencontre parents-enfants est une expérience partagée à travers laquelle les thérapeutes nouent avec les patients un dialogue émotionnel, explorent le sens de la souffrance, pour construire ensemble de nouvelles modalités relationnelles moins douloureuses. S’étonner auprès de l’enfant de ce qui se joue ou se dit pendant la rencontre, valider les plaintes et demandes des parents, est souvent à l’origine du lien transférentiel. Lorsqu’un minimum d’alliance a pu se nouer, il devient possible de formuler de prudentes interprétations. Ainsi naissent parfois des questionnements féconds pour les enfants.
Une clinique en actes plutôt qu’en mots
30Il y a dans notre façon de concevoir l’accueil une attitude active, une volonté d’« aller vers » sans méconnaître les résistances ou les refus mais en cherchant ce qui va soutenir la possibilité d’une rencontre qui préserve la dignité. Ce n’est pas toujours la parole qui est opérante en premier lieu. D’autres voies sont à trouver pour rassurer, pour contenir, pour apaiser, pour créer les conditions de ce « pari humain » qu’est la confiance… Dans notre approche, nous avons à maintes reprises pu éprouver la valeur d’actions simples telles que porter une attention au confort et à l’esthétique du lieu, à l’état des jouets, apporter une boisson, se rappeler les habitudes de certains enfants (quel jeu ou jouet il aime particulièrement et qui prend valeur de rituel rassurant) et même de certains parents (cette maman veut boire son café dans un verre, à nous de nous le rappeler !).
31Ces hommes et ces femmes privés de leurs enfants, condamnés à ne les voir qu’en présence d’un tiers, sont souvent plus dans l’agir que dans les mots. La provocation, l’attaque, plus que l’échange, constituent fréquemment leur mode de relation.
Madame P.
32Ainsi, Madame P. nous ignore ou nous provoque au cours de chaque rencontre, avec une hostilité affichée, armée, pourrait-on dire. Ses regards nous fusillent. Elle nous désigne comme « les gardes-chiourmes ». Mère et filles (9 et 11 ans) entretiennent une relation d’une proximité trouble : tripotages, enlacements des corps, exhibition, messes basses, excitations, discrédits outranciers des professionnels, occupent tout le temps de la rencontre.
33Le moindre mot de l’une de nous provoque des rires et relance l’agressivité ou la provocation. Nous sommes les spectatrices obligées d’une scène obscène : interdites de dire, empêchées de penser face aux excès qui nous sont donnés à voir. Un jour, une des filles apporte dans un Kleenex la croûte de la blessure de son genou qu’elle a conservée… Pour que sa mère la mange, dit-elle en s’esclaffant ! Ce que la mère fait ! Une autre fois, la mère propose de donner à ses filles les pompons de son string…
34Chacune des rencontres est une épreuve pour nous ; elle nous renvoie à un sentiment de dégoût, d’inutilité, d’impuissance. La parole est inopérante, la pensée entravée. Faut-il s’insurger, interdire, demander au juge la suspension des rencontres ?…
35Après quelques mois de ces rencontres bimensuelles, Madame P. demande à pouvoir fumer. Une demande, enfin ! Certes très provocatrice dans un lieu où on accueille des enfants, mais une demande malgré tout. Nous acceptons et même proposons un cendrier, nous ouvrons la fenêtre en lui demandant de souffler la fumée vers l’extérieur (ce qu’elle fera). Nous avons, en quelque sorte, trouvé un compromis entre sa demande à elle de transgresser la règle du lieu (et la loi) et notre rôle qui est de la faire respecter. Ce compromis (souffler à l’extérieur) s’est instauré comme un rituel à chacune des visites suivantes et a diminué de manière saisissante les provocations, les corps-à-corps et les messes basses. De même la disqualification à notre égard s’est commuée en un début d’alliance.
36Il y a eu place pour de la différence, pour de la parole, chacune a pu parler en son nom, des échanges avec nous ont commencé. L’aînée a pu en bénéficier particulièrement, confiant sa peine et son sentiment de n’être pas autant aimée par sa mère que sa sœur et surtout évoquant son impossibilité à résister à ce que lui demande sa mère.
37Un peu de confiance… et… quelques mois plus tard, l’une de nous a fait de la barque avec cette mère et ses filles, sur le lac du bois proche de notre service. On peut dire que nous avons « ramé » avec cette famille, dans tous les sens du terme…
38Pour résister aux attaques et a? leur caractère destructeur, pour chercher puis maintenir la possibilité d’une alliance, il faut inventer.
39Là où l’interprétation verbale est inefficiente, là où la parole renforce les défenses, « l’action parlante » (Racamier, 1994), par sa simplicité apparente quasiment ritualisée, et son potentiel élevé de résonance intime, peut être pour un temps le seul mode d’adresse opérant. Il s’agit d’une action qui « parle d’elle-même » et qui est destinée au patient et à lui seul. Souvent paradoxale, ayant une portée symbolique, comportant une dimension de valorisation narcissique, l’action parlante a une fonction interprétative non proclamée, qui produit des effets de changement par une relance du sens et de l’échange. Racamier précise avec finesse et humour qu’elle ne reculera pas devant un « brin d’invention paradoxale ».
40Proposer un cendrier, et par là souscrire à la transgression avec cette famille ô combien transgressive, relève-t-il de l’action parlante telle que la définit Racamier ? Nous le laissons à votre appréciation. Quoi qu’il en soit, une certaine inventivité, une interprétation en acte plus qu’en mots nous semble marquer la spécificité de notre clinique.
41Ce n’est qu’après cette acceptation des parents tels qu’ils sont, avec leur langue, leur odeur, leurs « manies », leurs débordements ou leur retenue que peut se nouer le pacte à partir duquel se fait la bascule entre visite médiatisée et soin de la famille. Et il faut parfois du temps pour que se dessine une demande, une parole adressée…
Le temps qu’il faut… La famille M.
42Depuis quatre ans nous assurons, deux fois par mois, les rencontres médiatisées entre Monsieur, Madame M. et leurs 4 enfants.
43Récemment, Madame M. demande un rendez-vous pour elle et son mari : ils veulent nous parler seuls. C’est la première fois qu’ils expriment une demande. Ils veulent que nous les aidions à parler à leurs enfants : « Je veux leur dire la vérité, dit la mère, ils doivent savoir la vérité » ; « c’est important pour des enfants », dit le père. Il ajoute que lui-même a souffert du silence de sa mère.
44« Je sais maintenant que j’ai essayé d’étouffer Nathan, dit la mère, oui, je n’en ai pas le souvenir, j’étais malade. Tout le monde dit que je l’ai fait, alors j’ai fini par comprendre que c’était impossible que je ne l’aie pas fait. » Elle pleure.
45Ces larmes sont la première expression d’une émotion depuis que nous la connaissons. Ces larmes ouvrent enfin un accès à une part d’elle-même jusque-là inatteignable. Ces larmes nous plongent dans une sorte de sidération, d’hébétude, d’inconnu. Nous les avions attendues, espérées même, et voilà qu’elles coulent enfin. Cette femme si distante, si inaccessible, peut enfin souffrir d’avoir fait souffrir son enfant. Pour la première fois cette femme nous touche, nous émeut.
46Nathan a été hospitalisé à 4 mois pour des problèmes respiratoires. Durant son hospitalisation, son état s’est aggravé. À plusieurs reprises, la mère a tenté de l’étouffer, ou de débrancher les machines qui l’aidaient à respirer. Nathan a failli perdre la vie. Il est resté fragile et en retrait alors que son frère jumeau est vif et en bonne santé. La mère a fait six mois de prison-préventive. Tous les enfants ont été placés, le père n’ayant pas voulu se séparer de la mère pour en avoir la garde. Le procès a reconnu la culpabilité de la mère ; elle a été condamnée à cinq ans de prison dont un an ferme. Coupable d’un acte pour lequel elle n’exprime aucun sentiment de culpabilité ou d’injustice.
47Jusqu’à ces larmes-là, Madame M. était avec ses enfants à la fois adaptée et lointaine, attentionnée et distante, affectueuse mais sans véritable chaleur, comme si elle était empêchée, retenue, déconnectée d’elle-même, comme si elle n’habitait pas ce qu’elle donnait à voir.
48Jusqu’à ces larmes-là, la tentative de meurtre sur son fils était niée, niée presque « tranquillement », sans les protestations ou les émotions que susciterait le sentiment d’être injustement accusée d’un tel crime : une tentative d’infanticide… « On dit que j’ai fait cela, je ne l’ai pas fait » était son seul commentaire.
49Même à l’issue du procès, elle a continué à nier l’acte dont elle venait d’être reconnue coupable. Lorsque l’un de ses enfants demande si les juges mentent, elle dit : « Non, ils ne mentent pas, mais je n’ai pas fait ce qu’ils ont dit. » Cet énoncé énigmatique, dépourvu d’affect, met la pensée en suspens…
50Impossible de s’identifier à une mère qui nie sans protester. Impossible de se représenter une mère reconnue coupable de tels actes et sans émoi. Ni effondrement, ni colère, ni douleur…
51Ses premières larmes signent le début de subjectivation de son acte : elle commence à penser que ses enfants pourraient avoir peur d’elle ; elle commence à penser les pensées de ses enfants, à imaginer leur ressenti, à éprouver de la culpabilité, de l’angoisse.
52Le père, jusque-là, prenait peu la parole, s’excusait de ne savoir ni lire, ni écrire et ne s’autorisait pas à prendre position. Ce jour-là, il a osé dire sa souffrance d’enfant privé de vérité sur son histoire, et affirmer la nécessité d’une autre destinée pour ses propres enfants.
53Père et mère ont tous deux reconnu la nécessité du placement pour que leurs enfants soient préservés, « pour qu’ils grandissent bien, dit le père, qu’ils fassent des études ». « S’ils sont bien dans les familles d’accueil et qu’on reste quand même les parents, c’est bien », dit la mère.
54Comme la mère du jugement de Salomon, ils acceptent la séparation… pour que leurs enfants vivent.
L’expérience du regard : les prémices de l’intersubjectif
55Cette scène se déploie sous le regard du tiers que nous incarnons. Souvent vécu comme persécuteur dans les premiers temps des rencontres médiatisées, le regard de l’autre permet une expérience singulière : donner accès à une part de soi inconnue ou niée.
56Être présent avec bienveillance, sans jugement, avec distance mais en s’engageant, est parfois la seule manière de déjouer la peur que certains sujets ont de leur propre fonctionnement mental. « La parole, comme le dit Racamier (op. cit.), n’est pas bonne porteuse », ni l’interprétation pour ceux qui ont si peur de penser qu’ils ne veulent pas courir le risque de s’y perdre.
57Avec des personnes si entravées dans leur capacité de représentation, qui pour certaines ont peur de leur propre activité psychique, le travail s’appuie nécessairement sur l’intersubjectif. La parole, les émotions passent par un autre. René Kaës a insisté sur le travail imposé à la psyché par la situation intersubjective et sur le fait que la situation groupale impose un travail d’appareillage des psychés entre elles, ainsi que l’établissement d’alliances et de pactes inconscients. Kaës définit ce travail de l’intersubjectivité comme « travail psychique de l’Autre et de plus d’un autre dans la psyché du sujet de l’inconscient » (Kaës, 1993).
58L’observation, si elle n’est pas celle d’un entomologiste, peut dans un premier temps offrir un contenant. Ces patients qui ne peuvent « ni se voir, ni se penser » ont besoin que nous leur prêtions nos regards, notre système perceptuel, notre capacité émotionnelle, notre appareil à penser les pensées et peut-être même nos rêves (Anzieu, 1993).
59C’est un travail d’orfèvre qui requiert temps, patience, et délicatesse : « Intervenir dans des situations d’errance psychique ou sociale, c’est intervenir dans un système si écorche? que le seul fait d’observer constitue une agression » (Bouregba, 2004).
60Une mère, reçue dans notre service, nous l’a dit à sa façon, après plusieurs années de rencontres et au moment où elle commençait à prendre confiance… en nous… et en elle ! : « Ce qui est bien ici, c’est que vous ne blessez pas plus les personnes déjà blessées. »
Ne pas blesser par nos paroles, ne pas blesser par nos écrits…
61Quand Madame M. a commencé à parler d’elle, c’est en reprenant nos paroles, ces mots sur elle, lus dans nos écrits : « On dit que… » « On dit de moi… » Elle se réfère aux rapports adressés au juge des enfants. Échos de ce qui s’est joué sur la scène des visites médiatisées, nos observations écrites n’ont pas donné lieu à des commentaires in situ. C’est dans l’après-coup que Madame M. a pu commencer à penser l’impensable, à partir de ce qu’elle a reconnu dans nos observations restituées dans l’écrit. Une part à la fois étrangère et familière, « elle » et « non-elle », un objet externe qu’elle peut intérioriser de façon suffisante pour que soit possible l’émergence d’émotions et le début d’une identification à son (ses) enfant(s).
Les écrits
62Nos écrits sont destinés au juge, et sont aussi adressés aux familles.
63Cette double adresse nous engage : l’écrit est inscrit dans le soin, il est un des supports de l’intersubjectivité. « On soigne lorsqu’on écrit la clinique : écrire c’est prendre soin du soin » (Racamier, 1994), une manière exigeante d’investir l’aspect réflexif.
64L’écrit est une manière d’introduire un tiers. L’auteur propose un point de vue. Le lecteur se fera le sien. À la croisée de ces subjectivités émerge du sens, nourri de ce que chacun s’approprie ou récuse, mais aussi de ce que chacun projette du regard de l’autre.
65Se reconnaître ne veut pas dire s’accorder mais plutôt pouvoir dire, se dire, se raconter, débattre.
66Ajoutons que le rapport, par sa contrainte à mettre en mots, nous oblige à convoquer nos souvenirs, à les habiller d’émotions. Car pendant la rencontre, les attaques contre la pensée sont fréquentes. L’ennui, l’engourdissement de la pensée ou la lassitude s’insinuent dans le contretransfert et opèrent sournoisement jusqu’au lâchage. Le vide, qui pour le parent est une protection contre des angoisses impensables, nous aspire. « La passion d’écrire résulte-t-elle parfois de l’impuissance à dire, et même à penser ? Peut-être n’écrit-on qu’à partir de son aphasie secrète… » (Pontalis, 1990).
67Écrire est alors une façon de « donner forme à l’informe », de revitaliser notre pensée, cette pensée que nous proposerons parfois comme un « moi auxiliaire » à ces sujets dont le psychisme est comme gelé.
En conclusion
68Le placement, acte protecteur, inscrit dans la réalité, sanctionne la transgression, mais comporte une part de violence. La rencontre médiatisée représente l’interdit de vivre ensemble et la pérennité du lien de filiation.
69Dans ce contexte, comment l’enfant va-t-il se construire ? Pour advenir à une vie adulte autonome il lui faudra se dégager de la pathologie parentale sans rompre avec ses parents, distinguer ce qu’ils peuvent lui apporter et ce qui est projection non symbolisée, mortifère de leur souffrance, il lui faudra échapper à la répétition des dysfonctionnements familiaux tout en s’inscrivant dans sa filiation, et in fine se construire une histoire dont il pourra (se) faire récit.
70Travailler à ces objectifs au bénéfice de l’enfant, tout en respectant la dignité des parents, est au cœur de notre pratique clinique.
71La visée thérapeutique, défi de cette clinique très particulière de la rencontre médiatisée, suppose de déplacer le paradigme du soin, symptôme, demande, cadre, vers un paradigme intersubjectif : reconnaissance d’une souffrance, offre de contenant, appui sur un dispositif. Elle suppose une attitude autoréflexive du thérapeute sur sa propre subjectivité, et une conscience de l’impact de cette subjectivité sur l’expérience du patient. Ce qu’on appelle « conscience réflexive de soi en interaction ».
72L’invention, la créativité sont au cœur de cette clinique qui nous enseigne chemin faisant. Nous apprenons beaucoup des familles que nous rencontrons, elles nous obligent, au sens où l’obligation est une contrainte, mais aussi au sens où nous sommes leurs obligées.
73C’est aussi une clinique de l’humilité en ce qu’elle nous confronte en permanence à l’inattendu, à l’étrange, à l’énigme. C’est à Racamier (op. cit.), encore lui, que nous empruntons une suggestion qui pourrait être notre devise :
74« Aux grands maux les petits remèdes. L’humour face à la fureur, la poésie face à la rage, la virgule face au coup de poing ».
Bibliographie
Bibliographie
- Anzieu D. (1993), Le Moi-peau familial et groupal, Gruppo 9.
- Bouregba A. (2004), Les troubles de la parentalité, Dunod.
- Derrida J., Dufourmantelle A. (1997), De l’hospitalité, Calmann-Lévy.
- Furtos J. (2012), Journées nationales de la Fédération Addiction, Toulouse.
- Jaoul H. (1991), L’enfant captif, Éditions universitaires.
- Kaes R. (1993), La parole et le lien. Associativité et travail psychique dans les groupes, Dunod.
- Pontalis J.-B. (1990), La force d’attraction, Le Seuil.
- Racamier P.-C. (1994), L’esprit des soins, Éditions du collège.
Mots-clés éditeurs : défi thérapeutique, action parlante, souffrance, intersubjectivité, soin, famille, protection de l'enfance, accueil inconditionnel, visite médiatisée
Mise en ligne 14/06/2013
https://doi.org/10.3917/difa.030.0023