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Article de revue

La délicate essence du familial

Rêverie et créativité dans le groupe familial d'après les travaux d'André Ruffiot

Pages 11 à 25

Notes

  • [1]
    Sur ce point nous nous permettons de renvoyer à notre travail Le Climat familial, une poétique de la famille, Cerf, 2009.
  • [2]
    Nous reprenons ici le titre d’un article d’André Ruffiot (2011) « Fonction mythopoïétique de la famille. Mythe, fantasme, délire et leur genèse », texte que nous a aimablement transmis Anne Loncan.
Quand parole et image parviennent, au lieu de se discréditer mutuellement, à se joindre, le chant de la vie a une chance de se faire entendre à nouveau, l’espoir renaît.
J.‑B. Pontalis, Avant, Gallimard, 2012, p. 120.

1André Ruffiot a été, avec d’autres – D. Anzieu (1975), S. Lebovici et S. Stoléru (1982), A. Eiguer (1983) –, à l’initiative de la thérapie familiale psychanalytique. Il a travaillé à une psychanalyse du groupe familial, partant de la créativité psychique et interpsychique qui s’engagent dans les images et qui font de la famille un groupe singulier et singularisant. Au-delà de l’« air de famille », métaphore convenue, le vif d’une famille, son ambiance imageante qui unit les membres, s’exprimerait et s’épellerait dans de grandes images intériorisées. La délicate essence du familial serait relationnelle, s’explicitant dans la poétique des images qui l’habitent.

2En famille, images, symboles et rêves ne seraient donc pas qu’une pauvre imagerie éculée, disant mal les liens familiaux. On les interprétera comme des condensés affectifs intériorisés, tentant de dire le lien, fragiles expressions verbales, corporelles ou spatiales d’une forme de créativité collective, parfois bloquée dans la pathologie, la maladie, le conflit. Le groupe familial, distinct en cela d’autres groupes, tiendrait sa spécificité d’une intériorisation et d’une reconnaissance de grandes images organisatrices. Tels sont les récits mythiques, la poétique de l’espace domestique ou « l’inconscient de la maison » (Eiguer, 2004) promouvant une inscription généalogique, lieu de débat-combat entre la similitude de l’air de famille et l’expression d’une différence. En famille, les grandes images dont on est porteur seraient tout autant porteuses. Certes André Ruffiot n’a pas proposé une enquête systématique des images qui investissent et structurent le groupe familial, enquête qui permettrait de parler de structures anthropologiques de l’imaginaire familial comme le fit cet autre Grenoblois, Gilbert Durand (1960), à propos du sang, du tissu, du minerai, de l’arbre et des racines, de la force, etc. [1] Mais son inventivité thérapeutique a suivi la vie de famille et ses souffrances dans une vie des images qu’il chercha à mettre au travail.

3L’originalité de la démarche d’André Ruffiot est double. D’une part, il pose que la famille, pour être structure (de parenté, d’alliance, de triangulation du désir), est surtout un processus singularisant par socialisation. Il exige, pour être appréhendé, une intelligence attentive davantage à des procès qu’à des systèmes. Ce sera là la différence entre approche systémique et approche groupale. D’autre part, la fonction mythopoïétique de la famille découvre l’univers symbolique familial dans sa dimension onirique, phanique et poétique. Les lignes de force en famille sont des lignes imageantes. L’image y ouvre, irréductible à sa dimension de symptôme ou de fantasme, de créativité.

La famille : système ou groupe ? De la structure à la structuration

4Très tôt André Ruffiot a spécifié le propre de la thérapie familiale psychanalytique. Si les approches structurales et systémiques parlent de la famille comme d’un système, il l’envisage comme un groupe. Cette distinction originelle et originale est capitale. « L’approche thérapeutique du groupe familial comprend deux pôles : le pôle dit “systémique interactionnel” et le pôle psychanalytique “groupaliste”. Deux pôles : je veux dire deux conceptions du fonctionnement familial, qui sont aussi deux niveaux de compréhension de la clinique » (André Ruffiot, 1981, p. V).

5Espace-temps de la coopération sociale ordinaire, réalité prépolitique qui achemine de soi à l’autre vers les autres et tous les autres, la famille se distingue d’une association ou d’une corporation. Elle est habitée par l’expérience inaugurale, intériorisée psychiquement en images, d’une origine – l’hospitalité généalogique – et d’une attente – les espérances familiales – déployées dans un temps traversé ensemble. On apprendra à s’épeler dans une vie de famille et à se comprendre de cette famille par une poétique. L’intervention thérapeutique offrirait alors la possibilité de verbaliser ces images inchoatives sur lesquelles se condense l’entre-nous familial. Elle travaille, à partir de l’étayage onirique, à un approfondissement et à une redéfinition des attachements, dans l’entre-deux des liens carencés et des liens excessifs.

6Forme de coopération sociale ordinaire, la famille n’est ni une association, ni une communauté d’affinités électives ou de familiers. Elle sera un « groupe ». On comprendra ce qu’il a d’irremplaçable, en se demandant, au-delà de la variabilité de ses formes, si l’on peut abolir la famille. Certes, la famille relève d’une « sphère de justice » incommensurable avec celle de la sphère de l’économie ou des loisirs. École des capacités et lieu d’accès à des capabilités, la famille et ses alliances déploient cependant des « transactions propres ». « La famille est une sphère de relations spécifiques. […] C’est là un monde de passion et de jalousie, dont les membres cherchent souvent à monopoliser l’affection les uns des autres, en même temps que tous ont une revendication minimale – tout au moins vis-à-vis des étrangers qui n’ont aucun droit sur ce monde. […] La famille n’est donc pas une source éternelle d’inégalité… parce qu’elle fonctionne comme une unité émotionnelle à l’intérieur de laquelle l’amour est accaparé et transmis. Il vaudrait mieux dire : qui tourne et qui ensuite est transmis, et au départ au moins pour des raisons internes » (M. Walzer, 1997, p. 321-322). La famille est une forme de communauté sentie sous des formes inchoatives, que les histoires de famille forcent à exprimer ; et que la psychanalyse contribue à épeler. Le Freud (1921) de la deuxième topique pensait déjà l’individu comme un groupe intériorisé, l’intrapsychique se pensant comme l’intégration au sein du réseau des relations familiales les plus archaïques. Winnicott (1969) le précisa avec le concept de holding. L’analyse groupale, attentive à l’interpsychique, se concentrera sur « cet amour qui tourne et ensuite est transmis » dont parle, moins en thérapeute qu’en philosophe politique, Walzer.

7Le groupe familial, l’être ensemble groupal, est plus que la somme des propriétés des membres qui la composent. Comme appareil psychique familial, le groupe familial se révèle être un « espace intermédiaire ternaire, médiateur (ayant les caractéristiques d’un espace transitionnel) entre la réalité psychique interne et la réalité sociale externe. Le groupe constitué n’est pas seulement collection d’individus mais groupe véritable, ayant des phénomènes spécifiques, différents des phénomènes individuels. L’appareil psychique familial est l’Appareil Psychique Groupal du groupe primaire qu’est la famille » (Ruffiot, 1981, p. 4). Il se distingue donc de l’idée de société qui relève d’un modèle mécaniste du lien. On pense aux métaphores mécaniques de la forge, de la fabrique du social, de l’assemblage de pièces rapportées présentes dans cette manière de parler des liens qui dit : « Je ne suis qu’une pièce rapportée. » La société fédère des liens sous l’isonomie surplombante et artificielle de la loi, négligeant la dimension historique au profit de la dimension spatiale, faisant d’un tas un tout par une unité conquise. Le groupe familial se distingue aussi de l’idée de communauté relevant d’un modèle organique partant d’une entente préalable. Elle pense une forme d’unité historique d’avant l’artifice légal, la famille s’y concevant comme cellule, unité de naissance – nascor –, de sang, de gène ; un corps ayant des membres. Entre l’artifice et la nature, la société et la communauté, le groupe familial n’est un que s’il est une histoire. Il travaille à déchiffrer une appartenance, éprouvée sur le mode des affects, dans une reprise réfléchie jusqu’à un éventuel « consentir à sa famille » qui n’est pas sans révoltes, conflits, épreuves liées aux injustices familiales. Le groupal désigne un lien inchoatif, éprouvé psychiquement, que l’histoire convie et force à épeler dans une mise au travail des images. Travail des images car il s’agit de consentir à une forme de perte de la famille idéale ou rêvée pour parvenir à vivre d’images ressources. Ces dernières donnent à vivre. On pense aux grandes icônes familiales : icônes de l’ancestral du côté de l’origine ou icônes de l’espérance du côté de l’avenir. Mais il est des images toxiques (secrets, imaginaires familiaux occultés ou manipulés, fixation sur un « depuis tout petit il a toujours été… ») qui font mourir ou engendrent des pathologies. Ce travail des images articule une épreuve phénoménologique originaire : « une conscience ombilicale sommeille en moi » dirait Ricœur (2009 a), et l’explicitation herméneutique de cette dernière dans un « apprendre à se reconnaître dans un lignage ». C’est cette polarité de l’ombilical et du généalogique qu’engage l’histoire d’une famille. Elle se fait déchiffrement d’une origine (noyau éthico-poétique) et explicitation d’un horizon d’attente dans une histoire. La thérapie familiale psychanalytique la mettra au travail. C’est là le cœur de la mythopoiesis pour André Ruffiot (op. cit.).

8Si la famille vit des expériences de l’imagination bloquante ou bloquée, la vie des images n’y est pas sans règles, sa créativité y étant structurée. Le travail des images vit donc de la polarité de la structure et de l’événement dans un processus de structuration. Il y a dans la vie de famille du système, du structural, du statique. On pense aux structures de parenté élémentaires (Lévi-Strauss, 1949) ou semi-complexes (Héritier-Augé, 1994) qu’étudie l’anthropologue. On se souvient de la structure psychique inconsciente et de l’ordre symbolique chez Lacan (1966). Mais il s’y vit aussi du dynamique. La vie de famille est une réalité processuelle et dynamique travaillant à rendre la différence (des sexes, des âges, des désirs) compatible avec la similitude (air de famille). C’est ce qu’engagent les formes de créativités psychiques et institutionnelles propres à la diversité des airs de familles. C’est cette tension de la structure et de l’événement qui permet de comprendre la différence entre approche systémique et approche groupale de la famille. « L’approche “systémique interactionnelle ou transactionnelle” […] privilégie l’étude des conduites interactives […] centrée sur la réalité comportementale de la famille… La plupart des techniques relevant de cette approche sont d’inspiration béhavioriste, soutenues par une représentation pragmatique – avouée ou non – de la relation. À l’opposé l’approche psychanalytique groupaliste est […] une écoute, au-delà des échanges verbaux et comportementaux, du fonctionnement de la fantasmatique familial dans l’appareil psychique groupal de la famille, cet inconscient à plusieurs voix se révélant dans l’association libre des membres de la famille réunis en séance » (André Ruffiot, 1981, p. VII).

9Ces deux approches diffèrent donc sur trois points.

10Épistémologiquement, l’approche systémique de la famille l’appréhende moins comme expressive que comme un réseau de signes objectifs. Elle encourage une intelligence qui décode des structures statiques, des réseaux en synchronie (génogramme, observation d’interactions, enregistrements vidéo et sonores des séances, etc.). L’approche groupale déploie une intelligence qui déchiffre des processus dynamiques. Elle interprète des événements expressifs en diachronie (grandes images, rêves ou mythes familiaux, postures). Décoder veut voir du manifeste là où déchiffrer écoutera du latent.

11Pratiquement, l’approche systémique établit des classifications, des grilles. Elle recherche des invariants ou des types spatialisés dans l’attention à des comportements sur le plan de l’adaptabilité (chaotique, flexible, structurée, rigide) ou sur le plan de la cohésion (désengagée, séparée, connectée, enchevêtrée) (Seywert Fernand, 1990, p. 35). L’approche groupale, de son côté, fera ressortir des événements créatifs ou bloqués. Elle s’attachera à une histoire de famille dans la plasticité de ses relations, dans ses pratiques et sa ritualité ordinaire. Chaque famille élabore et singularise son for intérieur dont l’intérieur domestique est la traduction. Tels sont les objets conservés, le patrimoine ; l’organisation et la rythmique de la journée, du lever, du repas, du coucher. La famille est moins un type qu’elle n’engage une histoire.

12Enfin, sur le plan d’une anthropologie philosophique, l’analyse groupale prend ses distances avec l’anthropologie hobbesienne de la défiance qui veut penser une science du social à partir d’une conception atomisée des sujets. Elle convoque une anthropologie relationnelle pour laquelle être, c’est être en relation, dans des communautés historiques au sein desquelles s’explicite singulièrement sa trajectoire.

La fonction mythopoïétique de la famille [2]

13Esprit de famille, climat familial, air de famille sont des expressions qui, parce qu’elles condensent une multiplicité de facteurs divers (culture, situations, émotions, variabilité selon les moments d’une histoire familiale, etc.), ne sont guère éclairantes. Toutefois, parler de fonction mythopoïétique de la famille renverse la perspective. Ces expressions ne sont plus alors de pauvres manières de dire mais la tentative de donner à entendre que le climat imaginaire est le véritable milieu familial. Les lignes de vie familiales se suivent dans les images qui la tonalisent en leur profondeur dynamique. Elles étayent en un corps imageant (grandes icônes, mythes et récits) le groupe familial. L’appareil psychique familial permettra de dire que si « L’individuel, c’est le corporel ; le groupal est d’essence psychique » (Ruffiot, 1981, p. 6). Une approche poétique de la famille s’attachera à l’onirisme familial et aux grandes images qui investissent les familles. Elle y trouve la profondeur qui assure les identités personnelles (les icônes de l’ancestralité), l’énergétique qui mobilise et meut les psychismes (les mythes familiaux) et la texture des médiations imagées (portraits, photos de famille) à l’égard de laquelle se frotter, se poser et s’opposer pour se reconnaître ou se détacher.

14Plus que décoratives, mais irréductibles au symptomatologique, les images qui peuplent les épopées familiales sont aussi des forces poétiques. Mises en éveil, elles propulsent des capacités et se déploient dans la vie consciente en dynamismes créateurs. La délicate essence du familial se tient alors dans ces lignes de force imageantes et mouvantes qui se déplacent au cours d’une histoire familiale en raison du bouleversement des places occasionné par des naissances et des décès, de la reconfiguration des statuts par les alliances, des fragilités liées aux maladies ou aux inscriptions sociales, ou des revendications engagées dans des luttes pour la reconnaissance. Les visions familiales y servent des visées, des projets et pas seulement des projections. C’est pourquoi on ne négligera pas ces pathologies de l’imagination qui enrégimentent et enferment dans un carcan symbolique les identités, si l’on pense aux idolâtries domestiques rigides qui réifient les liens ou aux mondes intérieurs totalement défragmentés. « C’est selon cette dynamique que se constitue ce qu’on a appelé un “esprit de famille”, production de l’appareil psychique groupal familial, dans les familles névrosées-normales où s’élabore une “image intériorisée commune” du groupe comportant des mythes clairs, fluides, souples ayant pour fonction de transposer, de symboliser la réalité, sans la travestir profondément. C’est selon cette même dynamique fantasmatique que s’élabore également cette sorte de “carcan psychique familial” dans les familles de psychotiques où le mythe n’est plus qu’un mécanisme défensif, un rite mental rigide qui a perdu sens et qui s’impose au groupe familial aux dépens de la fantasmatique individuelle, aux dépens de l’autonomisation d’appareils psychiques singuliers » (André Ruffiot, 2011).

15Pour comprendre l’approche mythopoïétique d’André Ruffiot, nous la rapprocherons de la lecture que fit Bachelard des travaux de Robert Desoille sur le rêve éveillé, lequel privilégia moins l’être bloqué sur un complexe inconscient que l’offre d’une mise en marche (Bachelard, 1943, p. 143-162). Dans cette perspective, ne voir dans le rêve qu’un symptôme relève d’une herméneutique tronquée, aveugle à la force dynamisante et motrice des images. Au contraire, la mythopoïèse va au-delà du dénouement d’une créativité bloquée par régression dans le passé jusqu’à un nœud névrotique. Elle ouvre la vie de la famille à sa créativité propre et singulière en l’invitant, dans le travail des images, à des configurations oniriques et pratiques plus ajustées.

16L’apparente simplicité de la méthode d’André Ruffiot, qui délaisse la souffrance de la famille qui vient consulter pour l’accueillir dans sa déclinaison généalogique afin de poursuivre ensemble la vie des images, s’appuie sur cette dialectique subtile entre transmission familiale et transcription matérielle de l’organisation domestique. Si le travail thérapeutique institue, pour la vie familiale, un espace-temps transitionnel de l’association libre, il se met ainsi au service de l’institution familiale invitée à devenir une libre association ! L’imagination libérée dans la mythopoïèse est une imagination émancipatrice, ouvrant d’autres possibles pour la vie de famille. Quand on connaît la violence des blocages dans la vie familiale, mettre l’imagination en mouvement n’est pas chose aisée. Plus, il ne s’agit pas de mettre en travail l’onirisme du groupe familial sur n’importe quoi, mais de le concentrer sur le noyau éthico-mythique – André Ruffiot dit mythopoïétique – qui sert de schème unificateur tonalisant un « climat familial ». La découverte et la mise en chantier de la grande image qui, pour telle famille, en est le cœur imageant qui en condense la chair, sont donc majeures.

17Il est tout aussi central que, pour André Ruffiot, la rêverie du thérapeute entre en consonance avec l’onirisme de la famille. Il est question pour lui non de moraliser ou de conseiller, mais d’initier un espace de l’Ouvert. Il s’agit d’inviter à cultiver des images libérées de projets ou de stratégies pour laisser aller le groupe familial à la vie de ses images propres et le rendre à la vitalité de ses images vécues.

18Formulé dans les mots contemporains de la reconnaissance, le travail d’André Ruffiot présente donc la réalité familiale comme un processus de structuration des identités personnelles et collectives qui s’épelle sur fond poétique de lignage. Il se déploie dans un parcours de la reconnaissance, lequel va d’une solidarité familiale inchoative (la figure fusionnelle de l’entre-nous) vers une possibilité de différence dans la similitude (l’autonomie psychique de chacun des membres de la famille) en passant par la fonction du tiers qui témoigne du lien tout en préparant la déliaison (l’imago paternelle). Cette dialectique de la différence et de la similitude est au cœur de toute pensée de la reconnaissance engagée dans une pensée du groupe familial pour laquelle, et ce, contre une anthropologie individualiste de l’auto-engendrement, il n’y a pas d’individuation sans socialisation, ni de socialisation sans individuation.

19Si le groupe familial consulte, n’est-ce pas parce qu’il vit la clôture d’une activité imaginante bloquée ou totalement vagabonde ? L’enjeu de l’espace-temps thérapeutique n’est-il pas alors de venir stimuler la créativité interpsychique par l’institution d’une ouverture ? Il s’agit de l’ouverture d’un espace expérimental du jeu pour que le je et le nous adviennent. Mais cette activité onirique n’est pas alors sans règles du jeu. Pour le préciser, Ruffiot reprend les trois organisateurs décrits par Anzieu (1975) pour les adapter au groupe familial : l’illusion groupale organisant fantasmatiquement une fusion symbiotique des appareils psychiques autour d’un même fantasme ; l’imago paternelle, ambivalente mais structurante qui permet de sortir de la fusion par l’image d’un père bon et aimé et celle d’un père sévère et détesté ; et le fantasme originaire qui autorise la différence entre ses membres, assurant chacun d’un lien originaire et d’un accès à une autonomisation individuelle. « C’est par cette circulation fantasmatique inconsciente – jusque-là absolument bloquée – des fantasmes originaires qu’apparaît la transformation du groupe familial, du magma informe, unitaire, du début, en un ensemble d’individus différenciés tendant à l’autonomisation. La famille apparaît alors en mesure d’assurer un rôle fonctionnel » (Ruffiot, 1981, p. 79).

20Comment l’espace-temps thérapeutique met-il alors en circulation l’onirisme familial en souffrance ? Deux exemples permettront, pour terminer, de faire apparaître la fécondité du concept de mythopoïèse : le VIH-sida et « l’Alzheimer ».

21Le VIH-sida est une forme d’infection « purement » somatique dont l’analyse paraît bien étrangère à ce qui précède. Mais elle condense une symbolique de la souillure et de la tache, attachée à l’idée de contamination et inversement de purification, qui alerte. « On est frappé par l’importance et la gravité attachées à la violation des interdictions de caractère sexuel dans l’économie de la souillure […] entre sexualité et souillure une complicité indissoluble paraît s’être nouée dans un temps immémorial. […] au bout de cette ligne où nous venons de rencontrer le thème de la souillure primordiale de la sexualité apparaît l’identité de la pureté et de la virginité : le vierge et l’intact sont solidaires comme le sexuel et le contaminé » (Ricœur, 2009 b, p. 231-232). Ce symbolisme exprime l’opacité d’une expérience troublante pour l’identité personnelle et familiale. Il revêt une signification très archaïque (rêve de pureté et de purification pour une famille idéalisée qui connaît l’affection-infection d’un de ses membres) ; poétique (image contre-intuitive du VIH et l’imagerie du contaminant) et hiérophanie (concentration sur des matières secrétées signifiantes : le sang, le sperme, la salive).

22Une telle maladie malmène l’économie psychique du groupe familial dans sa capacité d’assurer un soin sécurisant. Elle blesse la reconnaissance du prendre soin engagé dans le holding familial, installant une défiance au lieu d’une confiance sécurisante, encouragée par une archaïque recherche de pureté. « Il apparaît que pour le VIH lié dans les esprits à drague et drogue, c’est-à-dire à déviance par rapport à la norme familiale, l’esprit de “corps familial” ne joue plus son rôle, comme si la relégation devait sanctionner une faute, surtout une faute sexuelle. Qui a transgressé la loi familiale devrait payer une dette d’exil. La crainte consciente de la contagion au sein de la parenté masque non seulement une revendication surmoïque punitive, mais aussi une profonde blessure d’un Moi idéal familial : “Comment se peut-il que cela arrive dans notre famille ?” […] Les mesures d’exclusion, de “javellisation” outrancière des couverts et des objets touchés par le porteur de symptômes ou simplement de virus, sont, bien au-delà d’un souci de stérilisation physique, un besoin de purification “morale”. […] l’étude approfondie de cette souffrance groupale familiale montre qu’elle atteint le fonctionnement de l’appareil psychique familial lui-même. […] Ces familles ont besoin d’être écoutées dans leur plainte, leur résignation, leur révolte, leur attente, afin de pouvoir développer des mécanismes nouveaux de type sublimatoire » (Ruffiot, 1989, p. 31-32).

23Dans le cas des troubles mnésiques, avec la démence de type Alzheimer, entre en concurrence une image-emblème (l’Alzheimer) avec l’activité poïétique malmenée, sinon laminée dans ses capacités expressives. « La progression de la démence Alzheimer pourrait schématiquement se formuler dans les angoisses suivantes : 1) Où suis-je ? ; 2) Qui suis-je ? ; 3) Suis-je encore… humain ? Cette troisième interrogation, hélas !, ne peut être pensée dans la psyché en fin de démantèlement, tant la régression psychique est importante. […] La démentalisation peut nous renseigner sur les premiers processus de mentalisation lors de l’ontogenèse » (Ruffiot, 1994, p. 16). Pourtant, la proximité des « aidants naturels », dans une relation duale, ne se tient-elle pas dans le plaisir à vivre ensemble des images en leurs synesthésies, là où l’activité psychique paraît appauvrie et démantelée par les ravages des troubles ? L’angoisse taraude l’homme vivant la démence et son entourage quant à ce qui fait l’humanité. Mais il y a dans la pensée imageante une créativité fugace qui, fulgurante chez de grands déments, exprime encore dans des images vives la manifestation d’une proto-autonomie. Cette capacité originante tient tranquillement, en images, une modalité du lien et de la présence.

24Le clinicien dira : « Tous les patients n’ont pas cette possibilité secourable d’investir des images, de faire vibrer des îlots de représentations, si décousus soient-ils, et en fin de compte d’alimenter leur fantaisie personnelle. Il y a de toute évidence dans cette frénésie à produire une “pensée-image”, seule pensée encore accessible, une jouissance restaurée. Jouissance qui vient combler le trou de l’impensé, et éclairer de positif les manques » (Montani, 1994, p. 126-127).

Bibliographie

Bibliographie

  • Anzieu D. (1975), Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod.
  • Bachelard G. (1943), L’air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement, José Corti/Le livre de poche.
  • Durand G. (1960), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Introduction à l’archétypologie générale, Dunod.
  • Eiguer A. (1983), Un divan pour la famille, Paris, Centurion.
  • Eiguer A. (2004), L’inconscient de la maison, Dunod.
  • Freud S. (1921), Psychologie des foules et analyse du moi, Payot, Poche.
  • Héritier-Augé F. (1994), Les deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob.
  • Lacan J. (1966), Écrits, Paris, Le Seuil.
  • Lebovici S. et Stoléru S. (1982), Le nourrisson, sa mère et le psychanalyste : les interactions précoces, Paris, Bayard.
  • Lévi-Strauss C. (1949), Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Plon.
  • Montani C. (1994), La maladie d’Alzheimer, L’Harmattan.
  • Pierron J.-P. (2009), Le climat familial, une poétique de la famille, Cerf.
  • Ruffiot A. (1981), « Pour situer la thérapie familiale psychanalytique : conception systémique et conception groupaliste », introduction dans La Thérapie familiale psychanalytique, Avant-propos, Dunod-Bordas, p. II-VIII.
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  • Ruffiot A. (1989), « Le sida, une maladie aussi psychologique », dans Psychologie du sida, Approches psychanalytiques psychosomatiques et socio-éthiques (dir. A. Ruffiot), Éd. Pierre Mardaga, Liège.
  • Ruffiot A. (1994), « Préface », in Claudine Montani, La maladie d’Alzheimer, « Quand la psyché s’égare », L’Harmattan.
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  • Ricœur P. (2009 a), Philosophie de la volonté, Livre I, Le volontaire et l’involontaire, [1960], Points Seuil.
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  • Seywert F. (1990), L’évaluation systémique de la famille, PUF.
  • Walzer M. (1997), Sphères de justice, Une défense du pluralisme et de l’égalité [1983], trad. française P. Engel, Seuil.
  • Winnicott D. (1969), De la pédiatrie et la psychanalyse, trad. fr., Paris, Payot.

Mots-clés éditeurs : onirisme, André Ruffiot, mythopoïèse, reconnaissance, approche groupale

Date de mise en ligne : 15/11/2012.

https://doi.org/10.3917/difa.029.0011

Notes

  • [1]
    Sur ce point nous nous permettons de renvoyer à notre travail Le Climat familial, une poétique de la famille, Cerf, 2009.
  • [2]
    Nous reprenons ici le titre d’un article d’André Ruffiot (2011) « Fonction mythopoïétique de la famille. Mythe, fantasme, délire et leur genèse », texte que nous a aimablement transmis Anne Loncan.
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