1La famille est un groupe spécifique dont la fonction est d’articuler les axes horizontaux de l’intra-groupal et verticaux de l’intergénérationnel. À l’intérieur de ce groupe, les liens sont organisés et différenciés en liens d’alliance, liens de filiation et liens de fraternité. Mais par lien familial, nous entendons aussi le tissage des ancrages symbiotiques qui persistent au fond de chacun, lui assurant une sécurité de base.
2Avant d’être attaché à des membres de sa famille, dans des échanges où les places, rôles et statuts définissent et organisent les liens et la communication, l’être humain est d’abord dans une nécessité vitale d’être tenu dans un contenant qui le précède et lui assure une sécurité de base. Seule l’expérimentation réelle d’être tenu, suffisamment et adéquatement, permet l’accession au processus de construction psychique autorisant l’individuation.
3Le processus de la thérapie familiale analytique (TFA) offre une lecture de l’évolution de l’éprouvé du lien, et de sa progressive qualification imaginaire et symbolique, lecture en rapport avec le transfert sur le cadre, puis sur le processus, et enfin sur les thérapeutes. La première phase, sur laquelle porte ce texte, illustre les premiers temps du travail, est primordiale pour la famille, mais aussi la plus difficile pour les thérapeutes.
Vécu d’effondrement et perte du lien
4Le terme d’agonies primitives (Winnicott, 1974) décrit, probablement au plus près, ce que peut être le vécu d’effondrement consécutif à une rupture traumatique du lien, à l’éprouvé de ne plus être tenu et de chuter sans fin : rupture du berceau psychique contenant, peut-être liée à une fragilisation parentale et/ou à une incapacité de l’enfant de profiter « suffisamment » de ce qui lui est donné, le plus souvent dans une répétition de fractures transgénérationnelles.
Ce télescopage entraîne généralement un déferlement d’éprouvés bruts non métabolisables, qui maintient alors, au sein de la famille, un fonctionnement dans le registre du trop, du quantitatif, interdisant l’accès au qualitatif, plus proche du représentationnel. La famille ne parvient ni à contenir, ni à métaboliser des éprouvés débordants, ni à les transformer en pensées, images ou fantasmes, émotions et rêveries, c’est-à-dire à les faire passer au registre qualitatif. Mais il faut aussi dire que la défense contre ces éprouvés débordants consiste à ne pas élaborer, pour rester dans une indifférenciation vérifiant ainsi dans l’actuel la concrétude du lien adhésif, défense vitale contre l’effondrement. L’accès à la représentation n’est possible que si les expériences actuelles d’éprouvé du lien dans la famille peuvent être rattachées à la chaîne verticale de la transmission, c’est-à-dire s’il est possible de leur donner assise et sens, au moins secondairement, en les articulant au récit mythique de l’histoire de la famille.
Les qualités du lien transitionnel
5La thérapie familiale analytique vise à réinstaurer un lien et un espace familial à caractère transitionnel, dont les qualités de contenance et de sécurisation de base ne sont pas altérées par les nécessaires attaques liées aux processus d’individuation et d’autonomisation psychique.
6Les familles souffrantes ne disposent pas des qualités nécessaires à la construction d’une pensée mythique et le travail en TFP consiste à les aider à (re-) accéder à cette pensée, en construisant ou reconstruisant un mythe familial, une histoire du lien et des liens familiaux, par étayage sur l’histoire du lien thérapeutique.
7C’est dans les débuts du processus de thérapie que nous rencontrons et co-expérimentons la forme originaire du lien familial. Ces processus très archaïques, décrits par les spécialistes des psychoses et ceux qui travaillent avec de jeunes enfants, apparaissent de façon souvent paroxystique dans le fonctionnement des familles très souffrantes. On aurait cependant tort de ne pas en remarquer et mettre en travail les manifestations parfois plus discrètes, mais toujours présentes, dans les débuts de toute thérapie familiale. A. Ruffiot (1981) a toujours insisté sur l’importance de la régression en TFP, et c’est évidemment le mode d’accueil et d’écoute des thérapeutes qui va, en grande partie, conditionner et rendre possible cette régression.
Trois étapes pourraient être décrites dans l’instauration d’un transfert sur le cadre, soit le mouvement de dépôt des zones archaïques indifférenciées, qui doivent trouver un appui pour que s’opère un processus d’assouplissement des modalités de l’être en lien dans la famille. Dans un premier temps, le lien est expérimenté spatialement, concrètement et de façon répétitive, dans un deuxième temps, s’organisent des rythmicités et des accordages ponctuels à l’intérieur de la séance, enfin, dans un troisième temps, la rythmicité entre les séances amène les débuts de la temporalité et de l’intériorisation d’une sécurité dans le lien.
Le lien est d’abord éprouvé concrètement, spatialement et de façon répétitive
8Dans les phases initiales de la thérapie, la modalité spécifique de lien de la famille va être donnée à co-expérimenter aux thérapeutes et à co-éprouver pour la famille. Nous parlerons bien ici d’éprouvés, reprenant le terme de Bion (1962), car il s’agit de vécus essentiellement corporels et sensoriels, non transmissibles par d’autres voies que la contagion, la contamination ou la co-excitation, et non mémorisables : le caractère d’actualité en est essentiel et exclusif.
9La salle de thérapie pourrait être comparée à une portion d’espace, concrètement délimitée par les murs et notre présence réelle, évidemment symboliquement contenue et garantie par notre fonction thérapeutique. Le cadre concret de la thérapie est la première butée sur laquelle va s’étayer la construction d’un contenant commun à la famille.
10La disposition spatiale des membres de la famille, ensemble et les uns par rapport aux autres, les rapprochés et les éloignements en cours de séance, les déambulations des enfants, les expérimentations de rupture du lien spatial, les modalités sensorielles prédominantes, les butées sur les bornes/murs du cadre, le silence ou le brouhaha et le brouillage, toutes ces manifestations peuvent être comprises comme des actualisations du lien, de la manière d’être en lien dans cette famille.
Observation n° 1
11Thibault était un enfant qui avait précocement vécu un véritable effondrement, d’abord peu de temps après sa naissance dans un sevrage brutal, puis à 2 ans quand ses parents s’étaient eux-mêmes effondrés à la mort de leur deuxième enfant. Pendant plusieurs mois, les séances se déroulaient selon le même scénario : les parents discouraient de façon intellectuelle et opératoire sur les problèmes de Thibault, pendant que celui-ci passait son temps dans un équilibre instable sur des chaises inclinées ou sur des tables trop hautes. Nous devions, mes co-thérapeutes et moi, accueillir et supporter ces vécus simultanés, angoissants et tout à fait clivés, sidérés de la crainte que Thibault ne tombe autant que de l’apparente indifférence de ses parents.
12La répétitivité des séances et des séquences à l’intérieur des séances, le ressenti d’immobilité et de non-lien, le sentiment contre-transférentiel d’impuissance, d’inadéquation et d’incompréhension, constituent notre participation contre-transférentielle à la régression, en deçà de la pensée, dans un registre beaucoup plus archaïque. Il n’est pas facile de le vivre, il est essentiel de l’accepter, et de supporter d’être utilisé, parfois très passivement : le renoncement au plaisir de penser et d’imaginer, la suspension de la compréhension et de l’intervention, l’acceptation de la souffrance psychique, parfois même physique dans un ressenti d’inconfort ou de fatigue, sont des marques d’accueil, bases de la construction de l’alliance thérapeutique et de la sécurité dans le lien.
13Ces liens familiaux adhésifs, observés dans les débuts de thérapie, utilisent un nombre souvent restreint de canaux et de modes de communication, ce qui évoque les modalités fonctionnelles des stéréotypies, tant le recours à ces modes d’échanges se répète. C’est cependant une forme d’être ensemble, avec nous, la forme de lien avec nous, et comme telle à respecter (cf. les « schèmes originaires familiaux » proposés par E. Grange-Ségéral en 2008).
14Dans ces modes de fonctionnement, il y a indifférenciation entre lien et communication, celle-ci étant réduite à la vérification perceptive et sensorielle de la concrétude de l’éprouvé d’être en lien. Ce qui devrait fonctionner comme un contenant à l’intérieur duquel il peut y avoir des échanges se restreint à des « perceptions et sensations se substituant à l’ordre du représentatif, maintenant le sujet dans le champ de la négativité, de l’utilisation de l’objet (et non de la relation d’objet) et de la contrainte de répétition » (F. André-Fustier, 2009). Le lien ne peut contenir des échanges et des communications, il en est indifférencié, le contenant est indifférencié du contenu. Notre position thérapeutique sera de donner à la famille la possibilité d’expérimenter une forme d’accueil, de contenance, de façon répétitive, aussi longtemps que nécessaire. Les interventions se borneront à nommer les actions hic et nunc.
La fonction contenante des thérapeutes, testée dans ses capacités de résistance, permet que s’ébauche la reconstruction d’une sécurité de base : un contenant, dont la fiabilité doit être répétitivement vérifiée, se différencie progressivement de ce qui y est accueilli.
L’organisation des rythmicités
15Un deuxième mouvement de transfert sur le cadre-contenant verra l’organisation de rythmicités à l’intérieur de l’espace-temps de la séance. Les thérapeutes ont à charge, de par leur fonction et dans le respect de l’abstinence, de contenir la première ébauche spatiale du lien, tout en pointant ce que nous nommons les contiguïtés, c’est-à-dire les événements qui se juxtaposent dans le déroulé de la séance, ou peuvent se succéder de façon répétitive.
Observation n° 2
16Dans les débuts de la thérapie de la famille de Paul, petit garçon anorexique et vomisseur de 6 ans, toute évocation de la possibilité d’un rêve (question « rituelle » que nous posons habituellement à chaque séance de thérapie) amenait un quadruple mouvement simultané dans la famille : Paul devenait très pâle et sur le point de vomir (ou de s’effondrer), son père se penchait en avant, sa mère se rejetait en arrière et sa petite sœur se mettait à dessiner des ronds sur les feuilles mises à la disposition des enfants : on voit ici, dans le temps même de l’effondrement, les mouvements simultanés de rapproché, d’éloignement et d’encerclement.
17D’abord sidérés, pris dans un vécu de terreur, et le sentiment de culpabilité d’en être responsables, et la pression de devoir faire quelque chose en urgence, nous avons longtemps été prisonniers de ce schème originaire. C’est lorsque nous avons pris conscience de la répétitivité de la séquence, que nous avons pu nous en éloigner suffisamment pour l’investir comme potentielle porteuse de sens, et en parler comme telle : l’éloignement, la mise à distance sont les conditions de l’investissement.
18C’est à G. Haag (1986) que nous devons l’hypothèse selon laquelle les qualités fonctionnelles du premier contenant viennent en particulier de sa rythmicité. Le mouvement successif et alternatif du prendre/lâcher, se rapprocher/s’éloigner, sans jamais laisser tomber, ni rester collé, construit en même temps sécurité et séparation, il introduit la possibilité de distance et d’intervalle, il fonde les bases futures de la topique subjective. E. Grange-Ségéral et F. André-Fustier (1994), de même que R. Jaitin (2000), postulent également l’existence d’organisateurs rythmiques familiaux : l’intervention régulatrice des thérapeutes permettrait la restauration du contenant rythmique familial.
19Les thérapeutes vont progressivement effectuer des investissements/désinvestissements des mouvements observés, s’approcher/lâcher, commenter ou suspendre leur parole : commençant eux-mêmes à se sentir dans une meilleure sécurité dans leur cadre et leur lien co-thérapeutique, ils absorbent et détoxiquent mieux les projections d’éléments ?. Cette mise à distance, encore partielle et momentanée, dégagement progressif de la prise en masse avec la famille, rend aux thérapeutes un espace de pensée, qui n’est plus totalement oblitéré dans l’adhésivité. Progressivement moins défensifs quand ils sont en contact avec la famille, et qu’ils peuvent alors se différencier, les co-thérapeutes peuvent s’entre-étayer et se remettre à penser.
20La qualité de l’investissement des thérapeutes est tout aussi importante, voire plus que les contenus des interventions. La rêverie des thérapeutes suppose l’acceptation de la non-reprise par la famille de ce qui est proposé, elle est le signe d’un décollage contenant/contenu, et de l’avènement de processus plus qualitatifs et représentationnels.
Ce n’est pas par hasard qu’apparaissent, à ce moment, des éprouvés et des images de maternalité ou de parentalité. L’émergence d’une fonction ? de nouveau fonctionnelle pour les thérapeutes place ces derniers, dès cette étape, dans une position parentale pour la famille en souffrance. Cette articulation contenant/parentalité, évidemment encore non symbolisée, préfigure le déploiement temporel dans le processus thérapeutique.
Le passage à la temporalité
21À ce moment du travail, la rythmicité commence à assurer la sécurité. La famille éprouve la capacité du cadre contenant à supporter les attaques, les explosions, et, en s’étayant sur cet éprouvé, elle expérimente une modification du lien familial : celui-ci se rythme dans des accordages moins chaotiques, dans des rencontres plus émotionnelles et moins excitantes, dans des séparations vécues comme moins catastrophiques, parce que le ré-accordage est plus rapidement possible. L’expérimentation répétitive en séance d’une proximité spatiale et corporelle, que la fonction des thérapeutes maintient ou ramène dans un climat tempéré, hors des régions torrides de l’adhésivité, ou glaciales de l’effondrement, est un passage nécessaire pour les processus de construction des enveloppes psychiques individuelles.
22M. Pinol-Douriez (1984) a étudié le processus d’apparition du symbole dans l’économie interactionnelle entre l’enfant et l’environnement maternant. Elle note que l’émergence de la représentation est liée au rythme et à la qualité des présences/absences de l’objet. Au départ, seul l’absolument identique est familier, et la répétition est la seule manière d’éprouver du familier, de le reconnaître comme tel et d’en éprouver de la sécurité. La construction du même et des premières invariances s’effectue grâce à la régularité de la mère-environnement. Progressivement, les échanges conditionnent et organisent des représentations anticipatrices, support des guidages vers des actions ultérieures. La rythmicisation des présences/absences de l’objet introduit la temporalité, l’anticipation, devenue possible, conditionne le processus d’intériorisation et de construction de la permanence de l’objet. Les proximités spatiales rendent possibles et préfigurent les proximités temporelles, puis les liaisons de sens, à condition que la proximité ne soit pas du collage. Ici encore, la distance est la condition de l’investissement : on ne peut investir que ce que l’on ne possède pas et ce dont on est suffisamment différencié, mais qui est accessible.
Dans ce contexte, la rythmicité constitue la condition même du caractère tempéré. L’éprouvé en séance d’un possible éloignement/séparation et de possibles retrouvailles du lien symbiotique introduit progressivement la différenciation du lien-contenant et de l’objet-lien.
Observation n° 3
23Chaque fin de séance de la thérapie de la famille de Gaspard était un combat, car celui-ci ne supportait pas la règle impliquant qu’il devait laisser ses dessins, soigneusement rangés ensuite dans le dossier. C’était pour lui un déchirement qui le mettait dans une grande colère et une grande angoisse. Lors d’une fin de séance, je dois m’interposer entre Gaspard et la porte de la salle de thérapie, il hurle, se laisse tomber par terre, et je dois m’accrocher à mon cadre interne pour ne pas céder, ayant le sentiment confus que c’est important, mais me sentant en même temps rigide et un peu maltraitante. Gaspard finit par céder au bout d’un bon quart d’heure et part, désespéré.
24À la séance suivante, Gaspard entre dans la salle avec sa famille et demande immédiatement à voir le dossier, dans lequel sont conservés notes prises en séance et dessins, dossier auquel la famille a accès pendant le temps des séances. Je crains qu’il ne le mette à mal, mais à ma surprise il s’en saisit très soigneusement et demande à regarder les dessins effectués depuis le début de la thérapie. En revisitant le chemin parcouru ensemble depuis environ un an et demi, les associations fusent, liant dessins et souvenirs de la thérapie et, pour la première fois de façon apaisée, des éléments de l’histoire des multiples ruptures familiales.
Cette vignette clinique illustre le constat que, lorsque le contenant devient suffisamment fiable, le processuel peut commencer à se déployer : l’assurance (re)trouvée au niveau du spatial conditionne l’accession à la temporalité. Elle montre aussi comment la rythmicité intra-séance se déplace progressivement vers une rythmicité inter-séances : le lien transférentiel commence à s’intérioriser et se représenter suffisamment pour assurer une permanence de l’alliance en dehors du contact concret réel. Cette première ébauche de la permanence de l’éprouvé du lien contenant est évidemment fragile et doit être revérifiée fréquemment, elle est facilement remise en question à chaque blessure du cadre. Mais elle constitue la base indispensable pour que puissent se construire et se différencier les représentations imaginaires et symboliques des objets-liens-familiaux, alliance, filiation et fraternité.
Les liens familiaux : éprouvés et objets
25R. Kaës (2009) désigne par lien « la réalité psychique inconsciente spécifique construite par la rencontre entre deux ou plusieurs sujets », définition par le contenu. Puis il précise en termes de processus : « Le lien est le mouvement plus ou moins stable des investissements, des représentations et des actions qui associent deux ou plusieurs sujets pour la réalisation de certains de leurs désirs. » R. Kaës place les alliances inconscientes au fondement de la réalité psychique du lien et du sujet : « Les alliances inconscientes […] primaires sont au principe de tous les liens. […] Le contrat narcissique (P. Aulagnier 1975) […] lie l’ensemble humain qui forme le tissu relationnel primaire de chaque nouveau sujet et du groupe dans lequel il trouve et prend sa place. Ce contrat narcissique originaire est fondateur, il définit un contrat de filiation. »
26Le concept de lien-contenant-familial, que je propose ici, me semble se situer en deçà des représentations et de l’investissement. Il rappelle certaines caractéristiques de l’enveloppe familiale (E. Granjon, 1992), dans ses dimensions de contour et de différenciation dedans/dehors et dans celles de support de projections représentatives ultérieures. Le lien-contenant-familial serait plus proche du registre corporel, sensoriel, proprio- et intéroceptif, en deçà d’une représentation. En ce sens, le lien-contenant-familial n’est ni une représentation ni un objet, il est un éprouvé.
En revanche, les objets-liens-familiaux sont de véritables objets, corrélatifs d’investissements tenus du côté groupal-familial comme du côté subjectif. Les représentations imaginaires et symboliques des liens d’alliance, liens de filiation et liens de fraternité sont dépendantes du fonctionnement de l’appareil psychique familial, représentations différenciées et fonctionnelles, ou, au contraire, indifférenciées, interverties, empiétant les unes les autres ou en envoyant des messages paradoxaux. Les processus d’individuation nécessitent une suffisante différenciation imaginaire, symbolique et fonctionnelle de ces formes de liens dans la famille, permettant à chaque sujet du groupe d’occuper sa place à la fois dans le groupe actuel et dans la chaîne inter-générationelle.
Observation n° 4
27Au cours de ce long travail thérapeutique de plusieurs années, cette famille meurtrie par de multiples souffrances et traumatismes avait déjà accompli un parcours remarquable. Les parents étaient maintenant très désemparés par les manifestations de grande souffrance mais aussi très revendicatrices de leur fille, restée jusque-là dans un registre relativement muet, mais qui avait traversé, avec toute la famille, les orages et les traumatismes. Elle réclamait maintenant à grands cris une attention et un investissement qui ne lui avaient pas été donnés dans sa toute petite enfance, parents et frère étant pris dans leurs propres éprouvés d’effondrement.
28Lors d’une séance, la mère exprime son désarroi et sa culpabilité vis-à-vis de Julie qui exige répétitivement d’être traitée comme un bébé. Madame avoue qu’ils ont commencé à penser à arrêter bientôt la thérapie, mais, dit-elle, Julie ne va pas bien. Il y a encore des choses à travailler. Nous lui indiquons que rien ne presse et que nous serons là le temps qu’il faudra. Après avoir ainsi vérifié que le lien contenant avec nous était fiable, elle parle pour la première fois de son vécu de nouvelle épouse et de jeune mère, dont le mari ne supportait pas l’attachement jugé trop fort à l’enfant, à son détriment à lui, le mari. Madame peut à ce moment occuper une fonction contenante parentale, mais aussi s’exprimer à partir d’un point d’articulation entre position dans le lien et position subjective individuelle, indiquant, devant et à propos de ses enfants, sa souffrance dans cette indifférenciation du lien d’alliance et du lien de filiation. Monsieur avait, de son côté, déjà évoqué, à travers des rêves, sa propre difficulté à assumer, en même temps, une position d’époux et une fonction de père.
On voit, dans cet exemple clinique, que le travail sur les objets-liens familiaux est rendu possible par la réassurance de l’éprouvé du lien contenant, qu’il a fallu plusieurs années de thérapie pour rendre fiable, et qui a dû être remis à l’épreuve très régulièrement.
Quelques lignes de conclusion…
29La rencontre avec une famille en détresse est une aventure souvent périlleuse, et il faut s’assurer d’être suffisamment équipé. Notre équipement, c’est notre dispositif et notre cadre interne, c’est aussi notre créativité et notre pâte humaine. Nous nous prêtons à ce modelage, mais nous avons besoin d’en comprendre et d’en théoriser quelque chose, c’est-à-dire de faire lien avec nos concepts et notre filiation intellectuelle. Si l’accueil que nous offrons aux familles est de l’ordre de la contenance, la mise en réflexion renvoie à des investissements ciblés sur certains objets.
30La souffrance des familles me semble pouvoir être décrite comme une difficulté ou une impossibilité à assurer la permanence de l’éprouvé du lien en même temps qu’une différenciation symbolique et fonctionnelle des objets-liens familiaux : c’est une autre façon de dire que les familles souffrantes mettent en alternative individuation et participation au lien.
31L’attention portée en thérapie aux effets de transfert/contre-transfert de ces deux formes et deux niveaux de liens me semble nécessaire tout au long du processus. En effet, comme j’ai essayé de le montrer, le travail sur les objets-liens familiaux n’est possible que si les thérapeutes ont eux-mêmes pu effectuer une suffisante élaboration de leurs propres éprouvés du lien, en résonance avec ceux de la famille.
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