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Article de revue

Idéalisation et dépendance sectaire, reconstruction et lutte contre des processus passés d'aliénation

Pages 169 à 184

1Le phénomène sectaire recouvre une grande diversité de groupes, variant fortement dans la définition de leur thème prédominant, leur organisation, leur évolution. Ce polymorphisme appelle une réflexion complexe, multifactorielle, qui touche à diverses sciences humaines, au droit, apportant autant d’éclairages complémentaires. Le débat public est actuellement centré sur la légitimité, les références à la manipulation mentale et au totalitarisme, aux menaces qui en découlent pour l’ordre public, illustrées par les divers suicides collectifs ou les actes homicides commis par de tels groupes au cours de ces dernières décennies.

2Les risques de stigmatisation, de dérive passionnelle et autres réactions en miroir éprouvent notre capacité à analyser les déterminants de cet investissement si particulier dont le coût peut aller, à l’extrême, jusqu’à la mort. La difficulté de pouvoir établir une définition du phénomène sectaire témoigne d’une part du fort pouvoir de mutation qui caractérise les sectes contemporaines et, d’autre part, de la complexité des facteurs de dérive relationnelle et organisationnelle qui crée un continuum entre un groupe social à l’identité forte et une secte, elle-même plus ou moins coercitive. Ce continuum au sein de groupes menés par un leader ne peut être cerné par une définition à elle seule, mais il est possible de percevoir quelques traits caractéristiques de cette dynamique à l’œuvre. L’approche dimensionnelle plutôt que catégorielle du phénomène sectaire permet de le repérer au sein de multiples institutions et groupes sociaux. Des limites engrenées sont ainsi tracées avec les notions de dictature, de totalitarisme, de fanatisme, dérives d’une organisation structurelle, d’une forme de pensée ou d’expression.

Premiers contacts avec Jeanne

3Derrière la diversité apparente de ces mouvements se révèlent des lignes de force communes dans la mécanique de l’embrigadement des sujets, du maintien d’une forme d’asservissement par la dépendance ainsi créée. L’analyse de l’idéologie qu’elles véhiculent permet souvent d’en dégager l’aspect coercitif et fait apparaître deux points particuliers participant à la composante addictive du phénomène sectaire, discriminant d’autres relations d’emprise : le groupe et les dogmes. Le cas de Jeanne, 50 ans, qui s’est présentée dans un centre de consultations sectoriel sur les conseils d’une association locale apparaît à cet égard archétypique. Jeanne s’est inscrite dans un dispositif d’entretiens psychothérapeutiques régulières avec un psychologue du service, conjointement à un accompagnement social qui mobilisait l’équipe de secteur dans une optique de réinsertion. Enfin, l’association qui orientait Jeanne vers l’espace de soins la soutenait dans une démarche judiciaire qui concernait l’ensemble du groupe sectaire, suite à la révélation d’actes incestueux, démarche qui impliquerait une confrontation avec le gourou.

4D’emblée, Jeanne expliquait sa venue au centre de consultations par une demande de soutien dans une démarche qu’elle qualifiait de façon très globale en vue de « retrouver l’autonomie ». Pour élaborer ce qui sous-tendait cette demande, Jeanne revint longuement sur son parcours de vie, mettant en relief certains déterminants contextuels qui le marquèrent en profondeur.

5Jeanne, fille unique, a vécu durant son enfance de longues périodes en internat scolaire. Ses images parentales apparaissent défaillantes, fragilisées. Jeanne décrivait son père comme une personne peu investie dans sa fonction, voire rejetante, dont l’autoritarisme venait rapidement clore les tentatives d’échanges, et laissant en retrait une mère soumise mais plus disponible pour sa fille. Jeune majeure, une rencontre amoureuse passionnelle amenait Jeanne à quitter sa région et à rompre avec son environnement à de multiples niveaux. Cette relation intense et exclusive fut marquée par la violence et interrompue après quelques mois de vie commune pour un retour « en catastrophe », expliquait Jeanne. Les tentatives de reprise de contact avec ses parents furent infructueuses, elle conserve un souvenir douloureux de ces appels, se vivant culpabilisée et salie, dans une impasse. Sa mésestime, son isolement vécu sur un mode abandonnique apparaissent comme autant de signes de la fragilité narcissique, tant structurelle que contextuelle qui fut le terreau de son engagement sectaire.

Séduction et jeux identificatoires

6Le premier contact avec le groupe sectaire eut lieu à ce moment, rencontre affective chaleureuse et non jugeante. Le recruteur prosélyte qui est venu au contact de Jeanne à son domicile était anonyme, il ne constituait que l’écho d’une demande ; il était formé par le groupe sectaire pour l’identifier, en utilisant des moyens plus ou moins détournés dont l’objectif latent trace le fil rouge : séduire.

7Initialement, les premiers éléments de réponse sectaire eurent pour Jeanne une valeur structurante : apaisement de ses difficultés existentielles, protection contre des agressions et une réalité trop douloureuse, réponse à une recherche de connaissances, de moyens de compréhension du monde. Ces aspirations de Jeanne ne furent pas interrogées, mais confortées, et les premiers liens avec l’idéologie sectaire se sont noués, doucement, sans éveiller de résistance, ouvrant la voie aux mécanismes identificatoires, par le biais d’un étayage explicatif, de premières propositions interprétatives, sans accès à cet instant à un contenu doctrinal plus avancé.

8Rapidement, les premiers contacts avec le recruteur ont débouché sur des propositions de rencontres en groupe. Dans ce cadre, les liens affectifs ont submergé Jeanne, le « bombardement d’amour » fut mis en acte à son insu, créant un sentiment d’appartenance capital, et un apaisement certain par l’accueil, la compréhension, le soutien qu’a manifesté le groupe. Comme le souligne J.-M. Abgrall (1996), c’est avec une grande régularité que le nouvel adepte a le sentiment d’avoir été attendu. Les propositions d’études de textes qualifiés de sacrés pour le groupe furent le biais privilégié des rencontres de Jeanne, dans ce bain émotionnel particulier. Non spécifique, l’ensemble rappelle avec force la rencontre entre un sujet et un objet addictif dans sa première étape de « lune de miel ». Jeanne put exprimer par la suite la nature de ce lien, lourd de conséquences sur ses relations familiales.

9Les premières assemblées groupales, bien que maintenant de lointains souvenirs, conservent cette force idéalisante : « c’était sublime, j’étais sublimée par la rencontre de ces frères et sœurs » au sein du groupe. Comme le soulignait Jeanne, bien souvent chacun se dénommait « frère » ou « sœur » au sein du groupe, terme anonyme et indifférencié. Ces nouveaux liens faisaient l’économie d’une relation duelle avec un autre sujet, tout en permettant à Jeanne de se faire entendre, ou du moins maintenant cette illusion d’être entendue. Les frères qui étaient à proximité et qui étaient pratiquement des conjurés étaient chargés de parler et d’entendre, de réfléchir ensemble, de ressentir ensemble, d’agir en commun. Ces autres membres, autres « elle-même » pour Jeanne, constituaient un groupe fondant ses propres normes de comportement, s’auto-contrôlant. Son fonctionnement était basé sur un déni de la perception ; celle-ci devait être remplacée par un fantasme à satisfaire impérativement. Les mécanismes régressifs à l’œuvre derrière « l’amour et l’unité » renvoyaient à des avatars de la fusion et de l’incorporation infantiles.

10L’intensité des vécus groupaux permettait à Jeanne de vivre des expériences oniroïdes, rendait une conviction délirante partagée possible, par la force du désir partagé comme « l’hallucination du désir » du petit enfant.

11L’idéalisation était présente dans l’élaboration du projet commun et de la cause à défendre. Elle était l’élément qui donnait consistance, vigueur, et une aura exceptionnelle à ce projet comme aux individus, renforçant simultanément le Moi idéal et l’idéal du Moi groupal : une société fantasmée, la réalisation de « la Jérusalem céleste », dans lesquelles le temporel est subordonné à un spirituel auto-référent. Le groupe fonctionnait donc à l’idéalisation, à l’illusion et à la croyance. L’illusion groupale assurait en effet une fonction complémentaire au gourou, elle alimentait le sentiment perpétuel de danger imminent, renforçait les liens de cohésion groupale, renvoyait à une menace de morcellement que la perte d’identité permettait de supprimer. Le groupe permettait à Jeanne d’utiliser une identité archaïque collective de substitution, impliquant une négation totale de son individualité propre. L’ensemble aboutissait à un faux-self groupal scellé par un néo-langage.

12Pour Jeanne, ces nouveaux fondements identitaires, plus précis et partagés que les précédents, s’enracinaient dans la doctrine fantasmatique à travers des jeux identificatoires complexes et partiels interpellant les imagos parentales entre individu, groupe fusionnel et gourou. De fait, ils figurent souvent les liens antérieurs de la famille, à ceci près que le but latent en est la désindividuation : tentative d’autoconservation paradoxale, à la fois remède et poison.

13Ces nouveaux liens ne se voulaient pas que symboliques ou imaginaires, mais directement inscrits dans le réel.

14Cette acquisition d’une identité nouvelle, individuelle et groupale, participait du climat incestueux au sein de ce groupe. De nombreuses doctrines sectaires s’appuient sur des dogmes de réincarnations, de liens énergétiques avec des entités supérieures d’autres temps ou espaces, liens spirituels qui vont servir de référence à cette nouvelle identité, ce qui viendra modifier les rapports d’âge, rompre les rapports de génération, voire de genre, au sein du groupe, créant une nouvelle naissance et filiation, concrétisant la rupture d’avec l’environnement antérieur, tant familial que social.

15Finalement, les dogmes du groupe paraissaient être la partie de l’engagement de Jeanne avec laquelle la prise de distance était la plus nette après sa sortie. Jeanne n’hésitait pas à parler d’un « n’importe quoi » concernant ce contenu doctrinal, ce qui n’était pas sans mobiliser de la honte en se remémorant son adhésion passée. Certaines expériences affectives et sensorielles – parfois extrêmes – interprétées sur un mode paralogique à l’époque, les raisonnements appartenant à un travail de sémantique qui justifiait ce « n’importe quoi » interrogeaient un délire induit. Ainsi, la construction délirante du gourou se voyait alimentée par le groupe qui redistribuait au cours de séances collectives les liens de filiation en utilisant « l’écriture automatique » et autres « séances de channeling ». L’adhésion de Jeanne à ce contenu doctrinal s’est progressivement réduite, mais les mécanismes à l’œuvre derrière la réalité de ses distorsions perceptives demeurent obscurs, même si d’autres hypothèses alternatives aux interprétations paranoïaques du gourou se sont formées pour donner sens à son vécu sensoriel. Cette prise de distance fut par ailleurs indispensable pour que Jeanne sollicite le centre de consultations, les dogmes sectaires l’interdisant formellement.

16Jeanne percevait aussi la valorisation du recruteur qui avait permis son adhésion. Cette démarche affective s’assortissait d’une ébauche d’émulation : Jeanne n’avait pas encore accès à la plénitude de la connaissance et aux certitudes affichées par les plus anciens du groupe. Il s’agissait d’orienter Jeanne vers un état potentiel plus valorisant à ses yeux par le biais de tâches nobles, attrayantes, au sein de la communauté présentée comme une élite.

17Par ailleurs, les conflits, les difficultés de Jeanne étaient soulignés, l’ambivalence exacerbée, diabolisant ses parents en mauvais objets absolus et responsables de tous ses maux. Il en était de même pour tous les objets d’amour dont l’investissement faisait obstacle à l’obéissance totale attendue. Depuis sa sortie du groupe sectaire, Jeanne continue à utiliser certaines expressions développées par le groupe et stigmatisant ses ascendants dans un processus manichéen. Le temps d’adhésion sectaire a agi comme une tentative de mise entre parenthèses de cette difficulté affective, qui n’a pas manqué de resurgir quand sa sortie fut envisagée.

18Les rencontres ont conduit Jeanne à un « nouveau baptême », sa démarche étant active en ce sens, pour devenir « citoyenne d’un autre monde », « membre d’une grande famille universelle ». Cela fut possible au terme d’une année, lorsque Jeanne eut épuisé ses défenses à réduire les dissonances entre les normes antérieures de sa vie et les nouvelles qui lui étaient proposées, que tous ses étayages, internes comme externes, ont été attaqués dans des boucles d’autorenforcement. D’un point de vue affectif, le gourou, personnage central, figure cible de la quête paternelle de Jeanne, à la fois proche et inaccessible, se greffait à l’intérieur du moi par des mécanismes identificatoires guidés par l’idéal du moi. Centre de l’aliénation, père omnipotent ayant pouvoir de vie et de mort, il renvoyait Jeanne à un imaginaire régi par l’illusion. Jeanne avait le bénéfice direct du jeu de miroir narcissique pratiqué par le gourou selon le cadre que ce dernier définissait exclusivement. On perçoit combien cette démarche pouvait venir combler un vide identificatoire, combler des carences. L’intersubjectivité gourou-adepte ne constituait néanmoins qu’une des facettes permettant de cerner les mécanismes à l’œuvre dans le parcours de Jeanne.

Idéal et dépendance

19Quand la présence physique de tiers n’était plus indispensable au maintien de la relation d’emprise qui continuait à produire ses effets désindividualisants, Jeanne put alors être considérée comme adepte. Elle avait remplacé elle-même son éthique interne antérieure par les dogmes sectaires, l’idéal groupal sectaire relayant l’idéal du moi individuel antérieur.

20La conversion signait l’acceptation par Jeanne d’une dépendance définitive au groupe et au gourou, fortement ritualisée lors de cérémonies groupales. L’importance vitale de cet engagement était à la hauteur des risques encourus par elle : risque de déchéance, d’exclusion en cas de non-conformité à l’idéal devenu tyrannique, médiatisé par les tiers du groupe, mais aussi imposé par Jeanne à elle-même. De telles pressions, installées à bas bruit, inconsciemment, ne pouvaient avoir d’impact que lorsque Jeanne était immergée dans le fusionnel sectaire ; elles réactualisaient des angoisses abandonniques et de séparation massives, selon sa personnalité, son parcours de vie antérieur.

21L’aliénation se voyait renforcée par les diverses transgressions subies : si Jeanne les reconnaissait, l’identification au gourou risquait d’être perdue et appelait un acte de foi supplémentaire. Le gourou, quant à lui, légitimait la transgression, ce que Jeanne pouvait utiliser.

22Jeanne était devenue selon elle « une prosélyte acharnée », preuve de sa conviction et instrument de renforcement du lien. De plus, elle passait de longues heures quotidiennes à étudier, méditer « par imprégnation » le discours sectaire. L’endoctrinement assurait un rôle de contenant essentiel pour Jeanne en pleine déstructuration.

23Il s’agissait d’une submersion progressive par les activités sectaires qui l’engageaient pour des durées de plus en plus longues. À cet instant, Jeanne était incapable de se soustraire à une activité prônée par la secte ; son champ comportemental et social était envahi par les activités sectaires, Jeanne détournait certains rites sociaux, ses contacts n’ayant quasiment plus d’autre sens pour elle qu’une occasion de prosélytisme, dont elle rendait très régulièrement compte au groupe.

24Ce prosélytisme de Jeanne était particulièrement massif et contraignant, mais l’enjeu était de taille : son père, décédé peu après qu’elle était entrée dans la secte, était, selon les dogmes groupaux, « endormi », et promesse lui était faite que si le projet sectaire se réalisait, sur fond d’apocalypse, elle le retrouverait probablement et idéalement, ce qui entravait son travail de deuil. Les dogmes lui interdisaient d’assister à son enterrement ou d’aller sur sa tombe. À l’intense douleur morale qui s’ensuivit, la réponse sectaire fut sans équivoque : il était indispensable que Jeanne « reste dans la ville de refuge ». Comme on le voit fréquemment en pareil cas, elle fut amenée à une vie totalement communautaire dans un des lieux de la secte, ce qui confirmait une réalité sectaire consistant en une refonte à des degrés variables d’un certain nombre de représentations communes au monde contemporain – dont les plus évidentes : différence des sexes et des générations, réalité de la mort. La dépendance sociale à la secte était devenue totale, marquée par l’abolition des activités contraires à celle de la secte ou non rentables pour elle. L’ensemble était rationalisé par la doctrine évolutive : le monde extérieur diabolisé était perdu et il s’agissait plutôt de préserver, d’embellir l’espace du groupe. Les difficultés financières occasionnées à Jeanne se voyaient rationalisées sur un mode particulier : la multiplication de divers emprunts pour répondre aux demandes du groupe devenait possible, bien qu’inadaptée aux revenus de Jeanne et, de toute façon, cela n’était ni grave ni problématique « puisque le monde extérieur au groupe était condamné à disparaître à brève échéance… ».

25Toute poussée idéalisante répond à un noyau irrépressible de violence interne qui fait retour sous forme de persécution. Le plus souvent, quand la violence propre au groupe sectaire se manifeste, c’est de manière autodestructrice, sous la forme de suicide collectif des adeptes et de leur gourou. En se supprimant, les adeptes pensent en fait supprimer le monde pour poursuivre leur vie dans une autre dimension. L’emprise idéologique est si forte que le sujet se croit invincible, au-delà des apparences du corps et du monde. Se détruire soi-même ou détruire le monde devient dans ces conditions strictement équivalent. Le processus peut s’inverser, passant alors du suicide collectif au suicide terroriste, le fantasme prenant là aussi corps dans la réalité.

26Même si la mort apparaissait déniée – les dogmes sectaires s’inscrivaient dans le réel –, son évacuation était impossible, elle restait omniprésente, projetée. La secte était devenue le lieu du rêve et de la réalisation imaginaire du fantasme collectif d’immortalité, vécu affectif essentiel pour permettre à Jeanne d’affronter son angoisse de mort, perceptible à chaque contact avec l’extérieur diabolisé qui portait de multiples projections destructrices du groupe. La désadaptation progressive de Jeanne hors du groupe renforçait le malaise qu’elle ressentait à l’extérieur et faisait de la menace d’être exclue la pire des sanctions. En cela aussi, l’embrigadement sectaire de Jeanne posait sa problématique en termes d’échappement au contrôle du sujet.

27Parallèlement, les liens affectifs initiaux à l’intérieur du groupe se nuancèrent, empreints de rivalité entre adeptes. La prolifération des interdits et contraintes, les devoirs et la culpabilité vis-à-vis de la secte, initialement pointés par les autres membres, étaient progressivement repris au compte du psychisme propre de Jeanne. Il s’agissait de progresser dans la hiérarchie sectaire, avec de plus en plus de responsabilités, d’être digne des places attribuées, les divers indices de progression apparaissant lors des rituels groupaux. Ces « privilèges », gages de valorisation narcissique, étaient accordés aux individus qui adhéraient au plus près au modèle idéalisé monomorphe de l’adepte tel que désiré par le gourou. Tout maintien à un niveau antérieur étant vécu comme rejet, il était nécessaire pour Jeanne de s’impliquer de plus en plus fortement, ce qui augmentait sa dépendance.

28Jeanne était soumise à une toute-puissance archaïque, l’objet sectaire prenait une place grandissante, de plus en plus exclusive, concomitante de l’affaiblissement de ses autres liens objectaux. Au contrat narcissique initial se substituait le règne d’une loi folle, sans règles ni limites repérables, s’appuyant alternativement sur la séduction et la persécution.

Aspects addictifs

29Le manque, la culpabilité et la honte qui scandent la temporalité dans l’addiction se retrouvaient dans l’engagement sectaire de Jeanne, liés aux impératifs de réalisation de certains comportements, aux exactions subies, aux conflits éthiques internes, induisant un même rythme de la temporalité, un même décalage dans l’enchaînement plaisir-déplaisir. Ces sentiments étaient par ailleurs soumis à d’intenses mouvements projectifs et à des rationalisations.

30L’assouvissement par action de prosélytisme par exemple n’apaisait les tensions que très temporairement, ces sentiments émergeant à nouveau sans guère de répit, dans une succession dictée par la secte aussi bien que par l’engrenage addictif en redondance. C’est avec beaucoup de honte que Jeanne put évoquer l’intensité de l’emprise qui l’a conduite à scruter les journaux à la recherche de listes d’obsèques pour prendre contact avec les proches des défunts, ou la poursuite de son démarchage prosélyte quel que soit son propre état de santé…

31De nombreuses sectes utilisent les statistiques de recrutement comme preuve de fidélité et de dévouement. Non spécifique, ce prosélytisme peut rentrer dans le cadre de la banalisation du besoin ressenti notamment par l’adolescent de masquer sa propre fragilité, en cherchant à étendre aux autres ses conduites pour en estomper les aspects singuliers dans la masse.

32La marge de liberté, de jeu de l’appareil psychique de Jeanne envers sa dépendance affective, matérielle à l’égard du monde externe apparaissait de plus en plus réduite. La régression proposée par la secte est devenue désorganisation chez Jeanne. Le recours à l’objet secte est devenu prédominant et durable, au détriment d’autres modalités, pour tenter de rétablir une homéostasie interne. La fonction tampon de l’appareil psychique, entre contraintes internes et externes s’affaiblissait et amenait une utilisation dominante du monde externe, y compris dans ses composantes perceptivo-motrices, pour contre-investir une réalité interne non suffisamment sécurisante.

33Comme dans l’addiction, l’adhésion sectaire de Jeanne interroge une démarche paradoxale de sauvegarde identitaire autothérapeutique. Derrière les nouveaux fondements proposés par la secte ne retrouve-t-on pas, fût-ce au prix d’une création en faux-self, l’enjeu de pouvoir conserver un fondement menacé ? Cette nouvelle identité constitue de façon plus lisible encore, plus directe et dans le réel un socle bancal étayé par les trois acteurs de la relation que sont l’individu, le groupe et le gourou. La dynamique semblait pour Jeanne, future adepte, une dynamique de sauvegarde plus que de l’ordre du conflit même si ce dernier fut souligné puis entretenu lors de son embrigadement.

34À l’instar de la dépendance comportementale, le néo-objet « secte » est venu attaquer rétroactivement les liens objectaux intériorisés de Jeanne avec une intensité particulière, ce qui s’est traduit par un abrasement émotionnel voire une certaine anesthésie, par la violence du recours à la réalité externe perceptive, y compris dans une quête de sensations vécues en groupe et s’accompagnant d’une exclusion sociale, de multiples ruptures. Au début de son engagement, le fantasme de maîtrise de Jeanne, conscient, semble avoir été présent, l’aliénation se réalisant à bas bruit.

35L’évolution dans les deux cas de l’addiction et de l’engagement sectaire dépend beaucoup des aménagements de la réalité externe, son rôle en tant qu’auxiliaire de l’appareil psychique favorisant ou empêchant le jeu des investissements et contre-investissements. Pour Jeanne, cette évolution dépendait faiblement de ce qui pouvait survivre aux attaques sectaires répétées dans son environnement antérieur, elle était plus sensible à ce qui au sein du groupe a pu échapper à l’emprise. La place d’intersubjectivité au moins apparente et parcellaire semble importante comparativement à d’autres addictions, selon le degré de coercition, l’ampleur de l’emprise, spécifiques de chaque groupe sectaire, en fonction de ses modalités d’aliénation propres.

Les ressources de sortie

36La mobilisation de ressources permettant la sortie du groupe apparaît toujours surprenante et peu prévisible face à l’ampleur des contraintes. Celle de Jeanne a pu se réaliser grâce à des déterminants complexes, scandée par certains faits marquants : Jeanne rencontra au sein du groupe celui qui devint son mari, avec qui elle eut trois enfants. La construction de cette cellule familiale fut déterminante pour permettre à Jeanne de poser les premiers pas d’une reprise d’autonomie de pensée, de raviver un vécu émotionnel depuis longtemps éteint.

37Tel un jeu de poupées gigognes, la famille nucléaire au sein du groupe sectaire put conserver une certaine unité, des alliances nouvelles se constituaient : Jeanne put rester auprès de ses enfants qui ne lui furent pas retirés, ses préoccupations maternelles permirent la création d’un espace décalé du contenu doctrinal et quelques transgressions apparurent, maintenues dans le secret parental partagé. Jeanne revenait ainsi régulièrement au cours des entretiens sur l’importance de célébrer toutes les fêtes familiales et sociales, dans un jeu de miroir avec les interdits passés qu’elle contournait à l’époque avec prudence, de façon périphérique.

38Son fils âgé de 18 ans, qui était né dans la secte et y avait passé toute son enfance, fut exclu du groupe pour avoir noué une relation affective avec une non-adepte, mais des contacts secrets qui transgressaient les règles du groupe étaient maintenus avec sa mère. Dans la même période, Jeanne apprenait qu’une plainte était déposée pour « une affaire de mœurs » au sein du groupe, renvoyant au climat incestueux précité. D’autres éléments s’associaient : l’activité musicale de son mari l’amenait à se rendre dans des lieux de culte, ce qui était intolérable pour le groupe, ce qui, après plusieurs étapes, aboutit à son exclusion, pire des sanctions possibles. Enfin, des rivalités entre adeptes confinaient à des conflits dont le gourou ne prenait pas la mesure.

39Jeanne a pu mobiliser les bénéfices de réaménagements narcissiques, s’appuyer sur un nouvel étayage externe au groupe sectaire qui a pu résister aux attaques répétées. L’intervention des services judiciaires ne fut pas totalement déniée ou prise dans le maillage persécutif, et l’a aidée à prendre quelques distances supplémentaires avec le contenu doctrinal, dans la continuité de la relative autonomie de la cellule familiale au sein du groupe. Les exclusions de son fils, puis de son mari ont sans doute été déterminantes, même si un enfant est resté dans la secte. Elle n’a plus aucun contact avec lui, à son grand désespoir, depuis qu’elle s’est exprimée en public à propos du pacte initial entre adepte et gourou : « C’est comme la drogue, l’alcool, il faut de la prévention. Si j’avais été prévenue, je n’y serais pas rentrée… » Elle dénonçait ainsi l’échange d’un objet symbolique potentiel – le bonheur – contre un état réel et objectivable, l’aliénation.

40Depuis sa sortie, Jeanne a reconstruit l’histoire de son départ en nuançant l’exclusion pour se restituer une relative maîtrise des événements, non sans confusion et revendications. Des éléments de dépendance psychologique restent présents malgré la rupture du lien d’appartenance au groupe sectaire. Il reste très difficile pour Jeanne d’envisager une confrontation avec le gourou qui se prononce sur les sanctions, l’exclusion éventuelle, figure rappelant une imago parentale terrifiante, rencontre pourtant nécessaire dans le cadre de l’enquête judiciaire en cours. Son quotidien reste axé sur son expérience sectaire, de nombreuses pensées demeurent tournées vers cet objet, même si un équivalent de « sevrage » a été possible.

41L’expression d’un malaise à l’origine d’une demande de soins, quasiment impossible durant la période d’adhésion, s’avère rare après la sortie en comparaison du nombre d’individus concernés. À l’époque, Jeanne résistait à toute critique extérieure et à toute analyse visant à réduire son activité sectaire, cela l’irritait, déclenchait de l’opposition et bien souvent l’amenait à réciter un discours qui ne lui appartenait plus, avec une prosodie désincarnée. Néanmoins, une place restait possible pour de la culpabilité des années après l’entrée en secte, qui témoignait pour Jeanne d’une préservation, même très partielle, de sa subjectivité. L’atteinte portée au moi dans la dynamique sectaire est souvent plus sévère que lorsque les sentiments d’infériorité naissent de la culpabilité. Être coupable, c’est encore exister et vivre, quand l’objet idéologique n’a pas saturé toute demande, comblé toute perte, comme écrivait R. Kaës (1980), suturé tout écart. Aucune alternative n’est alors possible, rendant au moins partiellement compte de la particulière difficulté à entamer un travail thérapeutique quand l’adepte est immergé dans la secte.

42De multiples questions restent en suspens pour appréhender les voies des réaménagements narcissiques, de possibilités d’intériorisation qui permirent à Jeanne de quitter ce groupe.

43A posteriori, Jeanne exprime une demande d’accompagnement impliquant une coordination dans le champ social, psychothérapique, judiciaire, financier, dans un système créant différents espaces articulés entre eux, dans une perspective d’autonomisation dont on perçoit le chemin parcouru avant même sa démarche de soins. La combinaison de ces dimensions est fréquente pour les ex-adeptes. L’association qui l’a dirigée vers la consultation put jouer un rôle important comme espace intermédiaire de resocialisation, de partage, de dédramatisation.

44La clarté du dispositif et de sa contractualisation fut nécessaire pour assurer la sécurité de base permettant à Jeanne de s’y retrouver et de se retrouver dans le récit qu’elle a fait de ce qu’elle a vécu, subi et éprouvé avant, pendant et après son embrigadement, afin que, progressivement, elle puisse tisser son histoire en un récit lui permettant de se la réapproprier.

Bibliographie

Bibliographie

  • Abgrall J.-M. (1996), La mécanique des sectes, Payot & Rivages.
  • Diet E. (1999), « Pratiques sectaires et processus d’aliénation, emprise et manipulation », in Sectes, Débats de Psychanalyse, Revue Française de Psychanalyse, PUF, collection Débats de psychanalyse.
  • Eiguer A. (1996), Le pervers narcissique et son complice, Dunod.
  • Kaës R. (1980), L’idéologie : études psychanalytiques, Dunod-Bordas.
  • Venisse J.-L., Bailly D. (1997), Addictions : quels soins ?, Masson.

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