« L’enfant des limbes est privé de mots et dépourvu de bras qui le portent »
1Exister dans le regard de l’autre afin d’attester de son humanité et lui rendre son regard est au cœur de la reconnaissance. « L’enfant des limbes » en est une belle métaphore et « La famille sans répit », une illustration.
L’enfant des limbes
2Dans l’Europe catholique des siècles passés, la mort d’un nouveau-né était le quotidien des familles qui se mettaient à l’abri de la souffrance en portant peu d’attention aux nourrissons. Par contre, les parents étaient anéantis en pensant au sort post-mortem réservé à ces petits êtres non reconnus par la grâce de Dieu. Ils ne pouvaient faire le deuil d’un enfant n’ayant pu accéder au baptême et dont ils n’avaient l’assurance du devenir spirituel. Pour leur éviter les tourments éternels de l’enfer et pour répondre à cette irreprésentable terreur, Augustin (qui n’était pas encore saint) inventa un nouveau lieu, « pour ces bannis qui ne sont pas condamnables, ces réprouvés, malgré eux » (J.-B. Pontalis, 1998, p. 66). Il fut créé un espace intermédiaire entre le ciel et l’enfer, un « lieu non-lieu », pour reprendre l’idée de Racamier (1992) qui est de définir en soulignant le paradoxe.
3Ce territoire, chargé de libérer les parents de la pensée lancinante de leur nourrisson en errance, fut offert aux petits défunts : ce sont « les limbes » : une attente sans espoir, éternelle, un lieu de silence, d’absence et d’oubli. Donc sans désir et, par cela même, sans souffrance. Ce sont des terres d’ombre, au centre de tout, au milieu de rien, « un lieu de l’entre » (J.-B. Pontalis, 1998, p. 21)
4Dante dans La Divine Comédie, les définissait comme « une contrée brumeuse » (J.-B. Pontalis, 1998, p. 66), Gérard de Nerval comme « un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui l’animent » (J.-B. Pontalis, 1998, p. 115) et Baudelaire avait pensé appeler ainsi Les Fleurs du Mal (J.-B. Pontalis, 1998, p. 139). Antonin Artaud disait de cet enfant des limbes auquel il s’identifiait : « Je puis dire, moi, que je ne suis pas au monde » (J.-B. Pontalis, 1998, p. 141).
5Pontalis, dans L’enfant des limbes, définit ces petits errants comme des enfants n’ayant pas eu le temps de jouer. C’est-à-dire de gagner et de perdre, de se heurter au manque et au désir de le reconquérir. Car ce lieu propose à ces enfants une éternité, où ne s’écrira aucune histoire, où le regard divin ne se posera pas et où le groupe humain-église ne les reconnaîtra pas comme un des leurs. « Un jour sombre les emportera, disparus avant la saison », écrit Virgile (cité par J.-B. Pontalis, 1998, p. 121). Sans espoir de la vision béatifique divine, ils n’accéderont pas au paradis mais seront cependant délivrés des tourments de l’enfer. Ils seront ainsi condamnés à demeurer dans un entre-deux, sans appartenance précisée, immobiles, les yeux clos, dans une apathie de désir.
6Parallèlement, sous l’effet de l’angoisse parentale et pour éviter aux enfants ce no man’s land, se développèrent des « sanctuaires à répit ». Dans un recoin d’église, au pied de la statue d’une vierge, les enfants, morts à la naissance, étaient exposés. Les parents, accompagnés par la ferveur des assistants et les prières d’un prêtre, imploraient « un temps de répit » pour l’enfant. Ce moment fugace permettant à l’enfant d’attester d’un ultime et illusoire signe de vie, il était, alors, baptisé. Cela lui ouvrait les portes du paradis et par conséquent la validation du regard divin. Il était reconnu enfant, digne d’humanité et digne d’appartenir à une communauté, fondement de toute altérité.
7Baptisé, le petit corps pouvait être, enfin, inhumé dans un coin particulier des cimetières réservés aux enfants ayant bénéficié d’un répit, leur évitant d’aller grossir les rangs des fantômes errants. Car la reconnaissance accordée par le baptême attestait de la sortie des limbes pour une entrée dans une groupalité reconnue.
8Car il s’agit bien de cela : la reconnaissance est le cœur vivant de l’altérité et ouvre à la dimension humaine. Se sentir en manque de reconnaissance fait de chacun d’entre nous un enfant des limbes, en attente de l’autre, un « sans autrui ».
9Alors, avoir un temps de répit, c’est avoir un temps où l’on reprend son souffle, un souffle de vie afin que le groupe humain, par le biais du rituel religieux, reconnaisse l’enfant des limbes comme un sujet digne de lui appartenir.
10« Être sans répit » est devenu une expression qui signifie que l’on ne peut trouver le repos, que le sujet est dans une « obligation » de mouvement pour attester de son existence afin qu’un autre le reconnaisse, validant ainsi son altérité. C’est une souffrance familiale qui, de plus en plus souvent, cherche refuge dans les cabinets de psychanalystes, car, sous le symptôme brandi de l’enfant hyperactif, s’agite désespérément une famille sans répit.
Une famille sans répit
11Cette thérapie familiale a duré une année, à raison d’une séance d’une heure tous les quinze jours, en cabinet privé, animée par deux thérapeutes, Gérard Mevel et Françoise Brossier-Mevel. Elle s’origine autour de « Elle ne me laisse pas de répit » ; « Je peux tout lui donner, elle n’a aucune reconnaissance » et va s’élaborer autour du possible « Reprendre son souffle ».
12C’est un jeune couple avec une petite fille de 5 ans. Tous les trois sont soignés mais renfrognés. Monsieur semble ailleurs, en fuite. La petite fille maigrelette, blanche, au visage pointu est littéralement agrippée à sa mère qui entre la première, décidée, guerrière est l’image qui vient à l’esprit.
13La petite fille s’installe sur les genoux de sa mère. La thérapeute lui montre la petite chaise, les feutres sur la table basse : elle s’y installe, avec intérêt, tout de suite, en demandant que sa mère rapproche son fauteuil. Ce qu’elle fait tout en lui reprochant ses exigences.
14Madame dit que le petit frère de 18 mois n’est pas venu et qu’il est chez sa belle-mère « parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement, sinon elle n’aime pas le laisser à cette femme ». Elle regarde fixement la thérapeute. La prend-elle pour cette femme ? Monsieur est artisan et il travaille dans l’entreprise paternelle. Il a un frère avec lequel il est fâché parce « qu’il a insulté ma femme » et « une sœur qui n’est pas intéressante et qui travaille aussi avec lui » : le fraternel ne semble pas aller au mieux. La mère de Monsieur est une femme distante, très soignée, ne sortant pas sans son mari. En fait, pour la famille paternelle, seule compte la vie en Espagne d’où ils sont originaires et qui demeure un berceau nostalgique. Leur appartenance espagnole est revendiquée car elle est constituée de faits légendaires qui en font un mythe familial œuvrant pour l’idéal du moi. Ce mythe familial donne un sentiment d’appartenance aux membres de la famille qui se reconnaissent dans cette histoire reconstruite. Il remplit une fonction identitaire en satisfaisant le narcissisme de chacun. Ainsi, Monsieur raconte, dès la première rencontre, l’histoire de son arrière-grand-père qui aurait été notable du village et aurait permis de retrouver une fillette enlevée par un braconnier et celle de son grand-père qui aurait été un valeureux héros durant la guerre d’Espagne. Ses ancêtres mythiques lui servent de carte d’identité psychique et de reconnaissance clanique : les hommes de sa lignée sont des héros. Son père, par contre, s’est expatrié en France en amenant sa toute jeune femme « mais son cœur n’a pas suivi ». De ces faits héroïques, Madame dira : « Ça n’a jamais été prouvé », se défendant ainsi sur un mode opératoire de son propre narcissisme familial vacillant. Elle ne voit plus son père qui disait d’elle « qu’elle ne souriait jamais » et l’appelait « poil de tomate ». Elle a une « petite sœur qui habite loin et qui ne [lui] manque pas ». Sa mère est décédée, il y a deux ans « mais [elle ne la voyait] jamais ».
15Madame a arrêté de travailler pour élever ses enfants car « elle a connu trop de gardiennes où [sa] mère la laissait croupir ».
16Nous voyons se profiler chez Monsieur une famille endogamique et chez Madame une famille perdue. Le trop serré ou le trop lâché y sont à l’œuvre : ce que nous retrouverons dans les plaintes d’insatisfaction de Madame : l’objet ne peut jamais satisfaire. Elle se définit elle-même comme « une boulimique de la consommation car chaque fois [qu’elle fait] un achat, [elle se sent] exister ». Madame a attrapé le choléra lorsqu’elle avait trois ans et a survécu, par miracle. Elle n’en garde aucun souvenir précis mais se souvient des harcèlements de sa mère pour qu’elle se couvre, pour l’empêcher d’attraper froid. Elle souligne, encore, que sa mère ne s’occupait que de sa santé et qu’elle ne la reconnaissait que comme « un corps malade ».
La demande
17C’est Madame qui origine la demande parce que « sa fille ne lui laisse aucun répit ». Monsieur semble soumis à l’injonction de sa femme de devoir « aller parler » et pourtant il ne manquera jamais une séance s’impliquant à chaque fois de plus en plus puisqu’il a pu parler de son histoire et de ses difficultés à supporter la « hargne de sa femme ». « Elle dit que notre fille ne lui laisse aucun répit mais elle est pareille avec moi ; elle me tanne de demandes et rien ne va jamais. Elle me laisse pas respirer. » À quoi répondra Madame, les larmes aux yeux, agitée par des sanglots de nourrisson : « C’est vrai, je n’ai aucun répit, je n’arrive pas à reprendre mon souffle. Il faut toujours que ça soit mieux. Lui, il se contente de ce qu’il a. Pas moi. Je veux toujours plus. »
18« Pas de répit », nous sommes au cœur même de la souffrance de cette femme qui marque de cette empreinte toute la famille et organise une certaine manière d’être ensemble, « sans répit », afin que chacun atteste sans fin du vivant qui l’habite, sous peine d’être laissé pour affectivement mort. Alors de quels répits s’agit-il ?
Pas de répit dans l’impossible vie de couple
19Car ses demandes incessantes laissent le mari « sans répit ». « Tu as toujours quelque chose à demander. Même la nuit tu me cherches. »
20« La nuit, il fait des apnées, je suis obligée d’écouter s’il respire. »
21Thérapeute : « Elle vous cherche ? » […]
22Mme : « J’ai besoin de toi. Je préférerai mourir avant toi pour ne pas souffrir. » Encore là, une histoire de souffle… mais du dernier. « C’est vrai, j’ai peur qu’il me quitte, alors je suis toujours derrière. » La certitude d’une permanence des sentiments est impossible, alors l’objet est sans cesse mis à l’épreuve pour s’assurer de sa solidité.
23« Elle est toujours derrière moi. Elle me cherche. » « Ces enfants qui poussent à bout », selon l’expression de Ciccone (2003), que cherchent-ils au bout du bout, si ce n’est une validation d’existence mettant à distance les angoisses de mort ? Si l’objet s’absente, le sujet prend le risque de ne plus le retrouver. Il s’agit alors de ne pas le lâcher pour pallier son hypothétique défaillance.
Pas de répit pour un laisser aller à la tendresse
24La constellation maternelle, telle que la décrit Stern (1989), la mère qui se penche sereine sur le berceau de son enfant parce que sa propre mère l’enveloppe de son regard bienveillant, ne sert pas ici de repère identificatoire :
25« Je voulais pas faire comme ma mère. Mais ma mère m’a rien montré d’être mère sauf pour me faire couvrir.
26— Tu détestes ta mère mais qu’est-ce que tu en parles.
27— Non, elle ne me manque pas.
28— C’est pas sûr. Souvent quand le téléphone sonne, tu sursautes comme si elle pouvait encore t’appeler.
29— Je savais pas que tu avais remarqué. »
30Thérapeute : « Votre mari peut être attentif. »
31— « C’est vrai mais je crois qu’il ne s’occupe jamais de moi. »
32Thérapeute : « Votre mari seulement ? »
33La petite fille au corps fragile, toujours gelé, ainsi s’en souvient-elle, ne mériterait aucune attention. Alors pour se prouver le bien-fondé de ses failles narcissiques est-il toujours nécessaire de mettre l’autre à l’épreuve, de tester ses capacités d’amour.
Pas de répit pour une culpabilité rongeante
34D’avoir fait un frère à cette petite fille exigeante. Petit garçon qui a pour mission de combler la mère et qu’elle laisse vivre. « Avec lui tout est facile, je me sens mère. Il est chaud. »
35« Avec ma fille, […] je veux qu’elle soit parfaite, je la harcèle, fais ci fais ça. Un jour elle va m’envoyer promener.
36— Vous ne lui laissez aucun répit.
37— C’est vrai, je voudrais tellement qu’elle ne me ressemble pas. Alors qu’avec un garçon, on a pas le même risque.
38— Une fille ressemble toujours un peu à sa mère.
39— On est pas obligé […] moi je ressemble […] surtout pas à ma mère. […] J’ai honte de me refuser à ce point de lui devoir quelque chose. […] Avec mon fils, c’est le plaisir de l’avoir. »
40La reproduction du fraternel est à l’œuvre. Il n’est pas possible pour une mère d’aimer deux enfants et chacun d’un amour préférentiel. C’est à ce prix-là, seulement, que l’identification à la mère peut s’opérer.
Pas de répit dans la quête d’identité où reconnaissance et héritage entrent en collusion
41« À la base du sentiment de m’éprouver, il y a l’héritage. Je ne suis pas tombé de la dernière pluie. J’arrive dans un monde qui a déjà tenté quelque chose. Dans l’héritage, il y a ce qui m’est confié : l’avenir de la mémoire » (Ricœur, 2004). C’est la conquête d’une dimension de sens qui réactualise les alliances familiales et dont chaque sujet est le dépositaire.
42Madame se vit privée de cette passation de vie :
43« En plus, elle ne m’a rien laissé. Tous ces bijoux sont allés à ma sœur parce qu’elle était la plus petite. » […] Ça doit faire mal car la défense opératoire vient à son secours. « De toute façon, elle n’en avait pas beaucoup. »
44Ce que la thérapeute entend, c’est le « en plus » : « En plus de quoi ? »
45Cela a un effet d’interprétation car ce qui habituellement la fait souffrir, c’est le manque de bijoux, mais pas le « en plus. »
46« Je ne sais pas » […] « En plus de ne pas m’aimer. » […] « Elle s’occupait pas de moi. […] Je l’ai compris quand je la voyais s’occuper de ma sœur. […] Elle me mettait un cache-nez. »
47Monsieur se cale dans le fauteuil, attentif et empathique. Leur fille qui a dessiné une petite fille avec application, se met à la barbouiller : la résonance fantasmatique s’enclenche. La thérapeute retient son souffle (encore un !). Le regard du thérapeute se pose sur le dessin :
48« Qu’arrive-t-il à cette petite fille ? »
49C’est Madame qui entend :
50« Moi, elle voulait toujours que je sois parfaite […] et comme moi je ne l’ai pas été. Je veux que ma fille soit mieux que moi. »
51Les fantasmes individuels se tissent pour que se trame une enveloppe commune contenant une re-création collective, prise dans le transfert.
52« Je lui fais subir ce que ma mère me demandait et ça m’étouffe. »
53« Parfois il vaut mieux ne pas avoir de bijoux. On respire mieux. »
54Le mari : « Et puis moi, je vais t’en offrir. »
55Leur fille reprend une feuille et dessine « une jolie dame ».
56La séance suivante, Madame est arrivée avec un nouveau bracelet qu’elle s’est empressée de montrer à la thérapeute, cherchant ainsi une alliance du féminin qui les ferait complices et validerait sa propre restauration narcissique.
La direction de la cure : trouver le répit
Le transfert comme un voyage vers la reconnaissance
57La thérapeute (transfert sur un thérapeute) va passer du statut de marâtre ou de « mauvaise mère » (« Qu’est-ce que vous en savez de ma vie ? ») à celui de femme contenante et accueillante : « Ici, (transfert sur le cadre) vous écoutez, je me sens reconnue. »
58Le transfert sur le couple de thérapeutes : La phrase « Vous devez savoir ce que c’est » engage Monsieur à lever des inhibitions de paroles et à pouvoir dire que le couple de ses parents « N’est pas si uni que ça et que souvent c’est sa femme qui a raison lorsqu’il y a des disputes avec sa famille ».
59Pour mémoire, le transfert est la réactualisation de liens interrogeant le sujet, ce qui engage dans une re-création de ces mêmes liens, dans un ici et maintenant, supposant un savoir au thérapeute. Ce qui embarque thérapeutes et famille dans une histoire d’humanité où la « polyphonie » transférentielle sert de matrice élaboratrice tant à la vie intra-psychique qu’inter-subjective.
60C’est le lieu du langage où l’homme découvre l’être : « Elle ne me laisse pas de répit » et, dans le cas de thérapie familiale, le lieu où chacun, de la place qu’il occupe dans la dynamique familiale, se met en résonance avec l’autre pour en mi-dire quelque chose. Dans cette matrice groupale, chaque parole joue le rôle d’écho, tissant une palette de sens possibles, en résonance fantasmatique, portée par une chaîne associative groupale. Ce qui autorise chacun à pouvoir reconnaître l’autre dans la multiplicité de liens possibles, le délogeant ainsi d’une exclusivité étouffante, mouroir de la reconnaissance.
Un parcours sur la ligne de la subjectivation où s’élabore la reconnaissance de l’autre
61L’indifférenciation, la confusion des espaces, la négation de l’autre, y sont mises au travail. Ces angoisses archaïques vont être contenues et détoxiquées par des thérapeutes « suffisamment rêveurs », souvent étayés par un inter-transfert secourable. Cela engage à un remaniement des liens narcissiques, vers une intrication à des liens objectaux libidinaux.
62« Elle ne me laisse aucun répit » ; « Tu ne me laisses pas respirer. »
63Des angoisses claustrophobies : « Toute petite fille, j’ai attrapé le choléra et ma fille a toujours eu des problèmes de santé. » « Ma fille est mon autre moi, on est collé par ce que je voudrais qu’on soit pas » (identifications adhésives). « Je voudrais rester toujours avec maman. » « Si mon mari respire pas fort la nuit, je me sens mourir. »
64Les empiétements psychiques sont élaborés dans : « Je commence à respirer » ; « Ça va mieux entre nous, j’ai envie de rentrer le soir » ; « Je vais reprendre mon travail, j’ai trouvé une nounou » ; « On va aller en Espagne cet été, je vais essayer d’en profiter » ; « Ma fille est ce qu’elle est. »
Le regard reconnaissant du thérapeute
La reconnaissance : altérité et nostalgie
65La reconnaissance est au cœur de la subjectivation. C’est un sujet qui s’adresse à un autre sujet susceptible de lui répondre en tant que sujet. Au cœur de la reconnaissance se love donc la problématique de l’altérité, le « je avec l’autre » : « le sujet voué à l’objet » comme l’écrit Pasche (1964). C’est une liaison à double sens et mutuelle. La reconnaissance est ainsi une réciprocité renouvelée, un engagement mutuel. Nous sommes dans le lien objet-sujet, dans un devenir sujet par le biais de la rencontre avec un autre, pour une destinée, ensemble : c’est l’histoire d’un dispositif inter-subjectif de désirs.
66D’où l’impérieuse nécessité d’être reconnu pour advenir à soi-même et s’engager à reconnaître l’autre. La reconnaissance ne peut être qu’« un va-et-vient psychique ». En effet, dans la re-connaissance, il y a la notion de retrouvailles avec un objet perdu ou du moins effacé de la perception, donc avec une possibilité de tomber dans l’oubli. La reconnaissance est ainsi toujours liée à la nostalgie d’une rencontre initiale. Elle engage vers la position dépressive et noue des liens avec l’objet possible parce qu’ambivalent.
67Le regard des thérapeutes valide cette altérité, en reconnaissant la force de la parole de chacun. Cette parole, parce qu’elle est prise en compte et même en charge par les thérapeutes, peut venir faire résonance et non se perdre dans les abîmes du mal entendu.
La reconnaissance : L’espace où le je peut advenir
68La reconnaissance permet au sujet de se dégager de la symbiose originelle nécessaire et de se vivre séparé d’autrui, dont il ne peut, pourtant, se passer pour exister. Pouvoir dire « Je » témoigne en effet de l’acquisition du sentiment d’exister en tant que personne singulière, spécifique, unique en son genre et individuée. Pouvoir dire « Je » signe le fait que le sujet se vit désormais comme séparé et distinct d’autrui, c’est-à-dire comme non inclus dans l’autre, non collé à lui et condamné par là même à lui adresser des demandes. Ce qui suppose à la fois une reconnaissance de l’autre comme d’un objet à part entière (et qui se vit lui-même comme un sujet) et un constat de l’écart et de la béance entre soi et l’autre. C’est la singularité humaine, là où se joue la survie psychique.
69Se sentir reconnu renvoie au processus « d’éclosion psychique », expression de Margaret Mahler (1968) pendant la période de « gestation psychique » où l’enfant est alors étroitement contenu dans le psychisme de la mère, ce que Winnicott, de son côté, a conceptualisé en termes de « préoccupation maternelle primaire » (1956). Le système projectif réciproque entre la mère et l’enfant est alors tellement intense et tellement serré qu’il n’est guère possible pour l’enfant de se ressentir comme un objet distinct et séparé. C’est l’unité originaire dont parle Perez-Sanchez (1981). L’émergence de la reconnaissance se situe alors au cours du processus « d’accordage affectif » ou « d’harmonisation des affects » décrit par Stern (1989). « Comment, vous ne me reconnaissez pas ? » s’écrie ce collègue que j’avais perdu de vue. Ne plus être sous le regard, c’est bien de cela qu’il s’agit et le stade du miroir en est une des métaphores. La validation de l’autre est le limon de la subjectivation.
70« Aucune subjectivité ne se réalise sans l’appui, l’aide ou l’opposition d’une autre subjectivité », écrit Ricœur (2004). La reconnaissance est l’attestation de l’état d’humanité et nous ne pouvons y échapper. Nous savons à quoi conduit le fantasme d’auto-engendrement que ce soit la psychose ou la perversion.
71Et pour conclure, nous pouvons reprendre une phrase de cette thérapie : « Maman n’avait d’yeux que pour ma sœur » et c’est dans ces yeux-là qu’elle ne s’est pas sentie reconnue, fondant une « famille sans répit ».
72Le regard des thérapeutes, le temps thérapeutique accordé aux échanges des regards familiaux un nouveau regard sur le couple enfin décroché du couple grand-parental, le petit frère qui est venu nous rejoindre en cours de thérapie, la petite fille qui a pu attester de sa capacité à être seule en présence de l’autre en lâchant la ronde infernale des demandes, tous ces paramètres, ont fait naître une famille qui sait maintenant « qu’elle peut compter avec la retrouvaille fantasmatique réciproque » (Eiguer, 1981). Le lien entre eux est bien tissé, formant un espace psychique, berceau de la reconnaissance.
Bibliographie
Bibliographie
- Ciccone A. (2003). Psychanalyse du lien tyrannique, Paris, Dunod.
- Eiguer A. (1981). In A. Ruffiot (sous la direction) La thérapie familiale psychanalytique, Paris, Dunod.
- Mahler M. (1968). Symbiose humaine et individuation, trad. fr. Paris, PUF, 1973.
- Pasche F. (1964). « L’anti-narcissisme » in À partir de Freud, Payot.
- Pérez-Sánchez M. (1981). « Unité originaire. Narcissisme et homosexualité dans les ébauches de l’œdipe », Paris, NRP, XLV,
- Pontalis J.-B. (1998). L’enfant des limbes, Paris, Gallimard.
- Racamier P.-C. (1992). Le génie des origines. Psychanalyse et psychoses, Paris, Payot.
- Ricœur P. (2004). Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock.
- Stern D.N. (1989). La constellation maternelle, Paris, Calmann-Lévy.
- Winnicott D. (1956). « La préoccupation maternelle primaire », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, 68-174.
Mots-clés éditeurs : enfant des limbes, reconnaissance, liens tyranniques, famille sans répit
Mise en ligne 01/12/2010
https://doi.org/10.3917/difa.020.0139