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Article de revue

Autisme infantile, reconnaissance mutuelle et liens intersubjectifs

Pages 77 à 93

1À l’heure où le concept d’intersubjectivité paraît se dégager des soupçons qui pesaient sur lui au regard de la théorie psychanalytique, bénéficiant désormais d’une place mieux reconnue, il peut être profitable d’alimenter la réflexion sur ce thème à la lumière de ce que nous pouvons observer dans l’une des pathologies les plus énigmatiques que l’on rencontre en pédopsychiatrie : l’autisme infantile précoce (AIP).

2En règle générale, l’expérience d’une intersubjectivité vivante et active est la condition de base de la création des liens. Or les capacités correspondantes de contact et d’accordage affectif sont gravement compromises dans le syndrome autistique où se trouvent paradoxalement associés une dépendance majeure et un isolement massif qui témoignent de leur défaillance. Entrer en contact avec l’autre ou accepter ce contact serait pour l’enfant autiste une épreuve renouvelée conduisant à l’édification de défenses abyssales, à la mesure des angoisses éprouvées, et bien décrites par différents auteurs historiques. En retour, ces défenses laminent sans relâche les potentialités intersubjectives : face à un enfant autiste, nul ne peut entrer de plain-pied dans les modalités familières de partage des affects, des fantasmes et des pensées qui ont cours avec les tout jeunes enfants et œuvrent à leur subjectivation. L’hypothèse d’une influence décisive de cette faillite sur la genèse et sur le sort des liens familiaux surgit d’elle-même.

3De telles situations se présentent assez souvent en consultation (dans un centre médico-psycho-pédagogique), non seulement pour leur diagnostic précoce, mais aussi secondairement à leur installation. La théorie et la pratique de la psychanalyse familiale nous ont permis de découvrir que la mise en place de liens psychiques est particulièrement ardue et subvertie pour l’enfant autiste, et qu’en outre le type de troubles dont il souffre vient affecter l’ensemble des liens et fonctionnements familiaux.

La famille de l’enfant autiste

4Depuis l’isolement de l’AIP par Kanner en 1943, la famille a été prise en compte à des degrés divers et dans des perspectives variées. Kanner (1973) avait amorcé le repérage de processus familiaux et générationnels, n’excluant aucune hypothèse, recherchant des indices d’organicité, des facteurs génétiques, mais aussi psychogénétiques, quand l’enfant était porteur de caractéristiques déjà présentes chez les parents et amplifiées chez lui.

5Parmi les études psychanalytiques contemporaines, les apports de nombreux psychanalystes d’enfants ont enrichi et élargi la connaissance de la psychopathologie individuelle de l’enfant autiste. Néanmoins l’inclusion de la famille, notamment des parents, dans ces recherches a d’abord répondu au souci d’explorer la dimension étiologique de l’autisme.

6Les caractéristiques parentales et familiales sont ainsi examinées par Bettelheim (1967) pour étayer son hypothèse personnelle. Taxant d’incohérentes les conjectures de Kanner sur l’influence de « la configuration affective du foyer » familial, il fait preuve de méconnaissance du fonctionnement psychique groupal dont les aspects archaïques pourraient contribuer à rendre compte d’une telle influence. Il attaque aussi les arguments de Kanner potentiellement favorables à une étiologie organique de l’autisme car, à ses yeux, seule l’idée d’une psychogenèse exclusive de l’autisme pouvait asseoir son approche thérapeutique et garantir du même coup la réversibilité des troubles.

7Cet auteur insiste sur l’instauration immédiate de la mutualité entre la mère et son nourrisson, et suppose que ce dernier est plus actif qu’on ne l’admet communément. Sans renoncer à postuler des intentions destructrices maternelles plus ou moins ancrées dans la réalité, il souligne que c’est l’enfant qui crée son vécu de « situation extrême », seul véritable facteur déclenchant de l’autisme.

8D’une manière générale, les troubles des relations précoces, générateurs d’angoisses dévastatrices, ainsi que la sémiologie des interactions corrélatives focalisent l’intérêt. La dépression maternelle périnatale a fait l’objet de nombreuses études, bien que ses effets ne soient ni réguliers ni spécifiques. Les recherches de P. Ferrari (1995, 1999) confirment sa fréquence considérable dans les cas d’autisme infantile, où elle est qualifiée de facteur de risque, mais non de facteur causal.

Psychanalyse familiale et autisme

9En 1973, Michael Rutter estimait que « l’appréciation de l’effet d’un enfant autistique sur le reste de la famille et sur les attitudes et comportements parentaux a suscité parallèlement un regain d’intérêt en ce sens que les caractéristiques de l’enfant peuvent influencer et modifier les interactions parents-enfants ». Il ne semble pas que la littérature ait bénéficié d’apports considérables correspondant à cet intérêt clinique. Si les interactions précoces ont été très étudiées, que ce soit dans des situations ordinaires ou pathologiques, la famille de l’enfant autiste n’a guère suscité de travaux psychanalytiques, pas même de la part d’auteurs familiers de la psychanalyse familiale.

10Une récente contribution de G. Haag (2005), intitulée « Comment les psychanalystes peuvent aider les enfants avec autisme et leurs familles », est centrée sur le traitement individuel des enfants. Elle note bien l’importance des consultations thérapeutiques, celle aussi de séances de thérapie mère ou parents-bébés dans les cas à risque dépistés précocement, mais en guise de préalable à un traitement individuel. Elle considère la thérapie familiale psychanalytique (TFP) dans une optique d’étayage : « On peut envisager dans certains cas de plus forte résonance des troubles de l’enfant dans le groupe familial, des TFP qui servent en même temps de soutien pour les frères et sœurs. » La TFP apparaît comme une démarche plus palliative que véritablement thérapeutique à l’endroit du groupe familial, y compris de l’enfant autiste lui-même.

11Cet auteur a présenté antérieurement, avec G. Decherf (1994), un cas de TFP « autour d’un enfant autiste ». La dynamique de la thérapie y est rendue de manière très détaillée, en particulier à travers la résonance fantasmatique. Toujours sur la base d’observations en TFP, I. Gambini et B. Jullien (1999) questionnent l’impact du transgénérationnel, à la suite d’E. Granjon qui avait émis l’idée d’un « contrat psychotique ». A. Lafage et moi-même avons recherché (1999, 2001) ce qu’il en était des identifications dans une famille comprenant un adolescent souffrant d’importantes séquelles d’autisme.

12Toutefois, ces travaux n’abordent pas explicitement ce qu’il advient des liens et de leur mutualité dans ces situations et n’évoquent pas non plus la problématique de la reconnaissance à laquelle nous accordons une place centrale dans les syndromes autistiques. Or l’intérêt d’étudier l’installation et la particularité des liens nous apparaît déterminant, tant pour le diagnostic précoce que pour apprécier l’évolution de ces enfants.

Du lien intersubjectif à la reconnaissance

13Le lien intersubjectif, si on le définit avec A. Eiguer (1987) comme la résultante des investissements réciproques qui ont cours entre deux personnes, se dégage du concept de relation d’objet. La composante économique du lien est colorée par la nature des affects qui le parcourent ; de même les mouvements, la variabilité et les qualités du lien concourent à lui donner corps. Entre deux sujets, le lien peut être préférentiellement narcissique ou objectal et balancer entre ces deux pôles selon le moment de sa mobilisation. Il fait trace interne et inconsciente des événements passés pour enrichir les objets internes qui sont « au bout du fil », favorise l’intégration des nouveautés potentielles et consent à se laisser réaménager en fonction de ce qui se présente. Il est doublement vectorisé : du sujet vers l’objet et réciproquement, en des cheminements incessants lorsqu’il est activé, que ce soit en mode interne ou en mode actuel en présence de l’autre, affirmant différentes modalités de fonctionnement intersubjectif.

14La théorie du lien s’inscrit parfaitement dans la métaphore topique qui dessine un sujet séparé jouissant d’une psyché propre. Elle y présente une figure spécifique, le lien intersubjectif, qui rend compte de manière plus complexe et complète des processus continus de transformation de l’espace interne de chacune des psychés engagées, corrélativement à des investissements qui subissent eux aussi des variations. Favorisant la compréhension et les échanges mutuels, le lien ne s’établit et ne « tourne » que si les investissements perdurent sans s’effondrer en dépit de leurs fluctuations. Une fois installé, il offre un support stable qui se différenciera plus ou moins sur la base de ses sources archaïques. Plus la psyché sera marquée par l’individuation, puis par la subjectivation, plus nuancés seront les remaniements des liens établis. Ceux-ci peuvent connaître des évolutions la vie durant : l’existence du lien postule un rapport constant avec le pôle interne de chacun des sujets. Sa mise en jeu actuelle sera toujours susceptible de laisser place à un renouveau lié à ce qui a pris place dans l’expérience de chacun. En fonction de ce qui précède, il est clair que la création des liens est gravement compromise pour le sujet autiste.

15Le groupe comme champ d’exercice de l’intersubjectivité met en jeu un niveau particulier d’activation et d’élaboration du lien, mobilisant les aspects les plus indifférenciés comme les plus achevés, simultanément ou successivement, jouant alors dans un espace complexifié où la mutualité (la réciprocité) et la mutualisation (la mise en commun) sont à l’œuvre. Partant de ces notions, il semble bien que le groupe, tout particulièrement le groupe familial en thérapie, représente un lieu privilégié pour le développement des liens et l’émergence de la reconnaissance dans ses diverses acceptions. De l’identification, de soi et de l’autre, à la répétition éclairante, à la discrimination d’indices en passant par la découverte de la vérité, l’aveu et la gratitude, P. Ricœur (2004) déplie la polysémie d’un terme qui à plus d’un titre montrera sa pertinence dans les étapes de la thérapie que nous présentons ici, engagée à partir d’une pathologie autistique de découverte précoce.

16Car chez l’enfant autiste, extrêmement solitaire, enfermé dans la répétition et la préservation du même, l’indifférence affective et le défaut de réceptivité aux personnes de son entourage sont corrélatifs d’un manque de conscience des sentiments des autres, avec incapacité d’anticiper leurs pensées et sentiments. À ce versant nous devons ajouter l’inaptitude de l’enfant à identifier aussi bien la nature de ses désirs que la qualité de ses affects, tout en interrogeant la réciprocité dans le lien. Qu’en est-il de la reconnaissance accordée à l’enfant autiste, qu’en est-il de la mutualité du processus qui l’inscrit dans la chaîne des générations ?

17À partir de l’observation de la clinique familiale en thérapie psychanalytique, nous nous proposons de montrer à quel point l’état des liens, infiltrés par la pathologie autistique, reflète celui des processus de reconnaissance en péril.

Cas clinique : un laboratoire du lien naissant

18Je reçois Eugénie pour la première fois à l’âge de 9 mois avec son assistante maternelle, Mme M., à la demande du pédiatre traitant. Eugénie vit alors durant la semaine dans la famille d’accueil et passe les week-ends auprès de ses parents. Mme M. est mariée, a deux enfants et accueille un autre enfant de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) présentant une dysharmonie d’évolution.

19Eugénie réunit un faisceau de signes très évocateurs, bien que le diagnostic soit traditionnellement incertain à cet âge-là. Le retrait domine la sensorialité : refus du contact (vacuité ou évitement actif du regard), absence de lallations, hypersensibilité aux bruits, auto-excitation sensorielle sous diverses formes ; la propension au retrait excitatoire se traduit aussi par des mouvements stéréotypés, souvent auto-agressifs avec bientôt une tendance automutilatrice. Des mouvements de retrait se manifestent aussi lorsque Eugénie est sur les genoux de Mme M. Ils viennent matérialiser, sans raison apparente ni préavis, un parcours entre deux pôles opposés qui va de l’adhésivité (Eugénie est installée comme un paquet inerte dans le giron de sa nounou) à l’arrachement (elle se jette brusquement en arrière ou en avant au risque de choir). Son intolérance au changement génère des colères suraiguës et inextinguibles ; les cris qu’elle pousse alors sont proprement effrayants. D’une manière générale son faciès suscite une impression d’étrangeté qui confine à la monstruosité.

20Ses antécédents sont assez confus. À un mois et demi, l’enfant, qui vit alors chez ses parents, a quasiment perdu la capacité de téter et n’a pas retrouvé son poids de naissance ; en état de cachexie, elle est hospitalisée en pédiatrie. C’est de ce service que part la demande de placement, probablement avec une hypothèse de carence en soins maternels. La mère, que nous recevrons par la suite à différentes occasions, insiste sur son incompréhension du placement. Elle fait état de l’ampleur de son état dépressif autour de la naissance d’Eugénie : elle venait de perdre son père – dont elle dénonce par ailleurs l’éthylisme et les violences. Il s’agit d’une jolie jeune femme très volubile, assez agressive, un peu limitée sur le plan intellectuel et présentant des troubles du caractère. Chez le père, que nous ne rencontrerons jamais, les intervenants sociaux notent une tendance obsessionnelle marquée. Un puissant déni des troubles est à l’œuvre chez les parents, qui déploient toutes les ressources judiciaires possibles pour qu’Eugénie regagne leur foyer. Leurs démarches, marquées par une revendication formelle qui tourne à vide, n’aboutiront pas.

21À l’issue des premières consultations, je propose une thérapie familiale hebdomadaire qui réunira de fait l’assistante maternelle et Eugénie.

Diffusion des éléments autistiques

Stéréotypie et concrétude

22Pendant très longtemps, les échanges sont régulièrement scandés et en quelque sorte organisés par le récit détaillé concernant des séjours, visites, contacts avec la famille naturelle, les travailleurs sociaux et la Justice (dates, horaires, changements, échéances). Cette constatation initiale nous conduit à repérer l’infiltration des éléments autistiques dans le groupe en thérapie et leur diffusion dans les liens qui s’y installent. Aux mouvements, cris, puis ébauches de jeu ou paroles d’Eugénie, qui suintent la stéréotypie et la concrétude, font écho la nature immuable et le caractère répétitif des évocations de Mme M., reflets de la saturation de ces caractéristiques chez l’enfant. Leur omniprésence la happe, elle en vient à les partager. En dépit d’un fonctionnement psychique différencié, on décèle chez elle une abrasion des capacités de métaphorisation. En s’agrippant à ces éléments presque invariables, elle en fait des balises pour tenter de contenir et d’annuler l’angoisse générée par le lien à l’enfant. Contre-transférentiellement, je subis cela sans trop de lassitude, avec moins de découragement que n’en suscitent les productions de l’enfant et un soupçon de complaisance contre lequel je m’insurge, craignant d’être gagnée par les mêmes processus.

Le déni

23Différentes appréciations de Mme M. jalonnent les premières séances pour « expliquer » les troubles massifs du contact dont fait preuve Eugénie, pour en faire des éléments conjoncturels : « elle est méfiante, comme sa mère… elle n’a pas l’habitude, c’est toujours comme ça quand on va en consultation… » et dénier par là même la réalité et la gravité de la pathologie. D’une part l’intolérance au changement, qui n’est pas perçue comme un symptôme, est mise au service du déni pour justifier ce qui se passe d’anormal, d’autre part ce déni des troubles est renforcé par l’attribution d’une cause qui lui semble évidente : l’inadéquation parentale. Mme M. exprime sa mauvaise opinion à l’égard des attitudes éducatives parentales : « Chez les parents, c’est du n’importe quoi. » Elle pense, par exemple, qu’ils rient lorsque leur fille les frappe ou laisse couler la nourriture de sa bouche ou crache, encourageant ainsi la pérennisation des troubles.

24Cette assistante maternelle déploie beaucoup d’énergie pour convaincre les services sociaux, se sentant désavouée et menacée dans son action éducative : « Elle (Eugénie) est surexcitée quand elle rentre de chez ses parents. Je le dis, mais tout le monde s’en fout. » C’est ainsi qu’elle se met à rédiger des rapports destinés à l’ASE pour retracer les réactions de l’enfant. Décrire les troubles est déjà une tentative de les contenir en les circonscrivant et de les mettre à distance en les « objectivant », en les chosifiant. Les rapporter à des explications causales en annule le sens et la portée psychopathologique : avec les causes devraient tomber les effets. Ces manœuvres défensives seront inopérantes, la réduction des visites n’entamera pas les troubles qui sont dès lors désafférentés de leur affectation imaginaire : Eugénie continue à passer des journées entières à hurler, comme elle peut aussi le faire durant les séances sans cause décelable.

Les éprouvés de catastrophe

25La lutte pour concerner l’ASE à la situation d’Eugénie laisse Mme M. démunie. Elle se risque davantage hors des récits factuels pour dire ce qu’elle éprouve de délaissement, d’abandon, d’isolement, d’hostilité ou de menace ambiante. Elle va jusqu’à se sentir niée, comme annulée par ses référents professionnels. Ces sentiments sont renforcés par les alertes de la puéricultrice et du médecin sur l’avenir funeste de l’enfant : lorsque Eugénie a 18 mois, le pédiatre déclare qu’elle ne marchera pas avant 2 ans. Peu après, la puéricultrice annonce : « C’est une forme d’autisme, ne comptez pas la scolariser avant longtemps. » L’évolution vient infirmer ces prédictions : Eugénie fait ses premiers pas à 19 mois, puis fréquente la halte-garderie du village et, l’année suivante, l’école maternelle sans difficultés majeures.

Ruptures et dislocation

26Une autre incidence retentit dans les familles où vit Eugénie : les ruptures brutales, les séparations non souhaitées, les fantasmes de rupture et de dislocation apparaissent de manière récurrente dans la thérapie. Ses parents se séparent quand elle a 28 mois, moins d’un an après la décision de justice qui impose une médiation pour les rencontres parents-enfant. Dès la même époque, la puéricultrice indique qu’il faudra bientôt penser à un établissement spécialisé et, lorsque Mme M. se montre découragée et épuisée, les travailleurs sociaux lui parlent de mettre fin au placement de famille relais.

27Au fil de la thérapie, Mme M. perçoit et signale de manière croissante les effets de fragmentation au sein même de la famille : « On ne peut jamais être tous ensemble, tranquilles. » En raison des colères et crises de panique d’Eugénie, quantité d’activités familiales sont compromises. Les repas de famille sont interrompus, assister tous ensemble à un match de foot n’est pas possible, se promener en forêt ou passer quelques heures à la plage relève de la performance. Si bien que la famille se fractionne bien souvent contre son gré. Il arrive que Mme M. prenne des vacances seule ou avec ses enfants, laissant Eugénie aux bons soins alternés de sa mère et de son mari. Je ne rencontrerai les époux M. et Eugénie ensemble qu’une seule fois, à la suite de comportements « aberrants » de l’enfant qui les avaient particulièrement atteints.

28Effets réels et fantasmes de dislocation entrent fortement en résonance avec le vécu d’Eugénie, ce qu’elle parvient à transcrire dans un dessin original, « un crocodile » qu’elle m’offre un jour après l’avoir dessiné dans la salle d’attente ; tous les membres, toutes les parties du corps y sont, mais dans un état de dislocation et d’anarchie totales. Elle a alors 5 ans et s’essaie parfois à dessiner.

L’imprévisibilité

29L’imprévisibilité qui marque le comportement et l’état affectif d’Eugénie semble s’être propagée dans la famille M. et curieusement concentrée sur un point : alors que les rendez-vous sont honorés avec régularité et ponctualité, il arrive de temps à autre, sans périodicité ni préavis, que ce soit M. M. qui prenne part à la séance et non Mme M. Quoi que j’aie pu en dire, l’interchangeabilité occasionnelle entre les époux se reproduit, me mettant durant quelques minutes dans un état de malaise et de flottement où je me sens à la fois en défaut et vulnérable, vécu qui redouble les effets contre-transférentiels habituels face à Eugénie.

30La collection des effets que nous venons de citer traverse le jeu transféro-contre-transférentiel et nous permet de noter la diffusion des défenses autistiques dans l’ensemble des liens. La méconnaissance de la réalité, son aplatissement dans la concrétude, la non-reconnaissance des troubles ou leur pseudo-reconnaissance à travers une causalité fallacieuse, les éprouvés de non-reconnaissance, de perte des signaux de reconnaissance relèvent d’un travail du négatif qui altère les processus de reconnaissance dans différents registres. Identifier ces paramètres n’est pas superflu si l’on pense allouer une fonction thérapeutique à la démarche entreprise, dont les axes majeurs s’orientent vers les processus de reconnaissance.

L’essor des processus de reconnaissance

Recharger et partager les affects

31Le trouble majeur, la perturbation du contact, est indissociable de l’intégration et de la reconnaissance des affects en soi comme en l’autre. Repérer les affects en jeu et les qualifier est à nos yeux l’outil majeur pour engager l’enrichissement du contact, l’amorce des liens et l’étayage de la pensée. La multiplicité des liens en jeu dans le groupe de thérapie permet d’accroître d’autant les possibilités d’y parvenir.

32Lorsque Mme M. fait état de ce qu’elle ressent, ses affects sont reliés à des événements et faits concrets qui aident Eugénie à les comprendre. Les plus forts et les plus négatifs parmi eux semblent faire écho à ce qu’elle, l’enfant, pourrait avoir vécu et revivre en boucle ; elle peut y trouver un appui pour ébaucher la reconnaissance de ses propres états mentaux. De plus, les récits répétitifs sont l’occasion pour Mme M. de glisser des pensées en rapport avec la manière dont elle se représente la place de l’enfant dans la psyché de ses parents, et réciproquement. C’est une manière de laisser ces pensées parvenir à l’enfant, peuplées d’affects et infiltrées de fantasmes qui circulent, quand bien même les formulations qui les véhiculent sont péjoratives. Car chez Eugénie les représentations ébauchées à l’abri de la muraille défensive restent bien pauvres, à l’état de recel indécelable, en dépit de l’amorce de jeux dont les principales caractéristiques sont la ritualisation et l’accès laborieux au « faire-semblant », plus appris que véritablement intégré. Encore ces jeux témoignent-ils d’îlots d’identification adhésive en émergence.

Être reconnu, reconnaître l’autre et se reconnaître, clauses du lien

33Reconnaître ses états mentaux propres et accéder à ceux des autres suppose l’identification des affects. Or rien de tout cela ne peut s’imaginer en dehors d’un fonctionnement intersubjectif, fût-il minime ou par procuration. L’étroitesse et la fragilité des bases offertes au déploiement de l’intersubjectivité sont proportionnelles à la faiblesse qualitative et quantitative des échanges avec Eugénie, ce qui tend à désamorcer les investissements en sa direction et à limiter la teneur et la consistance du lien. Ainsi Mme M. reconnaît-elle sans ambiguïté, mais avec une once de regret qu’elle est plus attachée à l’autre enfant dont elle a la garde.

34Eugénie ne donne pas l’impression d’accorder de l’intérêt à ce qui se dit, à ce qu’on lui dit ; ne fournit aucune accroche et guère d’indices de compréhension. Lorsque je m’adresse directement à elle, elle m’ignore totalement. Lorsqu’elle commencera à parler, elle prendra l’habitude en pareil cas de produire de la parole systématiquement, simultanément et abondamment pour l’interposer entre elle et moi, tel un écran sonore qui ferait rempart à la pénétration qui la menace. Elle bataille pour ne pas me reconnaître et sa non-reconnaissance semble répondre à une nécessité interne impérieuse. De ce fait, je préférerai me fier à l’effet de la groupalité psychique pour qu’elle puisse profiter des échanges, dont elle est la principale héroïne, sans recevoir l’impact d’une adresse directe mal supportée. De loin en loin, Eugénie va manifester des attitudes en rapport distant mais perceptible, non précisément avec les contenus langagiers qui peuplent la séance, mais avec leur tonalité et particulièrement leur potentiel anxiogène.

35Les processus de reconnaissance de soi et de l’autre se développent bon gré, mal gré. Elle prend très occasionnellement l’initiative du contact, même si elle n’accepte pas la réciproque. Ainsi commence-t-elle à s’adresser à moi vers l’âge de 2 ans ; elle me nommera vers 3 ans, lorsque son langage gagne en étendue et en précision. Cependant, vers la même époque elle ne se reconnaît pas sur sa photo qui est affichée dans la classe ; si elle peut identifier un « livre de Babar » et le nommer ainsi, elle ne reconnaît le personnage principal ni parmi les autres éléphants, ni même parmi les autres animaux, ce qui désespère profondément Mme M. qui a du mal à en croire ses yeux et ses oreilles.

À la recherche d’enchaînements entre fragments épars

36Devant le mutisme de l’enfant et son comportement aberrant, devant la litanie des plaintes de sa mère d’accueil, mettre en mots ce qui se dégage de l’observation au niveau le plus humble (bruits, actes, gestes, interactions éventuelles) peut sembler dérisoire. Telle était pourtant mon attitude, dans une première intention de rassembler des fragments épars en les liant par ma parole, en reconnaissant par anticipation une pensée encore sous-jacente tout en donnant sens à ce que j’observais. Ce travail de base réalisait un tissu verbal qui conduisait à des hypothèses que je communiquais à Mme M. Ce faisant, je nourrissais du même coup le lien entre elle et l’enfant, très englué dans la concrétude. Je ressentais la nécessité d’aider le « néogroupe » à décoller du trop de réalité en introduisant une dimension métaphorique. Au fil de la thérapie, Eugénie se mettra à regarder, à parler et à interroger, quoique de manière aléatoire, notre aptitude à la comprendre. Mme M. et moi-même travaillerons conjointement à combler, à l’aide des associations de chacune de nous trois, les lacunes dans ses propos et attitudes. Cette recherche de sens implique la notion d’un partage possible de contenus psychiques. Il s’agissait de sortir du « n’importe quoi » dont les propos de l’enfant étaient taxés par Mme M., Eugénie reprenant, voire précédant cette formule en écholalie, accréditant l’idée de sa non pensée. Pourtant, Eugénie se montrait très heureuse quand les « intervalles » de son discours pouvaient être remplis, confirmant qu’elle était en butte à la délivrance de sa pensée. Ce travail de « reprise » du trou était favorisé par la rencontre entre la reconnaissance anticipée et l’existence d’une proto-pensée qui ne demandait qu’à prendre corps. Il est tentant d’établir un parallèle entre le parcours de Ricœur (2004) pour parvenir à un flux continu de significations à partir des écarts et des non-dits entre les divers sens du mot « reconnaissance », et notre propre parcours à la recherche de significations, si ce n’est qu’ici la reconnaissance n’est plus seulement objet mais outil du travail, et que les écarts sont souvent des fossés encore infranchissables.

La tridimensionnalité en perspective

37De nombreuses études ont noté le problème de la dimensionnalité des contenus et mouvements psychiques dans le développement de l’enfant autiste. En témoigne le recours à cette forme particulière d’identification archaïque dite adhésive, peu psychisée, qui se développe par contiguïté et ne « décolle » pas vers des aspects plus différenciés. Ce problème rend compte aussi de la défaillance de la capacité de métaphorisation, qui implique un déplacement conceptuel plus ample que ne l’exige le glissement métonymique, et qui transparaîtra dans le groupe familial sous forme d’un affaissement de la capacité mythopoiétique et du recours à l’humour. Au premier chef des paramètres nécessaires pour s’extraire de la bi-dimensionnalité, nous plaçons la compréhension des processus générationnels, voire simplement la capacité d’en reconnaître l’existence. La désorganisation générationnelle, qu’elle soit primitive ou secondaire, paraît susceptible d’entraver l’accès à cette inscription à la fois temporelle et spatiale, simultanée et successive des liens et processus intersubjectifs. L’instance du tiers, généralement tenu pour paternel, ne produirait pleinement ses effets séparatifs qu’associée à une relative fonctionnalité du maillage des contrats et alliances au sein du groupe familial. Pour poursuivre avec le cas d’Eugénie, nous pouvons supposer que les alliances inconscientes entre ses parents ne possédaient guère de vigueur, le couple parental n’ayant pas survécu à la déroute du couple conjugal. On ne rencontre chez elle aucune trace du passage des générations, pas l’ombre d’un objet transgénérationnel. À un moment où le responsable de l’ASE envisageait de soutenir les liens familiaux, il avait sollicité les grands-parents paternels pour qu’ils passent la journée du dimanche avec Eugénie et ses parents et conduit la Justice à statuer dans ce sens. Quelques contacts avaient eu lieu, jamais selon les formes prescrites par le magistrat, puis ils avaient cessé, le grand-père estimant qu’il dépensait trop d’argent pour l’essence (50 km environ à parcourir tous les 15 jours). On voit que le pôle grand-parental d’un improbable lien manquait quelque peu de consistance et n’émettait guère d’investissements qui auraient préludé à la reconnaissance.

38De son côté, Eugénie, si peu sensible aux personnes, n’a pas pu s’inscrire dans une généalogie d’emprunt, celle de sa famille d’accueil. Cela apparaît au grand jour et cruellement pour Mme M. à l’occasion du décès de son propre père. Le couple M. et les parents de Madame étaient presque voisins dans le même village. Les visites de Mme M. chez ses parents étaient quasi quotidiennes, les enfants étant la plupart du temps avec elle. Après le décès de cet homme qu’elle connaissait depuis environ trois ans, et qui était désigné comme « papy », Eugénie n’aurait « même pas fait cas » de sa disparition. La notion de génération est trop éloignée d’Eugénie, elle ne peut y atteindre, comme si elle-même n’avait jamais été inscrite dans un contrat narcissique, ou n’avait pu déchiffrer ceux qui lui étaient éventuellement présentés. Là encore, la mutualité dans la reconnaissance fait fortement défaut. Du reste, au niveau le plus accessible de la compréhension générationnelle, Eugénie est déjà perdue. Lorsqu’elle parle de « maman », il est quasiment impossible de comprendre de qui elle veut parler, et elle-même ne semble pas trop le savoir. Qu’il y ait deux personnages maternels ne peut rendre compte d’une telle confusion, dont Eugénie tente de se dégager au prix de grands efforts.

39En dépit de l’évolution majeure constatée (accès au langage, acquisition de connaissances, ébauche de jeu et de dessin, socialisation scolaire, présentation devenue agréable) le noyau dur de la pathologie de la reconnaissance de l’autre reste ancré en Eugénie, de même que les particularités de la pensée et la difficulté d’accès aux affects. Cette constatation confirme l’idée de Meltzer (1975) qui met en valeur le développement séparé de deux dimensions de la psyché : celle qui poursuit le cheminement autistique et celle qui s’ouvre au monde.

Hypothèses

40En ce qui nous concerne, nous formulons l’hypothèse d’une ouverture au monde subordonnée à l’élargissement du spectre des modalités de reconnaissance : être reconnu, reconnaître l’autre et se reconnaître, avec une mention particulière pour la reconnaissance du générationnel.

41Notre réflexion s’est orientée à partir du cadre de la TFP, à travers lequel nous touchons à la compréhension de ce qui se partage, circule et résonne entre les membres de la famille, mais aussi à la reconnaissance de ce qui les sépare. Dans les cas d’autisme, nous avons pu observer que l’ensemble des liens qui ont cours dans le groupe familial comme dans le groupe de la thérapie est affecté de manière spécifique. En ce sens, les liens peuvent être qualifiés d’autistiques. C’est l’évolution de ces mêmes liens, gagnant en densité et intensité, qui peut contribuer à faire échec aux processus pathologiques.

42Tout nous invite à penser l’émergence de l’autisme dans une association épigénétique de facteurs : éventuels facteurs innés, facteurs de risque (la dépression maternelle dans l’exemple cité) et facteurs familiaux intersubjectifs. Selon toute hypothèse, une précarité préexistante des alliances inconscientes du couple compromet l’inscription de l’enfant dans un contrat narcissique avec chacune de ses lignées. Les liens sont alors faiblement vectorisés car la dynamique des investissements qui les instituent reste trop économe, obviant la reconnaissance initiale, sa réciprocité et sa réflexion sur le sujet. Ils restent ténus, n’étant guère alimentés de contenus fantasmatiques autres qu’archaïques et terrorisants, dépourvus de qualification des affects, privés du déplacement métaphorique qui les nuancerait. Ni dette ni gratitude ne peuvent se déclarer, redoublant la défaillance d’inscription générationnelle.

Pour conclure

43L’inaccessibilité de l’enfant autiste ainsi que la nature de ces liens familiaux invitent à reprendre avec le groupe familial en thérapie tout un « parcours de la reconnaissance ». Cela suppose l’activation de l’intersubjectivité, indispensable à l’ouverture vers la mutualité et la réflexivité dans la reconnaissance. À cet effet, la mise en jeu de liens fonctionnels dans le groupe thérapeutique apparaît comme le support principal de l’entreprise, sous réserve de l’analyse du contre-transfert pour y débusquer les infiltrations autistiques. Cette entreprise se reconnaît des limites et ne postule ni l’entière réversibilité des troubles ni l’exclusivité de leur psychogenèse.

44La reconnaissance mutuelle et l’auto-reconnaissance en développement s’appuient sur la mise en commun de contenus psychiques circulant dans les liens en quête d’affects, de fantasmes, de métaphores et de mythes à y reconnaître pour un partage potentiel. Le cap lointain de la thérapie est le passage à la tridimensionnalité psychique, c’est-à-dire aussi à la profondeur générationnelle qui, dans des conditions ordinaires, surgit de ces processus.

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Mots-clés éditeurs : liens familiaux, intersubjectivité, tridimensionnalité psychique, reconnaissance, famille d'accueil, autisme infantile précoce

Date de mise en ligne : 01/12/2010

https://doi.org/10.3917/difa.020.0077

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