1Il nous faut penser la naissance normale, ordinaire, disait Winnicott malgré l’extrême complexité des processus biologiques, inter- et intrapsychiques qui se déploient et s’enchevêtrent. Une naissance normale, précisait-il pour imager son propos, « c’est un enfant prêt et une mère prête à l’accueillir dans une situation aussi simple que possible comme être tenu dans les bras, en contact avec la nudité de la mère » (D.W. Winnicott, 1988).
2Or, les choses se compliquent si l’on s’avise que le bébé lui aussi est tout nu, ainsi que le père et que cette nudité partagée vaut métaphore pour signifier la séduction originelle mutuelle entre parents et bébé ainsi que la vulnérabilité de chacun à la destructivité. Cependant le partage de cette nudité métaphorique dans la triade père-mère-bébé se développe sur le fond d’une « dissymétrie originaire » (P. Ricœur, 2004) : le bébé nouveau-né arrive comme être inédit dans un monde déjà là, celui de la groupalité psychique (R. Kaës, 1993) – groupalité psychique interne de chacun des parents, groupalité psychique du groupement familial – qui connaît à la faveur du travail de nativité et du travail corrélatif de deuil originaire (A. Carel, 2007) de profondes transformations, d’autant que cette groupalité est animée, voire menacée, par de puissantes réminiscences qui réactualisent l’infantile des parents et le générationnel de la famille.
3La périnatalité psychique, au sens large du terme, est donc la période critique privilégiée des après-coups organisateurs ou traumatiques de l’histoire familiale. Est-ce à dire que la périnatalité serait marquée du sceau de la catastrophe, qu’elle serait structurellement traumatique, psychotique, incestuelle, comme certains auteurs persistent à vouloir le penser ? Cette représentation théorique ne me paraît pas conforme à la réalité et je préfère associer à la naissance psychique normale l’hypothèse d’une potentialité – j’emprunte ce terme à Piera Aulagnier (1984) – traumatique, psychotique ou incestuelle, potentialité qui ne s’actualise que dans certaines circonstances psychopathologiques.
4Comment mettre en forme clinique ou théorique, en tenant compte de l’arrière-plan conceptuel que je viens d’esquisser, « le parcours de la reconnaissance », selon l’expression de P. Ricœur (2004), d’un bébé dans les liens premiers ? Un parcours du combattant quand l’après-coup traumatique a bouleversé le paysage, un parcours qui se prolonge toute la vie et dont le travail psychanalytique peut être une des étapes privilégiées pour la réactualisation des expériences psychiques premières. Je m’étayerai, pour cheminer dans cette complexité, sur les repères philosophiques précieux construits par P. Ricœur (op. cit.) en gardant à l’esprit que les faits psychopathologiques éclairent le développement ordinaire des processus et que la reconnaissance ne va jamais sans la méconnaissance, sans une forme ou une autre du travail du négatif. De sorte que le parcours de la reconnaissance est bien une lutte pour la reconnaissance au regard des autres, du socius et du soi intime.
5Ce parcours comprendra plusieurs étapes :
61. La reconnaissance comme identification de quelqu’un, ici le bébé en tant que personne à qui est offerte une identité et donc corrélativement une altérité au sein de la communauté familiale et sociale d’appartenance, au risque d’une assignation identitaire aliénante et du déni de sa singularité. Corrélativement s’effectue la reconnaissance des faits psychiques de l’histoire personnelle et générationnelle du sujet. C’est la question de la construction-reconstruction de la vérité-réalité historique. Car l’ensemble des faits psychiques mis en mémoire et en narration selon de multiples modalités contribue à forger l’identité du sujet et la reconnaissance de soi dans l’écoute et le regard de l’autre et du groupe des autres. Je ne développerai pas ici cette dimension de la reconnaissance des faits psychiques qui ouvre à la question de la distinction du vrai et du faux et à la dialectique entre réalité historique et réalité psychique.
72. La reconnaissance comme identification à quelqu’un (se reconnaître en lui, s’identifier à lui), reconnaissance qui vise à perlaborer la différence entre soi et l’autre ainsi que l’altérité du semblable, au risque des identifications projectives dénarcissisantes.
83. La reconnaissance mutuelle (se reconnaître l’un l’autre), une mutualité fondée, structurée par la dissymétrie originaire dans les liens premiers, dans le développement de « l’inter-subjectalisation » (cf. p. 70). Une mutualité au risque de l’incestuel et du destructif lorsque les après-coups traumatiques ont déconstruit la valeur des limites et celle des interdits fondateurs.
94. La reconnaissance comme gratitude à l’égard de l’héritage transmis, un héritage sans testament. J’envisagerai plus précisément la gratitude générée par la réceptivité psychique de l’autre, par le partage de l’attention et de l’émotion qui sont au cœur de la reconnaissance mutuelle. Les vicissitudes de ce partage peuvent entretenir et amplifier la méconnaissance réciproque et les mouvements envieux. Une telle reconnaisance-gratitude s’effectue au risque d’une dérive sacrificielle masochiste.
105. La reconnaissance de soi, c’est-à-dire le processus de subjectivation, qui concerne le sujet de l’inconscient et du conscient, capable de désirer, dire, faire, raconter. C’est un sujet agent de ses pulsions et objet des pulsions de l’autre et du groupe des autres, un sujet capable et responsable, capable de culpabilité, au risque de la culpabilité totalitaire empruntée et de son corrélat, l’auto-disqualification des capacités personnelles.
La reconnaissance comme identification de quelqu’un
11La reconnaissance du bébé repose sur une série d’opérations psychiques, d’attestations dont l’évidence manifeste, dans la naissance normale, masque la complexité processuelle sous-jacente. Ce bébé est un être vivant ; c’est un être humain, une personne ; il est sexué garçon ou fille ; il est l’enfant de ce père et de cette mère ; il entre dans cette famille qui l’accueille ; un nom et un prénom lui sont donnés ; l’enfant est inscrit sur le registre d’état civil. L’ensemble de ces assertions constitue une constellation identitaire dont les contours s’affirmeront au fil du développement pour forger une identité singulière qui distingue cet enfant de tous les autres êtres. Identité et altérité sont donc les produits solidaires des opérations symboliques étayées sur le corps à corps et qui vont inscrire le nouveau sujet dans les liens de famille.
12Chacune de ces opérations peut s’interrompre et échouer devant l’obstacle que constitue l’aléatoire. Aléatoire événementiel lié aux péripéties nombreuses qui peuvent émailler la périnatalité ; aléatoire générationnel lié au réagencement fantasmatique et aux réminiscences dans l’après-coup périnatal ; aléatoire génomique lié à la recombinaison génétique de la reproduction sexuée. Aléatoire ne signifie pas ici absence de cause et de détermination, mais une telle complexité d’interactions causales que la réalité est à la fois déterminée et indéterminable, parfois sur le mode probabiliste. Un tel aléatoire est difficilement intégrable subjectivement comme une fatalité anonyme, il est ressenti plutôt comme honte et préjudice narcissique, comme preuve de culpabilité, surtout quand il atteint sa « Majesté le Bébé ».
13Parfois l’atteinte est si vive, dans la psyché parentale, que le bébé tarde à recevoir son identité d’être humain. « Quand on va chez le boucher on en a pour plus que ça ! C’est la réflexion que je me suis faite en rencontrant mon bébé prématuré de 1000 grammes dans sa couveuse. » Ainsi parle cette mère quelques mois plus tard, en usant du sarcasme, pour raconter la lutte contre sa détresse devant le bébé si petit, si menacé, une petite chose qui réactualisait ses vécus infantiles de ne compter pour rien. L’accueil, dans le contre-transfert, de ses affects permit de découvrir que le sarcasme avait eu une valeur conservatoire, qu’il avait été destiné à protéger, contre le destin maléfique, la fragile identité humaine du bébé secrètement investi.
14Dans d’autres familles au contraire, la même situation clinique produit d’emblée un après-coup organisateur. En étayage sur les imagos parentales ou ancestrales bienveillantes et sur une enveloppe psychique familiale suffisamment bonne, les parents mobilisent leurs capacités libidinales pour démentir les oracles de mort et de séquelles. Malgré des événements très douloureux la réalité ne devient pas traumatique, elle reste une épreuve surmontable, une bataille gagnée contre la fatalité. L’enfant et ses parents prennent alors volontiers le statut de héros. Il s’agit, dans les entretiens familiaux, de les aider à accepter de remplacer cette identité grandiose par un régime d’investissement mutuel plus tempéré.
15Cependant l’après-coup peut bouleverser davantage le travail de nativité et de deuil originaire et générer une névrose traumatique périnatale. J’en résume les traits psychopathologiques maintenant bien connus. Le bébé est reconnu pleinement comme être humain, séduisant, désirable, doté de son identité propre et de son appartenance. Cependant, divers symptômes, par exemple le trouble du sommeil, sont interprétés par l’inconscient parental comme des signes annonciateurs de sa mort : « On va nous le reprendre. » Fait remarquable, le travail associatif en entretiens familiaux permet assez rapidement de mettre en mots et en histoire la condensation identificatoire relative, homomorphique – ressemblance et différence mêlées – qui réunissent, dans une même imago, le bébé bien vivant et tel objet trop tôt perdu, trop peu « endeuillé ». Le bébé retrouve alors dans la psyché parentale son identité singulière et sa pleine altérité au sein de la groupalité psychique familiale restée ici organisée de manière prévalente par l’œdipe et par le surmoi post-œdipien régulateur. L’après-coup traumatique est resté dans le registre de la névrose.
16Il n’en va pas de même dans la traumatose périnatale, syndrome dû à des traumatismes souvent cumulés. Ici l’après-coup est puissamment désorganisateur de la reconnaissance-identification du bébé, de sa place identitaire dans le système de parenté et dans la groupalité psychique. Un des indices les plus probants de cette catastrophe est le désaveu de filiation, parfois très fugace et subreptice : « Il a une drôle d’odeur, est-ce bien son bracelet ? » se dit, à la maternité, la mère qui s’affole en secret de ne pas reconnaître le nouveau-né comme son bébé. La première rencontre mère-bébé se fait là sous la hantise de l’erreur : « Moi mère, je ne reconnais pas ce bébé, je ne me reconnais pas en ce bébé, ni lui en moi », malgré l’évidence perceptive du lien de corps à corps. Le bébé est méconnaissable. Dès lors la communauté mère-bébé en illusion primaire est menacée : le bébé ne peut plus être, pour la mère, ce soi-objet narcissique et narcissisant des liens premiers, il ne peut pas devenir un bébé moi-non moi transitionnel car il est, en quelque sorte, prématurément un non moi, un étranger, un autre radical, non reconnaissable comme semblable à « soi-même mère ». La solution générationnelle est la voie souvent empruntée par la mère pour surmonter le désaveu de filiation. L’enfant, dans le fantasme d’identification construit pour échapper à la catastrophe de la désafiliation, devient identique, en isomorphie – c’est-à-dire sans différence – à telle imago ancestrale, en filiation narcissique. L’enfant retrouve certes sa place dans la groupalité psychique familiale, mais au prix d’un risque important d’aliénation identitaire. Le bébé-ancêtre totémisé devient intouchable. Le corps à corps des liens premiers, le partage des affects, la résonance fantasmatique, l’accordage ne peuvent se déployer. Toutes ces formes de la vitalité pulsionnelle dans l’intersubjectalité sont entravées par la contrainte violente du tabou (A. Carel, 1997).
17Côté père, il n’est pas rare que l’état de traumatose périnatale trouve à se résorber dans la solution incestuelle et dans la perversion narcissique. Le père, en rivalité narcissique intense avec le bébé, supposé prédateur de l’amour, de l’estime et de l’attention maternelle, dénie à ce bébé sa qualité d’enfant affilié. L’enfant-étranger peut devenir aux yeux du père un objet sexuel qu’il s’approprie, un objet-non objet, disait P.-C. Racamier (1995), en tout cas un objet-non autre sujet. « Ne laisse pas le bébé toute nue, tu vas en faire une prostituée », disait ce père à la mère effarée. Un tel père traite sa crainte de l’effondrement en déniant la valeur narcissique identitaire des autres, la mère et le bébé en premier lieu. Il dénie corrélativement la valeur des liens de parenté, celle des organisateurs qui les sous-tendent : la différence générationnelle et sexuelle, l’interdit de l’inceste et du meurtre. Il faut, pour comprendre une telle configuration psychopathologique, entrer dans la seconde étape de notre parcours.
La reconnaissance comme identification à quelqu’un
18Se reconnaître en quelqu’un, s’identifier à lui, consciemment et inconsciemment, a pour effet de perlaborer la différence soi-autre, l’altérité du semblable, la sensibilité exquise du narcissisme vis-à-vis des petites différences culturelles. C’est aussi un puissant vecteur pour la connaissance de l’autre et de soi-même et pour le partage des affects au sein de la « relation d’inconnu » selon l’expression de G. Rosolato (1978). L’identification des parents au bébé ancre dans le terreau émotionnel l’identification du bébé reconnu dès lors pleinement comme leur bébé. Mais si l’identification est le facteur le plus puissant du lien générationnel, le vecteur le plus efficace de la transmission-transformation des matériaux générationnels, elle est aussi le processus le plus sensible, le plus vulnérable aux effets désorganisateurs de l’après-coup. Car l’identification au bébé repose sur un paradoxe « ouvert » qui peut très vite se refermer sous le poids des projections expulsives, lesquelles détransitionnalisent le statut du bébé dans la psyché parentale.
19En effet, en régime périnatal ordinaire, le parent s’identifie au bébé, se reconnaît en lui, il le constitue comme soi-objet narcissique qui accomplira ses rêves de désirs irréalisés, alors même que le nouveau-né est un étranger. Ce qui permet à la psyché parentale de considérer ce bébé, non comme un simple inconnu trouvé là, mais comme un sujet trouvé-créé, non moi et moi, c’est le jeu identificatoire, inconscient pour l’essentiel. Ce jeu transforme l’être trouvé inédit en un être familier créé à l’image de soi autrefois enfant, et à l’image du couple parental qui prenait soin de soi, à l’image de l’objet-groupe famille de l’histoire de soi. Une telle offre identificatoire, qui maintient la différence et la séparabilité au cœur de la communauté originelle, suppose la prédominance de l’organisation œdipienne, celle de l’instance régulatrice – le surmoi-idéal du moi de qualité post-œdipienne – qui autorise et encadre l’oscillation tempérée entre liaison et déliaison, attachement et détachement et qui promeut l’intrication pulsionnelle. Dans la psyché parentale, le bébé peut alors être fantasmatiquement trouvé-créé ainsi que détruit-créé. Il peut naître, sans dommage, dans la haine intriquée à l’amour, comme objet-autre sujet. Mais la paradoxalité ouverte du jeu identificatoire peut se refermer dès lors que la qualité des identifications parentales se modifie. Dire qu’elles deviennent projectives-expulsives, c’est dire qu’elles perdent leur qualité symbolique et symboligène et qu’elles deviennent des agirs psychiques dé-métaphorisants : le bébé n’est plus comme soi ou comme tel autre, il devient le « représentant-incarnation » (C. Pigott, 1999) de tel autre. L’enfant est mis en résidence surveillée chez un autre que lui-même, il est aliéné par cette assignation identitaire, car il a perdu son statut identitaire transitionnel en moi-non moi dans la psyché parentale.
20Une des hypothèses de travail, qui me paraît utile dans la cure, consiste à considérer que cet état de fait identificatoire procède d’une cascade de dénis rendus nécessaires par les catastrophes vécues et non symbolisées dans l’histoire familiale. Dénis transmis d’une génération à l’autre comme modalité défensive privilégiée contre la menace du retour, en après-coup, de la catastrophe, notamment dans les périodes critiques du cycle familial. L’événement psychique catastrophique, quelle qu’en soit la nature, génère une détresse dans les liens qui doit être déniée pour que le sujet survive. Corrélativement, la catastrophe ne manque pas d’être interprétée par l’inconscient comme abandon et trahison de la part des puissances tutélaires protectrices. Il s’ensuit logiquement un déni-désaveu de la valeur des idéaux et des interdits fondateurs collectifs, un discrédit de la valeur du surmoi-idéal du moi de chacun. J’ajoute, fait de grande importance, que le surmoi-idéal du moi subit alors une mutation, une déqualification, il perd ses qualités post-œdipiennes régulatrices de la psyché, il devient extrémiste, surborneur, « surantimoi », selon l’expression utilisée par P.-C. Racamier (1995) pour signifier que le surmoi s’oppose alors à la croissance du moi. J’insiste également sur le fait que ce surantimoi ne peut être seulement qualifié d’archaïque comme s’il n’était que la forme infantile des temps premiers de la censure. Il est aussi, et surtout peut-être, la forme qu’a prise cette censure dans l’après-coup générationnel de la catastrophe. En ce sens, la forme des instances « méta » contient la trace des événements psychiques qui les ont désorganisés. Le surmoi est le mémorial de la détresse, disait Freud, cette forme en surantimoi est donc elle aussi potentiellement historisable dans la cure.
21Cette conjonction du vécu de catastrophe et de l’abandon par le surmoi-idéal du moi déconstruit l’appareil psychique familial et individuel. Envahie par la coexcitation pulsionnelle et la menace mélancolique, la psyché n’a d’autre recours que de dénier et d’expulser de tels éprouvés. En période périnatale, propice, on l’a dit, aux réminiscences, le destinataire naturel de cette expulsion psychique c’est le bébé, figurant prédestiné de la souffrance déniée, un bébé désormais assujetti à devenir la victime émissaire d’une violence psychique qui menaçait d’implosion la groupalité psychique familiale. Il y a là une opération sacrificielle inconsciente pathologique : sacrifier l’identité de l’enfant pour sauvegarder la continuité narcissique de la famille.
22Une des configurations actuelles les plus fréquentes de ce retour de la catastrophe et de la défaillance des instances méta c’est l’enfant-tyran, l’enfant du « complexe de Richard III » (A. Carel, 2002), tout à la fois victime d’une détresse empruntée aux générations antérieures et bourreau des générations ultérieures. Le tyran figure le surantimoi – idéal du moi mégalomaniaque promoteur de perversion narcissique et d’incestualité. Un tel devenir est cause et conséquence d’une profonde altération du processus de reconnaissance mutuelle.
La reconnaissance mutuelle
23Se reconnaître l’un l’autre, les uns les autres, constitue une étape cruciale de ce parcours de la reconnaissance. La reconnaissance mutuelle, autrement dit l’intersubjectivité au sens de R. Kaës, ou encore, selon un concept que j’ai proposé, l’intersubjectalisation (A. Carel, 2006) – dans la suite logique du concept d’objectalisation (A. Green, 2002) et de subjectalisation (R. Cahn, 2002) – concept qui souligne la part que prend le parcours inconscient du pulsionnel dans l’intersubjectivité. Cette étape est cruciale car elle contient la dialectique de la lutte pour la reconnaissance de soi et de l’autre, une lutte et une recherche sans fin, toujours inachevées.
24Dans les grandes souffrances psychiques familiales, le déni en commun vient profondément modifier le déploiement de la reconnaissance mutuelle-intersubjectalisation, dès la période périnatale. Car, le déni en commun, défense groupale de survie la plus efficiente, est d’autant plus transmissible qu’il s’inscrit dans la structure des liens premiers. Il le fait d’autant mieux que l’adulte peut très facilement imposer au bébé, du fait de son inachèvement et de sa dépendance, le déni de la souffrance, physique et psychique de chacun.
25Rappelons-nous, si besoin était, l’incroyable résistance culturelle à reconnaître les faits de maltraitance, la dépression, la douleur physique du bébé. Si je fais allusion à ces faits parfois à peine crédibles, ce n’est pas pour jeter l’opprobre sur les ignorants, c’est pour nous alerter nous-mêmes, thérapeutes supposés savoir, sur le danger qui nous guette dans la cure, dans notre contre-transfert, lorsque nous sommes confrontés à la souffrance infantile, celle du bébé qui ne parle pas encore sinon avec son corps, celle de l’infans en chacun de soi adulte, chaque fois que se réinstaure le temps des commencements si chargés de réminiscences, c’est-à-dire à la naissance du groupe thérapeutique et à chacune de ses renaissances dans le déroulement de la cure. La prise en considération du retour du dénié de la souffrance catastrophique dans la cure nécessite de faire appel à l’ensemble des dimensions du traitement psychique : le rêve et la rêverie, le jeu et le jouer ensemble, mais surtout le soin au sens de prendre soin et de construire des liens, en articulation avec une mise en place du modèle de la loi et des processus d’autorité visant à réguler les intensités pulsionnelles.
26Je m’attarde quelques instants sur une composante de cet ensemble concourant à la reconnaissance mutuelle-intersubjectalité dans la cure familiale, à savoir l’attention partagée. En « régime catastrophé », le simple déplacement de l’attention du thérapeute de l’un à l’autre, par exemple du parent vers le bébé et réciproquement, est interprété par l’un comme un « laissé tomber » au profit de l’autre, vécu comme prédateur et rival narcissique. Un autre qui, de son côté, peut se croire menacé d’intrusion, de violation d’intimité par cette attention ressentie comme pénétration. L’attention contenante, qui nous paraissait si précieuse, s’apprête alors à devenir source de violence, elle va être attaquée de mille manières à notre grand dépit. À moins que l’affect d’impuissance qui envahit alors le thérapeute ne parvienne à être pensé comme réminiscence projetée, en soi thérapeute, des éprouvés de laisser tomber et d’intrusion de l’histoire de la famille. Lorsque le thérapeute s’est avisé qu’il souffrait de réminiscence pour le compte d’autrui, il peut alors mieux réguler son jeu attentionnel interne et externe, mieux moduler le partage des affects afin de mieux déployer la fonction intersubjectalisante.
27On peut considérer en effet que les mouvements de l’attention partagée et les affects très discrets, en très petite quantité, qu’elle véhicule, fournissent une des premières formes de l’oscillation liaision-déliaison et constituent les premières mises en œuvre de l’alternance présence-absence, les premières ébauches de l’équilibre narcissique-objectal, dans la vie et dans la cure. Cette attention partagée diffractée sur tous les sujets du groupe, y compris sur nous-mêmes thérapeutes, soutient alors notre polyphonie identificatoire, notre empathie (c’est-à-dire notre désir de connaître l’autre par la médiation de la résonance émotionnelle) à l’égard de chacun des sujets, à l’égard de la diversité de leur mode de fonctionnement psychique. Mais cela ne serait pas possible sans une attention et une identification concomitantes à l’objet-groupe famille et à son enveloppe.
28L’attention partagée et ses avatars, comme modalité de la reconnaissance mutuelle, va ensuite (il s’agit là d’une suite logique et processuelle et non pas chronologique) être remise en chantier dans et par le jouer ensemble et sa fonction symbolisante-intersubjectalisante y compris quand il s’agira d’apprendre la valeur des limites et des règles du jeu. Limite comme conteneur (R. Kaës, 1993), limite comme interdit fondateur de la liberté, de la gratuité et de la créativité du jouer.
29On peut alors espérer que les éprouvés de catastrophe eux-mêmes, s’ils entrent dans la répétition ludique de la cure, vont pouvoir générer l’affect de plaisir spécifique du jeu : la jubilation (et non la jouissance). Le jeu du « vivant-mort-revivant » si prisé, si répété par certaines personnes et pas seulement les enfants, en est l’illustration classique. La jubilation ludique partagée bonifie la destructivité de la catastrophe, la réintrique avec la libido, elle est le moteur de son appropriation subjective. La contrainte du déni de la détresse commence alors à s’estomper, à s’historiser, voire à se rêver dans l’associativité groupale. Une reconnaissance-gratitude pour cette nouvelle expérience d’assomption jubilatoire du sujet dans l’intersubjectalité ludique émerge alors.
La reconnaissance comme gratitude
30Elle est la quatrième étape de ce parcours de la reconnaissance dans les liens premiers. Je me contenterai ici d’une brève réflexion. La reconnaissance mutuelle comme co-construction de l’identité-altérité de chacun dans le lien et dans le groupe repose sur un échange dissymétrique de matériaux et de qualités psychiques. Or, il ne s’agit pas seulement de donner et de rendre, il s’agit aussi et surtout peut-être, dit P. Ricœur, de recevoir et de bien recevoir (2004, p. 351-352). Cette réceptivité suffisamment bonne est au cœur de la fonction alpha décrite par Bion (1965) et de son appropriation subjective par l’enfant, plus encore quand l’enjeu de cette réceptivité est l’éprouvé de détresse. Or cette réceptivité repose, dit Ricœur (2004, op. cit.), sur l’éprouvé de gratitude de celui qui reçoit, y compris ajouterai-je, quand celui-ci a reçu de la détresse. De fait, transmettre sa détresse à autrui c’est, de ce point de vue, une offre, un don ou une parole précieuse, et pas seulement une attaque, un projectile dangereux, un don dans l’espoir qu’autrui transformera et redonnera un tel éprouvé comme expérience, bonifiée et non pas déniée. Nous aboutissons là à un nouveau paradoxe de la cure : la reconnaissance-identification de la détresse, la reconnaissance identification au sujet en détresse génère, au plus fort du partage de la détresse dans la reconnaissance mutuelle transféro ou contre-transférentielle, un sentiment de gratitude en chacun, gratitude qui contribue à faire de la détresse une expérience du soi, c’est-à-dire un moment fécond de la reconnaissance de soi.
La reconnaissance de soi
31Elle sera la dernière étape à parcourir en quelques enjambées, en restant centré sur le destin du retour de la détresse dans la cure. La reconnaissance de soi comme sujet du conscient et de l’inconscient, y compris donc comme sujet de la détresse, permet de s’auto-identifier comme agent – fût-ce tout d’abord passivement – de son existence, comme être capable, responsable et au bout du compte capable de culpabilité relative. Deux opérations psychiques contribuent, dans la cure, à de telles émergences.
32La première est la prise en considération du travail de causalité psychique. En effet, le sujet s’efforce de rétablir la rupture de la continuité identitaire, générée par la catastrophe, en constituant une causalité qui fasse sens et lien entre l’avant et l’après de la rupture identitaire. Le problème est que le plus souvent, en de telles circonstances, le sujet et son groupe choisissent, dans l’urgence, une causalité unique, totalisante, potentiellement totalitaire et idéologique, donc aliénante, une forme de causalité qui, de plus, se condense avec la culpabilité et l’originaire. Recomplexifier la causalité psychique, redifférencier la cause, la faute et l’origine, contribuent à faciliter le processus de subjectivation.
33La seconde opération repose sur la mise en œuvre du modèle narratif de la reconnaissance de soi, sur la mise en histoire de la cure puis sur la mise en histoire dans la cure, notamment la mise en histoire de l’instance régulatrice surmoi-idéal du moi qui était devenue dérégulatrice. Je prendrai un dernier appui, pour brièvement argumenter ce point de vue, sur P. Ricœur (1990) qui propose de distinguer deux polarités de l’identité subjective :
- l’identité du même, dite identité idem ou mêmeté, en isomorphie, « être toujours le même ». Cette première identité repose sur des attestations privées, publiques ou intimes supposées invariantes ;
- l’identité de soi-même, dite identité ipsé ou ipséité : « Être toujours soi-même dans le changement. » Cette seconde identité repose cette fois sur la capacité du sujet et de son entourage à mettre en narration l’histoire des changements, à reconfigurer celle-ci au plus près de la véracité de l’expérience, au plus près aussi de son acceptabilité narcissique.
34Dans la cure il en va de même, l’histoire – construction, reconstruction et mise en récit – est d’abord honnie, réfutée et toute mise en mots vaut alors nouvel accomplissement hallucinatoire de la catastrophe. Ce n’est qu’après les étapes préalables déjà évoquées – réhabilitation de la valeur des liens, du soin, des règles du jeu dans la cure, que la mise en histoire de la cure et dans la cure pourra être entendue comme lien et différenciation entre le passé et le présent, entre le dedans et le dehors et non comme retour violent du dénié de l’histoire.
35C’est là l’essence du travail du deuil qui remet au passé ce qui s’imposait répétitivement comme actuel. Un travail de deuil qui reconnaît que le passé n’a pas été oublié-dénié et qu’il est conservé en soi autrement, sous des formes atténuées de présence affective et représentationnelle, disponibles pour la remémoration. Une nouvelle connaissance, sous la forme d’une re-connaissance des faits psychiques, peut alors advenir et contribuer au travail de deuil grâce aux liens de symbolisation que le travail de mémoire tisse entre le présent et le passé révolu.
36P. Ricœur (2000, p. 47) le dit avec élégance : « Le petit miracle de la reconnaissance est d’enrober de présence l’altérité du révolu. »
Bibliographie
Bibliographie
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