Introduction
1 Le Québec reçoit des immigrants de divers horizons culturels. Certains jeunes enfants immigrés se retrouvent en Centre jeunesse à l’adolescence en milieu d’hébergement à cause de problèmes de comportement ou de délinquance. La clinique transculturelle, au Centre jeunesse de Laval au Québec, reçoit ces jeunes et leur famille. Cette communication présentera nos réflexions sur la transmission du traumatisme, entre autres suite au travail effectué auprès d’une jeune et sa mère, famille originaire du Rwanda et ayant vécu le génocide en 1994. Ce travail a été effectué par les deux auteurs, le Dr Etsianat Ondongh-Essalt ayant pu intervenir avec le groupe d’ethnopsychothérapie de la clinique transculturelle lors de deux séances. Le Dr Ondongh-Essalt offre régulièrement de la formation et de la supervision au groupe que Ghislaine Legendre dirige.
Contexte de travail
2 Précisons que la clinique transculturelle du Centre jeunesse de Laval utilise à la fois l’anthropologie et la psychanalyse de façon complémentaire tel que proposé par Devereux (1970, 1972) pour venir en aide aux familles. L’approche utilisée est inspirée de l’ethnopsychiatrie ou ethnopsychanalyse développée par Tobie Nathan (1986, 1988), Marie-Rose Moro (1994, 1998) et Joseph Ondongo (1991) alias Etsianat Ondongh-Essalt (1998) à Paris, coauteur de cet article. Nous sommes un groupe composé d’un thérapeute principal, « animateur » de la consultation et de cothérapeutes provenant de divers horizons et influences culturels qui prend en charge, en ethnopsychothérapie, les familles en provenance de multiples pays du monde. Dans le cas que nous présentons, outre le travail effectué avec le Dr Ondongh-Essalt, une interprète en kinyarwanda, langue maternelle de la famille, nous a prêté assistance.
Problème présenté
3 La situation se présente comme suit : une adolescente de 17 ans est référée à notre clinique transculturelle avec sa mère. Elle est déjà vue par un psychologue en thérapie individuelle, psychologue qui connaît notre travail de prise en charge de la famille et de ses intervenants. Cette adolescente et sa mère seront vues six fois, les troisième et quatrième séances étant dirigées par le Dr Etsianat Ondongh-Essalt. Tout au long de ces six séances d’ethnopsychothérapie notre équipe ne travaillera qu’avec deux membres de cette famille africaine : l’adolescente et sa mère. Le plus jeune frère a d’abord accepté l’invitation de se joindre au groupe, puis s’est récusé à la dernière minute. Le père est retourné vivre au Rwanda avec le rétablissement d’une certaine « paix » post-génocide.
4 C’est à l’âge d’environ 6 ans que l’adolescente a vécu avec ses parents et sa fratrie le génocide au Rwanda. Elle présente des troubles de comportement, entre autres, fugues prolongées de la maison, fréquentation de gang criminalisé et consommation de drogue. À cause de sa grande beauté et aussi de ses débordements sexuels, nous la nommerons désormais, tout au long de ce texte, Aphrodite en référence, bien entendu, à la grande déesse grecque de la beauté.
5 Aphrodite est très intéressée à nous rencontrer. Elle nous dit qu’elle souhaite comprendre ce qui est arrivé dans son pays d’origine. Elle nous posera d’emblée une question pertinente qui la travaille depuis les tragiques événements de 1994 dans son Rwanda natal : pourquoi des gens si proches peuvent-ils devenir, du jour au lendemain, aussi méchants ?
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Selon notre compréhension de ce questionnement, la première demande ainsi formulée par Aphrodite se réfère, sans aucun doute, à une recherche de sens. Comme nous le rappelle l’éthologue et psychiatre Boris Cyrulnik (2004), l’activité humaine de recherche de sens et le moyen de dérouler le récit des événements vécus comme « antibrouillard » est ce que notre groupe d’ethnopsychiatrie pouvait offrir de mieux à cette famille en détresse accidentelle et post-génocidaire. Dès lors, on peut aussi se demander si les troubles de comportement présentés par Aphrodite indiquent seulement une recherche de sens ou ils font également appel à un besoin de réparation de ce qui a été brisé de l’intérieur dans sa tendre enfance.
Une première question s’est alors posée à l’équipe : peut-on parler d’un traumatisme aussi intense et encore vivace chez les protagonistes dans la rencontre de cette adolescente et sa mère avec notre groupe d’ethnopsychothérapie ?
Parler ou ne pas parler du traumatisme ? Construire l’alliance
7 Nous sommes pris dans le dilemme suivant : l’adolescente souhaite parler du génocide alors que la mère ne le souhaite pas même s’il lui arrive souvent d’en parler avec des compatriotes, ajoute-t-elle. La mère s’est constitué un équilibre avec le groupe sectaire dont elle fait partie et ne souhaite pas élaborer sur le vécu traumatique. Par contre, selon sa fille, le vécu génocidaire revient de façon récurrente avec d’autres personnes ayant vécu la même situation.
8 Nous nous sommes demandé (voir Legendre et Tavlian, 2005) s’il faut parler d’une souffrance aussi importante que celle de la violence organisée, terme qui ne rend pas compte de l’expérience humaine du vécu de non-sens. Beiser (1999), un chercheur canadien, a mis en évidence l’occultation du passé comme un mécanisme de survie chez plusieurs immigrants. Il souligne cependant qu’il sera éventuellement nécessaire de se souvenir car cela permet une perception intégrée de soi. Nous reparlerons plus loin du sentiment d’identité chez Aphrodite. Parler d’une souffrance si importante n’est souvent pas la première intervention à favoriser. Le retour sur le passé, si nécessaire, devra se faire au bon moment et dans un contexte soutenant, et le contexte d’intervention d’un Centre jeunesse n’est pas vécu d’emblée comme soutenant (surtout à cause des implications légales d’un tel placement). C’est pourquoi nous devons prendre le temps nécessaire à l’établissement d’une alliance de travail avec la famille.
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Lorsque le passé est intrusif, une approche thérapeutique le considérant peut devenir nécessaire pour en recadrer le sens et amener une « historicisation ». Françoise Sironi (2001) va suggérer différentes techniques thérapeutiques pour aider le patient à dépasser ce que l’on a coutume de considérer depuis Freud (1920) et Ferenczi (1932, 2006) comme « la fixation au trauma » pour que cette expérience terrible fasse partie de souvenirs parmi d’autres souvenirs. Une approche thérapeutique utilisant le retour sur le passé peut donc être utilisée si nécessaire, avec soin et au bon moment (voir Legendre et Tavlian, 2005).
Dans le cas dont nous parlons, nous avons, dans un premier temps, pris soin de négocier longuement l’alliance thérapeutique avec la mère. Nous en sommes venus à un objectif commun visant le rétablissement d’un lien entre la mère et la fille. Puis nous avons choisi de parler de l’histoire familiale d’avant les événements traumatiques, dans un premier temps sans insister sur l’expérience du génocide. Cela a permis sans doute de respecter la demande de la mère et a pu, par conséquent, favoriser l’émergence d’un récit familial somme toute classique. Le retour sur le passé génocidaire a donc été utilisé au moment où nous avons senti cela nécessaire et lorsque le contexte nous est apparu soutenant pour la famille.
Récit familial
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Le récit de l’histoire familiale, l’histoire d’avant le génocide, révèle, pour Aphrodite, une mère à qui elle s’est identifiée mais qui ne semble plus exister. Elle nous amène une tout autre image de sa mère : une mère rieuse, aimant bouger, s’habiller de façon coquette, voyager. La mère que nous recevons est contenue, elle parle bas, bouge peu et semble triste. La mère dit : « Je suis morte à l’intérieur. » Madame n’arrive pas à se souvenir de qui elle était avant le génocide. Cette amnésie a été constatée par Gampel (2005, p. 24) auprès de ses patients ayant connu la Shoah, et elle comprend que cette amnésie met la personne qui en souffre « face à un effondrement, à un vide, à une non-existence », à une partie morte à l’intérieur d’elle, comme le dit la mère d’Aphrodite. Ferenczi parle d’auto-clivage narcissique. Le trauma, dépassant les capacités du moi d’y faire face, l’auto-clivage narcissique est une stratégie de survie qui permet à la personne de continuer à vivre, la partie d’elle-même effondrée étant clivée (Korff-Sausse, 2006, in Ferenczi, p. 20). À travers le récit précédant le génocide, récit déroulé par Aphrodite en groupe et en présence de sa mère, Madame retrouve une image d’elle-même avant le génocide, image investie d’une certaine fierté par les deux protagonistes. Cela a permis une rencontre mère-fille et a recréé un lien entre elles, lien toujours fragile, pouvant se défaire au moindre soubresaut. Ce travail de liens entre la fille et la mère est favorisé ici par le dispositif ethnopsychanalytique que nous offrons à la famille. Si le thérapeute principal gère le transfert direct qui s’établit entre la famille et lui, les cothérapeutes procurent trois choses : la première fonction est celle d’étayage. La famille s’appuie spontanément sur le groupe ou choisit un membre du groupe sur lequel elle s’identifie. Ce type d’étayage produit le transfert que nous nommons latéral. De même le thérapeute principal s’étaie sur le groupe pour porter, au sens transférentiel du terme, la famille (T. Nathan, op. cit., p. 90-92). Ce sont ces multiples étayages dont bénéficie la famille dans ce cadre ethnopsychanalytique qui, à notre avis, accélèrent les processus de rétablissement de liens fantasmatiques entre la mère et la fille en dépit des résistances du début de la prise en charge. Le choix que nous avons fait de retrouver des liens d’avant le génocide ou leurs représentations psychiques par l’évocation des souvenirs d’antan, permet de supporter ce qui s’est passé suite au génocide. Nous avons amorcé ainsi le passage d’un récit morcelé à un récit familial.
Le récit d’après le génocide montre une famille disloquée, les parents ayant surmonté ou tentant de surmonter le choc génocidaire. Les parents, maintenant séparés, tentent chacun de reconstruire leur vie. Quoique les enfants appartiennent à la famille du père (il y a une règle de patrilinéarité au Rwanda), c’est avec la mère qu’ils vivent au Canada alors que le père est retourné au Rwanda.
Transmission intrafamiliale du traumatisme
11 Le récit fait également émerger le moment d’installation, d’inscription du traumatisme chez Aphrodite. La famille se cachait depuis un certain temps dans un espace confiné (un corridor) où, montre en main, on laissait régulièrement les enfants bouger durant une courte période de temps à chaque heure. À un moment donné, Aphrodite a entendu sa mère pousser un cri puissant. Quelle était l’origine de ce cri ? Aphrodite a cru que ses parents se faisaient massacrer. Voulant courir secourir sa mère, on l’en a empêchée. Cette impossibilité d’aller aider sa mère a contribué, pour elle, à l’installation du traumatisme. La mère apprenait la mort de proches et poussait un cri de colère et de détresse, précise celle-ci. Autant Aphrodite que ses frères restent marqués par ce cri de leur mère. Ils en parlent encore régulièrement, nous dit Aphrodite. Jusqu’à ce moment, la mère a joué, pour cette jeune, son rôle de pare-excitation, malgré la situation critique, mais ce cri a fait sauter le cadre protecteur. L’échange mère-fille autour de cette expérience nous montre une fille qui se retrouve en contact avec une mère qui se représente (par la colère vécue à ce moment-là).
Effets du traumatisme dans cette famille et mécanismes défensifs
12 Plusieurs effets du traumatisme génocidaire sont observés dans cette famille. Nous en énumérerons quelques-uns. Nous aborderons aussi quelques mécanismes défensifs qui se sont constitués après le génocide.
Sentiment de vide et de non-vie
13 Nous notons d’abord un sentiment de vide et de non-vie. Il est étonnant de voir cette adolescente se toucher les bras pendant qu’elle nous parle. L’adolescente se sent vide et est portée à se toucher les bras pour se sentir vivante. La mère, elle, se sent morte à l’intérieur. Aphrodite s’inquiète de ne rien éprouver quand elle parle du génocide. Elle se demande ce qui lui arrive. Comme nous allons le montrer ci-dessous, on a, entre la mère et la fille, deux visions différentes, liées sans doute au ressenti des deux protagonistes, de la notion du vécu corporel de cette coupure entre psyché et soma. En effet, lorsque la mère dit se « sentir morte à l’intérieur » d’elle, elle nous parle sans ambiguïté de la représentation de son corps car, au moment de la survenue de ce traumatisme génocidaire et de la nécessité du clivage narcissique, elle possédait des défenses établies fonctionnant relativement bien. D’ailleurs le choix du groupe sectaire très rigide du point de vue des principes permet à cette mère d’étayer artificiellement ce clivage corps-esprit. La fille, elle, de par sa situation infantile (6 ans) au moment de la survenue du traumatisme génocidaire, a dû utiliser les mécanismes plus primaires dont parle Ferenczi dans ses textes de 1930 sur « De la construction analytique des mécanismes psychiques » et de 1932 sur « Penser le corps, c’est comme l’hystérie » (in Ferenczi, 2006, p. 53-58 et 61-68). D’où l’utilisation de ce corps par la fille comme un objet étranger à soi et paradoxalement comme lien éventuel entre une mère et sa petite fille au temps des soins de « nursing ».
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Le corps éprouve un sentiment de non-vie. Pourquoi le corps réagit-il ainsi en situation traumatique ? La personne traumatisée peut recourir à ce mécanisme de défense physiologique se protégeant d’une surcharge émotive et physique trop importante. Le corps devient comme « mort » pour supporter la psyché et éviter ainsi la folie. Cette déconnexion corps-psyché permet de protéger la psyché. On peut ici parler de dépression corporelle. Ce mécanisme de coupure joue dans l’utilisation de la drogue que fait l’adolescente. N’est-ce pas une répétition du traumatisme quand le corps est devenu contrôlé puis anesthésié devant l’ampleur de la situation génocidaire ?
Ce sentiment de non-vie est fréquent chez les personnes gravement traumatisées et Ferenczi en parlait déjà. Comment faire, comme le dit si bien Esther Mujawayo (2004), une Rwandaise, pour être vivante-vivante et non morte-vivante. Le traumatisme les a fait sortir d’eux-mêmes comme s’ils étaient morts pendant un moment. Une fois le corps réintégré, il demeure une partie morte : le moi est divisé. Un rêve raconté par l’adolescente nous parle de cette partie morte ou endormie. Ce rêve intervient après la quatrième séance avec le groupe, c’est-à-dire après la première séance animée par Ondongh-Essalt. C’est ici qu’intervient l’intersubjectivité du travail du groupe, car le thérapeute, à la fin de cette quatrième séance, avait fait appel aux rêves aussi bien auprès de la mère que de la fille, et cela va nous apporter les premiers jalons fantasmatiques pour la compréhension de ce qui se joue dans la relation mère-enfant et en particulier de l’effort que fait Aphrodite pour retrouver cette mère vivante d’antan.
Le rêve se déroule comme suit : « Je suis dans mon ancien appartement, il y avait le feu. J’ai réveillé mon frère et ensuite, j’ai essayé de réveiller ma mère mais le feu nous a atteints et elle ne se réveillait pas. » On peut penser qu’Aphrodite porte le fantasme de ressusciter sa mère d’avant le génocide. Et peut-être nous parle-t-elle aussi d’une partie morte à l’intérieur de son psychisme, l’un n’excluant pas l’autre. Mais une lecture plus poussée peut aussi laisser entrevoir, au travers de ce rêve, une issue au processus d’élaboration à l’intérieur du cadre ethnopsychanalytique, un début de processus de deuil chez Aphrodite, de cette première mère idéalisée de sa prime enfance !
Groupes pour contenir la détresse et la perte des contenants
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Autant la mère que la fille ont utilisé les groupes pour contenir la détresse et la perte des contenants. Un traumatisme génocidaire s’attaque autant au contenant individuel (Le Moi-peau de Didier Anzieu, 1985, 1987) qu’au contenant culturel (enveloppes culturelles, J. Ondongo, 1990) qui a façonné la personnalité de chacun. Pour faire face à cette perte de contenant, la mère s’est tournée vers une secte religieuse. Ne pouvant plus se baser sur l’histoire du passé, antérieure au génocide, elle a donc tenté de figer le temps et le vécu du traumatisme par une adhésion sectaire. L’adolescente, pour sa part, s’est tournée parallèlement, on pourrait ajouter en miroir, vers les bandes de jeunes, particulièrement une bande criminalisée.
Pour essayer de comprendre le choix « d’adhésion » aux groupes par les protagonistes de notre histoire (la mère et la fille) comme tentative ou lieu d’exercice de leur clivage narcissique, c’est-à-dire défensif, il faut faire un retour sur les processus psychiques de base de leur vécu. Depuis le génocide des Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale, on sait que tout génocide s’adresse toujours à un ou des groupes minoritaires. Dans le processus génocidaire, ce n’est pas l’individu X ou Y qui est visé pour ses qualités intrinsèques mais sa « race », son appartenance religieuse, politique ou ses origines, etc. Cela concerne tous les types de génocide qui provoquent chez les victimes les trois types de trauma repérés à ce jour : le traumatisme affectif (Freud, 1920 ; Ferenczi, 1932), le traumatisme de non-sens ou de double-bind, selon l’école de Palo Alto, et enfin le traumatisme de la perte du cadre ou de l’enveloppe culturelle (T. Nathan, op. cit., 1988). Mais le traumatisme de non-sens est sans doute le plus destructeur. Or, dans le cas du génocide rwandais, il y a un élément de plus que l’on retrouve également dans le cas du génocide des Juifs, c’est la solidarité intrinsèque ou historique que l’on trouve dans le mode culturel d’appartenance à la communauté de ces peuples. Le groupe est un élément d’étayage de l’individu beaucoup plus important que chez les peuples dits « modernes ». La recherche d’un groupe pour se construire ou se reconstruire psychiquement est, pour ces peuples de civilisation ancienne ou coutumière, un élément fondamental pour la survie. Nous formulons l’hypothèse que le travail de « réparation » est généralement plus efficace pour ce type de populations dans un groupe, plutôt qu’individuellement ou dans une relation duelle, où les processus sont très longs à se dérouler.
Nous pouvons souligner ici cette forte relation et identification négative en miroir entre l’adolescente et sa mère. Autant la mère que la fille reproduisent, inconsciemment, par le choix du groupe auquel chacune adhère, quelque chose de l’ordre de ce qu’elles ont vécu au Rwanda. Pour la mère, le groupe secte est en quelque sorte une retrouvaille avec « une famille », un contenant pour se « protéger » de l’extérieur menaçant, même si c’est au prix de l’étouffement individuel. Alors que le choix de la fille répond plus à un appel à la mère perdue, par une sorte de provocation, en choisissant un groupe destructeur « gang de rue » qui, chez la mère, est identifié au groupe des Hutu destructeurs de son Rwanda natal. Cette identification de la fille à un « groupe d’agresseurs » reproduit non seulement sa souffrance personnelle, liée entre autres à la perte de contact affectif avec sa mère, mais elle met cette mère devant sa responsabilité et lui rappelle son passé clivé.
Ces deux types de groupe, auxquels la mère et la fille adhèrent, favorisent des relations rigides et hiérarchisées qui forcent le contact, différent pour les protagonistes, et donnent momentanément l’illusion d’être protégé des afflux émotionnels violents internes et externes. Nous pouvons penser que cette stratégie défensive sert également de tentative pour éviter la dépression. Par contre, comme on peut s’y attendre, cette solution ne semble pas suffisante, ni pour l’une ni pour l’autre, pour juguler l’angoisse massive et la dépression qui les habitent.
L’adolescente a l’impression d’avoir perdu sa mère d’avant le génocide. Cela signe aussi un trauma de perte de cadre culturel interne. La plupart de ses points de repère d’avant le génocide, ceux présentés (voir Winnicott, 1952-1953, 1963) par la mère d’avant ne fonctionnent plus.
La mère a tenté de garder une emprise sur sa fille en insistant pour qu’elle demeure un membre de la secte dans le premier moment de leur installation à Montréal. Mais, pour rejoindre son groupe de pairs, en début d’adolescence, la jeune Aphrodite a commencé par rejeter la secte de sa mère et s’en est éloignée définitivement après un certain temps.
Nous nous sommes demandé si l’excitation sexuelle et son débordement (passages à l’acte multiples) avec les membres du gang ne constituaient pas, pour Aphrodite, une sorte de mécanisme de compensation de son sentiment de non-vie. Une certaine confusion peut également être inférée. Recherche-t-elle la mort ou la vie ? Ou encore les deux ? Sa situation dans le gang criminalisé où il y a présence d’armes montre qu’Aphrodite joue avec le danger.
La prise de drogue permet une coupure corps-esprit (J.-P. Valla, 1983). N’est-ce pas une répétition du traumatisme quand le corps est devenu contrôlé puis anesthésié devant l’ampleur de la situation ?
Résoudre une partie du traumatisme par le comportement ou par l’élaboration dans un cadre transférentiel est devenu une nécessité pour Aphrodite.
Dépression, deuils et clivage
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Plusieurs membres de la famille sont décédés. Le deuil n’est pas encore réalisé pour la mère. Aphrodite a vécu un traumatisme en direct, en écho avec sa mère, et une transmission du traumatisme à travers la relation avec les parents qui, tous deux, vivent une importante dépression. On peut aussi se demander quel est l’effet, dans ce vécu traumatique, de ce que les grands-parents ont déjà vécu. Nous pensons ici aux massacres de 1973 au Rwanda vécus par les grands-parents.
Raconter son parcours génocidaire et d’exil à des gens qui n’ont pas vécu le génocide reste difficile pour la mère. N’est-ce pas s’adresser à des gens qui ne sont pas intervenus lors du génocide ? Pour ces raisons, somme toute défendables, l’alliance thérapeutique avec la mère restera fragile tout au long de l’intervention.
Immigration, traumatisme et trouble identitaire
17 Un des enjeux de l’adolescence est la redéfinition de son identité. Un adolescent immigré redéfinit son identité personnelle mais aussi son identité culturelle (voir Legendre, 2000). Aphrodite est d’origine mixte soit hutu et tutsi, en fait tutsi à cause de la patrilinéarité au Rwanda. Elle a de la difficulté à se souvenir qu’elle est tutsi : elle pensait être hutu. La jeune fille se plaint d’oublier sa langue car elle vit en centre d’accueil québécois. Elle ne se sent pas d’ici mais n’est plus vraiment de son pays d’origine. Elle nous exprime sa perte de cadre culturel interne. L’identité personnelle et culturelle est touchée chez Aphrodite. Le traumatisme génocidaire rend cette redéfinition de soi encore plus complexe. Un trouble identitaire se développe, par conséquent, chez Aphrodite.
Discussion
18 Selon Ciccone (1997, p. 153), une transmission traumatique résulte « d’une faillite du pare-excitation ». C’est le trauma affectif dont parle Freud. Nous notons ici que ce type de trauma s’est transmis, pour notre adolescente, à travers la réaction de sa mère à la mort de membres de sa famille. Le traumatisme, dit Ciccone (op. cit., loc. cit.), est « générateur d’une transmission sans ou avec peu de transformation ». Il ajoute que « La brutalité de la transmission est plus traumatique que le traumatisme lui-même » (1997, p. 154). L’identification projective est la voie de transmission de ce type de traumatisme. Ciccone mentionne également les effets d’aliénation, d’emprise et d’enkystement du traumatisme.
19 Aphrodite vit, en fait, trois types de trauma, ce qui est, pensons-nous, souvent le cas dans un traumatisme génocidaire : un trauma affectif, ce qui est déjà un problème majeur, un trauma de non-sens (qui l’a amené à notre groupe) et un trauma de perte de cadre culturel interne et externe. Ses points de repère qui avaient été élaborés de la naissance jusqu’à l’âge de 6 ans, dans sa relation avec sa famille, par exemple, ne sont plus ceux construits. Son père n’est plus le même et sa mère non plus. Elle nous parle ainsi de sa propre perte de repères (points de repère d’avant le génocide et soulignant ainsi son trouble identitaire). Placée en centre d’accueil, suite à ses comportements mal adaptés et délinquants, elle nous confie son anxiété car elle est en train d’oublier sa langue maternelle. Elle souhaite revenir chez elle pour pouvoir continuer à parler le kinyarwanda. Elle est en danger de perdre son univers personnel premier vécu à travers cette langue.
Particularités de l’intervention
20 Quelques particularités de ce type d’intervention seront ici abordées. Au Québec, peu d’intervenants ont fait face à ce genre de problématiques. Nous avons constaté que les familles présentant une très grande souffrance ont un effet sur les intervenants, effet qui peut les amener à morceler leurs interventions. La synthèse du travail à effectuer sera plus difficile à réaliser. Le besoin de contenance (portage anthropologique et psychique) nous est apparu important autant pour la famille que pour les intervenants de la famille. Notre groupe, quoique expérimenté dans le soin de cas difficiles tels que les jeunes hautement suicidaires, a également bénéficié de la venue du superviseur du groupe. La contenance fait ainsi penser à une poupée russe où le superviseur porte le groupe d’ethnopsychothérapie qui porte la souffrance de la famille et de ses intervenants, intervenants qui pourront ensuite mieux supporter la famille. Le groupe de thérapeutes joue le rôle de pare-excitation pour soutenir la famille et l’aider à contenir sa détresse mais aussi à la transformer dans le temps.
21 Le génogramme a été utilisé pour amorcer une possibilité de représenter visuellement tous les membres de la famille présents (en vie) et morts puis à contenir la souffrance due aux nombreuses pertes humaines de la famille. Il a permis de nommer les objets des deuils à faire et d’orienter l’intervention vers un portage de la famille avant d’amorcer le travail de deuil proprement dit.
En guise de conclusion
22 Le trauma génocidaire provoque des affects violents et destructeurs à contenir, une quête de sens et demande nécessairement une métamorphose de l’identité et des points de repère culturels. L’effraction de l’enveloppe psychique, l’auto-clivage narcissique pour se défendre dans cette situation mais aussi l’effraction du contenant culturel et de ses enveloppes en plus de la recherche de sens nous semblent signer l’effet inattendu et impensable d’un traumatisme génocidaire.
23 Pour une enfant puis une adolescente, une redéfinition de son identité personnelle et culturelle s’avère nécessaire. En fin d’adolescence, Aphrodite n’a pas réalisé une perception de soi intégrée. À quel groupe appartient-elle ? Est-elle hutu ou tutsi, est-elle québécoise, quelle est sa langue ? Quel est son pays ? La redéfinition de son identité est complexifiée par le « tsunami » de ses relations interpersonnelles. Le trauma génocidaire l’amène à redéfinir sa relation à sa famille, à ses parents, à sa fratrie, à ses pairs, à son pays d’origine, à la société dans laquelle elle vit.
24 La transmission transgénérationnelle (massacres au temps des grands-parents, génocide au temps des parents) doit être prise en compte pour arrêter la transmission de parties mortes pour plusieurs générations à venir. Nous croyons également que le développement d’une perception de soi intégrée peut aussi limiter la transmission transgénérationnelle du traumatisme.
25 En ethnopsychanalyse, l’expérience semble démontrer que la pensée et son élaboration tant du point de vue psychique que culturel peuvent contribuer à briser le cycle du malheur. Pour Aphrodite, nous avons pu constater, après le travail clinique intense engagé ensemble, qu’elle s’est remise à penser et élaborer. Ses réflexions, d’une grande richesse, permettent de croire à un avenir porteur d’espoir en tenant compte des deuils à faire, de l’identité de soi à consolider et d’une vitalité corporelle à retrouver. La route ne sera pas facile.
26 L’aide à apporter aux personnes qui vivent des traumatismes de génération en génération (massacres puis génocide) est complexe. Revenir du pays des morts, revivre, continuer à vivre, demande une attention particulière autant au corps pour qu’il revive qu’à l’esprit et aux relations pouvant être établies avec l’entourage. Nous, thérapeutes devons réfléchir encore à ces questions pour soutenir nos patients et limiter, si possible, une transmission traumatique de génération en génération qui peut s’avérer destructrice à court comme à moyen terme.
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Mots-clés éditeurs : clinique transculturelle, exil, recherche identitaire et de sens, transmission du traumatisme, vécu post-traumatique, génocide
Mise en ligne 01/12/2010
https://doi.org/10.3917/difa.019.0047