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Article de revue

Le surmoi et le transgénérationnel

Pages 41 à 53

1Nous définissons le transgénérationnel comme le lien psychique entre les membres de la famille et leurs ancêtres et aïeux, de lignées directes ou collatérales. Ces derniers ont vécu des traumatismes qui sont restés souvent occultes mais quelquefois ont été connus. Dans le premier cas, les traces de ces traumatismes sont portées par l’un ou/et l’autre des parents, enfouies dans leur inconscient. Elles produisent des effets de vide ou d’anéantissement au niveau de leurs enfants. Il est fréquent que les détenteurs de précisions sur ces traumatismes s’interdisent de les évoquer, par honte souvent, et qu’ils interdisent aux autres de poser des questions les concernant. Plus encore, ceux-ci ne doivent rien vouloir savoir sur les ancêtres en question. Cela entrave la curiosité, l’amour de la vérité, la capacité d’apprentissage. S’ensuivent des troubles de la communication familiale, de la symbolisation collective, du jeu et de l’imagination. Sous l’effet des pactes de déni, la vie familiale devient factuelle, fade, sans piquant. Se manifestent des identifications incompréhensibles chez les plus jeunes, qui prennent étonnamment pour modèles ces mêmes personnages que l’on a voulu effacer de la mémoire collective (identifications aliénantes).

2Le transgénérationnel parle d’héritage aussi bien que de sexualité. On pouvait s’en douter ! Dans les généalogies, le meilleur et le pire se côtoient : des amours exaltantes, des rencontres prodigieuses, de l’obstination à poursuivre un projet sentimental à tout prix et le réussir, mais aussi des mariages arrangés ou d’intérêt et des revers de fortune, ainsi que des naissances illégitimes, des enfants abandonnés ou maltraités, des incestes et bien d’autres perversions. Ces excès ont pu être associés à des délits : le vol, l’escroquerie, la trahison, la violence meurtrière, donnant l’impression que la loi s’était arrêtée au seuil de la maison de nos ancêtres. Les secrets de filiation qui impliquent une ignorance de l’identité d’un parent par l’enfant, et réciproquement, aggravent les effets des traumatismes, en conduisant à de graves conséquences concernant l’intégration de l’ordre de la parenté, qui est également le garant de la loi.

3Nos ancêtres nous ont toutefois précédés et créés. Comment concilier l’amour dont nous leur sommes redevables avec l’horreur que nous inspirent certaines de leurs conduites ? Comment se sentir à la fois digne et pur et tolérer que nous les portions en nous ? Comment les défendre sans nous salir à notre tour ?
Par exemple, une femme ne parvenait pas à surmonter une maladie physique malgré les traitements reçus. Elle s’est souvenue du fait que son père était décédé d’une maladie infectieuse vingt ans avant. En interrogeant un oncle âgé, elle a appris que sa grand-mère paternelle avait interdit aux médecins d’utiliser des antibiotiques, pour des raisons obscures (proscription venant d’une secte ?). Elle en a été bouleversée. Il lui est apparu qu’elle ne pouvait pas guérir son mal physique parce que son père avait connu cette fin dramatique et qu’elle ne se permettait pas d’aller mieux aussi longtemps qu’elle ignorait tant de choses sur cet épisode malheureux.

Dans la thérapie familiale psychanalytique (TFP)

4Le soin psychanalytique familial peut favoriser l’évolution positive chez les familles prises au piège des secrets relatifs à des situations traumatiques qui remontent à plusieurs générations. Pendant la cure, qui intègre l’ensemble des membres de la famille habitant sous le même toit, et après une période longue et éprouvante, les membres les plus âgés, devenus plus confiants, apportent leur témoignage sur ces situations. Ce sont parfois des éléments très fragmentaires, mais ils aident à reconstituer ces drames, à les travailler, à les dépasser.

5Certains des membres de la famille se sentent soulagés ; les secrets honteux qu’ils ont portés à leur insu ou les effets des abus dont ils ont été victimes leur pesaient. Cela faisait éprouver d’étranges sensations à ces individus : « être un autre » et « au service d’un autre ». Ils comprennent que la fidélité envers leur famille ancestrale peut coûter cher, en privations, en sacrifices (A. Eiguer, 1989).

6C’est alors qu’un autre aspect du transgénérationnel, laissé « en rade », émerge : c’est la « part bénie » du transgénérationnel, celle de la transmission de valeurs, de principes de vie, d’une culture familiale qui étaie par sa richesse et sa force. Pourquoi « bénie » ? Je fais allusion à la coutume de la bénédiction que donnait un père à son enfant, lors des célébrations significatives comme une naissance, un baptême, un mariage et au moment de son dernier soupir. La bénédiction est implicite dans de nombreux gestes. Je l’oppose à la « malédiction » proférée occasionnellement par un ancien ou un senior et qui provoque des craintes chez la personne « maudite » sur sa capacité à prendre son destin en main. Dans les deux cas, l’idée de parole est fortement impliquée (« diction »), une parole qui devient source d’identification, source d’un mouvement, voire d’un destin.

7L’ancêtre rassure les plus jeunes, leur donne une bénédiction qui les autorise à aller loin, plus loin que leur parent. Il faut aux parents beaucoup de courage, il leur faut avoir réussi à parfaire leur propre trajectoire sans redouter d’être confronté à la castration, pour pouvoir dire aux enfants qu’ils peuvent prendre leur destin en main sans se soucier de ce que les parents ont accompli.

8Dans tous les cas, le transgénérationnel nous relie à notre préhistoire, relance le dialogue avec les lignées. Il constitue un lieu quasi exclusif de parole, de parole manquée ou maudite, de parole touchée par des perturbations inhabituelles, où se rencontrent homophonies, « paroles de ventriloque ». Le témoignage sur l’ancêtre, quand il est officiellement identifié, est un fait de discours ; le descendant ne l’a jamais rencontré. Il est raconté. C’est pour cela que le temps de parole proposé par la TFP s’avère précieux.
Différents membres de la famille étant concernés par ces traumatismes ; si chacun des parents peut être porteur d’un traumatisme, les effets se potentialisent. La TFP permet de relier les différentes parties clivées au bénéfice de l’affiliation, chacun s’étayant sur le groupe familial comme totalité et modèle d’appartenance sécurisante.

Freud et le transgénérationnel

9Sans le nommer expressément, Freud (1917) aborde le transgénérationnel par le biais de la transmission des traces phylogénétiques qui parcourent l’humanité depuis son origine et grèvent la famille actuelle. Elles concernent la loi, les interdits et la position unificatrice de la fonction du père dans la famille. Pour soutenir cette idée, Freud avance des concepts comme celui du fantasme originaire, qui se transmet de génération en génération et joue un rôle organisateur en orientant le psychisme vers des voies universelles, notamment si l’expérience individuelle fait défaut.

10Nous pouvons nous demander si S. Freud n’avait pas une certaine pudeur à se référer à ses ancêtres les plus directs et récents. Étant un homme bien inséré dans son temps qui a connu un destin différent de celui de ses géniteurs, il ne pouvait se centrer sur des ascendants autres que ses propres parents. Le fait que certains de ses proches aient eu des comportements transgressifs (un oncle faussaire a dû quitter le pays pour échapper à la justice) a pu jouer un certain rôle.
Si Freud ne l’a pas précisé sous cet angle, il a bien laissé entendre que le transgénérationnel concerne le destin de chacun. Son oncle a imprimé de la fausse monnaie, lui n’a pas cessé d’écrire et de publier. Trouvons-nous notre chemin dans le sillage de nos ancêtres ? Comment nous servons-nous des instruments hérités ?

Les trois voies dans la formation du surmoi

11Pour aborder ces questions, j’aimerais évoquer les voies conduisant à la consolidation du surmoi chez les sujets du lien d’une famille, des sujets dont les psychés sont en inter-fonctionnement et influencées par une trans-subjectivité groupale. De la même façon que l’on parle de surmoi individuel, nous pouvons parler de surmoi familial collectif, d’autant plus que celui-ci gérerait les fonctions de chacun de ses membres, ses devoirs et attributions et la manière dont les liens se régulent entre eux. Depuis Totem et tabou, la notion d’un surmoi social est par ailleurs cohérente avec la pensée de Freud.

121. Interdictions. On présente généralement l’introjection de la loi comme une conséquence des injonctions et des menaces proférées à l’enfant (S. Freud, 1923). Celui-ci renonce à satisfaire ses buts pulsionnels par crainte des conséquences sur son organe génital, voire sur sa vie. Freud parle explicitement de la menace de castration proférée par le parent quand il voit son enfant se masturber.

132. Identifications. Le surmoi devient ainsi l’héritier du complexe d’œdipe. Le propre surmoi des parents est un modèle d’identification pour l’enfant : leurs principes éthiques, les traditions à la fois familiales et sociales, la valeur qu’ils donnent au respect du prochain, au sens de la responsabilité. Ces principes « subsistent à travers les générations » (1923). Suivre les préceptes des parents s’inscrit dans le sillon de l’identification à eux, notamment de l’identification à la fonction de celui des parents qui apparaît en famille comme le porte-parole de la loi : le père.

14Le surmoi est par nature protecteur ; il produit un effet d’apaisement (S. Freud, 1929).

15Néanmoins certaines contraintes peuvent éteindre chez l’enfant l’élan de créativité ou potentialiser ses craintes et douleurs. Le surmoi est vécu à ce moment-là comme sévère et cruel, exigeant renoncement, sacrifice et autopunition.

16L’individu cherche à se faire maltraiter, punir, humilier, rejeter (comportements que l’on reconnaîtra comme typiquement masochistes).

17Freud pense que l’enfant se voit contraint de respecter les préceptes de ses parents parce qu’il dépend beaucoup d’eux et qu’il a peur de perdre leur amour (S. Freud, op. cit.). Sans eux, il craint de rester sans protection. « L’angoisse réelle devant eux s’est transformée en angoisse morale », souligne Jean-Luc Donnet (2003). On ajouterait que les angoisses de persécution, de perte, de castration ont ce même destin final de se muter en angoisse morale lorsqu’elles sont élaborées.

18Mais pour arriver à ce stade, une autre forme d’identification intervient et cela même avant l’œdipe et l’étape prégénitale. Elle implique le groupe familial et au moins trois de leurs membres (J. Lacan, 1953, repris en 2005). C’est quand le parent identifie « cet enfant » comme le sien qu’il le reconnaît et l’inscrit dans sa lignée. La mère dira au père : « C’est le fils que nous avons conçu ensemble. » Par cette nomination, insiste J. Lacan (1961-2), celui qui nomme change autant que celui qui est nommé. Sans cet acte de reconnaissance symbolique, l’œdipe ne peut se développer. Il inaugure le lien filial puis les autres liens de la parenté.

193. Sollicitude. Mais une autre voie, rarement évoquée, conflue à la formation du surmoi. Le don et le dévouement habituels des parents induit l’enfant à leur offrir des dons équivalents. Toutefois l’enfant a fréquemment le sentiment qu’il ne les satisfait pas assez ou pas de façon conforme à leur don. Il peut alors nourrir un fort sentiment de faute et se sentir vivre perpétuellement en dette envers eux. Si ce sentiment de culpabilité est modéré, il s’intègre au sentiment de culpabilité surmoïque.

20Si l’on prend en considération cette troisième voie, celle de la dette envers des parents, le surmoi ne serait pas uniquement le lieu d’une pure culture de la pulsion de mort, selon le mot de S. Freud à propos du mélancolique, mais également celui de la pulsion de vie.

21Entre les membres de la famille, « l’amour » peut conduire à des excès par « étouffement », ce qui annule les meilleures intentions. C’est le trop qui fait toujours problème : trop de sévérité, trop de sollicitude.
Pour comprendre pourquoi le surmoi de certaines personnes échoue à créer une culpabilité fonctionnelle qui les aide à vivre en respectant et en aimant les autres sans se faire de mal, on devrait en conséquence s’interroger sur leur propension à se sentir éternellement obligés envers leurs parents (imaginés) trop généreux.
Quoi qu’il en soit, l’attitude éthique conduit à se sentir proche de l’autre dans la joie comme dans la peine. En psychanalyse, on a beaucoup trop insisté sur la faute et sur la culpabilité. Je ne nie pas leur place, mais le plus important, dès lors que le surmoi est impliqué dans le lien intersubjectif, est que nous nous sentions responsables de notre prochain, solidaires de ce qu’il vit, concernés par son monde inconscient et que nous l’aimions pour ce qu’il est et non pas pour ce que nous voulons qu’il soit. Cette vision éthique se dégage de la conception des liens familiaux.

Failles dans la transmission éthique. L’exception

22Dans les familles où la transgression de la loi se fait sentir (maltraitances, violences, inceste, délinquance, asservissement et utilisation de l’enfant comme dans le cas du travail infantile, etc.), on observe que ces manifestations sont liées aux défaillances dans la transmission générationnelle concernant les entorses à la loi et des impostures dans l’ordre de la filiation.

23Voici un mythe familial : « Tous les enfants sont ingrats », disait un père. Le « tous » atténuait à peine le reproche. Si l’enfant ne l’était pas, c’est qu’alors il n’était pas « normal ».

24Une assertion anticipatrice : « Chaque fois que tu viens avec le sourire, c’est que tu vas me demander de te payer une dette de jeu. »

25Une thèse à l’allure de mythe : « Si on ne triche pas, on ne fait rien de sa vie », disait cette mère alors qu’elle se montrait très dure envers l’enfant qui volait pour acheter de la drogue.

26« La queue au supermarché, c’est pour les idiots », affirmait un jeune homme.

27Le cynisme annule les idéaux. La méfiance y est reine.

28J’ai trouvé dans nombre de ces familles un ou plusieurs ancêtres qui apparaissaient comme des héros, quand en fait ils avaient construit leur pouvoir grâce à des conduites illicites. Cette double vision du crime justifié comme une nécessité et valorisé comme un acte de courage contrecarre le sens éthique. Il cautionne la transgression par l’un des membres de la famille actuelle. S’impose ici une morale inversée où le mal apparaît comme bénéfique, voire utile. Ainsi en est-il également de l’esprit des sectes sataniques ; cela était jadis prôné par les gnostiques, qui disaient : « Le vice accélère la délivrance. » Dans tous les cas, le surmoi ne peut se former.
Parfois un sentiment d’injustice domine, ce qui légitime que l’on se considère comme une exception face à la règle morale. Voici quelques cas de figure :

29

  1. l’un des membres de la famille actuelle ou ancestrale a été la victime d’un abandon ou d’un mensonge dans sa filiation. Aucun adulte ne s’est montré solidaire face à cette injustice ; personne n’a voulu la réparer. Bien au contraire, l’adulte témoin a été lui-même trop irresponsable ou encore il en a tiré profit. Le sujet a le sentiment qu’on lui a volé une partie de son enfance, ou qu’un autre enfant lui a « enlevé » un parent ;
  2. un frère ou une sœur a soi-disant reçu tout l’amour et la vénération des parents. D’autres membres de la fratrie ont été marginalisés, battus, éloignés du foyer, etc.
  3. les difficultés les plus importantes concernent le respect des lois de la parenté. Un enfant reçoit les confidences de sa mère. Il peut très logiquement vouloir la protéger, mais comme il est investi en adulte, du même coup il ne se sent pas astreint à montrer de la considération envers les autres adultes à l’intérieur ou à l’extérieur de sa famille.
  4. certains enfants peuvent sentir que l’ordre des naissances dans la fratrie leur a été défavorable. Leurs frères ou sœurs seraient nés à la bonne place.
Dans ces cas, l’injustice ancienne « autorise » l’infraction actuelle. La loi qui est transmise depuis des générations ne parvient pas à se nidifier dans la famille. Il peut s’agir d’une déficience du sens éthique en rapport avec une prohibition déterminée.

Comment ne pas être dégoûtés ?

30Pendant la thérapie des familles « transgressives », le contre-transfert est sollicité de manière négative au point de produire horreur, dégoût, rejet. Or comment construire une relation thérapeutique dans ces conditions ? Le transgénérationnel dans le vécu des thérapeutes ne pourrait-il jouer un rôle de dégagement et leur permettre de trouver une « empathie adéquate » ?

31L’apport de la TFP se particularise par la mise en lumière de la part active et permanente de la groupalité familiale : le surmoi s’active et se mobilise en se recréant constamment. Cela implique des perspectives thérapeutiques encourageantes, à condition toutefois que les thérapeutes soient sensibles à cette idée en adaptant leurs outils interprétatifs. La tenue du cadre est importante, car nombre de désarticulations s’y manifestent. De même le thérapeute peut instaurer la règle de la non-utilisation des interprétations pour attaquer l’autre. En relation avec ces familles, les thérapeutes s’interrogeront, et c’est souvent ainsi, sur les avantages narcissiques et libidinaux qu’ils auraient pu tirer s’ils avaient été tentés par des transgressions.

32Au commencement de la plupart des TFP, le niveau archaïque, qui est mobilisé par le narcissisme et l’illusion, est particulièrement actif. Par la suite se manifestent les dissemblances. Un travail sur leurs articulations est envisageable.

33Dans la cure avec ces familles perverses, par exemple, l’analyste traverse au moins une fois une période d’éblouissement (phallus reluisant, étincelant). À d’autres moments, il sera pris d’un accès de perplexité, ou encore sera tenté par l’abandon de l’une des règles analytiques. Il n’est pas rare qu’il se mette en colère parce qu’il a été trompé par un ou plusieurs membres de la famille. Il serait pourtant incorrect de croire que ces situations sont la preuve d’une entente thérapeutique impossible. Au contraire, c’est en empruntant ces passages que les patients peuvent entrer en relation : une sorte de garantie pour eux qu’ils pourraient garder la maîtrise sur nous. À notre niveau, ces résonances nous permettront de saisir la nature du problème et de proposer une ligne d’élaboration. Occasionnellement, nous serons attrapés dans le filet que la famille nous tend.

34Cela dit, nous représentons pour la famille en TFP tantôt l’écran d’un rêve, tantôt un objet de désir onirique. Le groupe familial voudrait que nous l’estimions, mais pour lui cela signifierait nous tromper. Pour nous, en revanche, l’appréciation de nos patients a une signification différente de ce qu’elle est pour eux. Dans ce système de chasseur/chassé, chacun peut supposer dominer l’autre. Côté famille, une certaine dose de jouissance perverse est inévitable.

35Les patients aimeraient que l’on admire leur impudeur alors que nous notons certaines de leurs qualités qui, à leurs yeux, leur paraissent souvent secondaires ou comme des faiblesses. Nous les inscrivons dans notre rêve, pour les reconnaître dans leurs différences. Le pont qui fait lien entre eux et nous est la disponibilité. Tôt ou tard, la famille sera amenée à s’avouer ce qu’elle veut de nous, autrement dit à en prendre conscience et à reformuler sa demande. Cela est contraire à ses habitudes. Parfois ses membres nous disent être tombés dans le piège de la « normalité ». Ils sont coutumiers de l’utilisation de procédés, pas du tout de penser.

36C’est alors que le niveau mythique du lien vient jouer son rôle, dans la perspective de trouver des dénominateurs communs concernant les idéaux car la famille transgressive a aussi les siens.
Soyons tout de même attentifs au risque de dérapage qui nous guette. Dans la mesure où notre fonction peut être vécue comme un sacerdoce, cela peut nous culpabiliser de ne pas donner assez ou de ne pas assez calmer l’angoisse. Quelquefois nous pouvons sentir que la transgression a été inéluctable et que désobéir fut la seule échappatoire face à l’injustice transgénérationnelle. Mais nous risquons alors de servir le jeu de la perversion tout en croyant bien faire. Un piège fréquent est de penser que la reconstruction des liens familiaux justifie que le parent pédophile renoue des contacts avec sa victime. Il nous coûte d’accepter que la dislocation dans la filiation puisse être irrémédiable.

Un cas de TFP d’inceste

37La mère d’une famille dont le père avait commis l’inceste avec sa fille de 10 ans nous paraissait dure et cruelle envers son mari et ses deux garçons plus jeunes (TFP bimensuelle, conduite par deux thérapeutes hommes, E. Parma et AE). Selon toute vraisemblance, elle a souhaité garder la maîtrise de sa famille depuis le début du mariage. Dénigrer son conjoint et les hommes en général servait ce dessein. L’abus du père, qui a été emprisonné, l’a confortée dans ses préjugés. Elle disait que le père avait voulu faire l’autoritaire avec sa fille pour l’approcher et qu’il avait fini par la soumettre à ses caprices sexuels. Il fallait qu’il cesse de se mêler de l’éducation des enfants ! Nous-mêmes, les deux thérapeutes, nous avions plus peur d’elle que du mari incestueux. En fait l’autorité du père était questionnée dans ses fondements. On confondait autorité et autoritarisme. Le père s’était lui-même désavoué en manquant de toute retenue… Il nous a expliqué que son propre père a disparu de la maison quand il était un petit enfant, et qu’il ne l’avait plus revu. La mère du père n’avait plus jamais vécu avec un autre homme. Beaucoup de mystères planaient sur l’identité du grand-père paternel et sur les circonstances de son départ. Cet homme ajoute qu’il n’a jamais pu imaginer comment son père aurait pu l’éduquer.

38Ostensiblement, dans la famille actuelle, les conséquences de l’inceste sur la fille ne préoccupaient personne et le principe d’autorité, lié à la loi, n’était en rien reconnu dans sa fonction de régulateur des liens.

39Enfin on aurait pu avoir de la sympathie envers le « charmant » pervers, tellement sa femme nous paraissait odieuse.

40Pour échapper à ce piège, nous avons interprété la violence du conflit de rivalité du couple en essayant de ne pas prendre parti par l’un ou l’autre des conjoints, puis nous nous sommes concentrés un temps sur les difficultés psychiques des garçons. L’un des thérapeutes a souligné que chacun des parents semblait vouloir se positionner face aux enfants en essayant d’avoir le beau rôle. Est-ce qu’il imaginait qu’il fallait le protéger de l’influence de l’autre ? Aurait-il eu peur de perdre l’appréciation de l’enfant s’il était ferme ?
Il nous a semblé que cette option dans la ligne interprétative, la tactique adoptée, permettrait de les éloigner de la logique narcissique qui consistait de la part des parents à utiliser les enfants, soit à travers le sexe, soit dans le but de marginaliser et d’abaisser l’autre parent. Nous avons souhaité privilégier l’approche de l’aveuglement de l’autre, de son incapacité à reconnaître en lui sa souffrance et sa honte. Ce n’était pas la seule cause de l’inceste mais l’une de ses conditions. L’impact escompté de ce parti pris interprétatif nous paraissait préférable à tout discours sur les interdits, les membres de cette famille y paraissant momentanément insensibles.

Conclusion

41Je me suis interrogé sur la place du transgénérationnel dans la formation du surmoi. Le sujet s’identifie au surmoi de ses parents, celui-ci leur a été transmis par leurs propres parents. Le sujet le déduit et le façonne à partir du comportement éthique des parents, plutôt que de ce qu’ils disent. Le sentiment éthique est donc fortement rattaché aux ancêtres ; ces derniers donnent de la respectabilité aux prescriptions et réassurent sur le caractère constructif de la loi. Celle-ci est validée par des mythes et des légendes familiales, qui sont des représentations concernant les ancêtres. Plus que de culpabilité, il convient que nous parlions de responsabilité envers les autres dans le respect réciproque et de sentiment d’obligation notamment si la dette envers les géniteurs ou les ancêtres est considérée comme très pesante.
Mais si les ancêtres n’offrent pas une image vertueuse, les enfants ont du mal à entrer dans l’œdipe et, en conséquence, à éprouver le sentiment de castration. Le surmoi peine alors à se constituer. À sa place, un sentiment d’exception aux règles s’instaure, ce qui autorise les dérives perverses et violentes. La TFP peut aborder ces difficultés et se rendre précieuse dans le cas de familles agissantes et perverses.

Bibliographie

Bibliographie

  • Donnet J.-L. (2003), « Surmoi », in A. de Mijolla (dir.), Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Stock.
  • Eiguer A. (1989), Le pervers narcissique et son complice, Paris, Dunod.
  • Freud S. (1912), Totem et tabou, Paris, Gallimard, 1993, Connaissance de l’inconscient.
  • Freud S. (1917), Introduction à la psychanalyse, trad. fr. Paris, PUF.
  • Freud S. (1923), Le moi et le ça, trad. fr. in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1987, 177-234.
  • Freud S. (1929), Malaise dans la culture, trad. fr. OC XVIII, Paris, PUF, 1994, 245-333.
  • Freud S. (1938), Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard.
  • Lacan J. (1953), Des noms du père, Paris, Seuil, 2005.
  • Lacan J. (1961-1962), L’identification, séminaire IX, inédit.

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