1Nous avons choisi de vous présenter certains aspects de la thérapie d’une famille fonctionnant dans le registre psychosomatique. Dans son cas les liens familiaux s’organisent autour d’expressions centrées sur le corps. En plus, l’intersubjectivité familiale est ancrée sur un corps souffrant auquel la famille s’identifie. Le corps adopterait ainsi le mode privilégié d’échange entre les membres de la famille, une liaison familiale non verbale intensive qui se rapproche dangereusement, ainsi comme nous l’observons pendant le processus de thérapie, du côté de la mort.
2Deux éléments de l’espace familial – la maison et le camping-car – nous aiderons à comprendre la signification d’une blessure transgénérationnelle qui met en défaut le « corpus génétique ».
Le « corps familial diabétique »
3Cette famille ressemble à d’autres où un ou plusieurs de leurs membres souffrent de maladie psychosomatique. Mais il ne suffit pas de cela pour que l’on parle de famille psychosomatique. Dans celle-ci, la communication est centrée sur le factuel, des tâches à faire, des décisions à prendre, dans une ambiance monotone et dévitalisée. Les membres ne se reconnaissent pas dans leur différence, ne peuvent sentir les inquiétudes, partager les joies des autres, les contenir quand ils en ont besoin ; seules les souffrances du corps sont écoutées, ce qui constitue leur mode d’échange principal : les troubles physiques, les soins nécessaires, les hospitalisations. L’intérêt centré sur le corps instaure un véritable culte, mais il est moins marqué par l’ostentation et l’arrogance que chez les hypocondriaques, qui souhaitent faire partager à l’autre un drame qui n’en est pas un. Ces derniers montrent une mentalisation conséquente, ils proposent par exemple des hypothèses causales pour expliquer leurs « maux » ; les psychosomatiques, plus rarement. Les familles psychosomatiques peinent à supporter les frustrations, leurs tensions se communiquent et donnent lieu à des disputes ouvertes et subites, marquées par une violence extrême.
4Nous pouvons reprendre l’idée que l’image du corps est groupale, parce que le corps, l’érotisme, le lien s’organisent dans la subjectivité et que celle-ci se bâtit dans un contact étroit avec les autres. Le corps est toujours affecté par les liens familiaux et en même temps l’image du corps est organisatrice de l’identité familiale.
5Dans la situation clinique présentée, le corps est apparu d’emblée comme un porte-symptôme familial mais au fil des séances il s’est également révélé comme le dépositaire d’une crypte.
6Nous sommes d’emblée sensibles à l’aspect physique des différents membres de la famille Poireau que nous recevons en équipe de trois thérapeutes dans le cadre d’une thérapie familiale. Les deux parents présentent une importante surcharge pondérale. Et il est beaucoup question de régime alimentaire pour tous ainsi que pour le chat.
7Les enfants, Fabrice, 28 ans, et Élodie, 21 ans, sont également remarquables dans leur présentation physique : Fabrice est petit, plutôt trapu, avec le haut du corps marqué par un thorax d’insuffisant respiratoire. Élodie nous interroge pour sa part par sa manière de mobiliser son corps dans l’espace. La gestuelle qu’elle déploie lorsqu’elle serre la main, par exemple, nous fait souvent évoquer une attitude quasi simiesque.
8Pendant la première période de la thérapie l’équipe se sent comme gavée, remplie, saturée. Le discours familial s’organise autour de l’alimentation, du régime spécifique de chacun, de la place de chacun autour de la table sur un siège donné, du type de couvert utilisé, du lieu où est pris le repas… Les échanges se multiplient et se répètent quasi immuables au fil des séances qui donnent lieu à des conflits incessants prenant place dans un rituel familial propre à masquer une souffrance psychique difficilement contenue.
9Le groupe de thérapie familiale permet à la famille de mettre en scène la signification de l’ancrage filiatif diabétique du fils, qui était à l’origine de la demande de thérapie. Au lieu de ce qui apparaissait au départ comme le problème d’un porte-symptôme diabétique il s’agissait en fait d’une pathologie diabétique familiale.
10Ainsi, dans la 25e séance, Fabrice déclare : « Avec mon histoire de diabète, je vois loin et si je reste handicapé ? Et puis toi tu as toujours quelque chose aussi… » dit-il à sa mère. Madame ajoute : « Mon mari a un diabète gras. » À cette même séance, il est important de signaler que Madame est présente alors qu’elle vient de subir une nouvelle intervention chirurgicale. Elle est en effet porteuse d’une affection héréditaire qui a, semble-t-il, été transmise à Fabrice.
11À la 27e séance, Fabrice met violemment en cause sa grand-mère paternelle, qui ne peut le considérer qu’à travers sa maladie diabétique. Cette intervention paraît constituer une attaque détournée du père qui menace alors de ne plus venir à la thérapie. Ce qu’il fera d’ailleurs puisqu’il sera désormais absent.
12Dans une autre séance la mère déclare : « Mon diabète n’est pas le même que le tien ; alors va t’adresser à ton père. » Madame Poireau nous explique ensuite qu’on lui a diagnostiqué un diabète en août de la même année où ils sont venus consulter la première fois en octobre. De plus, le conflit opposant son mari et son fils durant la 27e séance « a provoqué » chez elle une décompensation vésiculaire. Elle-même, lors de la 28e séance, évoque spontanément l’incidence du diagnostic de son diabète lorsque son fils formule un reproche quant à sa propre souffrance psychique.
13Les liens psychosomatiques de cette famille se déploient progressivement au cours des séances ; sont-ils une tentative de contenir un héritage négatif d’un ancrage filiatif qui fait défaut ? Du point de vue dynamique, la relation établie au sein du groupe permet de constater un mouvement d’alternance entre les décompensations somatiques (mère et fils) ou la fuite (de la part du père).
14Nous aurons un autre témoignage de ce corps familial indifférencié de la famille Poireau par les projections de sa représentation au travers des investissements et des aménagements de l’habitat familial : la maison et le camping-car familial.
La maison familiale
15Pendant les entretiens familiaux, le plan de la maison est demandé aux membres de la famille en leur laissant l’option de le réaliser collectivement ou individuellement. Le ou les plans demeurent ensuite accessibles à l’ensemble des membres du groupe lors des séances ultérieures. Au cours des séances, l’utilisation des plans de la maison a été un support figuratif permettant de remettre en chantier le repérage de la place de chacun dans la généalogie.
16Ce travail d’analyse a pu s’effectuer au fil des séances en échangeant avec eux autour des différents dessins. Cela a permis de ranimer une relation transférentielle et permis de mieux percevoir les liens intersubjectifs ainsi que les liens inter et transgénérationnels. Les différents participants ont apporté leur plan de la maison à la troisième séance. À partir de ce matériel, l’analyse des formes de distribution de l’espace familial montre différents degrés de régression de la représentation du corps généalogique familial.
17Dans la famille Poireau, le départ des enfants se réalise comme une éjection créant l’illusion d’une séparation et d’autonomisation. De cette manière la famille tente de lutter à sa manière contre l’absence, le manque. L’espace familial lui-même est abruptement réinvesti afin de ne pas donner place au vide.
18Trois ans après l’épisode diabétique du fils, avec l’aide d’un médecin, la mère, sous un prétexte médical, le fait partir de la maison. Les parents « l’aident » ensuite à déménager de force pour pouvoir s’en séparer. C’est dans ces circonstances que le dessin que Fabrice réalise de son appartement est un espace vide, non investi. Dans la réalité, il retourne en permanence à la maison familiale, ce qui constitue l’objet de disputes familiales incessantes.
19La mère déménage la chambre du fils et la transforme en un espace partagé avec son mari : elle va faire de la couture pendant qu’il fera de l’informatique. L’alliance conjugale et le lien filial sont comme confondus. De plus, elle y aménage un lieu susceptible d’accueillir sa mère.
20Pendant la deuxième année de thérapie, le déménagement d’Élodie s’effectue dans le même contexte, dans une ville distante d’une vingtaine de kilomètre du lieu de résidence des parents. Lors de la séance qui succède Élodie est absente de la thérapie, ainsi que les suivantes. Elle enverra un courrier pour nous informer de l’interruption de sa participation.
21Dès la séance suivante, Madame nous fait part de son intention de distribuer différemment l’espace familial.
22La chambre de sa fille devient la chambre d’ami et plus précisément le lieu d’accueil de sa mère. La chambre de Fabrice est affectée à Monsieur et elle-même reprend la chambre du couple en rassemblant dans ce lieu tout ce qui lui est propre.
23Peu à peu, commence à prendre forme une représentation de l’histoire de la famille Poireau : Monsieur et Madame ont vécu proches de la famille de Madame dans une sorte d’adoption par le père ingénieur, protecteur du premier petit fils de la lignée, enfant de sa fille préférée. Monsieur Poireau, pour lequel la réussite professionnelle prime sur toute autre considération, a rejoint le groupe familial de son épouse et y a adhéré en apparence.
24La mort du grand-père semble provoquer un éloignement géographique sans parvenir à autoriser une individuation du groupe familial qui demeure une sorte de pseudopode du groupe primitif. Madame n’a de cesse, malgré la distance géographique, de reconquérir sa mère afin de l’avoir pour elle seule.
25Mais la transmission trans-générationnelle dans la famille s’organise particulièrement autour d’un objet très particulier : le camping-car au sens générique du terme ou plutôt de la fonction.
Le camping-car
26Le premier modèle avait été acheté par le grand-père quatre ans avant son décès et Madame Poireau se remémore avec bonheur les moments passés dans ce camping-car qu’elle utilise « sans modération ». Durant les séances, il sera fréquemment fait allusion à la place du camping-car : tantôt c’est Fabrice qui doit vendre celui acheté par la grand-mère maternelle après destruction du premier lors d’un accident, tantôt c’est la famille Poireau qui fait l’acquisition d’un troisième. À noter que, depuis sa mise à la retraite, l’oncle maternel vit en camping-car.
27La mère évoque : « En 84, mon père avait aménagé un J5 et mon père est décédé en 88. Plus tard, j’ai eu un accident avec ce camping-car, il a été foutu. Ma mère a eu un coup comme si elle avait perdu une deuxième fois mon père. »
28Madame, grâce au camping-car, fait des longs voyages avec sa mère tout en maintenant à distance un mari qui préfère les locations. Ainsi lors de la 32e séance ouverte par sa mère qui relate un récent périple : sous la pluie, en camping-car avec Élodie, Fabrice s’exprime :
30Il exprime en fait son inquiétude face à l’absence de son père aux séances et fait part des menaces de sa sœur de ne plus venir. À ses yeux, le camping-car thérapeutique prend l’eau ! L’absence du père à la thérapie permet à la famille d’évoquer les pertes transgénérationnelles non élaborées :
« C’est maintenant qu’il faut que je parle avec ma sœur. Les parents seront morts, moi quand j’aurais 50 ans, elle en aura 43. »
32Ces paroles sont à mettre en lien avec les éléments relatés rapidement à l’occasion de l’évocation du génogramme dans une séance antérieure : il s’agissait alors de la famille de Madame et plus précisément de sa grand-mère maternelle qu’elle n’avait jamais connue car décédée alors que sa mère avait 22 ans. Sa mère n’a jamais voulu lui parler de cette grand-mère. Sa mère ne lui a également que très peu parlé de ses tantes dont une serait décédée à 42 ans d’un cancer du foie.
33Dès la seconde séance, Fabrice évoque le troisième véhicule et précise du même coup certaines de ses fonctions. « Il va y avoir le camping-car. Ça ira mieux maintenant. On laissera des choses dedans. Tout accumulé ça bouillonne, il faut penser à tout : matériel, révision de la voiture… j’ai horreur de tomber en panne le capot ouvert. » Le camping-car, considéré comme une extension du corps, pourra « subir » métaphoriquement une décompensation psychosomatique telle qu’un coma diabétique.
34Lorsque Fabrice est mal accueilli à la maison, il fait le choix de dormir dans le camping-car. C’est Fabrice son « gardien ». Il en nettoie l’intérieur avec une méticulosité tout obsessionnelle. Le camping-car attise les conflits familiaux entre Fabrice et Élodie, entre Fabrice et son père, entre Fabrice et son cousin, Tiburce. Cela paraît confirmer sa place de gardien, mais aussi de soigneur puisque, étant mécanicien, il veille à ce que tout soit performant du rétroviseur jusqu’au balai d’essuie-glace. Fabrice pour sa part semble rester à l’abri des accidents somatiques durant les séances. Il répète souvent qu’il parvient à bien équilibrer son diabète. Sa position de soigneur du camping-car le mettrait-elle hors de danger ?
35Le camping-car semble alors véhiculer dans le discours familial la représentation du grand-père maternel, personnage central de la famille.
36Dès lors, le camping-car paraît prendre vie à partir des évocations de tous les participants. Il n’est plus un tas de ferraille mais se charge au fil des séances de multiples représentations. Le camping-car, toujours remplacé au fil des générations, apparaît comme une sorte d’objet transitionnel transgénérationnel, qui marque l’appartenance familiale, servant aussi de passerelle entre le monde interne familial et l’extérieur.
37En même temps, le corps érogène apparaît constamment dans les métaphores du camping-car. Le camping-car représenterait donc le corps familial transgénérationnel, qui se transmet entre les générations.
Conclusion
38La famille Poireau a donc bien demandé une thérapie familiale pour faire face à une problématique psychosomatique envahissant le corps familial au point que tout le monde était menacé de disparaître : « Il n’y a plus de famille à la maison. » Le risque vital du corps en souffrance les fait consulter. Nous avons également pu évoquer au cours de cette thérapie non seulement la référence au décès du grand-père maternel mais également à celui de l’arrière-grand-mère maternelle. Dans cette famille où trois personnes sur quatre souffrent de diabète ainsi que d’autres affections héréditaires, ne peut-on pas évoquer l’hypothèse, à confirmer, certes, que les pathologies psychosomatiques résultent d’un deuil transgénérationnel non élaboré ? L’agir expressif du corps serait l’expression d’un échec dans la transmission trans-générationnelle, qui n’arrive pas à se transformer. « Objet brut », « objet creux », « inconscient amential » seront des formes non pensables.
39Au cours de cette thérapie familiale, nous avons travaillé au niveau du corps familial fantasmé, quand cela a été possible. L’utilisation des objets de relation a permis de ranimer certains aspects de la vie psychique permettant d’accéder à des représentations comme celle du camping-car. Ce dernier peut être considéré comme un corps familial transgénérationnel tantôt dispensateur de bien-être, emblème phallique à l’occasion, tantôt froid, réduit à l’état de carcasse, comme un cadavre. En fait, il renaît sans cesse de ses cendres tout en étant le même et sans être identique.
40Ce camping-car fait référence à la mort. La mort est sans cesse présente mais non élaborée ; l’élaboration du deuil de l’objet est alors hasardeuse. Ce camping-car, sorte d’objet en creux, est-il porteur de ce qui a été clivé puis enfoui ? Peut-il représenter au niveau transférentiel, la séparation inachevée ?
41Nous nous sommes demandé précisément si le camping-car ne rappelait la salle de thérapie, lieu d’investissement, de dépôt des aspects confus, mais aussi lieu où l’on peut aborder les différends. Il [elle] permet de s’évader physiquement, pour aller loin de chez soi tout en y gardant une partie du foyer.
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Mots-clés éditeurs : corps familial transgénérationnel, diabète, psychosomatique, transfert, médiateur de représentation
Date de mise en ligne : 02/04/2012
https://doi.org/10.3917/difa.014.0157