Notes
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Dans sa première version, ce texte comportait tout un tas de petits cailloux blancs permettant de reconnaître sans erreur le petit garçon. Comme si j’avais « gommé » que, peut-être, quelque part, sa mère, ou quelqu’un de sa famille de naissance, pouvait nous contacter (avec quelles conséquences ? dans quel but ?). Or, il n’y a que lui qui pourra refaire le puzzle, quand, et si il le décidera. En attendant, cela me fait drôle de ne l’appeler que par une initiale, c’est presque rageant et un peu humiliant. J’avais très envie de tout donner à voir de lui, y compris son nom de famille d’origine, car il a été reconnu. C’est comme s’il retombait dans l’anonymat, la nuit obscure d’une identité trouble. Mon petit garçon n’est pas, ne peut pas être. Excuse-moi mon amour.
1Déclaration d’amour adressée à mon petit garçon arrivé par cigogne dans notre nid en juillet 1999.
2Tu nous es tombé dessus sans crier gare. Par courrier en plus. « Madame, monsieur, nous vous informons que nous tenons à votre disposition un petit garçon prénommé s. [1]. Il a trois mois et il est en pleine forme. Rendez-vous lundi. » On est vendredi, tu vois c’est de l’hyper-rapide. Tu attends cinq ans. Cinq ans de polar médical assez gore. Cinq ans d’angoisses terribles et terriblement existentielles. Pas de descendance. De petits bouts qui traversent la maison en hurlant. Pas de bâton de vieillesse. De petits génies passant le bac à trois ans. Le tout baigné dans les médicaments, les piqûres, les gynécos, les grands spécialistes du privé, du public. Le premier a la délicatesse d’un nazi avant la douche : « Madame, vous êtes trop vieille ! » Les autres se font attendre des mois pour un rendez-vous de cinq minutes. Et tous les mois, par contre, avec la rigueur et la ponctualité d’un métronome obsessionnel, les vagues rouges déferlent, messagères du vide embryonnaire. Maman et moi, nous ne nous parlons plus que par onomatopées : « Alors ? Onhh… Bon. »
3Tu n’y comprends rien ? Ce n’est pas grave. Nous n’arrivons pas à faire d’enfant, c’est tout ce qu’il y a à comprendre. Et nous sommes, surtout ta maman, marie-ève, le jouet d’innombrables manipulations scientifiques très fatigantes, voire insupportables. Le pire étant de l’avoir « oubliée » toute une journée dans un hôpital pour une opération de sauvetage de notre fécondité improbable. Se retrouver transparente dans une chambre pendant que l’angoisse arrache toutes les peintures.
4Dans un tout autre registre, les séances de masturbation dans les petits réduits me plongent dans l’irréel. Tu t’allonges comme chez le dentiste sur un petit divan recouvert d’un papier qui se jette à la fin. Sauf que là il y a des revues porno en dessous. Il y a un protocole : fermer à clé le réduit, se laver le sexe au désinfectant – déjà c’est furieusement poétique –, et prendre soin d’un petit tube évasé sur le dessus dans lequel mettre la précieuse semence. Premier problème : ressentir un désir quelconque. Moi, quand on m’oblige… Ensuite, plus ou moins laborieusement, et à coups de machine à fantasmer, je jouis assez misérablement dans le tube. Et là, deuxième problème : ramener le tout d’un air dégagé à l’infirmière. Troisième problème, qu’on n’a jamais su résoudre : qu’un de ces petits spermatozoïdes étourdis aille percuter l’ovule et qu’il y reste au chaud. Parce qu’on n’a jamais vraiment su pourquoi, ni qui, ni comment toute cette robinetterie dysfonctionne. Cause d’ailleurs d’échanges timides et apeurés entre ta mère et moi, genre : « T’es sûr que ça ne te fait rien que je ne puisse pas… Tu sais bien que c’est moi qui ne peux… Mais non… » Des dialogues inspirés par le vide du rien ou du peu de chose en tout cas. Un sentiment étrange basé sur un réflexe archaïque : la reproduction. On se sent crapaud sans nénuphar, lionne sans chaton, yaourt 0 % de matière infantile, pays sec et aride. D’autant qu’on n’a plus 20 ans, ni 30. Qu’on a épuisé une grande partie des nourritures terrestres, voire spirituelles. Tu le sais on est plutôt du genre à allumer les bougies par les deux bouts. Du coup, à 35 ans, on se pose la question : qu’est-ce qui va nous faire courir encore ? Tous ces enfants qui nous font de l’œil mais qui ne vont se consoler qu’avec leur maman, c’est triste. Nous voulions de l’exclusif, une petite main à serrer très fort et très égoïstement, fusionnellement.
Où en étais-je ? Ah oui, toi !
5« Madame, monsieur, s. vous attend. » Je me renverse sur mon fauteuil d’avant en arrière comme un autiste. Maman – ah ! le plaisir de dire maman… Je ne m’y habitue pas encore tout à fait – pleure au téléphone. Elle n’y croit qu’à moitié. Je répète en boucle : « Non, ce n’est pas possible, pas possible, pas possible. » Je pleure, marie-ève pleure et tout le bureau où je reçois le coup de fil croit à l’enterrement de mon frère jumeau avec lequel je viens tout juste de couper le cordon ombilical ou à une catastrophe naturelle ayant emporté toute ma famille, le chat et les poissons rouges. Tu m’as littéralement foudroyé. Et je prie le ciel, et dieu sait que je suis laïque, de m’avoir interdit un enfant naturel. Car mon petit cadeau de dieu est arrivé, beau comme un cœur, tendre comme une biche, fort comme un turc, vif comme l’éclair. Et toute ma vie, je t’assure que je t’aimerai, que nous t’aimerons, et même après la fin, d’amour, d’amour, d’amour, d’amour. Oui, serre un peu les bras autour de mon cou comme un bébé.
Le droit d’élever un enfant
6Mais j’ai sauté un tour de monopoly. Avant… avant, c’est la démarche d’adoption en français administratif dans le texte. Cela nous a pris en voiture. « Et si on adoptait ? Je ne veux d’enfant que de toi. » Dans la pénombre routière, des larmes vers luisants coulent à l’envi.
7À cette minute les rumeurs ont couru de partout, un énorme tas compact de rumeurs sur l’adoption. L’enfer sur terre, juste après celles concernant les fécondations « in vitro ». Les on-dit sur les FIV feraient rougir une pucelle. Prototype à clouer au sol : « Si tu n’y penses pas trop, tu y arriveras. C’est psycho. » Cette sentence profonde tourne dans la tête comme une scie-sauteuse. Déjà, tu ne pensais qu’à ça, et maintenant se rajoute cette stupide injonction : n’y pense pas, ça ira mieux. Mêmes âneries sur l’adoption. Il faut faire ci ou ça, aller dans tel pays, non dans tel autre. Sans compter la phrase magique : « C’est pareil qu’un enfant naturel. » Non, ce n’est pas pareil. Se promener dans la rue avec un petit enfant noir provoque des regards. Les gens nous posent des questions, on est un peu l’attraction. Comment dire ? C’est à la fois pareil et singulier. Mais très vite ce sentiment de différence ne nous effleure plus, il glisse et s’évapore. Et puis toutes les réflexions génétiques deviennent des traits d’esprit. Forcément. La chair de notre chair, le nez qui, le caractère de… Définitivement hors propos.
8Véritable top départ de la course en sac : la première réunion à l’aide sociale à l’enfance concernant le droit-d’élever-des-enfants-même-si-on-n’y-arrive-pas-tout-seul. Elle est pesante. Toutes ces histoires, ces souffrances concentrées dans la même pièce alourdissent considérablement l’atmosphère. L’intervenante parle, parle. Nous la regardons comme la détentrice des clés d’un immense portail derrière lequel se pressent des centaines d’enfants éplorés qui nous attendent. Pas facile de suivre dans ses conditions. Puis viennent les entretiens censés déterminer si on est apte. Dans l’ensemble, une fois les angoisses du départ estompées, la route est longuette, mais pas trop crispante. Même s’il est étrange de parler dans des bureaux impersonnels de sa vie, de sa famille, de son désir d’enfant.
9Ben, oui, c’est toi le désir d’enfant… Mais, comment dire, tu n’es encore qu’un rêve… Avant que tu n’arrives, des fantômes hauts comme trois pommes nous poursuivent, et ce n’est pas drôle parce que quand on veut en attraper un, il disparaît silencieusement. Mais un jour, un jour l’un d’entre eux a traversé notre miroir, tu sais dans la salle de bain…
Ma maman est partie
10« S. vous attend. » Ce message est parvenu pile-poil à l’expiration du délai de six mois incompressible correspondant à la « grossesse adoptive » après l’année de démarche pour avoir l’agrément – madame, monsieur, veuillez agréer le droit d’aimer un enfant. Dans l’incertitude du délai et pour ne pas trop se taper la tête dans les murs, nous n’avions rien, même pas une tétine de biberon, quand tu es arrivé.
11Premier mouvement : le choc des photos. Tu es là vraiment. Le genre d’émotion qu’on doit avoir à la première échographie à la différence près que tu as déjà des cheveux et un pyjama. Tu ne regardes que nous avec tes grands yeux curieux. Tu sembles lever les bras en signe de victoire. La dame nous donne deux, trois indications sur toi : trois kilos cinq à la naissance, bon pied, bon œil. Le teint brun métis, les yeux en amande, les cheveux mats. Tu es souriant, calme, détendu, goulu, avide (je confirme absolument !) et de bonne humeur du moment que tu as un adulte dans ton champ de vision. On apprendra plus tard que tu as quand même beaucoup pleuré pendant le premier mois. Abandon ? « Ma maman est partie / pour chasser les souris / tout seul dans mon panier/moi je m’ennuie. »
12Ta mère de naissance – quel mot choisir ? Naturelle ? Première mère ? Doute, doute, doute, doute compagnon. Ta mère de naissance, donc, est une toute jeune fille, très fine, très jolie, qui t’a reconnue puis t’a confiée à l’état. Tu as rejoint une pouponnière, et là, dans la section des bambis, tu as attendu d’être adopté. Les puéricultrices t’ont fait un livre pour que tu puisses jeter un pont entre cette première vie et la deuxième. Morceaux choisis. « En mai dans la journée, tu es de plus en plus éveillé, tu es très curieux. Tu as des phases dans la journée où tu pleures beaucoup. Des fois tu te calmes vite, d’autres fois, il n’y a que les bras pour t’apaiser. Cela va durer 15 jours. En juin, tu es de plus en plus souriant et détendu, tu es très en contact avec nous et quand nous te parlons tu réponds aussitôt. »
13Tu vois ce cahier, fait avec tendresse, où l’on ne parle que de toi, c’est la bible pour nous quand nous le découvrons. C’est très simple, très pratique et tout doux à nos oreilles. C’est très curieux ce vide de trois mois et demi. Tu n’y existes que par ce cahier. Nous respirions chacun de notre côté, dans un silence désespéré, nos oreillers humides. Tu sais, ta mère de naissance t’a aimé très fort mais n’avait sans doute pas les moyens matériels de te garder. Tu pourras en savoir plus quand tu le souhaiteras.
Deuxième mouvement : le cœur qui bat, qui bat, qui bat
14Nous avons passé ces derniers jours avec des photos ; ça tourne et claque et retourne dans nos têtes abasourdies. Ta mère campe avec ton image virtuelle auprès d’elle. C’est la plus douce, la plus longue et la plus énervante des attentes. Je suis papa, je suis papa, je suis papa. Après le coup de fil au bureau, j’ai chancelé. Je suis parti illico presto. Je suis allé à la bibliothèque et j’ai pris des livres sur l’île lointaine dont tu es originaire. J’ai tourné en voiture, pris de vertiges. C’était fort, très, très fort, entêtant. Dès le lendemain, sueurs froides : où te faire dormir, comment te nourrir, t’habiller, te transporter ? Panique à bord. Magasins de nuit, sensation d’irréel à choisir un siège de voiture à 22 heures dans un auchan désert. Le souci du prénom est très prenant également. Après moult débats, et t’avoir vu – il faut bien des privilèges à l’adoption – ce sera théo, plus les deux choisis par ta mère de naissance.
15Pourquoi théo ? À cause de théodore, le cadeau de dieu.
Le petit ours brun
16Arrive le matin de la grande rencontre. Je ne conduis pas, je plane à 10 000 mètres au-dessus de l’autoroute. Je pilote un vaisseau intergalactique. La pouponnière est bien gardée avec grille et interphone. Car elle héberge aussi des enfants placés par la justice. Quelle différence avec les orphelinats d’antan ! On s’y sent surveillé, certes, mais aussi respecté, aimé, un peu, pas trop, ce n’est pas fusionnel du tout, mais ce n’est pas non plus neutre et anonyme. C’est bien. La directrice nous reçoit. Que dit-elle ? Je ne sais pas. Elle a une voix agréable, proche et légèrement distante. « Nous allons voir n., d’accord ? » Nous bredouillons quelque chose qui doit ressembler à un assentiment puisque nous voilà partis à environ cinquante centimètres du sol à travers l’institution. C’est là. Toute ma vie je m’en souviendrai. On rentre. Je te cherche. Disons-le, à une exception près, tous les petits sont noirs, et les photos dont on dispose sont vieilles déjà. Où es-tu, mon garçon ? On nous avait prévenus, mais le fait est extrêmement troublant, chaque bébé présent sent instinctivement que nous ne sommes pas du personnel, mais des vrais parents avec des bras. Nous le vérifions les jours suivants : à chacune de nos arrivées, nous nous sentons regardés intensément, désirés, attendus. C’est peut-être exagéré, mais en tout cas, la relation est très étrange. Je n’ose pas pendant plusieurs jours regarder vraiment les autres.
17« Voilà s. » Nous nous penchons vers un petit garçon. Il tend aussitôt ses bras vers sa maman qui fond à 300 000 degrés. On nous emmène dans une pièce réservée aux parents adoptifs – sans doute de façon à ne pas faire fondre toute la maison. Là, très vite, tu t’endors sur le ventre maternel, petit ours brun éperdu de tendresse. Nous allons passer huit jours chez les bambis. On nous explique les gestes du bain et des soins. Et, dès le deuxième jour, la question tombe : « Comment voulez-vous l’habiller ? » Nous sommes ahuris. Comment t’habiller ? C’est à nous de faire cela ? Si l’on veut, nous susurre-t-on. C’est d’une délicatesse incroyable : nous avons tous les droits, choisir ou non, partir ou rester. Un midi on vient même nous servir notre repas dans le jardin. C’est terriblement efficace, humain, professionnel et doux à la fois. Détail amusant : je me rase tous les matins de très près pour que mon bébé soit à l’aise sur ma joue. Tu nous fais tes numéros de charme. Nous sommes incroyablement heureux. J’ai une pensée pour l’aide sociale à l’enfance, ce Jupiter moderne, démiurge du service public, passeur de vie, sorcier vaudou et grand manipulateur génético-postal. Ils m’ont donné un bébé-cigogne, une entité vivante sur pattes ! Un jour, la directrice nous explique que nous pouvons partir une nuit, revenir puis partir définitivement. Première nuit « at home ». Premier bain. C’est le moment où tout est premier. Nous t’écoutons dormir. La vie commence. Ou plutôt elle recommence.
« Vous l’avez eu à quel âge ? »
18Nous t’affublons d’un tas de surnoms : « monsieur le commissaire » parce que tu as toujours eu tendance à diriger, « petit ours brun », « ouistiti » qui deviendra un verbe d’action « ouistitilloner » et le dernier en date : « zébulon », oui, à cause du mouvement perpétuel qui t’anime… Tu es très expansif. Doté d’une énergie et d’une vitalité débordantes. Tu déplaces d’énormes tables pour ton gabarit dans toute la maison, petite fourmi héroïque. Tu vis la musique intensément, mon petit danseur d’ébène aux dents de lait. Quand je te chante notre tube de nos premiers étés, « promenons-nous dans les bois », tu irradies de bonheur. Ah, ton rire éclatant ! Tes yeux étincelants ! Tremblant de plaisir et de peur au moindre « raahhh !!! » que j’accompagne d’un mouvement de bras et de mains qui te fait suffoquer, chavirer. Et très, très tôt, tu m’as fait comprendre : « Encore ! » Un mot qui t’es resté collé à la gorge. Balancé à trois mètres dans une piscine pour la dixième fois, après une demi-heure d’acrobatie, une centaine de chatouilles au pied que tu fétichises dangereusement ou bien encore au énième grand câlin, une seule et même supplique : encore !
19Malgré cela, mon petit homme est très prudent et répugne à se faire mal. Tu fais très peu de chutes, jauges les obstacles d’un œil connaisseur et tu t’épargnes bleus, bosses et autres plaies honnies. Si tu te cognes, c’est par hasard ou malchance. La douleur te rend furieux. Tu te mets en colère après elle, cherchant qui t’a attaqué. Tu es également toujours sonore. Tu cries, tu chantes, tu fais des bruits étranges. Depuis que tu parles, tu communiques à en perdre haleine. Plus petit, dès qu’on ne t’entendait plus, c’est que tu faisais ou tentais de faire une bêtise. Tes soliloques ont été ponctués, vers trois ans, d’inusables « de quoi ? » « Tu fais pipi, de quoi ? » « Il fait chaud, de quoi ? » Ab libitum, Sans doute, une façon de garder le contact en permanence à l’image de ton besoin de présence dans ton existence compliquée de bébé. La psychologue de l’aide sociale à l’enfance nous a dit de ne pas maximiser ni minimiser la douleur initiale de la séparation avec celle qui l’a enfanté. Débrouille-toi avec ça. Mais elle a sans doute raison. Tout ne vient pas de là mais c’est présent dans ton for intérieur. De même qu’avant d’être un fils adoptif, tu es notre fils, très impatiemment conquis. De haute lutte. Et quel que soit l’âge initial, je sais maintenant dans ma chair qu’à la seconde où l’on voit un enfant qui nous est destiné, il est à nous. Certains ne comprennent pas. Ce n’est pas illogique. Même si les arguments sont, disons, étranges. « Vous l’avez eu à quel âge ? Ah si jeune, c’est normal que vous y soyez attachés. » Nous n’y sommes pas attachés, c’est notre bébé. Nous ne faisons pas non plus une œuvre humanitaire. « Vous vous rendez compte la vie qu’il aurait sans vous ? C’est formidable ce que vous avez fait. » Ce n’est pas formidable. Le destin n’a rien de formidable. Il est simplement extraordinaire. Comme la vie. Je t’imagine, tes grands yeux fouettés de plaisir, courir dans la mer au milieu d’autres petits batailleurs, enviant ton père parti pêcher. « Quand je serais grand, j’irais avec lui. » Mais peut-être aussi la misère, la faim. Comment peut-on imaginer, nous riches occidentaux d’après toutes les guerres du siècle dernier, ce que peut être une faim de loup, une faim à couper au couteau ? Surtout la faim de son fils. Voir son fils famélique. Peut-être pas. Il y a assez de poisson. Au moins cela. Du poisson. Mais son destin, c’est une maison avec le congélo plein.
« J’existe ! »
20Tu rejoues ta naissance en boucle par moments. Rentrant dans l’entrejambe de ta mère et sortant en bébé, cherchant même à téter un sein, toi qui n’a connu que le biberon. Très impressionnant. Troublant. Des gens nous regardent amusés quand on évoque cela. On brode. Peut-être le jeu est-il inconsciemment sollicité par ta mère ? Mais tu y joues.
21La nuit, tu as peur des dragons. Les dinosaures, ainsi que les escargots t’intéressent au plus haut point. Et toujours, partout, dans les livres, les films, la nature, tu racontes des histoires de famille.
22« Le bébé cherche sa maman ? Et son papa ? Mais il va trouver, le bébé ? » Sous-entendu : tu peux me le confirmer. Oui mon amour, il va les retrouver. Ils ne sont pas loin. Ne sont et ne seront jamais loin.
23Un jour, maman te dit :
24« Tu t’appelles théo weyland, il y a papa, jean-pierre weyland et maman, marie-ève weyland.
25– Non, réponds-tu avec aplomb et voulant faire comprendre à ta mère combien son propos est erroné, j’ai trois ans, j’ai pas weyland. » L’identité est un puzzle à l’infini.
26Depuis tes 4 ans, quand tu es en colère ou très contrarié, tu nous lances ton regard noir et nous uppercutes du haut de tes trois-ans-pas-weyland : « Je le dirai à mon autre mère. » Interrogé à propos de l’identité de cette personne, tu diversifies les réponses. Tantôt, il s’agit de françoise, ta marraine. Ou, juste : « Mon autre mère, elle deviendra toute rouge après vous. » Il y a là quelqu’un qui est en pouvoir d’exaucer tous tes vœux, qui ne contrarie pas ta volonté de toute-puissance. Ce trait est commun, sans doute, à tous les enfants. Mais là, il a la puissance de la vérité biologique. Comment puis-je me représenter mentalement tes parents d’origine ? C’est troublant d’y penser. Un jour, tu as fini par nous dire – une seule et unique fois, comme si le compte était bon – de façon éminemment explicite : « Je le dirai à mon autre mère et à mon autre père qui est noir comme moi. »
27Depuis toujours, tu attires l’attention sur toi. Il faut absolument qu’on te regarde. Tu es en contact permanent avec autrui. Idem pour les objectifs de caméra, de photo, les micros : très professionnel, tu te tournes toujours vers eux, conscient du regard qu’on pose sur toi. Tu sembles crier de tous les pores de ta peau : « J’existe ! »
28Tu gémis un soir épouvantablement (quoi de plus poignant qu’une petite voix dans l’ombre exprimant son angoisse ?), je suis venu à côté de toi et tu m’as serré vertigineusement dans ses bras. Qui a plus besoin de l’autre dans cette étreinte sensuelle, charnelle et chavirante ? Ton corps est chaud, lisse, tu ne lâches pas ta prise et je ne peux presque pas bouger. C’est de l’amour brut. De l’amour d’avant l’amour. Une pulsion sans détours, du fond des âges, éternelle, sans une once de calculs, de distance. Je deviens un alias. Un autre moi. Qui me dévore et me recouvre. Qui me tend le miroir de mon propre amour pour ma mère et mon père. Moi, petit bout en fusion nucléaire. Qui me projette dans l’avenir. Moi, aux portes de la mort, avec tout au fond d’une angoisse blanche, le souvenir d’une étreinte à nulle autre pareille.
29Dans tes yeux luisent, suivant la lumière, d’infimes taches de pétrole sur l’océan qui palpitent, s’étirent, se recroquevillent. Tour à tour flaques de malice ou ombres qui glissent. Je t’aime à en perdre le souffle. Tu es le petit garçon que je préfère au monde.
Mots-clés éditeurs : adoption, fécondation in vitro, famille, identité, aide sociale à l'enfance, amour, paternité
Mise en ligne 02/04/2012
https://doi.org/10.3917/difa.012.0147Notes
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Dans sa première version, ce texte comportait tout un tas de petits cailloux blancs permettant de reconnaître sans erreur le petit garçon. Comme si j’avais « gommé » que, peut-être, quelque part, sa mère, ou quelqu’un de sa famille de naissance, pouvait nous contacter (avec quelles conséquences ? dans quel but ?). Or, il n’y a que lui qui pourra refaire le puzzle, quand, et si il le décidera. En attendant, cela me fait drôle de ne l’appeler que par une initiale, c’est presque rageant et un peu humiliant. J’avais très envie de tout donner à voir de lui, y compris son nom de famille d’origine, car il a été reconnu. C’est comme s’il retombait dans l’anonymat, la nuit obscure d’une identité trouble. Mon petit garçon n’est pas, ne peut pas être. Excuse-moi mon amour.