Couverture de DIFA_012

Article de revue

Parent pauvre ou parent fragile ?

La parenté adoptive en question

Pages 135 à 145

Notes

  • [*]
    Auteur de On ne choisit pas ses parents. Comment penser la filiation et l’adoption ?, Seuil, 2003.
  • [1]
    Littéralement « qui vient du père ».
  • [2]
    Le terme d’homoéducation qui désigne la responsabilité éducative exercée par un couple homosexuel nous semble plus juste que celui d’homoparentalité. Ce dernier, outre sa portée revendicatrice, feint d’oublier la dimension d’engendrement, réduisant la procréation à un problème technique ou secondaire. Enfin, il confond à tort le geste parental et la vie sexuelle conjugale. Pensons au ridicule qu’il y aurait à parler d’hétéroparentalité.
Pourquoi, mais pourquoi avoir besoin d’un père pour vivre ?
Un géniteur qui insémine la mère ne suffit-il donc pas ?
Pourquoi faut-il, pour vivre, avoir à se construire l’image d’un père ?
Pierre Legendre

1L’expérience parentale est une figure de la transmission, une plongée dans le temps des généalogies. La parenté transmet un patrimoine, qu’il soit génétique, foncier ou symbolique [1]. D’une génération à l’autre, le cheminement de la communauté familiale institue une manière d’humanité. Le geste parental est ainsi placé sous les auspices du passage. Le parent est un passeur. Suspens du biologique ou de l’engendrement, la parenté adoptive interroge alors cette transmission qu’elle formule dans les catégories de l’hérité, et non de l’hérédité. Si la parenté est de l’ordre du legs, l’expérience adoptive – irruption de l’ailleurs dans le chez soi –, met en cause l’hospitalité familiale. L’hôtellerie parentale devra orchestrer, dans le lien filial, le passage de la différence dans la ressemblance. Mais alors, le geste adoptif n’est-il pas révélateur de l’enjeu inhérent à toute transmission parentale ? Penser le parental à partir de l’adoption ne fait-il pas du parent un fragile témoin d’humanité pour ses enfants ? Au parent-propriétaire, le geste adoptif ne substitue-t-il pas plutôt le parent-dépositaire ? L’adoption n’est-elle pas une forme élémentaire et universelle de la parenté ?

Famille et temps traversé

2Il n’y a pas d’exigence de transmission sans une pressante nécessité d’habiter la durée. La trame du cercle familial – cercle qui connaît aussi ses quadratures – est faite de filages, modalités d’un temps traversé. Vaisseau confronté à l’enduré du temps, le généalogique place les histoires de famille dans le temps long de l’histoire de la famille. Celle-ci nourrit du lien pour ne pas mourir pour rien ! Le lien parental répond du temps qui passe. Il n’est donc pas exagéré de dire que la génération humaine, à l’arrière-plan des considérations généalogiques, assume ce que Ferdinand Alquié aurait appelé le désir d’éternité. Le sexe et la mort. Sans réduire l’engendrement à une ruse de la nature – meurent les individus, demeure l’espèce –, la dialectique mort/vie constitue la toile de fond du lien de filiation. Urgence vitale, exigence impérieuse de la continuité des vivants, dans le parental c’est la vie qui passe. Sans doute sont-ce les crises de la transmission (décès d’enfant, maladie grave, séparation, infertilité...) qui rendent sensible cette force du vital. L’urgence non différable de faire en sorte que « ça passe » submerge les principes parentaux et les préceptes éducatifs sous la nécessité indéfectible de permettre à la vie de continuer.

3Parents adoptants et parents « biologiques » (nous reviendrons sur cette terminologie provisoire) n’échappent pas à cette règle d’une nécessité de l’attachement. Mais de quelle nature est cette nécessité ? La norme biologique présente d’emblée la transmission dans l’évidence crue de la chair. Comme si l’engendrement donnait à voir la continuité du lien dans la semblance des corps. « C’est son père tout craché », risque l’entourage. « On dirait sa mère au même âge » diront les grands-parents. Pour les parents adoptifs, il n’en ira pas de même. La transmission se dit moins dans le miroir des ressemblances que dans le langage de l’affiliation. Elle se fait dans l’idéalité des biens symboliques, des héritages culturels, des valeurs, des gestes et des conduites partagés. La parenté adoptive, parce qu’elle ne bénéficie pas du support du biologique pour formaliser le lien de filiation, sera donc une parenté mise à nu. La transmission adoptive n’empruntera pas – et pour cause –, les voies de la nécessité biologique, mais celle du semblant d’éternité que donne la transmission symbolique. Nudité du parental, la filiation adoptive n’en est pourtant pas la nullité.

4On pressent que les mots disant la filiation sont souvent trop courts. « Parent de naissance » ou « de ventre », « parent biologique » ou « parent adoptant », « parent de cœur » sont autant d’expressions qui cherchent leur justesse, tentant de rendre justice à ce qui est nature et à ce qui est culture en nous. Pourtant, plus fondamentalement, on tiendra que tout parent est un parent adoptant, et qu’il n’y a pas de filiation sans affiliation. Ces deux affirmations érigent ainsi le lien adoptif au rang de lien parental accompli. C’est ce que nous examinerons ici. La signification du lien parental ne se trouve-t-elle pas enserrée, et de ce fait à l’étroit, dans la réduction du sens au sang ?

La parenté adoptive : une parenté mise à nu

5À la figure du parent en majesté, placée sous le sceau du sang, du ventre et de la nature, fait face la déconfiture du parent adoptif. Nudité du parental dévêtu de l’aura de la nature. La parenté adoptive serait-elle placée sous le signe du moindre lien ? Fils de rien… que l’enfant adopté ; parent pauvre que l’adoptant ? La nécessité du lien biologique, qui fait prendre la fertilité naturelle pour la norme de la fécondité, met à la question la contingence du lien adoptif. À première vue, la parenté adoptive apparaît comme une parenté de seconde catégorie, une parenté de deuxième choix – adoptare en latin signifie choisir – lorsque l’échec cuisant d’une nature qui ne fait pas bien les choses se fait entendre. En effet, l’adoption peut bien n’être que la recherche continuée de l’enfant à tout prix, lorsque le corps crie l’insupportable silence de l’infertilité, ou lorsque les procréations médicalement assistées mesurent leur impuissance technique. Pourtant, là est la question. La genèse de la filiation suit-elle la trace du génétique ? La signification de la fécondité d’une transmission parentale s’épuise-t-elle dans la fertilité conjugale ? L’enjeu est d’importance. Il porte sur l’essence du lien adoptif comme modèle du lien parental.

6Qu’est-ce qui fait un vrai parent, qu’est-ce qui fait la vérité du parental ? On cherche la mesure-étalon, le juste étiage pour penser le lien de filiation, la « vraie » famille, la vraie mère, la norme du filial. Enquêtes génétiques pour s’assurer de la paternité, enquêtes historiques dans la recherche des « origines », traque des ressemblances qui sautent aux yeux comme le nez au milieu de la figure, etc., sont autant de façons de scruter en nos enfants cette semblance qui fait d’eux des êtres à notre ressemblance. Car l’air de famille paraît être un air naturel.

7S’il est une force de l’évidence, elle imposerait de dire du lien génétique qu’il sert de fondement et de norme au parental. La genèse du parent ou de l’enfant se décode dans le génétique, assure-t-on. Le naturel serait la norme. Ce que la nature dit, elle l’édicte. Ces affirmations, d’une splendide candeur, imposent l’autorité de l’hérédité. Parent pauvre alors que le parent adoptif, qui ne peut arguer de la nécessité de la nature pour justifier de son autorité ? Mais la parenté, pensée dans l’exclusive du biologique, ne feint-elle pas d’oublier alors que toute naissance attend sa reconnaissance ?

Fragilité de l’hérité

8Le renversement surprendra qui fait de la parenté adoptive l’expression figurée de toute parenté. Car l’institution de l’adoption est une destitution du congénital. Serait-ce outrance que d’affirmer « tous adoptants, tous adoptés ? » Statuer sur la parenté force donc à penser une juste balance de l’hérédité et de l’hérité.

9L’adoption ne se réduit ni à une stratégie vitale d’adaptation – adopter c’est s’adapter dirait l’éthologue –, ni à un simple jardin d’acclimation. La familiarité ne se résume pas à la « familialité », le familier, malgré toute l’affection qu’on lui porte, n’étant pas un membre de la famille. L’adoption, et toute filiation, place parent et enfant sous le signe du lien généalogique. Pas de filiation qui ne soit simultanément une affiliation. C’est ce qui justifie l’idée que la parenté adoptive n’est pas qu’une parenté de deuxième catégorie. « Pour vous qui suis-je ? » semble demander l’enfant adopté. Question fondamentale, elle touche littéralement au fondement de ce qui fait de nous des parents ou des enfants. On peut éviter par là de tailler trop court, faisant de l’adoption un moindre lien, figure d’un échec ou expression imparfaite de la norme biologique. Le parent adoptif n’est pas un ersatz de parent. On doit également éviter de tailler trop large, faisant du parent adoptif un super parent. On n’est pas plus ou moins parent, même si le lien parental connaît des formes d’investissements différentes. Le régime du lien adoptif est le régime ordinaire du lien parental, ni plus, ni moins. Or dire cela, c’est bouleverser le sens commun pour lequel le parent adoptif n’est pas tout à fait un parent comme les autres parce que ses enfants ne sont pas « ses » enfants biologiques – comme s’il était des enfants qui ne soient pas biologiques !

Imageries parentales : la famille et ses imaginaires

10Le langage ordinaire est porteur de ces envies de ranger propres à l’entomologiste : faire des classes pour enfermer l’essence du lien parental dans l’écrin de la certitude définitive. Ordonner le familial pour l’ordonnancer et le normer. Enfant naturel, enfant biologique, enfant abandonné, enfant trouvé, bâtard, enfant adopté, parent biologique, parent de naissance, mère de ventre, parent génétique, parent de cœur constituent un bestiaire révélateur. Ils instituent le lien de filiation en taillant dans le tissu de la nature et de la culture, du biologique et du symbolique. Certes, l’enjeu est là : quelle place fait-on à la nature dans la définition de la figure du parent ? Le geste parental conjugue ensemble la similitude et la différence, faisant de l’enfant un alter ego spécifique. Comment sortir de soi tout en restant soi ? Comment s’accommoder, dans la filiation, d’une apparition de l’altérité vécue autrement que comme une altération ? Le langage familial élabore ainsi plusieurs conjugaisons pour définir cette identité dans la différence qui fait de l’enfant un des nôtres, pour assurer la continuité du lien sous la discontinuité des générations. Pour ce faire, il convoque différents types d’images qui tentent toutes de faire vivre cette proximité dans la distance. Nous en retiendrons trois. Images du sang, du miroir et du tissage.

11Nous observerons au préalable que le divan familial est parfois un lit de Procuste. On coupe ce qui dépasse, on étire ce qui est trop court. L’espace familial est une construction qui normalise, parfois avec férocité, les distinctions ou les écarts. Il nivelle les différences, voire les refuse et les ignore, fabriquant de l’identité à partir de la ressemblance immédiate. L’autre qui paraît est alors perçu comme une pièce rapportée. Son étrangeté fait de lui un étranger. N’est-ce pas ce qui explique les secrets de famille taisant l’adoption d’un de ses membres jugée infamante ? Inversement, dans le cas des adoptions internationales où la différence affleure, est à fleur de peau, le geste adoptif réintroduit de la semblance par la reconnaissance de mimiques, de rites, de particularités typiquement familiales dont l’enfant porte l’héritage. Pari donc pour l’espace familial que de naviguer entre l’excès de différences, jusqu’à l’éclatement, et le souci des ressemblances qui risque l’étouffement.

Imaginaire du sang

12Le lien filial, dans l’adoption, dénonce le lien du sang. L’imaginaire du sang hante la filiation comme une norme implicite. Le sang fait sens, il est le sens du filial, pense-t-on… Mais l’alchimie sanguine n’est pas réductible à la chimie de l’hémoglobine. Bien avant les découvertes de la théorie cellulaire et de la génétique – il n’y a guère que deux cent cinquante ans pour la première –, le lien du sang racontait la continuité intergénérationnelle. Le fleuve des vivants signifiait son unité symbolique par la vie qui court en nous dans la liquidité sanguine. Matière réifiée, le sang devenait un condensé d’humanité où elle se serait tout entière cristallisée. Avant les récentes distinctions de l’inné et de l’acquis, le sang était le grand véhicule de la transmission. N’être pas de ce sang-là, être d’un sang, bleu, voire un sang pur pour ne pas dire un pur sang définissait une condition, une nature, voire une essence. La pureté du sang maintenait une identité individuelle et collective pensée en termes d’intégrité corporelle. Le sang est fondamental parce qu’il est fondateur lorsque la famille est pensée comme un clan.

13Nous sommes encore les héritiers de cette langue « sanglante » qui parlait du lien de filiation. En voici quelques exemples. Le registre national des naissances à Nantes déclare les enfants adoptés nés de leurs parents adoptifs. Les conseils généraux définissent la durée de la procédure administrative d’enquête préalable à l’agrément par la longueur de neuf mois – le temps d’une grossesse. La revendication autoritaire du dépistage génétique sert à définir la parenté autorisée, etc. Les enfants de cette famille ne sont pas tous de même sang. Obsession du génétiquement pur, de l’ethniquement pur, du nationalement pur. Comme si le sang transmettait des valeurs par l’hérédité. De ce point de vue, la figure adoptive est une figure de la contestation politique et sociale qui tord le cou aux orpailleurs du sang – comme si par filtrations successives on avait réussi à isoler une famille chimiquement pure, parfaite, libérée des défauts, et qu’à force de patience on était parvenu à une formule sanguine manifestant la pureté absolue de la race, de la tribu, du clan familial. Purification génétique à l’œuvre dans l’imaginaire des familles.

Image du miroir

14La figure du miroir est une autre façon de relier le même et l’autre dans le parental. L’image du miroir est une analogie éclairante du rapport de ressemblance et de différence qu’instaure dans l’espace familial la descendance des parents aux enfants. Elle engage la relation modèle-copie, elle suscite une logique de l’imitation. La filiation adoptive, pensée au prisme du miroir, interroge cette ressemblance car le miroir pointe l’écart du modèle et de son image, – fidélité et infidélité de l’image comprises. Aujourd’hui où l’image du clone hante la filiation comme la manifestation d’une exaltation du même – penser la parenté comme une re-production ou une répétition du même –, la figure du miroir est en crise. Ressembler à ses parents, « être tout le portrait de son père », signale la prégnance du thème du double et de la similitude dans le lien parental. « Les chats ne font pas des chiens » ! Appliquée à la filiation adoptive, la thématique du miroir est assez contradictoire, dans la mesure où, dans le miroir, l’écart modèle/copie est soit criant, soit opaque. C’est là l’héritage de la tradition platonicienne attaché à l’image. Qu’est-ce que montre ou cache une image ? Qu’est-ce qu’être à l’image de… ? En conséquence, l’enfant adopté est soit une image imparfaite, moindre être, quantité négligeable et à négliger qui fait que définitivement il ne sera jamais des nôtres, vilain petit canard ; soit au contraire, il est l’image révélatrice de l’essence du parental. Ambivalence de l’hostis familial : hospitalité et hostilité.

Imaginaire du tissage

15L’adoption formule la filiation dans d’autres catégories que celles de l’intégrité d’une pureté sanguine, ou d’une reproduction en extériorité à la façon du miroir. Elle pense une production en intériorité. L’adoption vit la filiation, l’identité parentale et filiale, moins en termes d’intégrité qu’en termes d’intériorité. Se penser comme parent ou comme enfant devient l’affaire d’une expérience intérieure de la liberté. L’adoption déconnecte la référence à la nature comme garantie de l’essence familiale. Ténu tissage du lien de filiation. La trame adoptive se vit fragile, connaissant la possibilité des déchirures parce qu’elle est entrée dans la filiation par la porte d’une blessure, celle d’une séparation inaugurale, ou du moins, initiale. L’adoption place la filiation sous la catégorie du tissage, du maillage. Faire de la filiation une affiliation articule la ressemblance et la différence, le même et l’autre dans l’imaginaire d’une texture serrée jusqu’à l’inextricable. Tel sera le tissu familial. Affilier c’est tricoter, adopter c’est relier.

16À l’heure où le paradigme informatique domine, cette figure du maillage familial peut encore être enrichie par l’imaginaire de la toile, du net. L’espace de la filiation est ainsi moins pensé en termes de racines qu’en termes de réseaux. L’intensité des échanges s’est substituée à l’antériorité des positions. Le milieu familial se mue en bourse d’échanges et en espace de transactions affectives, émancipée de la traditionnelle autorité parentale. Cette célébration de l’espace familial comme espace communicationnel d’une élection mutuelle peut expliquer que le lien adoptif soit présenté comme la figure de toute parentalité.

17Le lien adoptif trouve dans l’image du tissage deux axes qui permettent de le penser : la verticalité du généalogique et l’horizontalité du dialogique. Tissage et métissage familiaux tiennent ensemble le souci de la continuité généalogique – celui qu’assure la trame qu’est le nom de famille et sa mémoire vive –, et la reconnaissance de la différence, de la particularité irréductible de chacun dans le chatoiement des singularités qu’apporte chaque brin au tissu familial. Être lié ensemble : telle est l’essence du tissu. Telle est la signification même du mot « symbole ». Finalement, l’image du tissage qui donne à penser la filiation dit que l’affiliation est au plus haut point une opération symbolique.

Une parenté fragile

18Le geste adoptif envisagé comme modèle du parental consonne avec notre modernité. Le divan familial s’est fait l’espace d’une libre association. À l’ère de l’individu, l’adoption donne d’envisager le geste parental comme le choix d’une manière d’être soi. La modernité est individualiste. Entendons qu’elle est marquée par une émancipation de l’individu à l’égard de toutes les autorités instituées, à commencer par la norme familiale. Entendons également que l’individu exige que son choix personnel soit entendu, accepté et reconnu par l’ensemble du corps social. La requête adoptive dans le cas de l’homoéducation [2] illustre tout à fait ces deux aspects. Ceci n’est pas sans effets sur la famille. On en tirera plusieurs conséquences. Tout d’abord la famille, entendue comme essence immuable et intouchable placée sous l’autorité de la norme naturelle, est remise en cause. L’effacement de la famille consacre l’avènement de la parentalité. S’estompe la famille modèle, apparaissent des familles modules, dans leurs diverses compositions, décompositions et recompositions. On s’intéressera plus au lien familial qu’à son essence autoritaire et autorisée. Crise de la norme familiale : la parenté adoptive devient une composition parmi d’autres. Ensuite, on entre dans le familial par la porte de l’individu. Ceci s’entend en deux sens. D’une part l’individu veut prendre l’initiative dans sa manière de se concevoir et de se vivre dans l’espace familial, refusant de penser les rôles parentaux comme hérités, donc indiscutés et indiscutables. On veut choisir sa famille, là où l’on s’attendrait au fait que la famille nous choisisse avant même qu’on ait demandé quoi que ce soit. Dans ce contexte, l’enfant adopté devient un enfant comme les autres, et les parents adoptants des parents, tout simplement. Il n’est plus un « enfant naturel » comme on disait autrefois, il est naturellement un enfant. Indice significatif : la modernité individualiste a fait du rapport inconditionnel à l’enfant le lieu fondamental du familial, plus fort que le rapport conjugal. L’enfant fait l’objet d’une élection, il est choisi. On tient à l’enfant que l’on « a ». D’autre part, l’individu exige d’assumer seul la signification de son existence parentale. Monoparentalité, homoéducation, réagencements familiaux, adoption, médicalisation de la procréation dans les PMA, etc., participent de cette invention de normes parentales personnalisées. Familles plurielles. Enfin, la famille devient un des espaces de l’aventure personnelle. Au même titre que l’alpiniste extrême ou que le plongeur des profondeurs, l’avancée dans les terres du familial par le parent adoptif est devenue une forme de conquête personnelle, une exploration des continents de la filiation dont on élabore la cartographie. « Le père de famille, aventurier des temps modernes », disait déjà Charles Péguy. L’individu parent conjugue intériorité et authenticité, approfondissant, explorant et expérimentant comme unique et irremplaçable sa trajectoire temporelle du lien de filiation. Personnalisation du lien. L’adoption se fait avancée dans les eaux profondes de l’humanité pour en découvrir le fondement, l’assise.

19Parenté adoptive, parent fragile. Étrange oxymore terminal. On attendrait du parent une forme de majesté, une assurance de l’autorité qui s’accommode mal de la fragilité. Pourtant fragilité n’est pas faiblesse. Le parent fragile n’est pas un parent faible. Le parent adoptif, creusant la faille de la séparation dans l’union, inscrit l’attachement dans l’entre-deux noué et noueux de la maîtrise et du lâcher prise. Voilà ce que dit le parent adoptif dans sa pensée et son vécu du lien de la filiation : pour y avoir mis du sien, il n’y est pour rien.

20Dans la relation adoptive, la parenté se vit alors dans la mutualité. Mutualité, et non symétrie. La relation parentale est asymétrique, en ce sens que les parents proposent leurs mondes à l’enfant qui vient, transmettent, en un mot « élèvent », tandis que les enfants viennent au jour comme des nouveaux venus dans un monde plus ancien qu’eux. Asymétrie du familial. On est tombé dans la famille quand on était petit, avant même d’avoir eu son mot à dire. La famille, toujours, nous devance. Quant à la mutualité, dans le geste adoptif, l’adoption est réciproque. L’expérience adoptive récuse l’idée de « faire un enfant » au sens technique du terme. Les enfants font les parents qui les adoptent au moment même où ceux-ci les reconnaissent comme étant des leurs. Le parent fragile se reçoit comme parent de l’enfant qu’il adopte, au moment même où l’enfant est reçu par ces parents qui l’ont reconnu.

21Parent fragile que le parent qui trouve en l’enfance son éducateur : De cette vie qui vient je ne suis ni le maître ni le possesseur. Dans le geste adoptif, le parent se devine dans une filiation vécue comme une perte de maîtrise, qui n’est pas pour autant façon de perdre pied. La fragilité insiste sur cette tension féconde. Tout en éduquant, le parent apprend de l’enfance son indétermination, cette ouverture du champ des possibles, cette capacité d’exploration de plus vaste et de plus grand que soi dans l’irremplaçable et imprévisible don. L’enfant adopté est un enfant donné plus encore qu’abandonné. Grandeur de la fragilité qui s’abandonne au don de l’enfant. La parenté adoptive se fait alors le mémorial de la parenté comprise comme disponibilité et fragilité dans l’invention du poème de la filiation. Finalement la parenté adoptive rappelle la parenté à la disponibilité, l’ouvrant à l’incertaine promesse du devenir.


Mots-clés éditeurs : adoption, lien parental, affiliation, imaginaires de la filiation

Mise en ligne 02/04/2012

https://doi.org/10.3917/difa.012.0135

Notes

  • [*]
    Auteur de On ne choisit pas ses parents. Comment penser la filiation et l’adoption ?, Seuil, 2003.
  • [1]
    Littéralement « qui vient du père ».
  • [2]
    Le terme d’homoéducation qui désigne la responsabilité éducative exercée par un couple homosexuel nous semble plus juste que celui d’homoparentalité. Ce dernier, outre sa portée revendicatrice, feint d’oublier la dimension d’engendrement, réduisant la procréation à un problème technique ou secondaire. Enfin, il confond à tort le geste parental et la vie sexuelle conjugale. Pensons au ridicule qu’il y aurait à parler d’hétéroparentalité.
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