Intime et intimité
1Les thérapeutes familiaux psychanalytiques sont fréquemment confrontés aux problématiques de l’intime et de l’intimité. Ces notions ne sont pas dans le Vocabulaire de la psychanalyse, mais on en trouve de nombreuses définitions dans les dictionnaires classiques, notamment dans Le Petit Robert. Deux aspects s’en dégagent. Le premier versant évoque un fonctionnement sur un mode monadique où l’intimité referme le sujet sur lui-même, sur ce « qui est contenu au plus profond d’un être ». C’est ici « ce qui est intérieur et secret, privé et personnel ». La vie intime est «celle que les autres ignorent » et que l’on préserve en la gardant pour soi, celle qui est « tenue cachée » (journal intime, toilette intime, pensées intimes...). Mais on peut aussi partager de l’intime. C’est le deuxième versant, celui qui prend en compte le relationnel et les échanges en profondeur avec l’autre. L’intime est alors « ce qui lie étroitement, par ce qu’il y a de plus profond » (mélange intime, petit comité intime, fête intime). Avec ses intimes (les proches, les familiers), on est très unis (liaison ou relation intime) et on partage des secrets, de la vie privée (confidences). L’intimité entre deux amis est une « amitié dans une union étroite ». On dit « Etre intime comme les doigts de la main, comme cul et chemise, à tu et à toi... » Enfin, le dictionnaire décrit aussi l’intimité comme « l’agrément, le confort d’un endroit où l’on se sent bien », (un coin intime). La chaleur et la sécurité d’un lieu participent à la sensation qu’il est « familier » et de « se sentir tout à fait chez soi ». Déjà nous voyons que l’endroit procurant cette sensation de bien être rappelle l’intimité de la petite enfance dans la contenance familiale qui a assuré protection et sécurité. Cet espace du dedans, du privé, permet de délimiter ce qui est extérieur : le dehors et le public accessible à tous (domaine public, relations publiques).
2L’intimité contribue à la délimitation de l’espace psychique interne et favorise l’autonomie du sujet. L’expérience de l’intime est possible, grâce à l’aptitude à se séparer. A Eiguer (1999) écrit : « Intimité rime avec solitude, une solitude acceptable pour le sujet qui ira même jusqu’à la rechercher pour retrouver ses racines et se ressourcer ». A. Carel (1992) souligne : « L’intime est l’espace intrapsychique du sujet, celui de son quant-à-soi, où s’applique le droit au secret, implicite dans l’expression : jardin secret… espace dont la limite est du même ordre que celles du Moi et du corps ». S. Tisseron (2001) remarque que le petit enfant « imagine que tout ce qui se passe dans sa tête est vu ou entendu par ses parents ». Il prend souvent conscience de son intimité au cours d’une « découverte qui passe par l’invention d’un petit mensonge » où il expérimente le droit d’avoir un secret. P. Aulagnier (1976) rappelle l’importance du droit au secret comme « condition pour pouvoir penser ». Nous avons vu aussi que l’intimité permet d’avoir des échanges intenses avec les proches dans des partages intimes. A. Eiguer (1999) précise : « Outre l’intimité personnelle, il y a une intimité à deux … Quand deux êtres estiment s’entendre à merveille, unis par une vraie complicité, ils sont intimes ». Dans la sphère privée, les barrières tombent et la communication profonde et réciproque s’effectue dans une certaine transparence. S. Tisseron (2001) décrit un aspect particulier de l’intimité où le sujet va même jusqu’à faire l’exposition publique de son intimité. Pour cette aptitude à s’exprimer ainsi, l’auteur utilise le concept d’ « extimité » : « Il s’agit de communiquer à propos de son monde intérieur […] d’extérioriser certains éléments de sa vie, pour mieux se les approprier dans un second temps, en les intériorisant sur un autre mode… »
3Pour comprendre les deux aspects apparemment antagonistes de l’intimité, il nous faut retrouver le chemin de sa construction dès la périnatalité. Dans cette première période, l’ambiance familiale originaire offre au bébé l’expérience d’une intimité initiale dans l’indifférenciation et la fusion mère-bébé, parent-bébé, voire famille-bébé. C’est une intimité groupale que nous proposons d’appeler intimité première ou intimité primaire de la petite enfance. Progressivement, l’enfant s’approprie cette intimité familiale grâce à l’intériorisation des fonctions du groupe. Il acquiert la capacité de vivre psychiquement en dehors de l’objet pour atteindre le stade de l’intimité différenciée. Cette phase va de pair avec la construction du Moi et l’acquisition de l’identité : on pourrait parler d’intimité personnelle ou intimité secondaire. Nous verrons aussi que l’empreinte de la première intimité groupale dont l’enfant a bénéficié, permet la rencontre en profondeur avec l’autre : ici l’intimité relationnelle repose sur le partage et la résonance inconscients des groupes originaires de chacun. Parfois, l’accès à l’autonomie des membres de la famille est entravé et nous observons alors des fonctionnements familiaux prolongeant l’indifférenciation de la première intimité entraînant une intimité pathologique confuse.
À la recherche de l’intimité familiale
4Avant de décrire les vécus d’illusion primaire du bébé dans l’intimité première, observons comment les futurs parents préparent ce petit nid psychique qui accueillera le nourrisson. Dès l’attente de l’enfant, ils entreprennent un « voyage psychique » (E. Darchis, 2001) vers leurs racines à la recherche de leur propre intimité familiale d’autrefois. Ils retrouvent la façon dont ils ont été, ou auraient voulu être enveloppés, contenus dans leur enfance. Etre enceinte, c’est d’abord être à nouveau enfant soi-même ; la femme est nourrie du groupe fusionnel qu’elle constitue avec le bébé, avant même la naissance de celui-ci. Dans la complétude d’un corps commun idéal, sans limite et tout-puissant, on a la sensation de ne faire qu’un. Le partage d’une « substance commune » est en écho avec l’indifférenciation primaire des origines et peut se manifester à travers ce type de formulation : « En ce moment nous (moi et mon bébé) aimons les laitages », « Aujourd’hui, mon bébé est triste dans mon ventre, car j’ai pleuré ». Sont fréquentes la peur d’abîmer son bébé par les pensées comme les intentions prêtées au bébé. Dans la régression vers l’indifférenciation, la femme enceinte retrouve des besoins premiers infantiles, des affects et des émotions provenant de l’ambiance groupale de jadis : on connaît ses envies d’être entourée, comprise ou ses exigences, ses caprices.
5Elle supporte mal les frustrations et exige la réalisation de plaisirs immédiats. Les croyances expriment à juste titre l’idée qu’il ne faut pas contrarier une femme enceinte. Ce sont donc des retrouvailles au plus profond de soi avec l’intimité première de l’enfance de la mère, voire des deux parents. Ce mouvement réactualise le noyau indifférencié, ce moi primitif qui remonte au groupe d’origine, alimenté de générations en générations. Le moi primaire, remis au jour, contient l’autre en nous, le groupe qui nous a procuré une contenance sécurisante et protectrice.
6La femme enceinte sollicite l’entourage pour partager son intimité d’origine afin de mieux se la réapproprier ensuite. La contenance ancienne est transformée sur un autre mode dans un travail de ré-introjection (Abraham et Torok, 1976). Les futurs parents se relient au terreau ancien, premier contenant des vécus primitifs, pour mieux réaménager ensuite, dans la différenciation, le matériel des origines et construire une nouvelle famille, un « nouveau conteneur», selon R. Kaes (1979), dans la succession et la différence des générations. En parcourant à nouveau le chemin de leur autonomisation, ils revisitent les conflits et les étapes de leur croissance pour réorganiser les images incorporées et pour transformer avec souplesse leurs identités et identifications. La relation de l’enfance doit pouvoir être modifiée et restructurée pour construire un nouveau mode de relation. Ce processus demande une capacité à « s’individuer » et à se séparer de son enfance : la capacité, pourrait-on dire ici, d’être seul face à sa famille d’origine, à construire une nouvelle intimité familiale. Cette matrice psychique qui préexiste à l’enfant est définie par A. Ruffiot (1981) sous le terme d’appareil psychique familial, qui rend compte, dit-il, « de ce travail de régression, de fusion et de communication inconsciente entre la psyché des parents et celle de l’enfant ». Il parle d’un « branchement de la psyché parentale sur celle du bébé, venant régresser à ce mode de fonctionnement primaire qu’est celui du bébé, et qui était le leur à leur propre naissance ». Winnicott (1949) appelle « préoccupation maternelle primaire » ce processus qui organise la maternité. Dans cet état de « folie normale » nécessaire pour acquérir la délicatesse et la sensibilité maternelles, la femme court un risque, dit-il : « celui d’être vulnérable. […] Il faut qu’elle soit capable d’atteindre ce stade d’hypersensibilité, presque une maladie. […] Elle doit être en bonne santé, à la fois pour atteindre cet état et pour s’en guérir quand l’enfant la délivre. »
7C’est donc grâce aux retrouvailles avec cette ambiance intime primaire que les parents pourront se différencier ensuite de leur famille d’origine. Ils pourront être à l’écoute du besoin d’intimité groupale du bébé tout en différenciant de leurs propres vécus internes, les besoins primaires et les détresses les plus primitives de l’enfant.
L’intimité groupale après la naissance
8Pour le bébé, la phase d’intimité groupale primaire s’exprime dans la relation fusionnelle mère-bébé ou, au sens plus large, dans l’environnement maternant-bébé, comprenant le père et la famille. La psyché immature du bébé est contenue dans celle de ses parents qui le nourrissent, l’apaisent. Ce stade renvoie, entre autres, aux concepts d’illusion de D. W. Winnicott et de fonction alpha de W. R. Bion. Cette période d’indifférenciation dans un lien narcissique primaire anobjectal offre à l’enfant un bain d’intimité primaire dans l’intersubjectivité. C’est un monde compatible avec son besoin d’omnipotence. Sortant du corps de la mère, il a besoin de continuer à ressentir avec son entourage une totalité dans laquelle il se fond et se confond. G. Decherf (1998) parle d’un « tronc commun indifférencié » dans la famille, caractéristique des premiers temps de la vie. Ce vécu indifférencié s’exprime souvent, chez les parents, à travers un type de formulation qui entre en résonance sur le mode sensoriel avec le corps parental et familial : « Il m’a fait une fièvre », et plus tard, « Quand il tombe et que ça saigne : ça me coupe les jambes », « Il nous a rapporté une bonne note ».
9La montée de lait chez la mère au moment où l’enfant s’apprête à réclamer le sein représente aussi un autre exemple de résonance groupale et d’indifférenciation primaire normale. L’indifférenciation est source de plaisir, mais c’est aussi une défense majeure contre la perte, contre les angoisses de mort, contre les différentes angoisses d’évolution (autonomisation, solitude, séparation). Cette phase d’intimité primaire parent-bébé a donc un rôle de protection contre les vécus insupportables, persécutifs et dépressifs du bébé. Dans la contenance sécurisante, l’enfant va pouvoir émerger psychiquement du fond, du terreau de cette substance commune. La psyché de l’enfant va prendre naissance dans le corps familial fantasmé, véritable creuset groupal onirique.
10Dans cette phase, le bébé oscille entre la satisfaction d’intimité groupale sur place et le repli narcissique où il se recentre sur lui-même en prolongeant cette satisfaction dans l’hallucination de la fusion mère-bébé. Cet accès à l’auto-érotisme permet au nourrisson de rêver les liens groupaux famille-bébé, en dehors de la présence réelle. Ce fonctionnement est à la base de la construction de l’intimité secondaire.
La construction d’une intimité secondaire différenciée
11La période d’intimité primaire devrait être limitée dans le temps, si les parents souhaitent faire de leurs enfants des êtres autonomes en possession d’une intimité propre et personnelle. L’enfant évolue alors vers cette deuxième phase ou second moment organisateur qu’est celui de la désillusion. Les travaux de Winnicott sur la désillusion et de surtout de M. Klein sur la position dépressive rendent compte de cette phase nécessaire et capitale, avec les notions corollaires de frustration progressive, de renoncement à l’omnipotence. Il s’agit donc de dépasser l’illusion de la phase précédente pour accéder à la réalité, à l’autre que soi. L’intimité devient relative et l’enfant doit supporter la discontinuité des soins. La mère frustre progressivement l’enfant et favorise ainsi, par le manque, le développement de l’activité mentale et le recours aux satisfactions auto érotiques. Avec la frustration intervient la différence, le conflit, le désir. Avec le désir, l’interdit. L’enfant accède ainsi au fantasme, au rêve, éléments qui fondent un espace personnel interne et un soi intime; il s’inscrit dans le temps et les différences sexuelles et générationnelles. Toute cette évolution ne peut se faire sans un travail sur la dépression en rapport avec le deuil d’une mère pour soi tout seul.
12À ce stade l’enfant soulage ses angoisses de séparation avec un objet transitionnel ou objet intime qui représente la relation mère-bébé, groupe premier que l’enfant emporte avec lui dans son espace intime. Les mécanismes d’introjection favorisent l’autonomisation relative et la construction de l’intimité secondaire. « Dans la mesure où l’espace interne devient « habité » par l’image inconsciente de la mère, l’intimité est reconnue comme telle » souligne A. Eiguer (1999). Avec la présence de cet objet groupe emporté en soi, l’enfant peut exister pour lui-même, peut advenir en son nom propre, dans la différence. À cette étape, le sujet a intériorisé une bonne contenance, pour être à lui-même son propre parent avec la capacité de s’auto-materner ou de s’auto-paterner. C’est la phase d’accès à l’individualité, à la singularité et à ce qu’il est convenu d’appeler relation d’objet. Ce fonctionnement suppose un soi autonome face à un objet qui l’est aussi. À cette étape, l’enfant rencontre l’autre dans la différence et les parents l’aident en délimitant eux-mêmes les intimités de chacun, ainsi que celles du couple, de la famille. C’est donc dans l’intimité de la famille, dans la contenance familiale favorable que l’enfant accède à sa naissance psychique avec la construction d’un espace interne.
Un écho groupal dans l’intimité relationnelle
13Avec la capacité d’être seul, le sujet peut rencontrer un autre séparé et différent de lui : « Je serai l’intime de quelqu’un si je peux rester seul(e) avec lui, en sa présence… », écrit A. Eiguer (1999). Mais l’auteur dégage aussi « la notion de lien narcissique appliqué au groupe » qui, dit-il, « voit opérer en son sein des forces soulignant l’identique… Mettant en avant les aspects les plus indifférenciés de sa psyché, chaque individu voit dans l’autre, ou les autres, une partie de lui-même ». Au plus profond de notre narcissisme primaire, habite un monde en grande partie inconnu de nous-mêmes, qui vient resurgir dans les rencontres intimes en trouvant un écho dans les profondeurs inconscientes de l’autre. Le caractère identique des vécus originaires résonne dans la relation avec les intimes. Les émotions esthétiques premières ont laissé au fond de la vie psychique de chacun, des vécus comparables et des traces susceptibles de réapparaître dans les grands moments de la vie. La relation d’objet esthétique, concept proposé par G. Decherf (2000) à partir des travaux de Meltzer, permet de vivre des expériences profondes avec l’autre où l’on rencontre la « beauté du monde », reflet extérieur du bien-être premier et de l’omnipotence perdue. On pourra nouer des relations dans le plaisir (ou le déplaisir) et retrouver dans le lien avec l’autre des expériences esthétiques positives ou négatives, en écho avec des vécus premiers. C’est « le chez soi, l’antiquement familier d’autrefois » (Freud, 1919) que l’on retrouve dans une rencontre intime lors de la levée du refoulement. Ces expériences intenses pleines d’émotions esthétiques premières émergent, en particulier, lors de l’arrivée d’un enfant ou dans la rencontre amoureuse. Dans cette dernière, par exemple, les échanges intimes donnent la sensation de connaître l’autre « comme soi-même », avec des sentiments étranges comme les vécus de gémellité ou ceux de transmission de pensée : « Quand je pense à lui, c’est alors qu’il me téléphone ! ». Ce mélange des parties les plus profondes de chaque être, cette mise en commun des noyaux indifférenciés, témoigne de la présence du groupal dans les échanges intimes. Le moi premier indifférencié fait écho avec le groupal de l’autre et donne la capacité de partager en profondeur. A Ruffiot (1981) dit : « Ce moi-non moi est la part de l’individu ouverte, vouée à l’autre. Il est l’autre en nous. Il est par essence groupal et collectif ».
Clinique de l’intimité confuse
14En cas de défaillances de la contenance familiale, l’enfant reste dans l’indifférenciation pour ne pas souffrir ou sombrer dans des angoisses catastrophiques archaïques. La construction de l’intimité secondaire est entravée et le sujet fonctionne au niveau d’un narcissisme primaire, dans des liens intimes pathologiques, rattachés aux lacunes dans les processus d’illusion et de désillusion et au prolongement de l’indifférenciation. « Quand je suis pas bien, je sais que mon enfant va mal à cet instant, même s’il est loin de moi… Je connais à distance toutes ses sensations ». Le sujet, prisonnier du groupe d’origine, ne trouve pas ses limites et a du mal à délimiter les espaces : internes-externes, dedans-dehors, public-privé. Il s’en défend en mettant l’autre à distance pour ne pas être lâché ou en l’utilisant dans une proximité excessive pour ne pas être séparé. Ces deux défenses souvent coexistantes ou utilisées dans l’alternance créent des liens d’emprise paradoxaux.
15Le groupe familial de Michèle, patiente boulimique, semble vivre hors du temps, sans passé, sans projet. « Ils sont immobiles…» dit-elle des membres de sa famille. Quand Michèle a douze ans, son frère tente un rapport sexuel avec elle, tandis que le père a des relations incestueuses avec la sœur. Le frère plongera dans la toxicomanie. Rien n’est dit, rien n’est évoqué de ces actes dans cette famille qui fonctionne dans l’indifférenciation. Ils vivent sans intimité personnelle, dans un excès de proximité avec, par exemple, une salle de bain dans le couloir qui sert aussi de passage. D’ailleurs, l’indifférenciation se manifeste souvent dans les rêves et le matériel onirique : « Je suis dans une salle de douche commune et quand je tire le cordon de la douche, l’eau sort en même temps des autres pommeaux de douches ». Michèle préfère vivre seule et se retrouve comme ces patients toujours en partance, dont les relations sont à peine ébauchées. Elle ne veut pas s’installer avec son ami qu’elle connaît pourtant depuis 10 ans : « on n’a pas d’avenir ». Ses désirs sont reportés sur des projets non accessibles, dans l’illusion. C’est ainsi qu’elle se protège de la perte. « Un jour, je trouverai l’homme idéal pour fonder une famille », dit Michèle, qui a quarante ans, mais qui passe son temps à se remplir de « cochonneries ». Elle s’achète un kilo de pâté et du pain qu’elle avale avec frénésie en rentrant du travail. Quand elle a envie de gâteaux, elle descend chez le pâtissier, pour en acheter plusieurs qu’elle mange d’affilée, aussitôt rentrée. Elle a souvent honte de céder, de grossir et souffre de ne pas être comme les autres. Elle a aussi l’impression d’être vide et de ne pas savoir qui elle est. Elle retrouvera progressivement des émotions intenses d’abord hors représentations et silencieusement douloureuses, sur lesquelles elle mettra des mots grâce à la contenance de la situation thérapeutique ; elle comprendra au plus profond d’elle le recours à l’indifférenciation comme mécanisme défensif qui réduisait ses souffrances et ses angoisses mais qui, en même temps, l’empêchait de ressentir les émois susceptibles de l’attacher à l’autre ou de le perdre. Le travail de la thérapie lui donne accès à d’autres rêves et d’autres désirs: « Dans mon rêve, je suis dans une salle de bain et je jette avec violence par la fenêtre tout ce qui n’est pas à moi ». Une autonomisation progressive lui permet de construire son monde intérieur et intime. Elle s’ouvrira dans une rencontre amoureuse où elle pourra enfin s’engager en profondeur.
16Dans l’intimité pathologique le sujet fonctionne souvent dans la maîtrise et le déni de ses besoins ou de ceux de l’objet. Mais cette intimité utilise aussi l’autre dans des rapprochements étroits, tyranniques et violents ou dans des liens paradoxaux tour à tour intrusifs ou trop lâches. Ces sujets sont souvent en difficulté pour construire une nouvelle famille. Soit la filiation est interrompue comme dans le cas de Michèle, soit les nouvelles intimités familiales sont confuses. Les parents fonctionnent dans ce que nous avons nommé, G. Decherf et moi-même (1999) : la « parentalité confuse » par manque de discrimination entre le groupe interne d’autrefois et la nouvelle famille, entre le bébé interne du parent et le bébé de la réalité. La parentalité confuse est caractérisée par la confusion entre les besoins infantiles et narcissiques du parent et les besoins de l’enfant réel. Dans l’incapacité de se différencier, le parent reste en quête de cette intimité première et il maintient l’enfant dans une confusion qui ne lui permet pas le désillusionnement et l’autonomie. Il le tient dans une proximité abusive, voire un climat incestuel ou dans l’inceste ou alors il le laisse dans des vécus d’abandon en lien avec son indisponibilité.
17À l’arrivée du premier enfant, la famille D. traverse une période de grande crise et le couple en conflit envisage une séparation : les désaccords orageux sont parfois accompagnés de violence physique. Ils ne peuvent offrir une contenance intime et sereine au bébé. Durant cette première maternité, Mme D. est débordée d’angoisses et fait des cauchemars : elle se sent «exclue et abandonnée » par son mari qui ne la soutient pas face à sa belle-mère. Celle-ci, en effet, envahissante et « persécutante », se propulse de façon nouvelle sur la scène familiale. Mme D. souhaite retrouver l’intimité de son couple en envisageant de ne plus revoir sa belle-mère. M. D., encore très dépendant de sa mère, ne veut contrarier personne et il se sent déchiré entre deux positions : soit profiter de sa mère qui pour la première fois l’investit par l’intermédiaire de ce bébé, soit se positionner contre sa mère pour protéger sa femme en répondant à sa demande, c’est-à-dire en mettant ses parents à distance. Dans son enfance, il a souvent été livré à lui-même, ballotté de droite à gauche et il n’a pas bénéficié d’une intimité familiale satisfaisante. Sa mère, traumatisée quand elle était petite par le décès d’une sœur morte à deux ans, après une longue maladie, ne peut pas exercer une contenance parentale favorable envers ses deux garçons (M. D. et son frère). Elle « fuit » sa famille en s’investissant professionnellement. Plus tard, à l’arrivée de sa petite fille, cette grand-mère inverse le niveau de la contenance familiale qu’elle exerçait à l’égard de ses enfants : d’une contenance familiale insuffisante, elle passe à une contenance familiale excessive dans le contrôle. Elle veut conseiller, dominer, critiquer la nouvelle « petite famille ». Elle dit, par exemple, à sa belle fille : « Arrête d’allaiter ! Ton lait est mauvais pour le bébé qui va devenir cadavérique ! », confondant inconsciemment sa petite-fille avec sa petite sœur morte. Le grand-père et son fils tout jeune père sont passifs, sidérés et laissent faire cette grand-mère dominatrice dont les comportements de « grand-parentalité confuse » engendrent des vécus angoissants chez les descendants. La grand-mère, en dominant son entourage, maîtrise ou tente de maîtriser son traumatisme et sa propre confusion. Elle fait vivre aux autres membres tour à tour des angoisses d’abandon et de lâchage, puis des angoisses d’intrusion et d’étouffement. Cette alternance de la contenance familiale exprime, par une défense, la parentalité confuse. De son côté, Mme D. vient d’une famille qui a fonctionné dans un lien très serré. Elle a vécu l’excès de proximité dans l’intimité familiale avec une mère exerçant une relation d’emprise à l’égard des membres de la famille. Ce comportement arrangeait le père déprimé depuis l’enfance, orphelin suite à l’abandon de sa mère. Mme D. se sent maintenant lâchée par sa mère qui la délaisse et victime d’intrusion de la part la belle-mère.
18Le travail psychanalytique en famille porte principalement sur les traumatismes transgénérationnels, sur l’alternance des contenances défaillantes et sur la nature des liens qu’ils ont déterminés : intimité insuffisante et lâchages ou intimité excessive dans la proximité. M. D. fait alors un rêve : « Je suis dans une baignoire avec ma femme et ma mère est à la porte de la salle de bain. Je sais qu’elle va entrer et cela m’angoisse ; je me réveille en sursaut ». En écho Mme D. raconte des rêves angoissants où son mari la délaisse pour d’autres femmes. Ces rêves illustrent l’abandon des parents et leur intrusion dans la vie intime. Dans la sécurité du cadre et grâce à l’analyse du transfert, portant notamment sur la peur d’un lien trop serré dans la thérapie et sur la demande de ne pas être lâché, la petite famille pourra prendre du recul et réorganiser des relations plus solides et plus intimes. Progressivement la famille, qui s’agrandit, acquiert une autonomie en aménageant une plus juste distance avec la famille élargie et en construisant de nouveaux espaces intimes personnels, conjugaux et familiaux.
19En conclusion, dans l’intimité confuse les sujets organisent la famille en rapport avec leur premier groupe d’origine qui les a laissés dans le besoin vital de l’autre pour survivre. La relation d’emprise et le contrôle protègent du manque et maintiennent la famille dans l’indifférenciation. Mais sans manque, il n’y a pas de place pour le désir et pas d’espace pour la rencontre. Lorsque les parents n’ont pas offert au bébé une intimité groupale différenciée par rapport à leurs propres groupes d’origines, l’intimité est souvent manquante dès la périnatalité.
Bibliographie
Bibliographie
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- Decherf G. & Darchis E. (2000) « Aspects clinique de la fonction paternelle/ Télémaque à la recherche du père », Rivage, La fonction paternelle, n° 12, Rouen, Edition du Groupe Haut Normand de Pédopsychiatrie.
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- Kaës R. (1979), in Crise rupture et dépassement, Dunod.
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