1Le lien fraternel trouve son enracinement psychanalytique dans l’œuvre de Freud Totem et tabou. Le statut du frère est inséparable du meurtre du père primitif considéré par Freud non comme un mythe mais comme une réalité à l’origine de l’humanité, prenant des proportions non seulement d’acte fondateur de la culture mais aussi d’organisateur de lien social. Le meurtre du « père » instaure les fils en tant que frères : « Les “frères” se rassemblèrent, dit Freud, ils haïssaient le père qui s’opposait à leur besoin de puissance et à leurs exigences sexuelles mais en même temps, ils l’admiraient ». La culpabilité éprouvée par les frères donne naissance aux deux tabous organisateurs des liens familiaux : le respect du totem, symbole du père et l’interdit de l’inceste. Cet interdit venait éviter que les frères ne s’épuisent dans une nouvelle rivalité fratricide, ce qui fut la funeste destinée des enfants d’Œdipe.
2Le groupe fraternel repose sur un lien libidinal, lien qui trouve son ancrage dans le vécu de sentiments partagés : haine commune envers le père et sentiment d’impuissance face à lui. C’est ce lien, par sa force en même temps que par son actualité, qui maintient la cohésion du groupe fraternel au travers d’un complot jamais oublié, complot d’alliance scellé par le repas totémique fondé sur le partage des restes de la dépouille du père.
3La psychanalyse s’inscrit en faux contre les représentations trop simplistes du lien fraternel : amour, rivalité, respect réciproque par rapport à une filiation commune. Le lien fraternel est la base de la construction de l’altérité, il en décline toute la complexité et en détermine tous les avatars.
4Le lien fraternel n’est pas la relation. Celle-ci peut être conflictuelle ou pas, proche ou lointaine, tendue ou sereine. Le lien fraternel se construit au sein d’alliances inconscientes où se répondent culpabilité, ambiguïté et désir. Le lien fraternel s’origine dans les liens de filiation, et peut en combler les failles. Il articule les aléas de la transmission généalogique qui est diffractée dans la fratrie. Le lien fraternel fait tenir ensemble le groupe fraternel qui partage la même histoire et le même héritage. À charge pour lui de transmettre cet héritage en le transformant pour assurer la continuité de la famille. Dans l’espace du groupe fraternel, ce qui est en souffrance (dans les deux sens du terme) du transgénérationnel vient s’exprimer, tenter de se métaboliser.
5Les aspects narcissiques du double fraternel idéalisé sont aussi très importants avec tous les processus d’individuation et d’identification qui en découlent. Dans la construction de l’altérité, le frère constitue une image spéculaire du moi. C’est ce que J. Lacan a développé dans le complexe de l’intrusion, où le double fraternel permet d’appréhender le corps dans sa globalité, participant au début du processus d’individuation.
6L’importance du lien fraternel dans la construction de la vie sexuelle est également fondamentale (découverte de la différence des sexes, pulsion incestueuse, libido homosexuelle).
Les potentialités du groupe fraternel
7Le groupe fraternel se construit et fonctionne comme un espace psychique commun où chaque membre dépose un pan de son histoire personnelle et aliène une partie de son espace subjectif. Il est pour une part la matrice de son espace interne et de sa subjectivité. En effet, c’est dans le groupe familial, dont la fratrie est un constituant majeur, que se nouent les contrats narcissiques, les alliances inconscientes et les modèles identificatoires qui vont orienter, déterminer et parfois dévoyer tous les choix d’affiliation futurs. De nombreux exemples nous en sont donnés dans la clinique des couples en rupture, et parfois dans les péripéties de nos vies associatives.
8Il est fréquent d’observer que le lien de couple se fonde sur une reprise des enjeux de la filiation déjà éprouvée et remaniée dans les relations et positions fraternelles. Ainsi une femme après une première union avec un homme violent et alcoolique, se plaint de la violence latente de son second mari. Si pour la première union, c’est la relation œdipienne à un père violent et alcoolique qui semble avoir été à l’œuvre, elle va découvrir qu’auprès de son second mari il s’agit pour elle de « retrouver » une relation incestueuse avec un frère violent et tyrannique. Les sentiments incestueux entre une sœur et son frère ne sont pas seulement des déplacements de la problématique œdipienne, ils constituent aussi une dynamique conflictuelle où se rejoue la relation primaire à la mère sur fond de relation franchement génitalisée.
9Le lien fraternel démontre sa force quand des événements profondément traumatiques ont provoqué une rupture ou un affaiblissement du lien de filiation. Dans les cas d’isolement ou de séparation de la famille d’origine, le lien fraternel constitue le seul reste de l’attachement primaire.
10Nous retrouvons la force et la résistance du lien fraternel pour assurer et assumer la continuité du groupe familial dans les cas de fratries placées ensemble dans des structures d’accueil et dans les cas de fratries adoptées dans une même famille. Dans ces circonstances extrêmes, mais exemplaires, la continuité du groupe familial repose sur le groupe fraternel.
11Quand un événement (décès ou maladie grave des parents, abandon des enfants, recomposition familiale) vient à isoler le groupe fraternel, c’est une épreuve de solidarité pour la fratrie. Bien sûr, il va falloir revivre les conflits irrésolus et les tensions latentes, mais aussi cela peut susciter un renforcement des liens fraternels et une recombinaison de ceux-ci par rapport aux parents absents.
12Dans les situations particulières d’isolement du groupe fraternel, souvent en raison d’événements traumatiques, il est remarquable de voir comment les liens fraternels souffrent, tiennent bon et recomposent ensemble un nouveau groupe familial.
13Au cours du placement dans les foyers institutionnels, on peut observer fréquemment que les fratries se soudent, apparaissent comme un bloc compact contre ce qui de l’extérieur pourrait menacer leur union groupale. Parfois ces comportements sont à l’opposé de ce qui se vivait dans la famille avant le placement. Tout se passe comme si l’effet traumatique de la perte et de la séparation était contenu, jugulé par l’investissement narcissique du lien fraternel.
14Les nouveaux liens vont s’organiser par rapport à la place que les parents leur avaient accordée ou refusée. L’injustice vécue, réelle ou imaginaire, la jalousie, l’envie destructrice vont s’estomper devant l’impérative défense contre le manque.
15Dans de nombreux cas de fratries placées ensemble dans des structures d’accueil, nous pouvons repérer la fluctuation des places et des rôles dans la fratrie qui vient pallier la perte du ou des parents tutélaires, peut-être aussi tenter de la nier.
16La sœur aînée prend, par exemple, la place de la mère, avec toutes les résonances que cela peut avoir. Le cadet s’occupe et défend le puîné. Les plus petits se laissent « porter » par les autres. Dans la fratrie, s’opère une régularisation des rapports, une « normalisation » des rivalités. La tyrannie des aînés, la recherche de domination des uns sur les autres s’orientent vers un fonctionnement plus solidaire.
17Dans la situation post-traumatique, la groupalité se renforce par des éprouvés collectifs, par la valorisation de l’appartenance et par les décharges pulsionnelles que le groupe autorise et contient. Les frères et sœurs s’enferment dans un monde à eux, avec leur langage, leurs pactes et leurs secrets.
18L’étayage par le corps est, dans ces cas, caractéristique pour combler le manque, dans l’illusion groupale de complétude narcissique. L’observation des fratries placées en institution révèle que le lien fraternel répond aux carences vécues par une qualité nouvelle d’attachement entre les membres de la fratrie et par la création d’une enveloppe commune, restauratrice, constituant une marque identitaire d’appartenance (souvent la seule qui reste). Le groupe fraternel devient contenant des affects et des représentations traumatiques ce qui rend, le plus souvent, l’indication d’une psychothérapie familiale de fratrie tout à fait nécessaire.
19La thérapie familiale de fratrie permet l’approche de l’histoire familiale, une reconstitution lente, avec la participation de chacun, de la constellation familiale. La continuité généalogique devient support de la transmission, grâce à ce patient travail de tissage. En effet, une des fonctions essentielles du lien fraternel est d’assurer la transmission entre les générations. Le groupe fraternel constitue de ce point de vue une entité susceptible de fournir un vecteur et un organisateur par rapport à une contenance généalogique défaillante.
Résilience du groupe fraternel
20La résilience est un mécanisme de défense individuel qui déploie une aptitude à résister à la souffrance. La résilience est un terme relatif à la physique des métaux et concerne la technologie de l’acier. Il caractérise la ductilité de l’acier et plus particulièrement sa résistance aux chocs et exprime le travail nécessaire pour le rompre. La résilience d’un métal est son aptitude à reprendre sa structure après-coup. En psychologie, il s’agit de la capacité à se remettre de ses blessures, dans des situations où la vie intérieure permet de faire face aux événements extérieurs.
21Selon Boris Cyrulnik, « le concept de résilience, qui n’a rien à voir avec l’invulnérabilité, appartient à la famille des mécanismes de défense, mais il est plus conscient et évolutif, donc maîtrisable et porteur d’espoir ». Les exemples de la littérature ou de la vie que cet auteur cite dans son livre Un merveilleux malheur relatent des histoires d’enfants seuls. Cependant les travaux sur les enfants « à risques » montrent que le pronostic est moins sombre quand l’enfant dispose autour de lui de « quelques tuteurs de développement ». Un frère ou une sœur peut être ce tuteur dont la présence offre un étayage.
22Mais il peut exister une valeur de résilience dans la force, la résistance du lien entre deux personnes. De par ses qualités spécifiques, le lien fraternel est apte à générer une résistance « aux chocs psychologiques » d’une grande amplitude. La force de résilience des liens fraternels s’appuie sur la nécessité impérieuse de la transmission générationnelle au travers du partage des origines et des objets d’amour qui unit plutôt qu’il ne divise, solidarise plus qu’il ne donne prise à la jalousie. Boris Cyrulnik pense que la résilience n’est pas à rechercher seulement à l’intérieur de la personne, ni de son entourage, mais entre les deux, parce qu’elle noue sans cesse un devenir intime avec un devenir social.
23Dans les fratries blessées par des épreuves douloureuses comme l’abandon, l’isolement, la perte des parents, avec en plus le déracinement, l’arrivée dans un pays étranger comme c’est le cas dans les adoptions, différentes formes de résilience sont créées par les enfants en souffrance. L’adoption est toujours un traumatisme qui en concentre plusieurs, d’autant plus s’il s’agit d’enfants adoptés à l’étranger. La présence d’une fratrie adoptée sera souvent un facteur d’aide déterminant même si parfois s’installe un clivage au sein de la famille adoptive entre les parents et les enfants.
Un cas clinique
24J’ai reçu pendant quelques mois une famille qui a deux enfants adoptés dans un orphelinat polonais à l’âge de 7 et 5 ans. Maintenant adolescents, ils ont 17 et 15 ans et la famille explose, avec une extrême violence dans les mots et dans les affects. Si à l’extérieur de la maison les deux garçons sont des anges, à l’intérieur les parents décrivent l’enfer au quotidien et le règne de la terreur, à tel point qu’ils ont fait appel au juge des enfants.
25Les conflits verbaux et les affrontements physiques ont pris des proportions hors du commun, venant réactualiser et le vécu d’abandon des enfants et la blessure de la filiation pour les parents. Le lien adoptif ne semble pas s’être construit, l’affiliation n’a pas eu lieu. Les deux ensembles parents et enfants n’ont pas pu fonder un pacte d’alliance tant ils étaient pris dans une histoire étrangère. Réfractaires l’un à l’autre, ces deux ensembles se repoussent sans jamais se laisser « affilier » par l’autre. Au cours de la thérapie familiale, de nombreux éléments illustrent cet état de la famille.
26Les parents ne peuvent plus rien maîtriser, ils perçoivent les enfants comme des pilleurs de réfrigérateur, des voleurs qui font effraction. Ils se sentent « maltraités » par leurs enfants. Les enfants complotent, se liguent pour transgresser les interdits ou les restrictions, ils ont des codes et un monde à eux.
27Dans les séances, la première rencontre commence à être mise en mots, elle commence à se représenter avec le ratage, le malentendu que celle-ci comporte toujours. Cette « naissance adoptive » n’implique pas seulement, comme dans une naissance biologique, le deuil de l’enfant imaginaire, mais aussi, comme dans un deuxième temps traumatique, le deuil impossible d’une famille naturelle pour les parents comme pour les enfants.
28Dans cet exemple, même si les parents se sont conformés aux « visites préliminaires » et s’ils avaient pris un interprète pour parler aux enfants, cette rencontre eut lieu dans la confusion des sentiments et des attentes, pour ce qu’ils peuvent s’en remémorer maintenant. Ce moment-là, avec la forte intensité émotionnelle qui en fait justement la qualité traumatique, est un moment de ratage où la demande des uns ne correspond pas à l’attente des autres. Même s’il est évident pour les parents que leur démarche avait été entreprise pour le bien des enfants, ceux-ci avaient pu la vivre à l’opposé, comme un enlèvement, un rapt. Dans une de leurs rencontres, l’aîné avait craché sur son futur père qui l’avait giflé en retour (nous retrouvons ici le point d’origine de la violence actuelle). Le garçon explique qu’il avait pensé être en présence du père « d’abandon ». Selon les souvenirs du plus jeune, celui-ci pensait que ces gens apportaient des cadeaux mais il se refusait à penser qu’ils allaient l’emporter dans un pays étrange et inconnu !
29Comment des parents venus faire sortir un enfant « d’une institution de type carcéral » peuvent-ils comprendre que l’enfant soit aux prises avec de telles projections ! C’est bien la puissance traumatique de l’abandon qui vient s’exprimer dans ces actes, dans ces non-dits ou non-entendus hors de toute logique parentale.
30Bien sûr, le temps de l’adolescence pousse à son paroxysme les tensions familiales (et c’est très souvent le cas avec des enfants adoptés à l’étranger devenant adolescents) au point de mettre en cause, jusqu’à la rupture, le lien d’affiliation et de compromettre du même coup l’espérance filiative.
31Le rejet massif des deux parties dans cette famille était très actif, comme une greffe qui n’aurait pas pris et dans ce contexte, le groupe fraternel faisait front, se coalisant contre les parents. La situation était devenue tellement insupportable que la mère était partie de la maison et dormait à l’hôtel en attendant une décision de placement pour l’aîné. Le groupe fraternel, soudé dans la révolte, revendiquait la vérité sur son origine.
32Une forme de résilience consistait pour eux à former un noyau dur, indifférencié pour résister à la souffrance, une enveloppe fraternelle contenante contre les projections violentes et les affects de persécution qui réactualisaient leur passé. Les violences physiques, verbales, la répression et le rejet avaient recréé quelque chose de l’enfer qu’ils avaient vécu à l’orphelinat et duquel les parents avaient voulu les soustraire. Cela reproduisait « des scènes à répétition » comme le disait la mère, répétition d’un autre temps, retour à un état antérieur comme le métal déformé dont la résilience permet de reprendre la structure d’origine. Unis par les carences précoces, parviendront-ils en formant ce « corps fraternel » à une relation réparatrice ? À une reprise de l’élaboration ?
33Dans la tempête de l’adolescence et sans balisage suffisant du côté des parents adoptifs, le groupe fraternel s’accroche désespérément à une bouée, un roman familial tragique, c’est-à-dire au fantasme que les parents naturels auraient pu, un jour, revenir les chercher. Ici, la résilience fait face à un abandon dont on les a « privés ». En s’étayant sur son origine commune, la fratrie devient l’organisateur du lien généalogique et assure la continuité de la transmission de l’histoire.
34Quand le lien aux parents est défaillant ou en rupture, le lien fraternel a pour fonction de renouer le lien familial, il représente à lui seul la parenté (Alberto Eiguer, 2000).
35Pour conclure, il faut souligner l’importance du travail en consultation familiale ou en thérapie familiale avec les fratries car la reconstruction de l’histoire du lien fraternel reprendra toute l’histoire du passé et pourra donner une forme nouvelle au transgénérationnel.
Bibliographie
- Cyrulnik B., 1999. Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob.
- Eiguer A., 2000. « L’échafaudage narcissique du lien fraternel », in Journal de la Psychanalyse de l’enfant, 27, 261-277.
- Freud S., 1912. Totem et tabou, trad. fr. Paris, Payot, 1977.
- Granjon E., 1998. « Du retour du forclos généalogique aux retrouvailles avec l’ancêtre transférentiel », in Le divan familial, 1, 155-171.
- Kaës R., 2000. « Quelques effets dans la fratrie de la mort d’un parent, le travail de l’héritage », in Journal de la psychanalyse de l’enfant, 27, 297-314.
Mots-clés éditeurs : lien fraternel, résilience, transmission généalogique, groupe fraternel
Date de mise en ligne : 02/04/2012
https://doi.org/10.3917/difa.010.0123