1De plus en plus souvent viennent en consultation des parents dépassés par leurs enfants qui présentent des exigences auxquelles ils ne savent pas résister. Il arrive qu’un ou plusieurs des enfants usent d’un pouvoir inhabituel, excessif et usurpé sur l’ensemble de la famille. Cette tyrannie est liée à la recherche effrénée d’excitation et de plaisir, sans que les mouvements psychiques en œuvre puissent être contenus. Elle amène des conflits quotidiens qui mettent en pièces les idéaux souvent excessifs prônés par le narcissisme des parents. Parmi ceux-ci, nous avons relevé l’importance d’un idéal particulier, rarement exprimé comme tel mais très actif, celui qui conduit ces derniers à toujours chercher à satisfaire leurs enfants. De ce fait, les parents ont beaucoup de mal à poser des limites et, avant de devenir un tyran familial, l’enfant a été le plus souvent un enfant roi, pour des raisons qui tiennent à l’histoire de ses parents. Ses débordements, qui bien souvent ne se manifestent pas seulement dans la sphère privée et auxquels peut participer l’ensemble de la fratrie, interrogent sur l’organisation psychique du groupe familial, sans toutefois qu’une configuration clinique spécifique se propose.
De l’omnipotence à la tyrannie
2En interrelation avec leur entourage, les enfants sont amenés à construire par des processus interactifs et selon des modalités complexes leur intériorité psychique et leur individualité. De même, les liens complexes qui relient chacun des parents avec les générations qui les ont précédés influencent la nature des relations actuelles avec leurs enfants. L’enfant, « his majesty the baby », est en général investi de la mission d’accomplir les rêves que ses parents n’ont pu réaliser. Fondamentalement narcissique, cet investissement parental est nécessaire et structurant pour le jeune enfant. Mais d’autres conditions sont tout aussi nécessaires pour que celui-ci intériorise les interdits et leurs contours, se socialise et développe à terme une conscience morale. Les parents, tout en satisfaisant leur narcissisme primaire, participent à l’édification d’une solide omnipotence chez l’enfant. Ils devront le soutenir mais aussi l’aider progressivement à renoncer à se croire tout-puissant et unique. Or cet accompagnement est manifestement impossible à certains parents.
3L’enfant grandissant, son Moi Idéal, lieu de la toute-puissance dans la théorie de Freud, se trouve alors porté vers la démesure. André Green définit le Moi Idéal comme « un moi qui tient le plaisir et la satisfaction pour valeurs absolues ». Il est massif, omnipotent et inconscient. Comme le suggère Freud, l’enfant peut se montrer cruel sans avoir conscience de la portée de ses actes. La prise de conscience de l’impact de son acte sur l’autre dépend de la capacité de l’entourage à lui en transmettre sens et retentissement affectif de façon élaborée et adéquate. C’est dans ces interactions psychiques que se déploie le jeu croisé des investissements des idéaux entre enfant et parents. Green a montré que le paradoxe du Moi Idéal est qu’il dénie l’altérité, mais qu’il ne peut subsister que s’il a en face de lui un objet qui le prend pour idéal. Et réciproquement, il idéalisera cet objet, dont il fera son Idéal du Moi. On voit combien le jeu de séduction narcissique entre parents et enfant peut devenir un piège si rien ne vient suffisamment le tempérer du côté du parent. Bernard Penot propose de concevoir l’idéal du moi « comme fondé sur l’introjection, dès les premiers moments de la vie relationnelle, de certaines qualités perceptibles dans les réponses du partenaire parental premier ». L’enfant s’approprie durablement les qualités d’un « certain savoir-faire parental », à partir de la « capacité manifeste du parent à tirer satisfaction du réel ». C’est en prenant exemple sur le mode de jouissance du modèle parental que l’enfant construit son Idéal du Moi. Dans la construction de l’appareil psychique, on assiste à une double différenciation : d’une part le Surmoi se construit, sous la menace de perte d’amour, par identification aux parents interdicteurs, c’est-à-dire à leur Surmoi, puis à celui des divers maîtres ou leaders des groupes que le sujet va fréquenter ; d’autre part l’Idéal du Moi va se constituer par l’amalgame des idéaux de tous ces objets.
4Pour synthétiser le jeu de ces différentes instances, on pourrait dire que l’idéal du moi établit le bon et le mauvais, ce qui permet au surmoi d’effectuer une comparaison pour juger le moi. Or ce mouvement tend à contrarier le moi idéal, qui dénie la réalité des conflits internes et cherche à retrouver des parents idéalisés et qui l’idéalisent. D’où l’importance que les parents initiateurs de l’illusion d’omnipotence, affirmée par ce moi idéal, accompagnent l’enfant vers un renoncement qui préserve chez lui sa croyance dans le pouvoir de maîtriser le monde extérieur, à la condition d’en reconnaître et d’en respecter les règles.
5Par contre, dans ces familles en grande difficulté dont nous parlons, l’illusion induite par le moi idéal domine chez les enfants et s’exprime dans le groupe familial sous les modalités de l’illusion groupale, chacun aspirant à un moi idéal unique et partagé. Pour Didier Anzieu, l’illusion groupale propose, pour organisateur psychique inconscient du groupe, « l’imago d’une mère toute-puissante et toute bonne pour ses enfants qui, par fusion en elle, s’imaginent participer de son omnipotence narcissique ».
6Chez ces parents, si démunis devant la tyrannie des enfants, domine l’idée suivant laquelle le plaisir doit présider à toute l’éducation. Une autre idée y est souvent associée, qui voudrait qu’un individu normal n’ait pas à ressentir de culpabilité. En fait, quoi qu’il leur en coûte, ces parents, du fait d’idéaux grandioses basés sur le principe de plaisir, semblent attachés à la toute-puissance narcissique de leur enfant et ne lui proposent pas d’identifier en eux une fonction qui permette la gestion effective de la réalité. C’est probablement ce qui explique que leur enfant n’intériorise pas les signaux qui marqueraient la limite de la complaisance parentale et signifieraient la menace de perte d’amour.
7Si la permissivité de tels parents paraît grande, c’est leur passivité devant tous les désagréments que les enfants leur font endurer qui nous interroge. Le déni, répété, de la valeur de la culpabilité pourrait indiquer qu’ils ne supportent pas leur propre culpabilité et qu’ils sont obligés de l’investir sur un mode masochiste pour pouvoir l’apaiser et la supporter à ce prix (Rosenberg).
Cas clinique : la tyrannie des frères et sœurs
8C’est conseillés par le médecin scolaire que monsieur et madame M. viennent consulter pour leur fils Pierre, âgé de quatre ans, alors en deuxième année de maternelle. Il est très timide et angoissé, n’a pas de camarade. A chaque début de classe, toute l’école est mobilisée par des scènes très dramatisées d’une séparation mère-enfant qui dure et se décline en différentes étapes quasi ritualisées, avec l’aide de l’enseignant et de l’aide maternelle. À la maison, Pierre est exigeant, n’accepte pas les réprimandes et peut dire les pires gros mots à ses parents. Il a des réactions imprévisibles où il peut soit exploser dans des crises violentes, soit s’effondrer en larmes, ce qui le fait qualifier d’hypersensible par ses parents. Ceux-ci s’interrogent : est-ce que la naissance du dernier enfant, Charles, il y a quelques mois, ne l’a pas perturbé ? Pierre ne montre rien de cet ordre et au contraire prend beaucoup soin de son frère, alors qu’il est souvent brutal avec sa sœur Laura, âgée de huit ans.
9Cette fillette, aînée de la fratrie des trois enfants, ne pose pas de difficulté aux parents qui en parlent avec admiration et la présentent, à ma grande surprise, comme une petite adolescente, parce que, affirment-ils, « elle a toujours été en avance pour son âge ». Elle viendra un jour maquillée comme une jeune fille. Il semblait à la mère naturel et banal que sa fille veuille faire comme elle. Les parents attribuent à Laura un caractère autoritaire et valorisent le fait qu’elle soit sûre d’elle. Pierre l’idolâtrerait, ce dont elle abuserait pour obtenir de lui tout ce qu’elle veut. Elle est pourtant chargée de s’occuper de lui qui réclame sa présence à ses côtés aux récréations prises en commun dans la cour de la petite école qu’ils fréquentent. Cette tâche la prive de jouer avec ses camarades, mais elle y trouve le double bénéfice d’un ascendant certain sur son frère et de la reconnaissance de sa mère qui la délègue pour soulager sa propre angoisse.
10Au cours de la thérapie, Laura adoptera dans un premier temps l’attitude d’une grande sœur qui a la responsabilité du plus jeune et qui partage les soucis des parents. Dès les premiers entretiens, Pierre tend à m’ignorer, se bouche les oreilles quand j’interviens et accapare ostensiblement ses parents. Par exemple, il fouille dans le sac de sa mère ou donne des coups de pieds répétés à son père. Seul le père réagit parfois, très mollement. Plus Pierre se familiarise avec la situation, plus il devient pénible. Manifestement, il abuse de la patience de ses parents dont les réactions ne sont pas de nature à le calmer. Au contraire, ils l’agrippent physiquement, sans explications efficaces, ceci paraissant satisfaire un besoin de proximité bien vite partagé par tous les membres de la famille.
11Les parents sont habités par de si fortes angoisses qu’ils disent ne se sentir en sécurité que lorsqu’ils sont tous les cinq ensemble, illustrant ainsi la force de l’imago de la mère toute-puissante dont ils ressentent par fusion l’omnipotence protectrice. Ils ont besoin d’une proximité relationnelle avec leurs enfants : par exemple, ils n’ont jamais pu confier, même à leurs propres parents, aucun des enfants pour une nuit. Les angoisses de séparation mobilisent d’ailleurs la famille le soir au coucher. Pierre ne supporte pas qu’on le laisse seul. Il s’endort auprès de son père devant la télévision ou demande à ce qu’un de ses parents se couche comme s’il allait dormir avec lui jusqu’à ce qu’il soit profondément endormi.
12Au cour de la thérapie, des liens entre les vécus familiaux actuels et les expériences infantiles des parents vont être faits. Le père se souviendra de séparations difficiles avec sa famille, dès l’âge de trois ans, lorsqu’il partait en colonie sanitaire pour soigner son asthme. Ces séjours s’éternisaient toujours. Aîné des deux garçons d’une fratrie de cinq enfants, il évoquera surtout son frère, cadet immédiat. Celui-ci abusait de ses parents qui n’avaient jamais su être autoritaires avec lui. A l’école primaire, dira-il, cet enfant se faisait dessus pour ne pas aller à l’école. Le rapprochement que fait à cet égard la grand-mère paternelle avec le comportement de Pierre nous sera rapporté. A vingt-cinq ans, mal soigné après un accident de voiture, il est handicapé par une grave hémiplégie et vit alors chez ses parents qu’il inféode à son service, provoquant des interventions du frère aîné. Huit ans plus tard, il se suicidera. Tout ceci laisse chez monsieur des sentiments mêlés de révolte contre ce frère et de culpabilité de n’avoir pu éviter ce drame.
13La mère a eu des parents très tolérants qui préféraient laisser faire plutôt que d’affronter les conflits avec leurs enfants. Elle se rend compte qu’elle adopte la même attitude avec ses enfants, dans son couple ou au travail. Elle a deux frères cadets qui ont toujours été difficiles et instables. Tout leur était dû et ils vivent d’ailleurs toujours aux crochets de leurs parents. Elle évoque une relation très privilégiée avec sa mère dès sa petite enfance. Confidentes mutuelles, elles n’ont pas de secrets l’une pour l’autre.
14L’interrogation sur la place de Laura dans la famille prendra un relief particulier avec ces associations et une évolution très positive va permettre à cette enfant d’abandonner sa position de double maternel auprès de son frère. Celui-ci s’adaptera finalement à l’école et trouvera des compagnons de jeux.
15Pris dans des mouvements de déni de la culpabilité tant œdipienne que fraternelle chacun de ces deux parents a trouvé un étayage auprès de l’autre et les idéaux qui leur sont communs sont organisateurs du fonctionnement psychique groupal familial. La mère ne supporte pas les conflits et le père n’ose pas intervenir ; ils se veulent une famille unie où tout le monde s’aime. Ils se refusent à l’idée de faire de la peine et de pouvoir apparaître méchants aux yeux de leurs enfants, induisant de ce fait que les projections hostiles des enfants peuvent être justifiées. Ils mettent en avant l’idéal du plaisir au détriment de toute idée d’effort, exacerbant le sentiment imaginaire que toute attente ou suspension de la satisfaction s’apparente à une privation malveillante.
16Une séquence d’une séance, qui se situe vers la deuxième moitié du déroulement de la thérapie, illustrera ce thème. Pierre veut que sa mère parle du fait qu’elle désire un quatrième enfant. Celle-ci indique qu’elle souhaite adopter le prochain enfant. Pierre s’y oppose en expliquant qu’elle a déjà trop d’enfants et ne peut s’occuper suffisamment de tous. Laura, elle, paraît séduite par l’idée et propose d’en adopter deux. Le père n’est pas d’accord. On apprend que madame M. y a toujours pensé et qu’autrefois avait été évoquée l’hypothèse de devenir famille d’accueil. Plus jeune, Madame M. aurait aimé aller aider les populations dans les pays en développement. Pour elle, adopter des enfants est la plus belle chose que l’on puisse faire. Laura approuve. Pierre pense que l’enfant qui serait adopté est déjà né et il semble découvrir que sa sœur ne l’a connu lui-même qu’à sa naissance, comme s’il réalisait qu’il n’existait pas auparavant. Monsieur M. rapporte que Laura, qui a l’air si enthousiaste, avait mal pris la naissance de son frère et avait ignoré le bébé et sa mère à leur retour de la maternité ; elle était alors devenue turbulente. Puis il s’applique, pour raisonner sa femme tout en évitant de la contrarier de front, à faire état d’arguments économiques où la restriction des ressources, due au plus grand nombre, entraînera une privation mal supportée des plaisirs et loisirs en famille. L’agitation gagne Pierre. Il se fait plaindre par sa mère à propos de diverses consultations qui vont lui prendre du temps. Il se vautre sur sa mère. Le père intervient et se plaint du rôle ingrat qui lui revient, celui d’être sévère, alors que la mère ne sait pas frustrer et lui laisse ce rôle du méchant. Pierre veut partir et dit qu’il ne reviendra pas. Sa mère, imaginant que je suis forcément affecté par l’attitude de l’enfant, au lieu de réagir en sa direction, s’empresse alors de me démontrer qu’il m’aime bien, affirmant qu’il parle tout le temps de moi.
17Dans cette séquence, le père et le fils s’allient pour contester le merveilleux de certains des idéaux grandioses que la mère, aidée de sa fille, veut leur faire partager. Puis on voit que brusquement la question des privations, des limites et de l’autorité suscite l’agitation et un transfert massif sur le thérapeute. Le père, incertain, fait appel à celui-ci pour affirmer son rôle, mais la mère bat en brèche cette tentative.
18L’exercice de l’autorité est d’autant plus difficile pour ces parents qu’ils ne peuvent réellement faire appel à la responsabilité de chacun du fait qu’il partagent et cultivent le mythe que la culpabilité est un sentiment quasi pathologique. Celle-ci n’est pas pour eux le signe d’un conflit naturel à la vie psychique, mais la cause d’un trouble qu’il faut éviter. Culturellement, toute une idéologie tend à prôner qu’il faut se déculpabiliser et on pourrait penser que M et Mme M. la reprennent à leur compte, en suivant l’air du temps. En fait, les idéaux qu’ils affichent sont défensifs, ils ne supportent pas leur propre culpabilité et c’est leur propre mode de jouissance parentale qui fait qu’ils ne peuvent montrer à leurs enfants que la satisfaction peut s’obtenir par la sublimation. C’est leur pathologie qui les entraîne à ne voir que frustration et répression dans de réelles attitudes éducatives et les conduit à induire chez leurs enfants exigences et tyrannie, satisfaisant ainsi leur masochisme.
Conclusion
19Les thérapeutes, par le biais du transfert, sont confrontés auprès de ces familles aux enfants tout-puissants à des représentations de la parentalité qui reflètent une grande fragilité narcissique. Le narcissisme parental, insuffisamment élaboré, ne permet pas aux parents de se situer dans une véritable position œdipienne qui reconnaîtrait l’enfant comme séparé d’eux et sujet au conflit psychique. L’accès à la parentalité a ravivé chez eux leur Moi Idéal sans mesure qu’ils projettent sur l’enfant pour, à travers lui, retrouver les charmes perdus de l’idéalisation réciproque. Ils proposent à l’enfant une image agrandie de lui-même où il imagine un parent qui ne met aucun frein à la satisfaction de ses pulsions. Ainsi, comme l’a décrit H. Faimberg, s’établit entre parent et enfant une relation d’objet narcissique qui ne tolère de l’objet rien qui ne lui procure du plaisir. Pris dans ces mouvements d’idéalisation, les parents ne peuvent reconnaître leurs motions hostiles ou mauvaises, d’où l’existence de fortes angoisses et du masochisme parental. L’inadéquation des attitudes parentales est caractérisée par une impossibilité à refuser et encore moins à sanctionner à bon escient. Elle n’est en général pas réservée à un seul enfant de la famille. Il est fréquent de voir les rôles évoluer au cours de la thérapie et que se substitue un frère ou une sœur à la place de l’enfant désigné comme difficile. Ainsi se manifestent les comportements tyranniques, qui trouvent toute leur force lorsque les frères et sœurs se succèdent ou s’unissent pour dépouiller les parents du pouvoir qu’ils auraient à exercer.
Bibliographie
Bibliographie
- Anzieu D. (1975). L’illusion groupale, in Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod.
- Faimberg H. (1993). Le télescopage des générations, à propos de la généalogie de certaines identifications, in Transmission de la vie psychique entre les générations, R. Kaës et coll., Paris, Dunod.
- Green A. (1990). L’Idéal : mesure et démesure, in La folie privée, Paris, Gallimard.
- Green A. (1998). Le mythe, un objet transitionnel collectif. Abord critique et perspective psychanalytiques, in La déliaison. Psychanalyse, anthropologie et littérature, Paris, Hachette.
- Penot B., Réprimer, idéaliser, sublimer in Revue française de psychanalyse, LXV, 1.
- Rosenberg B. (1991). Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie, Paris, PUF.
Mots-clés éditeurs : masochisme parental, tyrannie des enfants, idéal
Mise en ligne 02/04/2012
https://doi.org/10.3917/difa.010.0059