1Le créateur est celui qui gère sa réalité psychique par le détour d’une matière œuvrée. L’économie créatrice passe par la médiation d’un objet externe et hétérogène. Cette confrontation par l’œuvre avec l’altérité offre un mode de traitement et de résolution spécifique aux conflits entre instances, aux antagonismes de l’affect et de la pulsion comme aux oppositions de l’angoisse et du champ représentatif. C’est dans le jeu subtil qui s’instaure entre l’émergence expressive et la réalisation de formes ou de traces susceptibles d’esthétisation que le choix d’un code, d’une langue propre prend corps. On comprend, selon une telle perspective, combien les enjeux qui unissent l’œuvre à son auteur sont complexes. Cette relation de soi à l’œuvre, à travers tous ses avatars, constitue l’unité duelle singulière représentative même de l’ensemble du processus créateur.
2Le travail d’élaboration ainsi réalisé ne peut se penser et se comprendre qu’à l’intérieur d’une psyché individuelle. Par définition, le créateur est celui qui dit « je » ; en dernière instance, il ne sait poursuivre sa propre finalité que dans une solitude avérée. Le style représente l’unicité d’un sujet qui est allé au bout de ce qui caractérise sa subjectivité. Et il n’est pas trop d’une vie pour parvenir à l’assomption d’une singularité, dans et par une œuvre, pour que le créateur parachève sa propre épiphanie.
3Créer met en place une dynamique psychique autour de deux paradoxes essentiels.
4Le premier est le paradoxe de l’intimité. Plus le sujet plonge en lui-même, plus il atteint à l’universalité. Pour saisir un trait, un sentiment, une émotion, il faut chercher au plus profond de soi. On ne dépasse le subjectif qu’en allant au cœur même de la subjectivité.
5Le second est le paradoxe de la groupalité. Aucun inventeur, aucun artiste ne saurait se passer du recours au groupe. L’étayage groupal est l’une des nécessités de la création. Mais si le créateur puise sa force et sa substance dans un groupe d’appartenance, il ne peut authentiquement se réaliser lui-même que dans la solitude. C’est dans la dialectique qui s’instaure entre le groupal et l’individuel que l’œuvre s’élabore pour elle-même.
6Dans ces conditions, existe-t-il une place spécifique pour le couple ? La création en couple existe-t-elle vraiment ou n’est-ce qu’un simple effet de miroir à la manière du dialogue qui s’instaure entre Narcisse et son image ?
7La première figure qui vient à l’esprit est celle du créateur et de l’autre maternel. Pour porter son œuvre et la mener à terme, le créateur a besoin de prendre appui sur un auxiliaire maternant capable d’assurer les fonctions de contenance et de transformation indispensables pour que s’opère la régression créatrice. Il s’agit soit de la mère elle-même de l’auteur, soit d’une figure féminine à valeur maternante. On pourrait multiplier les exemples, mais il est difficile à ce niveau de maintenir le terme de « couple créateur », car l’autre ne s’inscrit, dans cette perspective, que comme un élément de soutien dans l’environnement créateur.
8Pour étudier véritablement le rôle du couple dans la création, il importe de se référer à des couples de créateurs, comme Sand et Musset, Diego et Frieda, Beauvoir et Sartre ou Aragon et Triolet. On peut dès lors repérer quatre types de questionnement susceptibles de servir d’axe directeur.
- L’échange du couple favorise-t-il le développement individuel du processus créateur ?
- Est-ce l’expérience même de couple qui alimente le travail créateur de chacun des protagonistes ? Ce que chacun vit par et avec l’autre est alors l’objet d’une reprise directe ou indirecte dans son œuvre propre.
- Est-ce que le couple sert de ferment à l’élaboration de l’expérience de chacun ? Selon cette perspective, l’autre jouerait le rôle de critique ou de premier public. Il remplirait ce rôle d’autant mieux qu’il est lui-même un créateur et qu’il est dans une réciprocité d’amour. Le couple deviendrait la scène d’une double représentation croisée, entre le soi propre et l’alter ego, le lieu de rencontre et de fusionnement des énergies créatrices.
- Enfin, on peut imaginer le couple comme une instance prédatrice où deux ne feraient qu’un pour pouvoir phagocyter les expériences d’autrui et les rencontres provoquées pour s’en repaître ensemble. Le couple serait ainsi une instance perverse capable de générer et de régénérer la création respective de chacun dans la connivence et la complicité.
Écrire à deux
9L’exemple que je propose de soumettre à l’analyse est le couple adultérin et éphémère que formèrent Anaïs Nin et Henry Miller. Pour plausible que soit ce choix, il n’en demande pas moins quelques explications.
10Bien qu’ils ne constituent pas un couple légitime, leur relation est d’une intensité extrême. Tous deux sont mariés, lui avec June et elle avec Hugo, et ce lien reste très stable. On pourrait dire que leur rencontre et leurs échanges ne se conçoivent que sur la base d’une vie conjugale établie.
11De plus, il importe de ne pas perdre de vue que ce couple illégitime ne s’installe ni dans un lieu donné, ni dans la durée. La passion qu’ils vont vivre est aussi fulgurante que brève : elle ne s’étale que sur quelques mois.
12Alors, pourquoi avoir choisi un couple aussi atypique ? Essentiellement pour trois raisons :
- Ce couple passionnel est un ferment de création particulièrement fécond, pour l’un comme pour l’autre des deux auteurs. Leur œuvre s’en est trouvée accrue et infléchie.
- Nous possédons, grâce aux textes écrits par l’un comme par l’autre, un compte rendu détaillé de leurs rencontres, presque au jour le jour. Par leur non-objectivité même, ces comptes rendus témoignent de la complexité symbolique des échanges entretenus. Le fait de couple devient, pour eux, riche de surdéterminations.
- L’expérience qui est relatée est particulièrement éclairante pour appréhender la fécondité créatrice du couple passionnel.
13Le vecteur central de l’analyse va être le journal intime tenu par Anaïs Nin. Je me référerai aussi, en cours de route, à la version des faits racontée par Henry Miller, telle qu’on peut la trouver dans son propre témoignage et dans le roman qu’il a consacré en partie à sa passion pour Anaïs, Tropique du Cancer, paru en 1934 ! C’est elle-même qui, d’ailleurs, en rédige la préface pour la première édition.
14Le Journal d’Anaïs débute en 1914 alors qu’elle n’a que 11 ans et se poursuit jusqu’à sa mort en 1977, à l’âge de 74 ans. 63 années d’écriture quotidienne, 63 années d’écriture de soi avec près de 35 000 pages en une centaine de volumes. Je ne retiendrai ici de cette richesse scripturale et de cette profusion, que quelques pages – 281 exactement – écrites en moins d’une année, d’octobre 1931 à septembre 1932, durée qui correspond précisément à la liaison avec Miller. Une première version en est publiée en 1966, plus de trente ans après, mais sous une forme expurgée. Il faudra attendre 1987, dix après la mort des deux partenaires du couple interdit, pour qu’enfin soient publiés dans leur intégralité, les fameux Cahiers secrets qui révèlent complètement l’intimité de leurs relations.
15Déjà une question capitale prend forme à travers cette anecdote éditoriale : quel jeu y a-t-il entre la volonté manifeste de tout dire qui tient à l’entreprise autobiographique et la forme littéraire que ne manque de prendre tout récit ? Quel que soit le désir de coller au plus près de la réalité, l’écriture s’en décolle en instaurant forcément un écart qui fictionnalise le sujet en acto-représentation.
16« Ma vie n’a été jusqu’ici que trop ma propre création », écrit Anaïs Nin. Elle a un impérieux besoin de vivre une relation amoureuse avec un homme mûr, qui va lui permettre de se réaliser en s’écrivant et en se décrivant.
17Le but affiché du Journal est pour Anaïs « la quête du moi ». Elle veut pouvoir se trouver, stabiliser cette errance, cette mouvance qui la mine, se poser, se fixer dans une identité stable et reconnue. Une telle affirmation ne désigne-t-elle pas ici l’écriture comme un symptôme ? Anaïs répond elle-même à cette question en disant que son action scripturale n’est pas une maladie mais « le produit d’une maladie ». C’est parce qu’elle ne peut fixer les événements dans leur présence immédiate, qu’elle est obligée de les inscrire pour se les approprier et les intégrer à son histoire. L’écriture devient une sorte de traitement homéopathique qui soigne le mal par le mal, qui vient graver la douleur du vécu avec le sang des mots, comme un tatouage.
18En quoi le « tout-dire » importe-t-il dans l’entreprise auto-représentative ? Cette question est à l’articulation de l’écriture de soi et de la psychanalyse. La règle de la non-omission dans l’association libre réfère, en contre-partie, à la nécessité d’un taire comme condition de dynamisation de la charge signifiante du dire. Le dire a besoin d’un non-dit qui le fonde dans la complexité de l’inconscient, au sens descriptif comme au sens structurel. Ce qui est fixé dans l’intimité de soi ne peut être transcrit hors de soi qu’au travers du filtre de la construction d’un récit. Il existe le même rapport entre le soi intime et le récit de soi qu’entre le rêve et le récit du rêve. Le vécu propre n’est pas directement retranscriptible, il est toujours l’objet d’une symbolisation. Le problème est de savoir si l’écriture de l’intime signe l’incapacité de la construction interne, d’un soi secret ou si elle en est la tentative externalisée dans l’espace créateur d’une œuvre.
19Anaïs Nin, dans la rédaction de son journal et par le désir de trouver une reconnaissance sociale en le publiant, se trouve confrontée à la racine même du conflit de création : ce sont les vécus personnels qui sont la matière première psychique et, en même temps, pour qu’il y ait élaboration de soi dans le travail créateur, la matière brute des vécus demande à subir une transfiguration, une transformation sublimatoire par le style qui va lui conférer une portée signifiante et symbolique pour l’autre (valeur universalisante de l’expérience relatée) comme pour soi (création de l’intime par inscription du sens caché de l’entreprise d’écriture pour la réalisation de sa propre identité).
20Le drame personnel d’Anaïs Nin est qu’elle ne parvient jamais à trouver la solution adéquate à ce problème. Sa quête d’absolu l’amène à ne jamais transiger avec son idéal de totale expression de soi, d’un soi sans limite ni mesure qui la conduit à tous les excès. D’un côté, elle fonde son auto-écriture sur le tout dire, mais de l’autre, ce tout dire l’empêche de publier. Elle a besoin à la fois d’exhiber son intimité pour se sentir être et de la taire pour préserver l’équilibre conjugal qui lui est nécessaire. Elle cherche également une ouverture sur la fiction romanesque mais ses tentatives ne sont pas concluantes, car le style où elle excelle reste celui du dévoilement impudique de l’intime.
Une passion créatrice
21La rencontre avec Miller marque pour Anaïs un tournant, aussi bien dans sa vie que dans sa création. Les relations qui vont être les leurs à partir de l’automne 1931 sont d’une telle richesse et d’une telle densité qu’on est en mal de trouver un mode d’accès à leur analyse.
22Anaïs cherche un homme qu’elle admire et qui lui en impose, pour la sauver de l’enlisement mortifère – c’est ainsi qu’elle le vit et le décrit – de sa vie conjugale. Elle a 28 ans et elle a l’impression d’avoir été au bout de son union avec Hugo. Mais repérons bien ce dont il s’agit ici : ce n’est pas la séparation qu’elle envisage, c’est seulement le renouvellement extérieur de ses échanges sensuels, sur fond inaliénable d’une conjugalité stabilisée et réduite au dépôt de l’archaïque.
23Henry Miller a 40 ans et jouit d’une notoriété littéraire qui fascine Anaïs. Le contact entre eux est magnétique, il s’instaure d’emblée à plusieurs niveaux en même temps : sexuel, intellectuel, affectif, créatif et bien d’autres encore. Pour rendre compte de cette pluralité des niveaux de rencontre, je parlerai ici d’un couple en fusion.
241. La fusion représente d’abord le fusionnement narcissique. Entre Henry et Anaïs, c’est l’illusion de la complétude enfin atteinte qui s’installe. Ils ne trouvaient pas les mots pour définir au plus près la qualité de l’union de leurs deux psychés. On pourrait dire qu’ils vivent, en quelque sorte, la réunification des deux parts dissociées de l’androgyne mythique, par-delà la blessure brûlante du sexe. La différenciation est vécue comme une mutilation, le manque comme une souffrance inacceptable. Dès lors, la quête éperdue de nouvelles expériences sexuelles vient masquer le problème de la différence, plus par défi d’ailleurs que par déni. Anaïs Nin s’est-elle ici associée, conformée, pour ainsi dire fondue, au fonctionnement psychique de Miller ? En tout cas, c’est lui qui analyse le mieux cette errance et ce besoin d’excès de sexe. Il cherche une constante union des esprits et des corps, pour effacer et conjurer cette archaïque angoisse qu’il nomme « la terreur d’être séparé ». L’accession à la totalité restauratrice du narcissisme passe par le détour pervers chez Miller et l’expérience avec Anaïs en devient pour un temps le pivot. Anaïs semble plus, à l’origine, à la remorque du désir de son insatiable amant, bien que, peu à peu, elle s’assimile et s’identifie à ce désir.
252. Le couple qu’en viennent à former les deux amants est si exigeant, si prenant qu’il les consume. Leurs corps sont deux volcans en éruption dont la lave se mêle et s’entremêle sans jamais se refroidir. Anaïs décrit ainsi l’une de leurs nombreuses expériences : « Soudés pendant deux jours, non comme des corps, mais comme des flammes. »
26La régression dans la rencontre les ramène aux substances primaires et à l’union primordiale avec l’objet. L’experte Anaïs fait prendre feu à Miller et lui, dans l’apothéose orgasmique, la transforme en air, par une sorte d’opération sublimatoire originelle.
27Chacun est pour l’autre un révélateur, révélateur des plaisirs du corps comme des plaisirs de l’esprit. Le couple se fond dans une union expériencielle où les partenaires communient avec la part de soi en l’autre déposée. Anaïs écrit : « Je ressens ce qu’il ressent, je pense ses pensées, tout en nous s’épouse. » Mais elle apporte une connotation singulière et paradoxale à leur vécu : « Henry Miller et moi, nous nous ressemblons : nous détestons le bonheur. » Leur expérience commune se fonde sur une communauté narcissique dans laquelle prédomine une position sadomasochiste entretenue. Par-delà la brûlure du plaisir prévaut la brûlure du créer. Pour pouvoir développer leur œuvre respective, il importe de savoir souffrir et faire souffrir.
283. Très vite, la présence, le corps, la voix d’Henry Miller deviennent indispensables à Anaïs. Elle en a besoin comme d’une drogue. L’amour fusionnel vient ainsi alimenter et renforcer la conduite addictive du journal.
294. Anaïs se sent tellement dépendante de son amant pour nourrir son œuvre propre qu’elle se sent « vivre par transfusion sanguine littéraire ». Cela la repose de sa propre création, de sa création trop auto-centrée. Pouvoir s’appuyer, s’étayer sur l’autre, se laisser transfuser par l’autre. Miller lui promet une véritable « extase littéraire ». La parole, qui va être infusée dans le livre comme matière première du livre, est libérée, alimentée et décuplée par le coït. Grâce à leur union totalisante, Anaïs et Miller vivent une expérience de mystique charnelle, comme si le corps était devenu le médiateur d’une quête qui les dépasse. Leur couple en vient, pourrait-on dire, à décliner toutes les positions du fusionnel : transfusion de l’autre en soi, vivre sous perfusion en vase clos, attendre la diffusion et pratiquer à profusion les diverses formes de l’infusion.
305. Mais au petit jeu de l’inter-fusion, les risques sont multiples et notamment celui majeur de la confusion :
- confusion des niveaux avec l’amalgame dangereux de la sphère privée et de la sphère publique, ce qui conduit à l’estompage et à la perte des limites ;
- confusion des genres dans la mesure où tout se mêle, entre la vie, le journal, le drame et la comédie de boulevard ;
- confusion des expériences sexuelles multiples (avec l’éditeur, avec Miller, avec la femme de Miller, etc.) et des expériences littéraires (avec la prise au miroir de leurs écritures).
Le fantasme organisateur
31Le journal est l’alibi avancé par Anaïs pour justifier ses excès. La femme infidèle et perverse est érigée en figure à explorer à titre expérimental. Un passage du journal est intéressant à commenter à ce propos : « Je hais (jusqu’au meurtre) la banque et tout ce qui s’y rattache. Je déteste également les peintures hollandaises, sucer le pénis, les parties mondaines et le temps froid et pluvieux. Mais je suis bien plus préoccupée par l’amour. »
32L’énumération proposée est signifiante par le détachement qu’elle manifeste dans sa froide énonciation. Les choses sont présentées de façon tranchée et leur succession est surprenante par son hétérogénéité même. Le style opère une indéniable séduction dont les effets sont obtenus par le jeu subtil du détachement et du mélange d’un acte sexuel avec des objets et des choses banales de la vie. Une représentation scénarisée semble sous-jacente à cet inventaire des détestations ; elle a le mérite d’unir les divers éléments entre eux et d’expliquer le contre-point amoureux, sinon incompréhensible dans sa juxtaposition finale.
33La banque est le métier du mari d’Anaïs. C’est de la banque que le couple tire ses revenus. Anaïs affiche son désir de dissocier les contingences matérielles de sa quête d’amour. Mais en même temps, elle donne à voir une scène de fellation groupale dans un intérieur mondain, par un terne après-midi d’hiver. Tout se passe comme si quelqu’un – peut-être le personnage central de la scène – contraignait Anaïs à participer à de telles pratiques perverses.
34Mais quel investissement opère-t-elle de toutes ses détestations ? La complexité est grande qui réfère à la vie libidinale de l’auteur. Anaïs n’est jamais vraiment là où on l’attend, on dirait qu’elle cherche constamment à échapper à celui qui voudrait la saisir.
35Derrière les parties mondaines et leurs miroirs déformants, derrière l’expérimentation glacée des figures de l’amour, il convient de poser l’existence d’un fantasme organisateur à partir duquel se construit et se déconstruit l’identité d’Anaïs. La coalescence avec une réalité incestueuse est ce qui entrave la démarche symbolisante et intégratrice de l’auteur qui n’en finit pas de régler ses comptes avec une imago paternelle trop chargée d’affects négatifs et qui ne peut être fixée de manière stable et structurante.
36Ce qui étonne particulièrement dans cette partie du journal d’Anaïs, c’est la complaisance avec laquelle elle décrit ses diverses aventures amoureuses sans culpabilité apparente, mais surtout sans affect. Le plaisir est découplé de l’expérience, il réside dans le récit ultérieur qui en est fait, comme s’il y avait détachement et jouissance seconde par représentation.
37On a le sentiment, en la lisant, qu’Anaïs est en quête éperdue de l’amour, mais qu’elle ne peut pas être là lorsque cela lui arrive. Elle a besoin, pour réaliser de façon effective l’événement, d’en agiter la représentation, de la figurer et de la transcrire. Une exception paraît pouvoir être faite justement pour la relation avec Miller. Là, elle devient elle-même, pleinement, grâce à la totalisation narcissique.
38La relation de couple, chez Anaïs Nin, passe par une diffraction spécifique, tantôt qui désubstantialise la rencontre en la désaffectivant, tantôt qui l’idéalise dans le fusionnement. Et, lorsque l’illusion narcissique s’estompe et se dilue, ne reste plus que le caractère purement mortifère de la dépendance. C’est exactement ce qui se produit avec son mari au début d’octobre 1931. L’idylle s’est muée en enfer. Anaïs éprouve l’impérieux besoin, pour sa survie psychique, de s’éloigner, de trouver ailleurs des relations de substitution qui assurent des relais ou, tout au moins, qui desserrent l’étau qui l’oppresse. Elle ne veut conserver de l’alliance conjugale que la part protectrice dont elle reconnaît l’importance pour sa sécurisation interne.
39Une relation privilégiée est nouée avec Edouardo, le cousin qui devient peut-être plus ami intime qu’amant. Son amour, en tout cas, compte beaucoup pour elle, dans la mesure où il lui ouvre un espace de liberté.
40Avec John, l’éditeur plus âgé qu’elle, l’échange est furtif et passager : elle compatit plutôt à son urgence sexuelle. On voit là déjà comment Anaïs désaffective son attrait pour le sexe masculin, à la fois participante et détachée. On ne saurait dire qu’il y a désobjectalisation, car l’autre garde toujours sa singularité, mais la dimension sexuelle de l’échange est comme isolée, fascinatoire et répétée compulsivement.
41La rencontre avec Miller vient tout bouleverser, mais en même temps tout confirmer. Il est à la fois l’instinct bestial et l’esprit, le créateur et le destructeur, l’initiateur et le pervers, il est celui par qui le scandale arrive là où il était attendu. Se griser pour réaliser que c’est bien à soi que cela arrive, se livrer aux débordements extrêmes pour se sentir exister, aller au bout de la sexualité, tout explorer, tout connaître, la curiosité devenant l’alibi du dévoiement.
42Les contacts avec Fred font peut-être exception dans le déferlement libidinal d’Anaïs, mais rien n’est sûr. Fred est l’ami d’Henry, elle le voit chaque fois qu’elle se rend chez eux, il est presque témoin des ébats. Mais beaucoup de tendresse manifeste entre eux, de proximité littéraire. Fred est le confident, voire plus si affinité…
43Enfin se dessine la figure d’Allendy. Autre personnage, autre stature, autre niveau de confidence. Anaïs entreprend une analyse avec lui, il prend de plus en plus de place dans la vie de la jeune femme, une place qui vient réactiver le souvenir de la scène traumatique inaugurale dont les couples manifestes ne sont que les dérivés secondaires.
44Allendy représente l’autorité et le savoir, il est l’incarnation transférentielle de Joachim Nin, le père d’Anaïs.
45Joachim est d’origine espagnole. Il est pianiste et a acquis, au fil des années, une notoriété internationale. La jeune Anaïs le voit peu, toujours entre deux concerts. L’inceste se produit, lorsqu’elle atteint sa onzième année. Elle commence alors à écrire son journal intime. Pour se prouver qu’elle existe encore, malgré l’irréparable, pour dire, pour témoigner de ce qu’est sa vie. Mais elle ne pourra parler clairement de la scène traumatique que bien plus tard, comme elle témoignera de la duplication réelle et fantasmatique de cette scène, sur le divan du psychanalyste.
46Ainsi les données énigmatiques de la haine d’Anaïs, qui sont déclinées dans le journal, s’éclairent quelque peu : la peinture renvoie à l’œil et au regard ; le peintre hollandais est une figure déplacée du pianiste espagnol ; la partie mondaine représente le concert public du père et le temps froid et pluvieux réfère à la glaciation de l’affect et à l’extériorisation désubjectivée des larmes. Déclinaison infinie de la haine et des détestations autour des éléments organisateurs – mais déstructurants – du fantasme initial.
47L’écriture du journal est pour Anaïs la tentative, indéfiniment réitérée – de construire en scénario fantasmatique la scène traumatique de l’inceste avec le père. Tentative jamais aboutie, car les éléments constitutifs de la scène se détachent, s’autonomisent et ont beaucoup de mal à être intégrés positivement dans une histoire qui historicise le sujet. Ils prennent une vie propre et s’inscrivent séparément en liaison aux objets partiels.
48Un sort à part est à faire au couple formé par Anaïs et June. June est une ancienne prostituée qui est devenue la femme adulée d’Henry Miller. Anaïs s’éprend éperdument d’elle et on est en droit de se demander si ce n’est pas ce couple homosexuel qui est le plus central dans la configuration libidinale d’Anaïs Nin. C’est ce couple qui actualiserait dans la psyché de l’auteur la relation incestuelle originaire avec l’objet maternel. La multi-couplalité d’Anaïs viendrait masquer par déplacement et diffraction, la quête de l’impossible union/fusion avec la mère. Le journal intime n’est pas une « maladie », ni un « vice », il est la mobilisation défensive et compulsive des mots pour configurer l’espace interne dans un processus de subjectivation intégrative et appropriative. La question reste ouverte de savoir si l’écriture effectivement réalisée d’Anaïs est le résultat achevé d’un travail sublimatoire. N’est-ce pas plutôt l’inachèvement de ce travail qui caractérise l’entreprise de l’auteur et qui la rend du même coup plus pathétique, plus proche, en un mot plus humaine ?
Bibliographie
Bibliographie
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- Breton A., et Soupault P., (1919), Les champs magnétiques, Paris, Gallimard, (1968).
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- Leiris M., (1955), La règle du jeu, Paris, Gallimard.
- Lejeune P., (1986), Le pacte autobiographique, Paris, Seuil.
- Miller H., (1934), Tropique du Cancer, Paris, Gallimard (1980).
- Nin A., (1931-1933), Journal I (Cahiers secrets), Paris, Stock (1987).
Mots-clés éditeurs : séparation, perversion, écriture de soi, couple narcissique, inceste
Date de mise en ligne : 02/04/2012.
https://doi.org/10.3917/difa.009.0081