1La clinique de la fratrie de la personne handicapée rappelle qu’aucun humain ne se construit sans l’autre, qui le fait exister et peut le détruire, l’enrichir et l’aliéner au point qu’il peut lui donner le sentiment de ne pas savoir qui il est. Le handicap affecte la personne qui en est atteinte ainsi que tous les membres de sa famille. Or, si les travaux sur le couple parental de l’enfant handicapé sont nombreux, tel n’est pas le cas en ce qui concerne les frères et sœurs.
2Aujourd’hui encore, la violence dans les fratries partage avec l’étude des fratries des personnes handicapées le fait d’être quasiment absente des écrits théoriques.
3Pour les parents, pouvoir dire que leurs enfants « s’entendent » bien est source de gratification narcissique, de « bons parents » créant logiquement une « bonne fratrie ». En retour, cette dernière se sent gratifiée d’être ainsi le témoin vivant de l’existence de cette bonne famille. Ainsi y a-t-il un lien étroit entre lien familial et narcissisme des sujets et du groupe. L’enfant handicapé renvoyant à ses parents une image dévalorisée d’eux-mêmes, une « bonne » fratrie peut aider à panser partiellement cette blessure et toute expression d’agressivité fraternelle accentuer la souffrance qu’elle provoque.
4L’agressivité, lorsqu’elle est liée aux pulsions libidinales, favorise la socialisation. Elle permet de se défendre pour mieux exister sans pour cela nier l’autre ni ignorer ses réactions. Nous montrons que le handicap conditionne en partie l’émergence et l’évolution des mouvements d’agressivité fraternelle et le fait que leur impact sera destructeur ou structurant pour le sujet. Nous appuierons notre réflexion sur des cas variés de handicap, incluant des problématiques aussi distinctes que la déficience, l’autisme ou l’Infirmité Motrice Cérébrale, ainsi que sur un préalable permettant de distinguer la violence de l’agressivité.
Psychogenèse de la violence et de l’agressivité dans la relation fraternelle
5La violence est une composante instinctuelle et innée nécessaire à la survie de l’individu et vise à répondre à la menace que représente l’autre. Aulagnier (1) rappelle que la rencontre première se caractérise par le fait que la mère anticipe les besoins de son enfant en les interprétant, lui imposant une violence aussi radicale que nécessaire. Pour Bergeret (2), il y a une violence fondamentale et une agressivité secondarisée, érotisée et impliquant une relation à un autre différencié.
6C’est la relation à l’objet, partiel ou total, et ses incidences, qui nous permet de différencier la violence de l’agressivité. Dans un registre narcissique, celui qui subit la violence reste assimilé par l’agresseur à une partie de lui-même ; cela se caractérise par l’absence de reconnaissance de la souffrance transmise par l’acte. Le sujet violent souffre alors d’absence de capacité d’empathie ou de sollicitude. Dans le registre œdipien, la victime peut atteindre par la parole celui qui l’attaque ; la capacité d’identification reste donc opérante.
7Le passage de la violence à l’agressivité est le témoin de l’intégration de l’objet partiel, devenu total. Il ouvre sur la prise en compte de la reconnaissance de l’altérité par la voie de l’identification.
8Le mythe de la horde primitive serait selon Marcelli (10), entre autres, une construction défensive de Freud, le meurtre du père préservant d’un désir préalable, celui du meurtre du frère. La portée non restrictive du complexe d’Œdipe a cependant été relevée par Freud (6) lorsqu’il indiquait qu’à partir du second enfant, le complexe œdipien devient un complexe familial.
9Si le frère (utilisé dans son sens générique, incluant la sœur) n’est évidemment pas seulement un substitut du parent, le fonctionnement de la fratrie doit être interrogé via les liens aux parents, voire transgénérationnels dans les pratiques psychanalytiques familiales.
10Lacan (8) met en évidence le rôle narcissique du frère. Le lien de spécularité, initialement peu différenciateur entre le sujet et l’objet, cède progressivement la place à la perception de l’autre, participant alors de l’appréhension d’une tendance étrangère : c’est l’intrusion narcissique.
11La violence initiale qui caractérise la relation fraternelle contribue au décollement identitaire, s’opposant à la dimension de spécularité impliquée dans la dyade mère-enfant. Le risque d’une condensation des deux images, de soi et de l’autre, provoque le rejet de cet autre envahissant jusqu’à l’intrusion. Cette intrusion identitaire a pour effet une violence de rejet qui permet cependant la mise au travail de la différenciation et de l’identification.
12Le vécu d’intrusion, comme la source de la violence fraternelle, s’organise donc comme un temps narcissique de la relation. Si une des spécificités du fraternel est de servir de déclencheur des éléments œdipiens, c’est donc d’une position pré-œdipienne que cela s’origine. Si tuer le frère est un temps préalable au meurtre symbolique du père, alors la relation fraternelle est une constitution initiale archaïque préfigurant l’œdipe (10).
13Le frère haï n’est pas seulement un rival (œdipien ou préœdipien) ; il est également une part du sujet qu’il ne reconnaît pas en lui-même. Incarnation du refoulé inconscient, part de soi qui trouve une surface d’inscription à travers l’autre, le frère est un miroir. Se confronter à un frère, c’est mettre sa place en jeu. Avant que cet objet soit reconnu comme unifié, l’enjeu de cette rencontre est donc spéculaire.
14Cette dimension narcissique de la relation fraternelle joue un rôle important dans l’accès à l’ambivalence. Comme dans ce qui sépare l’agressivité de la violence, le rapport à l’objet (partiel ou total) est en lien avec la capacité de reconnaître en soi les mouvements ambivalents, envers soi-même comme envers l’objet. Ainsi, l’objet serait attaqué avec violence lorsque le sujet agissant ne peut tolérer la haine dont il est lui-même porteur et la projette vers l’extérieur. Le dépassement d’une position narcissique prévalente participe d’une élaboration de la violence en agressivité, comme de l’instauration du principe de réalité.
15Winnicott évoque une inhibition des pulsions agressives visant à protéger les objets d’amour. En effet, l’enfant maîtrise ses tendances agressives pour se conformer à un certain idéal, transmis par les interdits et les valeurs parentales. Ce mouvement s’inscrit dans la différenciation entre le Moi et le non-Moi, l’agressivité alors transformée en chagrin et en culpabilité, ouvre l’accès aux relations sociales.
Problématique de la jalousie fraternelle
16Pour Wallon (12), avant trois ans, l’imitation est un mode de communication très fréquent dans les groupes d’enfants. Un frère peut ne pas supporter qu’un enfant plus jeune veuille l’imiter, car il peut avoir peur de se confondre en lui. Il commence à avoir conscience que l’autre n’est pas lui et qu’il peut le spolier d’un de ses droits. L’hostilité vis-à-vis des pairs est à son paroxysme quand l’enfant n’a pas encore les moyens de différencier son point de vue de celui de l’autre.
17Pour Lacan (7), dans l’obligation de prendre acte de l’existence d’un frère ou d’une sœur, l’enfant doit reconnaître qu’il n’est pas tout pour sa mère, que d’autres que lui la sollicitent, ont besoin d’elle. La voyant agir indépendamment de lui, il saisit la limite de son pouvoir sur elle. Frustré, il se « console » en s’attachant à d’autres personnes, s’éloignant ainsi de sa mère tout en se rapprochant d’elle, puisque, comme elle, il n’a pas un seul et unique objet d’amour, il aime d’autres personnes et, en retour, est aimé d’elles. Ce concurrent, qui pose les limites de la satisfaction procurée par la mère et la jalousie qu’il suscite, n’existe pas sans début d’individuation. Dans cette perspective, l’agressivité fraternelle peut être secondaire à l’identification.
18La jalousie peut se situer dans certains cas au niveau de « l’être » (devenir l’autre pour annuler les différences et ne faire qu’un), dans d’autres cas, au niveau de « l’avoir » (bénéficier des avantages attachés à la condition du frère, qu’il soit « normal » ou handicapé). Ces deux aspects sont souvent intriqués. Cette différenciation est très importante dans le cas de handicap car, nous le verrons, la question de l’identification et de la séparation y est particulièrement problématique (11).
L’inhibition de l’agressivité
19D’une façon générale, l’enfant handicapé n’est pas un adversaire à la taille de ses frères et sœurs. D’une part parce qu’il est davantage protégé par ses parents et qu’il n’a pas les mêmes moyens cognitifs ou physiques pour répondre. D’autre part, la culpabilité qui lie les frères et sœurs entre eux empêche le jeu structurant des mouvements agressifs.
20Ressentir de la jalousie vis-à-vis d’une personne qui souffre est problématique. Par ailleurs, si les frères et sœurs sont jaloux de l’attention portée par les parents à leur enfant atteint, ils savent également que ce dernier jalouse leur normalité. Ils ont compris que les adultes estiment aussi qu’ayant « la chance » d’être normaux, un certain nombre de leurs revendications et désirs doivent être tus, voire ne pas émerger à leur conscience. La culpabilité du frère non handicapé s’alimente à la fois dans le lien fraternel et dans les mouvements identificatoires à la culpabilité parentale.
21Un aîné d’un enfant autiste explique : « C’est vrai que mon frère me balançait tout par la figure sans être puni, mais pour moi c’était normal, maman disait que c’était à cause de son handicap qu’elle n’y pouvait rien, que j’étais grand et que je devais comprendre pour les aider. Déjà que les choses n’étaient pas faciles pour eux, je devais être grand et responsable. Alors, je suis devenu grand, j’ai pleuré seul sous les coups et je n’en parlais à personne, je savais qu’il ne fallait pas, que ce n’était pas reluisant pour ma famille qui déjà dégustait beaucoup. » Le poids de ces non-dits contribue à créer pour lui ce qu’il appelle « ses soucis », qui l’empêchent parfois de se concentrer à l’école.
22Clémentine a une sœur autiste très violente, Marie. Personne dans la famille ne veut la prendre en vacances, à la différence de ce qui se passe pour ses frères et sœurs. Clémentine a très vite été repérée comme celle qui était capable de maîtriser sa sœur lorsqu’elle faisait des crises ; aussi, c’est seulement accompagnée d’elle que sa grand-mère supporte que Marie reste chez elle pour quelques heures. Si Clémentine était fière de ce rôle, toutefois, cette responsabilité l’insécurisait, car elle avait le sentiment qu’elle ne pouvait flancher et ne pouvait dire à personne que lorsque sa sœur lui donnait des coups de pieds, criait, cela lui faisait mal physiquement et l’angoissait. En outre, contrairement à ce que les autres pensaient, elle n’était jamais certaine de réussir à contenir sa sœur ; si elle le leur avait dit, elle aurait craint de les insécuriser davantage. Les coups jamais évoqués en famille, les marques qu’elle cachait lorsqu’elle allait au sport pour ne pas encore aggraver l’image que sa sœur avait dans le village, sont restés imprimés dans son psychisme et continuent à la faire souffrir. Toutefois elle n’en veut pas à sa sœur mais aux adultes qui n’auraient pas dû permettre qu’elle vive cela. Clémentine ne réclamera jamais rien, ne se plaindra pas, car elle estimait que protégeant et aidant à la socialisation de sa sœur, elle remboursait un peu la dette contractée vis-à-vis de Marie du fait de sa normalité. De même, elle se défend de penser que sa sœur aurait dû lui témoigner de la reconnaissance.
23Ainsi, supporter les agressions fraternelles, souffrir à cause de Marie était une façon de tenter de diminuer la jalousie de cette dernière en partageant avec elle certaines souffrances, d’atténuer sa culpabilité et d’améliorer son image, elle qui, comme ses parents, se sentait narcissiquement atteinte par le handicap.
Les parents dans leur fonction de pare-excitation
24Confrontés à ce type de situations, certains parents ferment les yeux. Ils ne savent pas quoi faire, ne voient rien ou encore craignent d’être obligés de se séparer de l’enfant agresseur pour protéger les autres. Ces diverses situations cliniques ont un point commun : elles interrogent le rôle de la protection parentale dans les interactions fraternelles, la protection physique ayant pour équivalent psychique le pare-excitation.
25D. Burlingham et A. Freud ont montré combien un adulte protecteur pouvait aider l’enfant à faire la différence entre violence extérieure (les bombardements) et agressivité intérieure (leur frustration de vivre en orphelinat parfois abandonnés de leurs parents). Cet adulte aide à mettre du sens sur cette scène extérieure et à instaurer une différence entre fantasme et réalité. Elle montrait ainsi que la fonction contenante de l’adulte pouvait être fondamentale lorsque l’enfant est confronté à une violence externe qui entre en résonance avec ses propres conflits internes. Ce qui est le cas des frères et sœurs pour qui le handicap (réalité externe) sollicite des affects internes (jalousie, sentiment de révolte…).
26Pour Bion (3), la capacité de rêverie de la mère contient et transforme les éléments non-pensés venus de son enfant, qui peut alors se les réapproprier. La mère aurait ainsi pour tâche de rendre inoffensives les pulsions de mort en les contenant, en s’y opposant ou en les dirigeant contre les objets du monde extérieur. Ainsi, progressivement, l’agressivité s’intrique-t-elle à la libido et contribue-t-elle à engendrer l’ambivalence à l’égard de l’objet.
27L’enfant se sent responsable de la bonne santé psychique de ses parents et, lorsque ceux-ci paraissent souffrants, il aura tendance à vouloir les protéger, les soigner ou, tout au moins, à veiller à ne pas aggraver leur état de détresse. Ceci, même si c’est à son détriment. Ainsi, lorsqu’il pose des questions, s’il comprend qu’elles peuvent rendre malheureux, mettre en colère ou déranger l’adulte, il apprendra rapidement à se taire.
28L’enfant imagine souvent être le responsable du handicap de son frère ou de sa sœur ou de la tristesse de ses parents. Il se remémore par exemple n’avoir pas désiré sa naissance, avoir été insupportable durant la grossesse, avoir eu une maladie qui aurait pu contaminer le bébé… Ainsi, ses désirs d’agression se seraient comme magiquement réalisés. Faute de pouvoir en parler à une personne qui le rassurerait, l’enfant peut en venir à craindre que toute pensée ou tout fantasme ne se traduise par une modification de l’autre et estimer alors être à l’origine de tout ce qui arrive, aux autres comme à lui-même. Il est alors pris dans les rets d’une position de toute-puissance potentiellement destructrice, qui ne fait que mettre en relief la blessure narcissique et la crainte d’effondrement qu’elle vise à masquer, et empêcher toute expression d’agressivité, verbale comme agie.
29L’enfant maltraité par l’un de ses pairs regarde cette violence dans le regard de l’adulte. Lorsque ce dernier fuit, minimise l’agression, voire l’ignore, si l’enfant garde confiance en ses propres capacités à donner sens à ce qui se passe, alors il doit reconnaître que l’adulte se dérobe. Si tel est le cas, l’image du parent, pôle d’identification, en est alors inévitablement affectée.
30Aussi pour traiter ce conflit, il arrive que l’enfant « préfère » se persuader qu’il ne peut se fier à sa façon d’appréhender subjectivement la réalité. Il peut alors se comporter « comme si » il n’avait pas peur, ne se sentait pas seul, douloureusement désarmé, et ne souffrait pas.
31Le sens à donner à cette violence lui vient de l’adulte qui ne la reconnaît pas comme telle. Ne pouvant élaborer ses propres émotions, il s’imprègne de la façon dont les adultes la vivent et il ne reconnaît alors pas la violence qui lui est infligée comme étant illégitime. Se coupant de ses éprouvés, le frère non handicapé développe alors un faux-self, reposant sur une soumission factice et sur le refoulement des représentations liées à son ressenti.
Adultes favorisant l’inhibition de l’agressivité
32Il arrive que les adultes, non seulement ne servent pas de pare-excitation mais renforcent le sentiment de culpabilité lié à l’expression de l’agressivité. Les frères et sœurs victimes de la violence physique et morale de leur pair déficient ou malade mental se posent toujours la question de savoir si cette agression est l’expression du malaise de leur pair, le symptôme de leur pathologie ou si elle les vise directement. De la réponse à cette question dépendra pour partie l’impact que l’agression aura sur eux.
33Luc a longtemps pensé que l’agressivité de Sabine était due à son handicap, jusqu’à ce qu’il constate qu’en présence de ses amis, elle était « charmante » et contrôlait parfaitement ses mouvements agressifs. Il en déduisit que son agressivité n’échappait aucunement à sa maîtrise et que sa sœur lui en voulait d’être normal. Toutefois, estimant que cela ne devait pas légitimer ses agressions, il lui répondit en l’agressant verbalement et physiquement. Les adultes l’accusèrent de ne pas aimer sa sœur, de profiter de sa normalité pour l’enfoncer un peu plus. Il avait déjà beaucoup de mal à avoir une place dans sa famille, très préoccupée par le sort de sa sœur, et ne voulait pas encore aggraver sa situation. Alors, il cessa de répondre et devint « le parent bis » de sa sœur, et fit en sorte de supporter, « stoïquement » dira-t-il, les coups et les moqueries. Pour cela, il se convainquit qu’il s’agissait d’une manifestation de la pathologie qu’il fallait donc soigner. Assez triste, il reconnaît : « À cause de cela, il y a eu un rendez-vous manqué avec ma sœur et maintenant c’est trop tard. Les parents étaient contents, j’étais gentil avec elle, très tolérant, mais elle n’a pas eu de vrai frère et je n’ai pas eu de vraie sœur. »
34Il est persuadé que si les adultes les avaient laissés régler entre eux ces conflits, sa sœur aurait eu la chance de pouvoir établir avec lui des relations fraternelles et de mettre entre parenthèses son handicap qui serait devenu une de ses caractéristiques, pas forcément centrale dans leurs relations.
35Pour Luc, inhiber son agressivité était une réponse inconsciente au désir de réparation du narcissisme parental blessé. Cette adéquation à la demande de réparation parentale fait partie intégrante du mandant transgénérationnel qui se transmet entre parents et enfant.
36Or, se donner le droit de répondre à quelqu’un qui vous agresse, veut vous nuire, fait obstacle à la réalisation de ce que vous souhaitez, permet d’expulser certains affects grâce à des décharges motrices ou verbales. Celles-ci permettent à l’enfant de s’assurer que l’autre est capable de résister aux attaques, qu’il peut les subir sans s’effondrer, ceci sans que sa propre existence soit mise en danger.
37Dans le cas où l’enfant victime ne peut pas répondre à l’attaque, il arrive que l’inhibition massive touche d’autres situations que les interactions fraternelles. Pour moins souffrir, ne plus risquer d’avoir envie de se révolter, l’enfant s’interdit d’exister, de penser, de parler.
38Ceci est clairement évoqué par Mme Fredet (5), mère d’un enfant psychotique violent qui raconte que sa grande fille, petit à petit, s’effaça devant son frère, elle cessant progressivement de s’adresser à elle : « Agnès est blanche. Elle bute désormais sur les phrases après un si bon démarrage dans sa petite enfance. Puis elle ne bute plus du tout. Elle se tait. Elle se taira de plus en plus. »
39Vincent, l’enfant handicapé, devenant de plus en plus violent, Mme Fredet écrit : « Durant cette période, Agnès sera également atteinte, abîmée. Hélas, je pourrais presque dire que nous ne pouvons plus nous en occuper. Nous vivons en urgence heure par heure. […] À l’école d’Agnès, on me parle de son écriture. Agnès a changé d’écriture. Elle écrit de façon invisible. Les lettres n’ont plus un demi-millimètre de hauteur. Ce n’est plus visible. On s’en étonne, me pose des questions, me souligne aussi son effacement. Elle ne parle presque plus, dort mal, ne mange plus. La nuit, je l’entends crier. Elle fait des cauchemars chaque nuit. Un jour, un an plus tard, elle me racontera le cauchemar suivant qui revient plusieurs fois avec des variantes : Elle est dans la piscine, avec des amis d’école. Son frère apparaît au bord de la piscine. Aussitôt, l’eau de la piscine est déportée violemment. Une grande vague s’élève, pousse Agnès contre le bord et sa tête cogne contre le bord de la piscine. Elle hurle, se débat, puis son frère s’éloigne, l’eau redevient calme et lisse. »
40Cet auteur perçoit la détresse que cache la « sagesse » de sa fille, mais ne sait pas comment l’aider. Agnès ne lui demande d’ailleurs rien, elle ne se plaint pas, ne se révolte pas, se referme sur elle-même sous l’œil attentif de ses parents, conscients de leur impuissance à la soulager. Elle sait qu’elle ne peut accuser ses parents qui, épuisés, font ce qu’ils peuvent, et ne peut en vouloir à son frère qui n’a qu’une maîtrise limitée de ses mouvements agressifs.
Quand l’agressivité se déplace
41Les motions hostiles circulent, consciemment et inconsciemment, entre parents et enfants. Certains enfants sont chargés par leurs parents d’exprimer ou de mettre en acte une agressivité qui leur appartient en partie. Agressant sa cadette, une enfant handicapée exprimait les affects ambivalents qui habitaient ses parents : ceux-ci se réjouissaient de la normalité de leur seconde enfant mais ne supportaient pas que cette dernière mette en relief l’atteinte de leur aînée.
42Les deux enfants avaient donc à traiter à la fois une problématique liée à la relation fraternelle, à la spécificité de la situation de handicap et au lien parent-enfant. Dans ce cas, seule une approche familiale de cette agressivité pourrait aider ces enfants et leurs parents.
43Tania est la sœur cadette d’un garçon IMC ; elle a également une sœur plus jeune qu’elle de trois ans. Elle s’interdit d’en vouloir à ses parents de s’occuper trop peu d’elle et affirme qu’ils font ce qu’ils peuvent. Elle ne peut pas non plus reprocher à Allan de prendre trop de temps à ses parents car toute agressivité envers lui est source d’une trop grande culpabilité.
44En revanche, elle a des relations extrêmement difficiles avec sa sœur dont elle est jalouse, avec laquelle elle a de vives altercations verbales et physiques. Sophie reçoit parfois des coups suffisamment forts pour que ses parents s’en inquiètent, mais ils banalisent aussitôt la situation, parlant d’une « relation difficile mais sans plus ». De fait, une partie des affects concernant Allan et ses parents sont déplacés sur Sophie que Tania peut attaquer sans trop de culpabilité, avec l’accord tacite du groupe familial. Sophie subit sans trop se plaindre, de crainte de perdre l’amour de sa sœur. À sa façon, elle protège Allan qui, de son côté, paraît totalement l’ignorer. Elle préfère encore être battue par sa sœur qu’inexistante pour tous. Sa mère ne dit-elle pas : « Elle s’élève seule, elle ne nous a jamais posé le moindre problème » ?
45La non-intervention des parents dans le lien fraternel signe l’existence d’une pathologie du lien familial où chacun s’aliène en voulant protéger un autre membre de la famille. Ce silence sur cette situation vise à ne pas dire la souffrance de l’abandon parental, l’insoutenable du handicap et le désir de chacun de protéger l’autre et, en particulier, les parents, d’une blessure narcissique non cicatrisée.
46Ne pouvant parler, Tania évacuait et montrait son malaise sur le corps de sa sœur, sujet ne pouvant se révolter. Le fait que les adultes ne puissent pas l’aider à mettre un frein à sa tyrannie l’insécurisait et portait une atteinte sévère à son narcissisme.
47C. Lechartier-Atlan (9) rappelle : « L’enfant en proie à cette agressivité meurtrière contre le rival se voit impitoyablement désavoué, sommé d’être “grand” et de mûrir prématurément, ou “gentil” et obligé d’afficher un amour vital pour lui. Plombé de contre-investissement, l’amour est “privilégié” au détriment de l’agressivité qui ne peut être que meurtrière. Ces deux motions risquent de poursuivre des destins séparés, et le sujet, de se voir privé de la force qui résulterait de leur intrication. De quel prix lui faudra-t-il payer le fait de ravaler tout ça ? D’une surcharge autoagressive lourde de tous les dangers masochistes pour le Moi. »
48Lorsque le déplacement sur un objet extérieur n’est pas possible, il arrive que le sujet retourne l’agressivité contre lui-même. Ainsi, l’enfant peut être victime d’accidents à répétitions, voire, en particulier à l’adolescence, faire des tentatives de suicide. Il ne veut alors pas mourir mais cherche à dire sa souffrance et son désir qu’on lui prête attention. Se faisant mal, il arrive également qu’il cherche à se punir d’être normal, de ne pas parvenir à consoler ses parents ou l’enfant handicapé.
49Lorsque l’enfant ne peut exprimer son agressivité sans danger, au lieu de la refouler ou de l’inhiber, il peut la transformer en son contraire : l’amour, la sollicitude. Cette défense lui permet de se sentir valorisé, utile et reconnu comme un « bon frère » et un « bon enfant ». Si cela peut être temporairement satisfaisant, il doit toutefois pouvoir faire évoluer sa position. Par exemple, dans le cas où l’enfant handicapé va mieux ou lorsque les parents désirent à nouveau assumer leur rôle, ne supportant plus qu’un de leurs enfants assume une fonction parentale. Enfin, cette défense peut ne plus le protéger efficacement.
50Là encore, les parents jouent un rôle fondamental dans la manière dont l’enfant vit cette situation. S’ils parviennent à penser le retournement de la sollicitude en agressivité dans ses aspects positifs, cela n’aura pas les mêmes conséquences que s’ils considèrent ce retournement comme témoignant de la naissance d’une haine ou d’un rejet.
51Lorsque l’enfant ou l’adolescent ne s’autorise plus à répondre aux agressions fraternelles, ou lorsque le milieu familial ne le tolère pas, il peut fuir. Partir évite la confrontation dans la réalité mais n’efface pas les conflits intrapsychiques et intersubjectifs à l’origine de ce départ.
Le frère, celui auquel il faut s’identifier pour s’en séparer
52En reconnaissant l’autre comme objet total, l’identification est rendue possible, dans le sens d’un ressenti « à la place de ». Se mettre à la place d’un autre, c’est quitter un instant la sienne – sans jamais la perdre –, c’est lâcher du lest vis-à-vis d’un rapport centré sur soi. Se mettre à la place du frère, c’est cesser un instant de le vivre comme l’intrus qui menace de prendre la place que l’on a, de déloger de ses acquis libidinaux. Faire un tour chez l’autre sans enjeu persécuteur, c’est voir se dégager l’horizon d’une possible vie sociale, ainsi que d’un héritage familial partagé. Cette position ouvre sur la possibilité de sublimation de l’agressivité en identification à la souffrance de l’autre, renforçant le lien groupal familial soudé autour d’un idéal de solidarité.
53C’est là l’enjeu de la confrontation fraternelle : passer de l’intrusion narcissique, déclencheur d’une rage et d’une violence brute, à l’identification à l’autre. Ce passage de l’alter ego à l’altérité est relayé par l’accès à l’ambivalence, marqueur du passage aux processus secondaires.
54Le handicap rend problématiques dans la fratrie les mouvements d’identification et de séparation. Les frères et sœurs souhaiteraient avoir un handicap sans pour cela être handicapés. Ceci pour réduire l’étrangeté de leur frère ou sœur handicapé, le comprendre, savoir ce qu’il est, ce qu’il sent ou encore bénéficier des avantages attachés dans leur famille à la condition de personne handicapée.
55S’identifier à un frère ou une sœur atteint dans son intégrité psychique ou corporelle représente une menace remettant en cause la possibilité de s’appuyer sur l’identification pour se construire.
56Cette impasse dans l’identification peut se traduire par un mouvement de fusion à l’autre. À propos de ce fantasme, Lechartier-Atlan (9) parle d’amour captif, extrêmement efficace contre toute velléité agressive vécue comme menace de destruction. Elle parle également de « gémellité psychique », l’autre étant tout à la fois autre et partie de soi. Dans ce cas, s’unir, c’est atteindre la complétude idéale où rien ne manque. Cette peau commune peut également être un moyen de pallier un désinvestissement parental. C’est aussi ne pas avoir à reconnaître l’autre dans son altérité et donc risquer de l’envier. Ce corps à corps permet d’échapper au circuit symbolique qui conduit les protagonistes à construire un lien ouvrant la possibilité d’une séparation laissant l’un et l’autre intègres.
Conclusion
57Les cas cliniques que nous avons exposés montrent comment le handicap crée un blocage de l’expression habituelle des motions hostiles du frère non handicapé. La culpabilité voire la sidération face au handicap empêche le vécu des conflits : le handicap est alors perçu comme une réalisation « déjà là » des désirs agressifs par rapport à un autre soi-même abîmé, partiellement détruit. La non-intégration du handicap par les parents contribue à l’impossibilité de protéger les autres membres de la fratrie et de leur transmettre les moyens de se défendre efficacement contre les attaques du frère handicapé.
58Lorsque nous parlons de la nécessité de verbaliser quelque chose de ce lien fraternel source de souffrance, nous considérons que l’enfant ne tient pas un discours qui serait déjà là. En effet, il va construire ce qu’il veut dire en fonction de ce que son interlocuteur peut et veut entendre. Aussi, il s’agit de développer une écoute qui vise à conforter le sujet dans sa capacité à se dire et à être entendu, si ce n’est à être compris. Si l’enfant trouve la personne capable de l’accompagner dans sa capacité à penser et à dire ses émotions, alors il ne se sentira pas chosifié, mis en position d’adulte, vide, habité par l’autre ou empli d’une souffrance envahissante.
Bibliographie
Bibliographie
- 1Aulagnier P. (1975), La violence de l’interprétation, Paris, PUF.
- 2Bergeret J. (1972), Violence et évolution affective humaine, in Psychologie psychopathologique, Paris, Masson, 84-89.
- 3W. R. Bion, (1983), Réflexion faite, trad. fr., Paris, Puf.
- 4Burlingham D., Freud A. (1949), Enfants sans famille, trad. fr., Paris, PUF.
- 5Fredet F., (1979), Mais, Madame, vous êtes la mère, Union Générale d’Éditions, Paris.
- 6Freud S., (1917), Introduction à la psychanalyse, trad. fr., Paris, Payot, 1951.
- 7Lacan J. (1938), « Le complexe, facteur concret de la psychologie familiale », « La vie mentale », in L’Encyclopédie française, t. VIII, Paris, Larousse.
- 8Lacan J., (1984) Le complexe d’intrusion, in Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essais d’une fonction en psychologie, Paris, Navarin.
- 9Lechartier-Atlan C., (1997), « Un traumatisme si banal. Jalousies », Revue française de psychanalyse, t. LXI, janvier-mars, 57-66, 80.
- 10Marcelli D. (1993), Œdipe, fils unique, in Adolescence, 11, 229-248.
- 11Scelles, R., (1998), Fratrie et handicap. Paris, L’Harmattan.
- 12Wallon, H. (1983) Les origines du caractère chez l’enfant. Paris, PUF.
Mots-clés éditeurs : fratrie, agressivité, violence, handicap
Date de mise en ligne : 02/04/2012.
https://doi.org/10.3917/difa.008.0063