Notes
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[1]
Brockhaus Enzyklopädie, Brockhaus F.A., Mannheim, 1989.
« Nous ne vieillirons pas ensemble.
Voici le jour
En trop : le temps déborde.
Mon amour si léger prend le poids du supplice. »
1L’annonce du cancer suscite un effet de sidération propre à la clinique du traumatisme. La maladie vient déstabiliser les repères du sujet malade mais aussi ceux du partenaire de vie. L’intimité du couple est entravée. Les examens médicaux invasifs, les hospitalisations régulières bouleversent profondément les limites physiques et psychiques du malade mais aussi celles de l’unité-couple. Le couple est marqué d’un fonctionnement particulier. Il a son histoire, ses habitudes, ses modes de vie, ses règles de fonctionnement plus ou moins tacites. Face à la maladie, le couple est ébranlé. Une asymétrie se crée entre celui qui est malade et celui qui est (censé être) bien portant. Il y a alors un désarroi et une protection mutuelle qui se fait progressivement sentir entre les partenaires : se parler, se comprendre se complexifie. Depuis les années 1980, les aidants naturels sont davantage reconnus. Cependant, le conjoint reste indifférencié des autres proches ou aidants. Pourtant, le partenaire est celui qui est au plus près du malade, dans son intimité. À ce sujet, Jürg Willi (1999, p. 52) a écrit : « La relation d’amour est la relation qui touche le plus directement l’intimité d’une personne. »
2Psychologue en soins palliatifs, j’accompagne des couples face à la fin de vie. Au travers de situations cliniques, il sera question dans cet article de mettre en avant comment le soutien proposé peut être un appui pour que le couple retrouve une certaine intimité et des possibilités de se raconter. Il s’agit de lui permettre de retrouver des potentialités en travaillant sur le lien intersubjectif. De manière préventive, le dispositif institutionnel permet de favoriser la transmission et l’accompagnement du deuil à venir pour celui qui reste : le partenaire de vie.
Le couple face à la maladie grave : une entité mise à mal
3Monique Dupré La Tour (2005) évoque le fait que « faire couple », c’est se reconnaître comme tel et avoir des projets communs. Le partenaire de vie ne se choisit pas par hasard. Il repose sur des déterminismes plus ou moins inconscients. C’est ainsi que le choix de notre partenaire se fait en fonction de nos failles et s’attache à donner un support pour participer à notre organisation défensive. Jean Lemaire (1982, p. 66) dit d’ailleurs : « Ce que le sujet sélectionne, parmi les caractéristiques de son futur conjoint, outre les possibilités communes de satisfaction, c’est sa participation à son organisation défensive, principalement dans les secteurs où il se présente quelque peu défaillant. » Ainsi, le couple est un support de la vie psychique du sujet. Il a une fonction de contenance, d’enveloppe protectrice, comme le souligne Didier Anzieu (1986). Le couple construit un noyau bien délimité, une « peau psychique de couple » qui s’appuie sur les moi-peau individuels. Alors, qu’en est-il de cette enveloppe psychique lorsque la maladie vient prendre le pas sur la relation habituelle ? Face à la maladie grave, le temps partagé ne prend plus la même épaisseur. Il s’agit d’une « crise vitale » pour le patient et ses proches (Bacqué et Baillet, 2009). Sur le plan de la temporalité, les traitements, la crainte du devenir prennent le dessus. Chacun est touché individuellement. Mais c’est aussi le groupe-couple dans son fonctionnement de base, dans son lien, qui est touché. Le patient et le proche peuvent se trouver dans un temps qui ne peut plus s’articuler. La crise provoquée par la maladie engendre un sentiment de rupture. Le temps reste figé. Rien n’est plus comme avant. Comment s’articule l’intimité du couple face à cette crise ?
4C’est dans les interactions précoces que naissent les prémices de l’intimité, dans une relation de corps à corps où le bébé est respecté dans sa particularité d’être au monde et dans son rythme. L’intimité se construit dans son partage mais aussi sur la limite de ce partage. Mais face au cancer, « tout geste, toute parole, tout silence venant de l’autre suscitent des résonances profondes, qui ne sont pas toujours perçues ni comprises et peuvent donner lieu à des réactions paradoxales, ce qui entraîne de nombreux malentendus » (Lehmann, 2014, p. 43). La maladie bouleverse les compréhensions de l’intime de l’autre. Le partage naturel devient plus délicat, communiquer s’obscurcit. Madame V a 48 ans, elle est atteinte d’une tumeur cérébrale qui est découverte alors que le couple vit à l’étranger pour des raisons professionnelles. Madame est hospitalisée au sein de l’unité de soins palliatifs quelques mois après leur retour en France. Je rencontre monsieur et madame V à leur demande. Ils évoquent l’effroi que l’annonce de la maladie a suscité pour eux : « On a pris un coup de massue, il fallait que l’on rentre en France pour les soins, pour retrouver des repères… » Madame évoque tout ce que la maladie a bousculé : « Je ne peux plus faire les choses comme je le voudrais, me laver, me déplacer, je ne peux plus le faire toute seule… Alors je ne sais pas si mon mari m’entend encore... Je vois bien qu’il cherche à ce que ma belle-mère soit plus présente pour les enfants. Mais je tiens à te le dire, je n’aime pas son regard triste sur les enfants et sur moi. Je suis malade mais je ne suis pas encore morte, il faut bien qu’elle se le dise… C’est à toi de te positionner vis-à-vis d’elle… » Madame exprime avec véhémence à son époux, en ma présence, sa souffrance de ne plus trouver sa place, sa crainte que quelqu’un d’autre puisse s’occuper de ses enfants. Elle met en avant comment se comprendre, s’entendre n’est plus si évident qu’auparavant. Jean Lemaire (1982, p. 32) définit le couple comme l’union de deux personnes au moyen d’un « lien amoureux marqué par une intention avouée ou non avouée de durer ». L’éventualité de la mort de l’autre vient impacter cette intention première du groupe couple. Le système du couple est mis à mal. Les défenses qui protégeaient jusqu’alors l’illusion du couple sont levées. C’est ainsi que le malade peut avoir le sentiment de ne plus être porté, reconnu. En parallèle, le partenaire est lui aussi mis à mal personnellement dans ce qui le tient et le soutient. Monsieur V est sans voix face à la colère de sa femme. Il semble perdu, sidéré par le cancer qui vient prendre le pas : « Je n’ai pas de mots », dira-t-il. Anticiper la mort de l’être aimé tout en le sachant encore vivant suscite une certaine sidération. En effet, il faut souligner que des parts de soi sont déposées dans l’autre et portées dans ce lien mutuel. Face à la maladie, la dynamique de couple prend une autre tournure, les rôles de chacun deviennent différents et le poids de la culpabilité, de la dette peut faire jour.
Quand le soutien psychologique permet de préserver l’intimité du couple
5Le partenaire ne se sent pas forcément légitime dans l’expression de ses ressentis : « Ce n’est pas pour moi que c’est le plus dur », formulent souvent les conjoint(e)s. Le proche peut se sentir non légitime dans sa peine car « bien portant ». Ainsi, les partenaires réciproquement mettent en avant la nécessité de protéger l’autre d’un trop de souffrance. Cette protection mutuelle entrave la relation et les possibilités de communication au sein du couple. Dans ce contexte, le soutien favorise l’expression de ce qui est intolérable pour le partenaire sans avoir peur de faire du mal à l’autre. Le proche peut se sentir plus en mesure d’exprimer ses ressentis grâce à la présence du tiers : le psychologue. C’est ainsi que j’ai rencontré monsieur V lors d’une séance individuelle. Il a alors pu exprimer ses inquiétudes : « Qu’est-ce que je vais faire si elle meurt, comment vais-je m’occuper des enfants ? Je me rends compte, c’est elle qui s’occupait d’eux, même quand nous étions à l’étranger... » Se sentant coupable, cet homme sera alors dans la contre-attitude de vouloir tout gérer, se donnant le devoir d’assumer toutes les places. Cette impossibilité de tout assumer va le confronter à de l’insatisfaction et à une dévalorisation de soi. Les entretiens psychologiques sont alors un lieu où déployer cette culpabilité si aliénante dans le lien du couple. L’intime renvoie à la notion d’appartenance, c’est-à-dire de familier chez l’autre. Comme le souligne Marie-Paule Chevalérias (2003, p. 14), à partir de la définition du dictionnaire Brockhaus [1] : être intime avec quelqu’un, c’est « [le] connaître très bien, y compris beaucoup de ses secrets que les autres ne connaissent pas, lié par une relation de confiance en quelque chose jusque dans ses moindres recoins, relation de confiance avec l’objet de connaissance ». Ainsi, le psychologue permet de donner du sens aux réaménagements psychiques du couple. Monsieur V savait mieux que quiconque comment redonner une place à son épouse malade, mais il avait besoin d’un étayage pour retrouver confiance en la relation. C’est ainsi qu’il a pu trouver les ressources pour investir le projet d’une permission au domicile pour que madame V puisse participer à la conception du sapin de Noël avec ses enfants, comme chaque année. Ce rituel familial fut le signe d’une appartenance de groupe retrouvée. Il ne s’agit pas de nier l’ampleur de la maladie et l’avenir incertain, mais bien plutôt de redonner les possibilités au couple et à la famille de vivre encore des instants d’échange et d’intimité.
Quand la maladie imprègne toutes les sphères de l’intime
6La maladie et les soins font intrusion dans l’espace réel du couple tout comme ils font irruption dans le corps du malade. Des acquis comme la complicité, l’intimité, le fait d’être ensemble sont remis en cause. Selon le fonctionnement du couple, les défenses peuvent être plus ou moins extrêmes. Certains couples vont avoir besoin de lutter contre la maladie en étant dans une fusion massive, pour « faire corps » face à l’intrusion de la maladie et des soins qui y sont associés. Tandis que d’autres vont, au contraire, être dans un phénomène de distanciation pour se protéger du trop d’angoisse. Ce fut le cas de monsieur P, qui m’explique qu’il ne dort plus avec son épouse car il ne veut pas la déranger. Dormir dans le même lit, dans la même chambre, met en jeu cette fantasmatique de l’enveloppe et ses possibles déconstructions. Pour monsieur et madame A, il s’agira davantage de « faire corps ». Jusqu’à la fin, ils ont souhaité partager le même lit. La proposition d’un lit médicalisé était vécue par le couple comme le signe d’une séparation, d’une fragmentation de cette enveloppe psychique si importante pour l’intimité du couple. Sans le vouloir, les soignants peuvent entraver l’enveloppe psychique et physique du couple. En effet, à l’hôpital, penser le couple reste très délicat. Le couple est en permanence confronté à l’intrusion au sein de son moi groupal. La culture hospitalière pense avant tout celui qu’elle soigne : le malade. Le conjoint n’a pas forcément sa place dans les soins et dans l’intimité de son proche « patient ». Celui-ci peut aussi être considéré comme un objet de soins. Lors de réunions d’équipe, il arrive souvent que nous abordions la place des familles et tout particulièrement du partenaire de vie. Il s’agit, pour les équipes de soins, de penser à laisser une place au proche pour préserver l’intimité du couple. En effet, le malade comme le partenaire sont confrontés à une intrusion massive du corps médico-soignant qui imprègne toutes les sphères de leur vie privée. Au domicile, par exemple, l’enveloppe familiale est entravée par les passages répétés et irréguliers des professionnels. Le matériel de soin envahit tout l’espace du logis. Les familles disent régulièrement qu’elles n’ont plus l’impression d’être chez elles. Elles se sentent envahies, dépossédées. Comment se sentir encore un être de désir, un sujet aimé et aimant quand la maladie envahit tout l’espace du couple ?
7Monsieur L a 35 ans, il est atteint d’un cancer du pancréas en phase avancée. Lorsqu’il arrive dans le service, il pose tout de suite les choses durant l’entretien d’accueil avec le médecin : « Je ne suis pas tout seul. » Son épouse l’accompagne partout, il a besoin d’elle, c’est elle qui l’aide à faire ses soins, sa toilette. L’équipe soignante va être très mal à l’aise face à l’unité de ce couple. Sous intention de bienveillance, les soignants veulent parfois décharger le partenaire de la tâche de s’occuper du malade. Mais qu’en est-il de l’intimité du couple, de leur pudeur, du lien qui les unit ? Ainsi, il semble important d’être vigilant à l’ébranlement que nous pouvons introduire au sein du couple. Le psychologue peut alors être ce garde-fou qui permet que l’intime du sujet et du couple soit entendu et reconnu. Un travail de réflexion s’était initié, au sein du service, autour de la mise en place d’un lit double médicalisé pour accueillir les couples dans une des chambres. Ceci pouvait être un moyen de préserver la proximité et l’intimité du couple face à la fin de vie. Cependant, ce projet a suscité des ambivalences chez les soignants. Ils avaient de l’appréhension et une crainte de perdre le contrôle de la situation. Laisser le couple avoir une intimité renvoie à nos propres représentations et à notre propre éducation. Cela demande à l’institution de faire évoluer en permanence son organisation et ses manières d’agir pour favoriser le respect de l’intimité du patient et de son entourage.
Le tabou de l’intimité et la confusion entre le sexuel et la tendresse
8Du latin intimus, superlatif de intus qui signifie « en dedans », l’intimité est ce qu’il y a de plus profond en nous-même, de plus secret, c’est avant tout ce que nous ne partageons pas, ou bien seulement si nous le décidons, avec ceux que nous choisissons. Nous ne pouvons réduire l’intimité à la pudeur physique, elle est aussi psychique. L’adolescent nous montre à quel point l’intériorité, ce territoire secret qui nous appartient, est à préserver ; il peut être accentué, comme seul espace d’existence, face à la maladie. La fin de vie vient mettre à mal le corps du couple qui est mis à nu. Comment alors retrouver une part de caché, de secret, à l’égard des autres, du corps médico-soignant si omniprésent ?
9Monsieur H et sa compagne sont ensemble depuis peu. Monsieur est atteint d’un cancer digestif avancé. Il est très angoissé dès son arrivée dans l’unité, il n’arrive plus à respirer et se sent face à une impasse. Il aimerait rester chez lui pour profiter de sa compagne et en même temps être hospitalisé le rassure. Il demande que nos rencontres se fassent en couple. Très vite, il exprime les difficultés intimes du couple. Il souhaite avoir des moments avec sa compagne, « nous sommes un jeune couple, vous savez ». Madame est sur le lit assise à côté de lui, ils se tiennent la main avec tendresse. Monsieur H se décrit comme quelqu’un de particulièrement séducteur : « J’aimerais tellement encore pouvoir la séduire. Je voudrais avoir nos moments à nous sans les traitements, les douleurs, cette fichue maladie… » Sa compagne tente de le rassurer, tout en ayant les larmes aux yeux : « Mais, tu sais, je le comprends, je n’ose pas te le dire mais la maladie est arrivée trop vite dans notre idylle, mais ne t’en fais pas, je suis là… » Je suis alors témoin de leurs ressentis intimes par rapport à leur relation de couple qui en est encore aux prémices et qui est prise de plein fouet par les effets de la maladie. Ils me prennent à témoin en tant que tiers pour redonner du sens à leurs vécus. Suite à cette rencontre, il m’a été possible de soutenir, auprès de l’équipe, le besoin pour ce couple de se retrouver en dehors de l’omniprésence des professionnels. L’équipe a ainsi pu soutenir le projet d’une sortie de quelques heures pour que le couple puisse se retrouver. Monsieur H étant très faible, ils sont allés simplement partager un repas au coin de la rue de l’hôpital. Suite à leur escapade, monsieur retrouve une certaine prestance. Il m’accueille souriant, en position assise dans son lit. Comme a pu le souligner Freud (1914), sur les voies menant au choix d’objet d’amour, le versant narcissique établit que l’on aime dans l’objet ce que l’on est soi-même, ce qu’on a été ou ce qu’on voudrait être. Monsieur H a pu retrouver sa position d’homme aimé et séduisant grâce à ce moment d’intimité partagé. L’intimité sollicite une part de discrétion, de dissimulation et de séduction. Être en couple demande des espaces privilégiés retirés des regards et des oreilles des soignants pour retrouver le lien intrinsèque au couple et ainsi entretenir le désir. Comme le dit le dicton : « Pour vivre heureux, vivons cachés. » L’intime renvoie au caché, au personnel, à ce qui ne peut se voir au regard de tous. Le « chez soi » signifie aussi une part de son intime. Nous ne laissons pas entrer n’importe qui chez soi. Par conséquent, l’intime ne se réduit pas au sexuel. À moins de considérer la sexualité dans un sens large, comme le fait Michel Montheil (2017, p. 61), « il reste toutefois que la sexualité peut s’entendre comme un espace-temps d’intimité mettant en œuvre un imaginaire spécifique à chaque couple et une capacité ludique de type transitionnel où se retrouvent tendresse, sentiment, érotisme, complicité… ».
10La mise en place d’un dispositif institutionnel peut permettre de porter les angoisses du couple, de contenir et de redonner une possibilité d’intimité dans la réalité du couple. Une nouvelle circulation de la parole a pu émerger grâce à la créativité proposée par l’institution. Le psychologue par l’accueil qu’il propose, mais aussi par le travail de médiation auprès de l’équipe, devient un tiers support pour retisser du lien, pour recréer un espace d’entre-deux, « caché-trouvé », où peuvent se loger de la parole, du rêve et à nouveau du désir pour le couple. C’est ainsi que des projets de couple peuvent faire jour. Mon expérience en soins palliatifs m’a donné l’occasion d’assister à plusieurs mariages au chevet de malades. Monsieur G et sa conjointe ont 38 ans. Ils ont une petite fille et ils n’ont jamais pensé à se marier. Monsieur a un cancer pulmonaire en phase avancée. Il sait que son temps est compté. Il exprimera alors son souhait de s’unir à sa femme avant de mourir. C’est ainsi que la fin de vie peut susciter des souhaits de fusion, comme le souligne Michel de M’Uzan (1976, p. 194) au sujet des investissements des objets libidinaux en fin de vie. Le travail du trépas suscite l’investissement de « l’élu clé » par le sujet en fin de vie, « le mourant forme ainsi avec son objet ce que j’appellerai sa dernière dyade, par allusion à la mère dont l’objet pourrait bien être une dernière réincarnation ». Dans ce dernier projet d’union, l’illusion de « ne faire qu’un » est accentuée. Cette dernière union protège alors de la désillusion que la mort puisse séparer le lien qui unit les deux êtres. Le mariage peut avoir valeur d’étayage. Il permet de contenir les fantasmes de destruction du lien conjugal.
Le couple face au deuil : « que reste-t-il de nos amours ? »
11Le couple n’est pas préparé à anticiper la mort de l’autre. La maladie vient briser une part d’illusion : bientôt le couple ne sera plus. Alors, comme le dit la chanson de Charles Trenet : face à la fin de vie, « que reste-t-il de nos amours » ? Dans ce moment de crise, les bénéfices apportés par le fait d’être aimé et d’aimer l’autre peuvent être suspendus. C’est un moment de doute sur la valeur que l’autre peut nous apporter et sur celle que nous pouvons donner aussi. Le couple a besoin de retrouver le souvenir de l’union, de revisiter son histoire singulière. Monsieur L, lors de nos entretiens, a eu besoin de me montrer les photos de leur union, en présence de son épouse : « Regardez comme nous étions beaux, unis… » Il me demande alors de deviner, sur une photo de famille, où il se trouve. La maladie vient impacter l’image de soi et le rapport à sa propre intimité. Ainsi, le couple n’est plus le même qu’avant, l’image renvoyée est déformée. Être alors le témoin de leur union, porter attention à leur histoire permet de soutenir narcissiquement l’image du couple et son entité. Il s’agit de faire le deuil du couple d’avant la maladie et de transformer, symboliser l’image du couple, en lui permettant de retrouver une unité.
12Mais, face à la mort à venir, des réactions défensives hostiles peuvent aussi faire jour à l’égard de l’être cher. « D’un côté ces êtres chers sont pour nous un bien intérieur, une parcelle constituante de notre moi propre, mais de l’autre ils sont aussi pour une part des étrangers, voire des ennemis » (Freud, 1915, p. 44). Monsieur E est atteint d’un cancer orl en phase palliative. Sa femme et lui n’arrivent plus à se parler sans se disputer. Telles sont les plaintes de madame E quand je la rencontre : « Il n’est jamais content, j’ai beau essayer de tout faire pour lui… Au final, il est encore plus virulent à mon égard… » Depuis la maladie, monsieur E présente une certaine agressivité à l’égard de son épouse et celle-ci est confrontée à une ambivalence qu’il faut pouvoir entendre. L’espace de parole proposé est alors le lieu d’élaboration de ces difficultés. Madame E se sent impuissante. Elle vient trouver un contenant extérieur pour l’écouter face à ce déséquilibre de couple qui vient la toucher personnellement. Elle peut exprimer son ambivalence à l’égard de la relation : « Je n’en peux plus parfois, je voudrais que tout ça cesse… » Les souhaits de mort des familles ont besoin d’être entendus (Reny, 2013, p. 95) : « Le désir d’en finir des soignants et des familles vient révéler l’insupportable à soutenir, à contenir celui qui se meurt. » Dans le cas évoqué ici, le soutien proposé a eu un rôle d’étayage, ce qui a permis d’éviter l’expression de motions agressives à l’égard de soi et/ou de l’autre. Madame E a aussi pu reconnaître ce qui était difficile à vivre pour son époux : « C’est vrai qu’il a toujours été pudique, réservé. Sa dépendance ne doit pas être facile à vivre pour lui… » Madame E trouve alors des ressources pour accompagner les défenses de son époux. Elle tolérera davantage ses silences, tout en étant à son chevet.
13La perte des illusions telles que celle de ne plus faire un avec l’autre et de ne plus se comprendre peut permettre d’accéder aux motions ambivalentes propres à la relation. Cette reconnaissance permet de réduire le clivage et de mieux reconnaître ce que vit l’autre, le partenaire. « L’autre est un étranger ressemblant. Il combine le connu et l’inconnu. Chercher un lien à l’autre, c’est reconnaître une forme de dépendance structurante », explique Philippe Robert (2007, p. 145). La vie de couple est jalonnée de moments de crise qui peuvent être bénéfiques. « L’équilibre d’un couple comme d’un groupe tient à la capacité de vivre les déséquilibres – voire d’y participer – dans une recherche constante d’espace psychique individuel et groupal » (Robert, 2012, p. 39). Ainsi, se parler permet de reconnaître qu’il y a une part d’imperceptible en l’autre. Le psychologue peut alors être là pour transformer ce temps de séparation forcée en un travail de pensée. Madame E a pu se saisir de ce soutien pour déposer sa culpabilité de survivante accentuée par l’ambivalence de son conjoint. Elle acceptera mieux d’être au chevet de son époux sans trop en attendre. Comme le soulignent Jean-Marc Talpin et Christiane Joubert (2008, p. 126) : « De même que le couple vieillissant, du fait de la perte de ses étayages, est rendu à lui-même, de même le sujet veuf ou veuve l’est aussi, défait de son appui sur l’objet couple, lieu de dépôt de ses liens non seulement objectaux mais aussi narcissiques et archaïques. » Le soutien est une possibilité de faire le deuil du couple d’avant la maladie. Un nouvel aménagement est nécessaire, une nouvelle manière d’être ensemble est travaillée. Ce travail de symbolisation permet de recréer une certaine illusion de couple et de protéger d’une effraction, d’un trop du réel : la perte de l’être cher. Le partenaire est donc confronté à un travail de deuil qui peut se faire dans l’avant et dans l’après selon des modalités différentes. Pour les partenaires, le soutien est un lieu où peuvent se travailler les investissements et les désinvestissements mais aussi l’ambivalence des liens au partenaire en fin de vie. Ce travail permet d’opérer les prémices du deuil à venir. Ainsi, la qualité de l’accompagnement du couple durant la maladie est favorable au travail psychique à venir pour le partenaire qui reste.
Conclusion
14La fin de vie est un moment particulier de remaniement psychique individuel et groupal. Il est donc important de penser le couple confronté à la fin de vie comme une entité à part entière. Dans les services de soins, il est question de s’interroger, en équipe, sur nos représentations et notre positionnement vis-à-vis des couples que nous accompagnons. Nous accueillons la souffrance du couple et non du seul patient malade. Le psychologue accueille et reçoit les motions du couple. Il permet la mise en sens des réaménagements psychiques du couple. Cette démarche du clinicien se prolonge auprès de l’équipe soignante en favorisant, dans la réalité, des actions cohérentes pourvues de sens. L’institution est alors un partenaire de soins actif où le maillage d’équipe est fondamental pour préserver l’intimité du couple. Le dispositif institutionnel repose sur une alliance thérapeutique en réseau. Les projets concrets, comme la possibilité de sorties, l’instauration d’un lit médicalisé pour deux ou encore celui de donner au conjoint la possibilité de prodiguer des soins, ont une réelle valeur psychique. Ce travail de mentalisation dans la réalité pratique, accompagnée de la mise en sens par le psychologue, permet au couple de mettre du sens sur les éprouvés de chacun et ainsi d’accéder à une certaine symbolisation. La crise suscitée par la maladie grave peut être l’occasion d’un renouveau au sein du lien qui unit les partenaires et d’une certaine créativité pour communiquer à nouveau ensemble. Ce travail d’élaboration permet d’accéder aux motions ambivalentes intrinsèques à tout lien. De manière préventive, cela permet de favoriser la transmission et l’accompagnement du deuil à venir pour le proche qui aura, par la suite, tout un travail psychique à réaliser.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : couple, Cancer, soins palliatifs, intimité, conjoint, deuil
Date de mise en ligne : 23/11/2020
https://doi.org/10.3917/dia.229.0065Notes
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Brockhaus Enzyklopädie, Brockhaus F.A., Mannheim, 1989.