1Encore assez mal connu malgré ses cinquante ans d’existence, le conseil conjugal et familial commence à faire son apparition régulière dans la presse, dans des films ou sur Internet, car il s’avère être une réponse pertinente, parmi d’autres, aux difficultés que traversent les couples et les familles. Historiquement, le ccf prend sa source dans le counselling américain, notamment celui de Carl Rogers, mais il est allé puiser aussi au fil du temps à d’autres sources : psychanalyse, systémie, analyse transactionnelle, communication non violente, programmation neurolinguistique, psychologie positive… La référence théorique du ccf n’est donc pas homogène. L’auteure de cet article évolue plutôt dans le cadre psychanalytique de l’afccc et esquissera le travail du ccf avec cette référence théorique-là.
L’accueil de la demande des couples par le ccf
La demande des couples
2À l’origine de la démarche de consultation des couples, il y a toujours une plainte, une souffrance, pour le moins une insatisfaction : « On ne communique plus, on ne se respecte plus, ça dérape, la belle-famille est omniprésente, il/elle boit trop, il/elle est allé(e) voir ailleurs, on n’a plus de relations sexuelles depuis des années, on n’en peut plus avec les enfants… » Les conjoints ont essayé par leurs propres moyens d’apporter des changements pour moins souffrir, sans résultat, mais ne peuvent se résoudre à se séparer. Ainsi, cette plainte est généralement accompagnée d’une demande adressée au ccf : « On aimerait que ça redevienne comme avant ; il faudrait que l’autre prenne conscience de son comportement et change ; il faudrait nous apprendre à communiquer ; il faudrait nous dire quels sont les torts de chacun ; il faudrait que vous nous aidiez à raviver la flamme ; vous êtes notre dernière chance. »
3Derrière la plainte, il y a ce que le psychanalyste anglais W. Bion (1961) a appelé « hypothèses de base ». En temps de crise, de confusion émotionnelle intense (il se situait dans le contexte de l’après-première guerre mondiale), les membres d’un groupe adoptent un fonctionnement régressif, avec des productions psychiques archaïques. On n’est pas dans la pensée, mais dans des convictions ou des fantasmes, qui trouvent à la fois une explication au problème et une voie de dégagement et qui ont, bien sûr, une fonction défensive majeure. Bion a identifié trois hypothèses de base que l’on peut transposer à la situation des couples et des familles :
- L’attaque-fuite rassemble les membres du couple autour de la conviction qu’il existe un mauvais objet dangereux pour celui-ci que le praticien doit identifier, ce mauvais objet pouvant être la psychopathologie ou l’addiction de l’un des conjoints, la belle-mère, un enfant, l’argent, etc. Les conjoints croient qu’une fois cet « ennemi » identifié par le praticien ils vont pouvoir ensemble le combattre, organiser la destruction ou la fuite et ainsi « sauver le couple ». L’ennemi peut être le même pour les deux conjoints ou chacun peut avoir le sien, mais la croyance est identique.
- Le couplage, c’est la conviction partagée que le salut du couple dépend d’une idée-solution, d’une théorie, d’une technique nouvelle que le couple ne connaîtrait pas encore, qui le délivrerait de la réalité insupportable et qui lui apporterait un avenir sans nuage. Il y a couplage entre couple et croyance.
- La dépendance, c’est la conviction partagée que le salut du couple viendrait de la protection et du savoir-faire d’un personnage charismatique idéalisé, dont il faudrait dépendre de façon absolue. Le praticien serait cet expert nourricier qui connaîtrait tout de l’amour et du couple et qui sauverait le couple par ses conseils éclairés. On est là dans une dimension quasi-religieuse !
La première réponse du ccf
5Le ccf ne va pas répondre directement à la demande : il ne va pas conseiller les conjoints, encore moins désigner un « coupable », ni prescrire des exercices à faire à la maison… Il ne va pas davantage valider ou contrer purement et simplement les convictions des conjoints qui viennent consulter. Il va tout d’abord, dans les premiers entretiens, écouter la plainte et permettre à la demande de se « déplier », tout en fixant un cadre.
- Fixer un cadre avec les consultants : sécurité et frustration
7Le cadre prescrit en premier lieu la présence simultanée des deux conjoints, car le travail se fait d’abord sur le lien entre eux. Il a trait aussi au lieu, à la durée et à la fréquence des séances, au tarif, aux incidences des absences/oublis, à la confidentialité et à la neutralité (surtout par rapport à une possible procédure de divorce ultérieure), à la règle de restitution (en cas d’appel téléphonique de l’un d’eux, par exemple) et à la fin du travail (à exprimer et non à agir par l’annulation d’un rendez-vous).
8Le cadre ainsi posé donne la sécurité nécessaire pour pouvoir s’abandonner à ses pensées et souvenirs. Il est une enveloppe, un étayage provisoire pour les identités et le couple mis à mal (contenance maternelle), mais le cadre est aussi facteur de frustration par ses contraintes pour garder un pied dans la réalité (contenance paternelle) alors qu’en séance on ne travaille pas sur la réalité, mais sur les représentations.
9À la différence de la thérapie, en revanche, aucun contrat n’est passé qui oblige les consultants à venir sur une certaine durée ou à rattraper une séance manquée. Pour autant, il existe comme en thérapie un élément de transfert sur le cadre et la personne du ccf. Une des limites de l’exercice du ccf réside probablement dans la non-interprétation de celui-ci.
- Permettre aux consultants de « déplier » leur cheminement jusqu’à la prise de rendez-vous
11Il est important de s’attarder sur cette demande, d’essayer de faire préciser un peu l’origine de celle-ci, comment elle a cheminé dans le temps, l’espace et les esprits avant de venir se concrétiser devant le ccf : cela permet une certaine mise en route de la pensée, même si les « hypothèses de base » seront bien présentes ! Qui a eu l’initiative du rendez-vous ? Y avait-il un accord pour faire cette démarche ou est-ce qu’un des conjoints traîne l’autre en consultation conjugale pour que le ccf le soigne ? Qu’en dit le conjoint incriminé ?
12Comment ont-ils eu connaissance de la consultation ccf ? L’orientation par un autre professionnel ou un proche n’est en effet pas neutre : assistante sociale, police, personnel de l’Éducation nationale, médecin, amis, famille… Ainsi, la démarche peut être impulsée pour obéir à des injonctions (du moins comprises comme telles) : dans ce cas, il n’y a, au départ, aucune demande, mais celle-ci peut émerger en cours d’entretien, par exemple pour expérimenter une écoute différente.
13Enfin, y a-t-il un facteur déclenchant pour la consultation ccf maintenant plutôt qu’il y a six mois, deux ans ou dix ans ? Un accès de violence du conjoint ou d’un enfant, une infidélité, une menace de séparation, une maladie, la perte d’un travail… qui peut ouvrir sur une première mise en mots de ce qui déborde les personnes ?
Les différentes facettes du travail de ccf avec les couples
Expérimenter un espace sécurisé par un cadre et un tiers pour déposer l’enveloppe fragilisée du couple
14Beaucoup de personnes viennent chercher des solutions « prêtes à l’emploi » et ne sont ni motivées, ni même forcément en capacité d’entamer un travail d’élaboration psychique… Ce que le ccf leur permet d’expérimenter d’abord, c’est l’effet d’une tiercéisation de leur relation, ce qui a souvent un premier effet d’apaisement. Ainsi, le tiers est quelqu’un qui sépare pour contrebalancer les fantasmes de fusion, d’absorption, de dévoration, et peut faciliter un mouvement d’individuation de chaque psychisme, l’expression d’une pensée personnelle impossible dans le face-à-face du couple. Mais il est aussi celui qui relie et le ccf peut nommer des ressemblances ou des convergences dans les représentations des conjoints, les expériences passées ou actuelles, les attentes et les projets.
15Le ccf permet aussi l’expression des émotions qui peuvent être accueillies avec empathie et dans « l’enveloppe » de la séance. En effet, il ne faut pas oublier qu’au moment de la crise il y a une régression qui s’opère dans le psychisme des personnes. Elles sont confrontées à des éprouvés qu’elles ont du mal à nommer, comme un petit enfant. Le ccf peut aider à mettre des mots sur ces éprouvés, recevoir ce qui est amené, le métaboliser, c’est-à-dire le transformer, lui donner un sens et le renvoyer. C’est là la définition de la fonction de contenance du professionnel qui rappelle bien sûr la fonction alpha de la mère chère à Bion. La mise en mots des émotions et du vécu intérieur confus, tumultueux, voire bloqué, permet aux personnes d’accéder à une représentation de ce qui les fait souffrir et ainsi à une certaine distanciation. Monique Ribes (1995) a parlé d’une fonction de « médiation » du ccf, c’est-à-dire rendre médiat ce qui était immédiat.
16Le ccf va aussi régulièrement ramener ce qui est exprimé à l’intérieur de la relation et solliciter l’autre conjoint sur ce qu’il pense, ressent, imagine lors des prises de parole de son conjoint (métacommunication). Ainsi, le ccf évite d’être dans un simple face-à-face avec chacun en présence de l’autre, mais permet de faire travailler les deux en même temps sur ce qui les relie et les sépare.
Travailler la désidéalisation de l’objet-couple, de l’autre, voire de soi
17Les conjoints se retrouvent souvent dans une pensée régressive du fait de la crise, dans un clivage tout bon/tout mauvais. Comme le conjoint/le couple n’est plus tout bon, il est forcément tout mauvais et la séparation paraît la seule voie de dégagement… mais difficile à envisager quand même, d’où un sentiment d’impasse qui amène à consulter.
18L’idéalisation du couple sans manques et sans tensions dans une forme d’illusion groupale est une phase normale dans la constitution d’un couple, c’est ce qui fait la « magie » des débuts et qui plonge ses racines dans la relation primaire à la mère. Les conjoints passent donc d’une représentation plus ou moins idéalisée du conjoint, de leur couple, d’eux-mêmes (dans les yeux de l’autre) à une vision aux antipodes. Ils sont pris dans un mécanisme de défense, le clivage, pour moins souffrir. La crise, c’est précisément l’intervalle entre la perte d’un idéal comblant et un territoire encore invisible, incertain : une vision renouvelée et plus réaliste de la relation, de l’autre, de soi, accompagnée ou non d’une possible rupture. Cet intervalle est source d’insécurité, voire d’angoisse, car la personne est en manque d’étayage. Le ccf offre alors un lieu de continuité, de sécurité, d’étayage pour élaborer cette perte et retrouver une certaine créativité pour investir du nouveau.
19Parfois le clivage va pouvoir s’atténuer, les conjoints acceptant que leur partenaire soit à la fois satisfaisant et frustrant, semblable et différent de soi : l’autre, irréductible dans sa différence, permet aussi de s’y identifier… Mais ce peut être là un long chemin !
Vignette n°1 : La crise de l’infidélité
20Mathilde et Jean-Paul viennent dans un grand désarroi suite à la découverte par Jean-Paul d’une relation extraconjugale (terminée) de Mathilde. Jean-Paul a la cinquantaine, Mathilde la quarantaine, ils sont ensemble depuis vingt ans et ont deux adolescents. Jean-Paul était pendant un an en mission à l’étranger et est revenu quelques jours avant le rendez-vous, mais la découverte de l’infidélité remonte à trois mois. Ils arrivent à se parler, mais disent avoir besoin d’un tiers pour « trouver des solutions », car la confiance est détruite. Jean-Paul exprime sa colère et son humiliation et veut sans cesse plus de réponses à ses questions sur le comportement de sa femme. Mathilde exprime sa culpabilité et regrette la souffrance infligée à Jean-Paul. Parallèlement à ce questionnement lancinant de Jean-Paul, ils vont revisiter ensemble leur histoire conjugale, ce qui va leur permettre de croiser leurs souvenirs, leurs émotions et sentiments si peu exprimés par le passé… et de mesurer leur éloignement.
21Jean-Paul raconte qu’il était alcoolique dès avant leur rencontre et que, à la naissance de leur premier enfant, il est « tombé en dépression » ; une thérapie et le soutien de Mathilde lui ont permis d’en sortir. Jean-Paul pourra aussi surmonter son alcoolisme, mais au prix de nombreuses rechutes, souvent cachées, puis découvertes par Mathilde. Celle-ci évoque son repli progressif sur elle-même, car elle se sentait « la chose de Jean-Paul », avec un grand sentiment d’infériorité. En même temps, elle voulait être la mère et la maîtresse de maison parfaite et ne laissait guère de place à Jean-Paul qui ainsi se retirait de plus en plus de sa famille au profit de sa vie professionnelle… de sorte qu’elle se sentait de plus en plus seule. C’est ce sentiment de solitude amplifié par un manque d’affection et de confiance en elle qui l’a décidée à « franchir le pas » pendant l’absence de Jean-Paul avec un collègue de travail avec lequel elle dit avoir eu beaucoup d’échanges par sms, mais assez peu de rencontres dans la réalité.
22Ils font un parallèle entre l’alcoolisme de Jean-Paul et l’infidélité de Mathilde, comme une barrière entre eux. Mathilde a mis beaucoup de temps à refaire confiance à Jean-Paul sur son abstinence, mais elle a réussi, ce qui encourage Jean-Paul à retrouver la confiance dans la fidélité de Mathilde. Mais ce parallélisme le fait penser aussi aux nombreuses rechutes qu’il a faites, ce qui lui fait craindre d’éventuelles « rechutes » de Mathilde.
23Au fil des séances, Mathilde évoque qu’elle a beaucoup gagné en confiance en elle : elle s’est occupée seule de la maison et des enfants pendant l’absence de Jean-Paul et est sur le point de terminer des études qui la mettront sur un pied d’égalité avec lui. Jean-Paul réalise qu’il n’a jamais pu exprimer ses sentiments à Mathilde. À présent, il commence à lui écrire des lettres, qu’elle lit et relit. Ils disent qu’ils se redécouvrent et prennent plaisir à leurs échanges et à leur nouvelle complicité. Ils constatent qu’ils n’ont jamais passé autant de temps ensemble… Les séances de ccf en parallèle les rassurent. Au bout de quinze rencontres avec la ccf, ils peuvent dire qu’ils vivent « comme une nouvelle lune de miel », mais, à la dernière séance, Jean-Paul exprime aussi que de temps à autre il fait des associations avec des mots, des situations qui lui remémorent douloureusement le passé et interrogent sa confiance… mais il a décidé de « vivre avec, sans l’étaler ».
Mettre au travail les représentations
24Contrairement à la médiation familiale qui travaille sur la réalité et vise à obtenir un accord sur la façon d’y faire face, le ccf a pour objectif de permettre aux personnes de se faire une représentation de leur situation, difficultés et souffrances, mais aussi projets et attentes. Le ccf propose aux conjoints d’expliciter des choses qu’ils n’ont parfois jamais formulées auparavant : comment ils se représentent la vie de couple dont ils rêvent, les rôles de l’un et de l’autre, leurs attentes, leurs valeurs, comment ils voient leur partenaire, comment ils vivent les manques et les frustrations. Ils peuvent ainsi accéder à une meilleure compréhension de la situation : la consultation à deux témoigne de la volonté de remise en commun de la représentation du problème, du désir de faire partager à l’autre sa vision du problème conjugal, même celle qui n’envisage d’autre issue que la séparation – sinon les conjoints consulteraient seuls ou iraient voir directement l’avocat !
25Cette compréhension passe par le questionnement autour de ce qui les relie, de ce qu’ils ont partagé sur un plan réel, imaginaire, symbolique, et peut aider à prendre une distance salutaire. Parler de ce qui a été commun et le reste encore peut contribuer à un réaménagement du lien, avec à la clé « un accroissement de la sphère du partagé » (Robion, 2016). Mais cela peut aussi déboucher sur le constat qu’il y a un trop grand écart entre projet individuel et projet conjugal et donc sur une séparation.
26Mais le ccf leur permet aussi de croiser leurs représentations et de mettre le doigt sur d’éventuelles distorsions de perception entre la représentation de l’autre et ce qu’ils en ont compris et comprennent aujourd’hui. Ainsi, les conjoints peuvent commencer à prendre conscience de leurs projections sur l’autre et sur la relation, voire du lien entre l’histoire de chacun et l’histoire du couple.
Le travail du ccf comme « préthérapie »
27Ainsi, le travail de ccf peut parfois se révéler comme travail préthérapeutique, c’est-à-dire amener les personnes au seuil d’un travail thérapeutique qu’ils engageront ou pas, soit avec un thérapeute individuel, soit avec un thérapeute de couple. Le travail de ccf pourra leur faire prendre conscience que ce qu’ils projetaient sur la relation avec le conjoint concernait en réalité leur relation avec leur père, mère, frère, sœur (objets primaires) ou que ce qu’ils projetaient sur leur conjoint est, en réalité, un conflit intrapsychique propre.
28Le travail sur l’intrapsychique ainsi que sur les relations précoces avec les objets primaires relève de la thérapie et non du ccf. L’outil principal de la thérapie de couple est l’interprétation du transfert, alors que le travail de ccf porte avant tout sur l’intersubjectif et le groupe-couple avec une ouverture sur les liens avec l’histoire infantile des conjoints, mais sans déploiement des processus inconscients : le ccf travaille sur du matériel conscient, implicite, préconscient.
29C’est surtout lorsque le travail avec les couples commence à s’inscrire dans une certaine durée que la question de la délimitation ccf/thérapie devient importante pour le professionnel lui-même : savoir ce qu’il fait, ce qu’il met en mouvement, jusqu’où il peut assurer... Il n’y a pas de délimitation au cordeau par rapport à la définition évoquée, mais une frontière personnelle à prendre en considération : on ne peut accompagner quelqu’un que jusqu’où on est soi-même allé. Cependant, lorsque les personnes veulent commencer à évoquer leurs rêves ou reviennent de plus en plus sur leur histoire infantile, le moment peut être propice pour le ccf pour passer la main à un psychanalyste ou thérapeute psychanalytique de couple.
Profil des couples qui viennent consulter
30Le ccf peut ainsi être un outil assez efficace avec des couples structurés sur un mode névrotique, où l’altérité est à peu près construite, dont les conjoints sont suffisamment individués pour être capables d’écouter l’autre comme un individu à part entière, séparé de soi. Ce travail peut en effet améliorer la compréhension des conjoints d’eux-mêmes, de l’autre, de leur relation, restaurer la communication, permettre l’empathie et renouveler ainsi le couple.
31Pourtant arrivent dans les consultations de ccf nombre de couples structurés sur un mode non pas névrotique, mais plutôt narcissique-identitaire : il s’agit de couples dont les membres ne sont que peu individués, liés non pas par le désir, mais par un besoin quasi vital de l’autre comme partie de soi, comme béquille, avec parfois une véritable emprise mutuelle pouvant se déployer sur des versants très destructeurs allant jusqu’aux violences verbales et physiques. Ce qui pourrait être indiqué là, ce sont des thérapies psychanalytiques de couple au long cours avec pour objectif de passer « d’une dyade indifférenciée à un processus d’individuation et à des rapports interpersonnels » (Dupré, 1995, p. 83). Sauf que… ces personnes ne sont souvent absolument pas prêtes à s’inscrire dans une démarche au long cours, à en respecter le cadre et à supporter la frustration liée à l’absence de résultats immédiats. Leur prise de rendez-vous est chaotique (non-venue, annulation à la dernière minute, absence sans explication…), la demande porte sur des « solutions concrètes et rapides », drainée par l’intitulé du métier de « conseiller » conjugal.
32Quel travail leur proposer ? Il me semble que, dans ces cas de figure, le ccf doit d’abord faire preuve d’une grande souplesse et d’une grande humilité. Il s’agit surtout de suivre ces personnes au plus près de ce qu’elles viennent déposer en séance, les soutenir dans la mise en mots, la mise en récit et les amener ainsi à un certain « apprentissage relationnel ». Le ccf peut ainsi les sensibiliser à leur monde intérieur, celui des émotions et sentiments, des rêveries, des pensées, qui est parfois englouti par l’activisme et la recherche de sensations. Il peut les familiariser à mettre des mots sur cet état intérieur : le ccf peut proposer des mots, des images qui peuvent aider ; il peut reformuler ce qui est dit pour le faire entendre aussi à l’autre. Il peut les aider à tenter d’en faire un récit : prendre le temps des tâtonnements, des « blancs », reprendre, jusqu’à ce que cela corresponde un tant soit peu à ce qu’on voulait dire, jusqu’à ce que ce soit compréhensible, au moins par le ccf, qui peut essayer d’en refaire une traduction pour le rendre compréhensible à l’autre conjoint, si nécessaire. Enfin, il peut permettre l’expérimentation de l’écoute et de l’alternance de la parole de l’un et de l’autre qu’il va parfois devoir imposer, mais qui peut permettre d’entendre des choses tout à fait inédites, surprenantes…
33Souvent, ces couples sont étonnés de ce qu’ils sont finalement capables de se dire et d’entendre dans le cadre protecteur de la séance, mais se disent très démunis dès qu’ils se retrouvent en face à face à la maison (« nos vieux démons reviennent »), ce qui n’étonnera guère le ccf. Fréquemment, ces suivis ne durent pas, car les conjoints se découragent du fait du peu de changements immédiats et palpables dans leur vie.
Le travail en ccf avec les personnes seules et les familles
Le travail avec les personnes seules
34Il n’est pas rare de voir des personnes seules s’adresser à un conseiller conjugal, soit parce que le conjoint ne se sent pas concerné, soit qu’il ne veut pas venir, soit parce que le couple est déjà séparé, soit parce que la personne désire un espace personnel pour réfléchir à sa relation de couple. Si la personne vit une crise conjugale, il s’agira de faire ce travail de contenance comme lorsque le couple consulte. Mais la personne peut aussi être en demande d’aide pour élaborer une décision à prendre : séparation ou non, choix entre un conjoint et un amant. Là aussi, expérimenter un espace sécurisé par un tiers et un cadre permet de mettre des mots sur un conflit intérieur, un ressenti, des interrogations et d’y voir plus clair.
35Plus particulièrement en centre de planification familiale, le ccf peut aussi avoir à écouter les personnes autour de leur vie sexuelle, notamment quand elle est vécue dans le secret et la transgression ou dans un climat de violence. C’est là que viendront aussi se déployer les interrogations autour d’une éventuelle interruption volontaire de grossesse. Parfois, ce sont les premières mises en mot du vécu des femmes, très éloignées a priori d’une démarche d’aide psychologique.
Vignette n°2 : Les premiers mots sur la violence
36Carmen vient demander pour la troisième fois une ivg et le médecin lui propose de rencontrer la ccf. D’abord sur la réserve, Carmen se laisse petit à petit aller dans l’entretien malgré la honte qui l’habite et qu’elle exprime. Ses grossesses sont toujours issues de rapports avec le même partenaire, ils sont ensemble depuis sept ans. Sa contraception est chaotique : oublis de pilule, refus d’autres moyens de contraception, arrêt de la contraception, préservatifs de temps en temps (« il n’aime pas »). Cette fois-ci, elle aurait aimé poursuivre la grossesse, mais il ne veut pas, il dit qu’il n’est pas prêt. Cette démarche lui est beaucoup plus douloureuse que les fois précédentes… et puis les choses « ne sont pas faciles avec lui ». Encouragée par la ccf, elle entre dans un récit : son compagnon la rabaisse continuellement, l’insulte, peut lui donner des gifles, contrôle son emploi du temps, ses contacts téléphoniques, l’isole de sa famille et de ses ami(e)s et disparaît de temps en temps sans donner d’explications, ce qui la laisse dans un désarroi profond. Elle l’a quitté plusieurs fois, mais il a toujours réussi à la faire revenir… Elle ne comprend pas. Elle dit qu’elle l’aime toujours, mais prend aussi la mesure de tout ce qu’il lui inflige et ce qu’elle s’inflige à elle-même : elle arrive à penser et nommer ce paradoxe dans lequel elle se trouve. Elle ne peut envisager de déposer plainte pour le moment. Carmen dit avoir apprécié cette écoute qu’elle n’avait encore jamais expérimentée. C’est la première fois qu’elle parle de ce qu’elle vit avec son compagnon : « Ça m’a fait du bien… » La ccf lui dit qu’elle peut revenir, si elle le souhaite.
37Enfin, les personnes séparées de leur conjoint peuvent s’adresser à un ccf pour les aider à vivre la séparation et à faire le deuil du couple. Ce travail nécessite souvent de revisiter l’histoire conjugale pour en comprendre les étapes, les enjeux et les écueils et en intégrer la perte. La spécificité de l’écoute du ccf se situe dans ces cas non pas dans une écoute individuelle avec le conflit intrapsychique de cette personne, mais est une écoute du « groupe-couple » du consultant, c’est-à-dire qu’il intègre dans l’écoute les deux conjoints et leur relation (Dupré, 1995, p. 77).
Le travail avec les familles
38Le ccf a vocation à travailler aussi avec les familles, mais, dans la mesure où son travail ne relève pas de la thérapie, les familles doivent ne pas être dans un fonctionnement pathologique ; les membres doivent avoir une mobilité psychique suffisante pour pouvoir élaborer quelque chose de leur fonctionnement et faire évoluer leur place ou leur comportement : c’est une évaluation importante à faire par le ccf lors du premier entretien. Les demandes émanent tant de parents seuls que de couples de parents, parfois même de parents et enfants parfaitement adultes.
Vignette n°3 : Mère et filles, un dialogue à trouver
39Véronique vient consulter avec ses deux filles de 11 et 14 ans, Cindy et Lisa. Elle est séparée de Serge, le père de ses filles, depuis trois ans et a décidé de vivre avec son nouveau compagnon Gérard depuis quelques mois. Les relations sont explosives entre elles. Véronique ne supporte plus les paroles agressives de ses filles à son égard, est en conflit avec son aînée à propos des sorties et souffre du fait que Gérard n’est pas vraiment investi comme beau-père par ses filles comme elle le souhaiterait. Par ailleurs, elle exprime de façon véhémente sa colère envers Serge, qui ne respecte pas les termes du jugement de divorce en matière de visite de ses filles et est complètement imprévisible. Les filles expriment surtout leur souffrance par rapport à la séparation houleuse de leurs parents. Cindy : « L’histoire du divorce, je ne veux plus l’entendre… Que la guerre finisse. Je ne veux pas être une balle de ping-pong entre eux. » Lisa : « Je suis la messagère entre mes parents. J’en ai marre. Ça me saoule. » Véronique ne percevait pas à quel point ses filles vivaient douloureusement ce tiraillement et comprend aujourd’hui qu’elle subit parfois une colère de ses filles en réalité adressée à leur père.
40Véronique voulait compenser la séparation en faisant « tout » pour ses filles, leur « assurer un ciel sans nuages » : leur payer de belles colonies de vacances, des sorties à trois, les accompagner en permanence dans leurs activités sportives de compétition, mais elle réalise petit à petit qu’elles ont aussi besoin d’un « ailleurs », hors de la famille, surtout Lisa. Elle exprime son épuisement d’être présente pour ses filles « vingt-quatre heures sur vingt-quatre » et se retire parfois « dans sa bulle » pour se reposer, mais sans donner d’explications, ce que les filles, surtout Cindy, vivent comme un abandon. Lisa souhaite avoir des moments d’écoute et de disponibilité de la part de sa mère, mais pas forcément passer tout son temps libre avec elle. Elle aimerait aussi passer plus de temps avec Gérard, mais n’ose pas le lui demander, parce qu’elle a l’impression qu’il lui préfère Cindy…
41Ainsi, quelques entretiens familiaux ont permis d’ouvrir un espace de parole et d’écoute entre Véronique, Lisa et Cindy. Elles ont appris à exprimer leurs besoins, leurs préoccupations, leur souffrance aussi, à s’écouter et à se découvrir différentes de ce qu’elles imaginaient. Leurs relations sont devenues plus apaisées, plus joyeuses. Et Véronique de dire en partant : « Je crois que je vais m’occuper un peu plus de moi ! »
Conclusion
42Ni thérapie, ni coaching, le conseil conjugal et familial combine ainsi une écoute active dans un cadre bien balisé avec une approche intersubjective et groupale du couple et de la famille, aidant les personnes à l’élaboration de la crise qu’ils vivent, en leur permettant de se faire une représentation de la situation dans laquelle ils se trouvent, de la penser, d’en mesurer parfois l’épaisseur psychique, pour pouvoir accepter ou aménager leurs relations ou encore se séparer. Le ccf offre donc un premier accueil, une première étape aux personnes aux prises de difficultés conjugales ou familiales dans un cadre qui n’a pas l’étiquette « psy » (qui peut faire peur). Cette démarche peut se révéler suffisamment apaisante et constructive pour en rester là. Elle peut ouvrir aussi à un travail thérapeutique plus approfondi, individuel, conjugal ou familial, lorsque les personnes auront pu prendre conscience des obstacles plus profonds auxquels elles se heurtent.
Bibliographie
- Bion, W.R. 1961. Recherches sur les petits groupes, Paris, Puf, 2006.
- Dupré La Tour, M. 1995. « Du conseil conjugal à la thérapie de couple », Dialogue, 130, 68-83.
- Ribes, M. 1995. Note après « D’une profession à l’autre : les conseillères conjugales et familiales et leur trajectoire », Dialogue, 130.
- Robion, J. 2016. « Les communautés conjugales », Dialogue, 214, 109-122.
Mots-clés éditeurs : contenance, préthérapie, conseil familial, désidéalisation, couple narcissique, Conseil conjugal
Date de mise en ligne : 19/03/2020
https://doi.org/10.3917/dia.227.0039