Notes
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[1]
On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure ce manque de recherche clinique au sujet d’une telle population reflète aussi la longue histoire de la discrimination sociale de ces enfants comme de leurs mères.
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[4]
C’est encore décelable aujourd’hui en terre catholique. Les termes de « bâtard » ou de « bâtardise » entourent malheureusement encore souvent cette situation, non seulement dans le vocabulaire courant, mais aussi dans la littérature, en dépit de leur caractère dénigrant.
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[5]
Dans le cadre de la présente contribution, seule la libre réalisation de l’arbre généalogique sera présentée et analysée.
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[6]
Le cas a été discuté dans le cadre d’un séminaire de Master à l’unil (Approches comparées en psychopathologie et en clinique, sous la direction de Muriel Katz-Gilbert).
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[7]
Les noms et prénoms ainsi que différentes informations ont été rigoureusement modifiés pour garantir la confidentialité.
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[8]
Le pré-recrutement à 17 ans et le recrutement à 18 ans sont deux moments qui précèdent la conscription obligatoire. À ces moments, l’ensemble des jeunes de la même année de naissance et de la même commune sont convoqués.
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[9]
En référence à sa vallée d’origine.
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[10]
Peu après cette deuxième séance, l’expérimentateur a l’intuition d’aller vérifier les noms sur le registre des naissances de la paroisse. Luc y figure sous le nom de Pierre-Luc.
1Rares sont les travaux de recherche scientifique ou clinique portant sur le secret pathogène qui entoure la filiation dite « illégitime [1] ». Juridiquement, ce type de filiation est attaché « à une naissance survenue hors mariage, dite illégitime ou naturelle, les parents étant célibataires ou adultères [2] ». En Suisse, la prévalence de ces situations est de 3 à 4 % entre 1900 et 1980 puis elle augmente graduellement pour atteindre 10 % en 2005 [3]. Le regard porté par la société sur les femmes et les enfants qui vivent cette situation a beaucoup évolué au cours du xxe siècle. Fortement stigmatisée par l’État et l’Église jusqu’à récemment [4], cette filiation singulière a progressivement conduit à un questionnement plus large sur les conditions de développement de l’enfant dans des structures familiales dites non traditionnelles.
2Dans ce sens, l’étude clinique entourant les sujets dont la naissance est qualifiée d’« illégitime » s’insère dans un champ plus large, celui du développement de l’enfant en l’absence d’un père connu. La question principale consiste dès lors à tenter de cerner quelles sont les possibles répercussions du secret qui entoure la naissance illégitime sur les assises narcissiques du sujet quand la filiation paternelle est considérée comme inconnue. Car, « si le désaveu social est minoré » au fil du temps dans nos contrées, « il ne fait pas moins écho aux effets pathogènes qui sont surtout alimentés par les altérations des liens d'alliance et de filiation », comme le souligne Anne Loncan (2006, p. 149).
3On est alors confronté à un ensemble de questions significatives : comment subjectiver ses liens de filiation lorsque la lignée paternelle est entourée d’un secret pathogène et désubjectivant ? Comment s’inscrire dans sa généalogie lorsqu’on bute sur un important blanc concernant les origines ? Comment le caractère indicible de l’identité du père affecte-t-il les remaniements psychiques qui colorent la puberté du sujet ? Comment faire face à cette impasse identificatoire au temps de devenir parent ? Enfin, comment se différencier du groupe-famille lorsque c’est un pacte dénégatif aliénant qui structure les liens familiaux ? C’est afin d’éclairer ces questions complexes que nous avons rencontré des sujets dont la naissance a été qualifiée d’« illégitime ». L’énigme questionnée dans l’espace mis à disposition par le chercheur est analysée à l’aide de différents regards cliniques.
Investiguer la filiation illégitime : quel dispositif d’écoute et de recherche clinique ?
4L’originalité de l’étude consiste notamment dans le dispositif retenu pour investiguer ces questions directrices. La récolte de données comporte deux phases (Katz-Gilbert, 2015). Lors d’un premier entretien, le sujet est invité à raconter son enfance et son adolescence. Le récit est ensuite documenté à l’aide d’un guide d’entretien structuré par des questions portant sur le récit de la naissance, sur la structure familiale à la naissance, sur le choix du prénom, sur les premières relations (avec la mère, les grands-parents, les oncles et tantes, la fratrie, les amis) ; on interroge finalement le rapport du sujet aux institutions (religieuses, de formation). Dans le cadre de la seconde rencontre, le sujet est invité à produire un arbre généalogique librement réalisé, puis un génogramme imaginaire [5] (Katz-Gilbert, 2015 ; Katz-Gilbert, Darwiche et Veuillet-Combier, 2015). Il s’agit d’explorer la dimension fantasmatique des liens familiaux à travers ces deux outils utilisés en parallèle. On cherche ainsi à investiguer non seulement les processus secondaires qui président à la mise en récit de l’expérience (Gilbert, 2001), mais également les processus primaires en jeu dans la réalisation d’un arbre généalogique (Katz-Gilbert, 2015).
5La présente contribution présente une étude de cas qui rend compte d’éléments biographiques recueillis lors du premier entretien et d’éléments graphiques et discursifs recueillis lors de la libre réalisation de l’arbre généalogique. L’analyse repose sur une approche à la fois psychanalytique et systémique [6].
Un sujet aux prises avec un secret sur ses origines paternelles : une étude de cas
6Luc [7] est âgé d’une cinquantaine d’années lorsque qu’il participe à notre étude. Lors de la première séance, il serre la main de l’expérimentateur, le regard baissé. Il ne dit presque rien sur le chemin qui mène à la salle prévue pour l’entretien. Luc marque une pause à la suite de l’énoncé de la consigne « Pouvez-vous me raconter l’histoire de votre enfance et de votre adolescence ? ». Il dit d’emblée qu’il ne se souvient pas très bien, qu’il a « oublié », puis précise : « Dans ma tête j’ai voulu oublier, c’était dur au début ! » Il ne sait pas comment commencer. Il n’a pas parlé de cette question à ses propres filles, raison pour laquelle il souhaite qu’on lui transmette l’enregistrement des entretiens. Luc explicite spontanément les motivations qui l’ont conduit à répondre favorablement à notre invitation. Pour lui, ce n’est jamais facile d’évoquer ses origines et son passé : « Venir vous en parler, peut-être que ça me débloquera là-dessus », dit-il pudiquement.
7Pour le sujet, la rencontre semble placée sous le signe de la transmission. Il s’agirait de réparer et ne pas répéter le secret de famille autour de son illégitimité pour dégager les générations suivantes du poids de cette souffrance. Les paroles échangées au cours de l’entretien sont enregistrées, trace qui pourra l’aider à élaborer un récit biographique transmissible à ses descendants. La rencontre est donc placée sous le signe de l’espoir : trouver enfin un interlocuteur à qui il puisse raconter son histoire et qui le comprenne, opportunité qui lui a sans doute beaucoup manqué dans sa vie. Luc attend peut-être de l’entretien qu’il crée un espace ouvrant à soi, à la parole historicisante qui redonne de l’élan pour affronter la réalité d’une trajectoire de vie singulière et douloureuse, pleine de secrets, d’opacité, de blancs en ce qui concerne la lignée paternelle. Le sujet est en effet invité par le chercheur à évoquer ses origines, à se remémorer ce qu’il en sait à travers ou malgré les trous.
8D’emblée, donc, la thématique de la recherche contraste avec ce qui a précisément fait obstacle au travail de mémoire : consacrer une étude à la question de la filiation dite naturelle ou illégitime, c’est donner à ce sujet une importance significative. Luc est, en l’occurrence, invité à éclairer cette étude par son parcours de vie, par son expérience personnelle qui prennent du coup une dimension nouvelle : le fait d’être invité à faire part de ce douloureux passé pour tenter d’enrichir les connaissances du chercheur clinicien à ce sujet fait passer l’histoire de l’ombre à la lumière, ce qui lui donne un caractère valorisant.
Narrativiser la filiation illégitime : un pari difficile
9Luc commence par détacher dans le récit de son enfance la période de 0 à 3 ans, période pendant laquelle il vit chez les grands-parents maternels. À cette époque, sa mère est célibataire ; elle vit éloignée de Luc la semaine pour subvenir aux besoins de sa famille. « Assume ton erreur de jeunesse ! », aurait dit le grand-père maternel à la mère de Luc pour justifier qu’elle soit tenue de rapporter un salaire aux siens.
10Quand Luc a 3 ans, sa maman rencontre M. Fort. Luc pense que cet homme a voulu l’adopter à cette époque, mais que son grand-père maternel s’y est opposé. Il s’imagine que cet aïeul a absolument tenu à ce que Luc reste un Délèze (nom de jeune fille de la mère de Luc) et ne devienne pas un Fort. La mère de Luc aura ensuite trois enfants avec M. Fort.
11Lorsque Luc est âgé d’environ 4 ans, sa mère accouche ainsi d’un petit frère : « Je ne dirai jamais “mon demi-frère”, c’est toujours mes frères et sœur. » Luc est alors placé pour une année chez les parents de M. Fort dans un village situé dans une commune avoisinante. Au sujet de cette époque, Luc garde un bon souvenir de Madeleine, la mère de M. Fort. Quant au père de son beau-père, il le décrit comme quelqu’un de dur avec lui, ce qu’il explique par le fait qu’il est une pièce rapportée dans la famille Fort.
12Cette période correspond aussi au moment où son grand-père maternel impose des recherches en paternité : « Il avait mis ma mère devant le fait accompli de me faire payer à mon géniteur une pension. » La famille porte plainte contre celui que la mère de Luc désigne comme le géniteur. Sans en comprendre le sens, Luc est alors soumis à une série de tests sanguins et morphologiques. « Le procès est perdu par ma mère et mon grand-père contre cette personne […] donc ce n’était pas mon père reconnu officiellement par la loi, mais pour ma mère c’était son amant. » Luc est ainsi confronté officiellement au reniement paternel. Cela le prive non seulement d’un père biologique effectif, mais aussi de toute la lignée de ce dernier. « La profondeur généalogique fait défaut » (Loncan, 2006, p. 169).
13Parallèlement à l’entrée de Luc en primaire, la famille déménage en ville dans un quartier considéré comme défavorisé. Luc a alors 6 ans. Il précise que c’est sous le patronyme de son beau-père, Fort, qu’il est enregistré à l’école et ajoute : « Je n’étais encore pas au courant que je n’étais pas l’enfant de M. Fort. » Si ses parents « cachaient bien leur jeu » à cette époque, son cousin Adrien-Paul avait surpris une conversation entre leurs deux mères. Il aurait alors fait comprendre à Luc qu’Olivier Fort n’était pas son père.
14La mère de Luc divorce de M. Fort alors qu’il est âgé de 15 ans. Elle rencontre ensuite un homme à qui elle révèle la situation d’illégitimité de l’un de ses fils. S’ensuit une crise qui conduit Luc à apprendre la vérité au sujet de ses origines paternelles. « Un jour ça a éclaté et j’ai voulu savoir qui était mon père. » Mais rien n’y fait : sa mère garde le silence et refuse de répondre à sa question. « Je dirais que son gros problème, c’est d’admettre de s’ouvrir et d’en parler. »
15Arrive le pré-recrutement [8], qui est marqué par une scène mémorable qui, selon Luc, ne peut arriver que dans les films. Lors de l’appel, c’est le nom « Luc Délèze » qui est prononcé et non pas « Luc Fort ». Il raconte alors que, contrairement à l’ensemble de ses camarades de régiment, il restera seul dans le rang, ne se reconnaissant pas à l’appel de ce nom. Le lieutenant qui fait l’appel demande alors à Luc de décliner son identité : « Luc Fort », répond-il. Il lui est répondu que dans la liste officielle il n’y a pas trace de Luc Fort, mais que c’est Luc Délèze, fils d’Anne-Françoise Délèze, qui est enrôlé ! « C’est un peu la goutte qui a débordé, commente Luc, et puis là j’ai vraiment voulu savoir […] ma mère, elle m’a donné un nom. »
16Quant au recrutement qui aura lieu un an plus tard, il se déroule avec sa classe : « Ça a presque été un des plus beaux jours de ma vie de savoir que je m’appelais Délèze, que j’étais un vrai Nendard [9] avec mon grand-père Délèze […] un des plus beaux moments de ma vie. » Il précise qu’il se créera dans ce cadre militaire des amitiés durables.
17Au sujet du contraste entre le ressenti de Luc lors du pré-recrutement et celui du jour du recrutement, il déclare : « Voilà il y a le Fort, il est pas décédé mais il n’existait pas, mais j’ai le livret scolaire. » Il revient alors sur la dispute avec sa mère suite à la scène du pré-recrutement. Devant le silence de sa mère qui avait alors révélé un nom, « j’ai simplement dit : eh ben c’est fini, je vais voir mes grands-parents, avec toi je ne cause plus, tu es ma génitrice, d’accord […] je suis parti le soir même de la maison pour monter chez mes grands-parents et j’ai discuté avec mon grand-père qui m’a dit ce qu’il savait ». Le grand-père Délèze téléphone ensuite à la mère de Luc pour lui dire que ce dernier ne redescendra plus chez elle.
18À 22 ans, Luc choisit d’entrer en contact avec la personne désignée par sa mère comme étant son géniteur : « J’ai voulu rencontrer cette personne, je me suis déplacé le jour où je voulais me marier avec ma future épouse. » Cette personne s’attendait à la visite, mais continue de démentir la rumeur. « Depuis, je ne l’ai plus importuné, je suis le fils d’Anne-Françoise et puis voilà. »
19Le premier entretien se termine sur un constat amer : « Aujourd’hui je ne sais toujours pas à cent pour cent si cet homme est mon père. » Nous lui proposons alors une seconde rencontre, proposition qu’il accepte.
Explorer la filiation illégitime à travers la libre réalisation de l’arbre généalogique
20Luc arrive beaucoup plus décontracté et souriant à la deuxième rencontre. Il a apporté son carnet scolaire avec le faux nom écrit dessus, soit Luc Fort, telle une preuve du faux et qui matérialise le travestissement de son identité passée. Luc est alors invité à réaliser librement son arbre généalogique : « Pourriez-vous réaliser votre arbre généalogique afin que je puisse mieux me représenter votre famille ? Une fois qu’il sera achevé, nous en discuterons » (Veuillet, 2003, p. 356). Il revient sur sa difficulté à se rappeler les noms. Avant même de commencer son tracé, il dit : « Mon arbre, il penche à la gauche, comme on dit. »
Arbre généalogique librement réalisé par Luc
Arbre généalogique librement réalisé par Luc
22Il commence par représenter sa branche paternelle à gauche, en disant : « On va mettre ça quand même comme ça puisque ce serait ça. » Il inscrit le prénom Pierre, celui de son géniteur désigné par la mère mais qui, pour sa part, dément être le père [10]. Ensuite, Luc représente en silence sa lignée maternelle sur la partie droite de la feuille : il inscrit Anne-Françoise Délèze, sa mère, Adèle Glassey, sa grand-mère maternelle, Marc Délèze, son grand-père maternel, et finalement Justin Glassey, son arrière-grand-père maternel. « Je n’arrive pas à aller plus loin de ce côté », commente Luc. Après quoi il ajoute à propos de l’autre côté (paternel) : « C’est inconnu, là, donc là on pourrait faire comme cela. » Il trace alors un point d’interrogation derrière le prénom Pierre.
23Dans le temps du dialogue qui fait suite à la libre réalisation de l’arbre généalogique, Luc révèle qu’Adèle, sa grand-mère, a été déshéritée par sa propre mère (l’arrière-grand-mère maternelle dont il ne retrouve pas le prénom). Il s’agit de représailles concernant le fait qu’Adèle avait épousé Marc, un homme d’un autre village. Il ajoute ensuite, en-dessous, les deux oncles décédés, Luc et Antoine-Joseph. Il numérote l’ordre de la fratrie. Sur l’invitation du chercheur, il place alors les cousins, enfants de Pauline et Marc-Antoine. Il indique aussi le nombre d’enfants de Gabriel et de Marie-Nicole. Luc inscrit ensuite à côté de son propre prénom, Jean-Gabriel, Simon, Estelle-Isabelle, ses demi-frères et sœur. Il indique pour chacun le nombre d’enfants qu’ils ont eus.
24Il se dit ensuite « bloqué » : il a tendance à oublier les prénoms des personnes négatives. Il évoque alors au contraire des personnes positives et se rappelle alors Madeleine, la maman d’Olivier, une « bonne personne » auprès de qui il a été placé entre l’âge de 4 et 5 ans. Il pense qu’il aurait dû l’inscrire dans sa production et demande s’il peut la rajouter. Il complète alors sa production/création graphique par une nouvelle branche : « On pourrait mettre comme ça, que cette branche qui, entre guillemets, est “fausse”, on va mettre “faux” puisque c’est la [branche] Fort. » Il inscrit alors Madeleine et Jean-Barthélémy, les parents de son beau-père, Olivier Fort.
Un arbre qui « penche à gauche » sous le poids du secret ? Commentaire clinique
25Avant de réaliser l’arbre généalogique, Luc fait référence à l’oubli. De même, il anticipe le déséquilibre entre les branches paternelle et maternelle. L’expression « pencher à gauche » renverrait-elle à toute l’opacité de son histoire, laquelle conduit Luc à avoir l’impression que l’arbre qu’il a tracé penche à gauche sous le poids du lourd secret entourant sa lignée paternelle ? De même, l’expression « aller à gauche » renvoie généralement à une liaison sexuelle secrète et transgressive qui pourrait être à l’origine de l’histoire. Telle est du moins ce que la circulation fantasmatique semble convoquer du côté des chercheurs cliniciens dans l’après-coup du tracé. Luc serait-il le fruit d’un acte sexuel hors mariage, d’une transgression sexuelle majeure, ce qui pourrait en éclairer le caractère opaque et interdit ?
26Le poids du secret prime, d’où, sans doute, le sentiment chez Luc de l’arbre halluciné comme étant penché à gauche, ployant sous le poids du secret et du déni dont Luc se fait le porte-voix. Le sujet reste en effet bien démuni de moyens pour contrebalancer ce silence par une révélation qui permettrait de relancer la dynamique de la transmission entre les générations dans la famille.
L’hypothèse d’un pacte dénégatif au sujet des origines paternelles de Luc
27Rapidement, l’hypothèse d’un pacte dénégatif prend forme. Par pacte dénégatif, René Kaës (2009) entend cette formation de l’inconscient qui relie entre eux les membres d’un groupe, en l’occurrence d’un groupe-famille, « sur la base de ce qu’ils nient ou dénient » (p. 103). Autrement dit, appartenir à un groupe, participer à la vie des liens que tissent ses membres suppose non seulement des projets, des investissements conjoints et des mises en commun, mais également des renoncements. Cela suppose principalement de taire ce qui menacerait « l’intégrité du groupe » ou ce qui contrevient aux règles communes (Granjon, 2006, p. 42).
28Ce qui transgresse les interdits fondateurs du meurtre et de l’inceste, en particulier, peut également être mis sous silence et relégué à l’oubli de manière à ne pas menacer la perpétuation des liens dans le groupe. Nous rejoignons en ce sens Evelyn Granjon (2006) qui voit dans ce type d’alliance inconsciente une peau : celle du groupe familial qui serait d’« essence généalogique, constituée à partir de traces inélaborées du passé » (p. 42). Un tel pacte « remplit une fonction métadéfensive pour chacun des sujets qui s’y engagent ». Il s’agit donc d’envisager cette alliance psychique intersubjective comme une modalité de résolution d’un conflit intrapsychique et des conflits qui traversent une configuration de lien (Kaës, 2009, p. 114).
29Or, la formation psychique singulière que constitue un pacte dénégatif peut être considérée comme biface : il s’agit d’une alliance psychique qui peut en effet être au service de la structuration du lien, mais qui peut aussi aliéner les sujets des liens en question. Le pacte dénégatif permet de maintenir dans un « accord inconscient, tacite et partagé, une communauté de négation ou de déni sur certains enjeux de la rencontre » (Kaës, 2009, p. 42). L’enjeu consiste ici à faire tenir ensemble les liens noués entre les membres du groupe en question.
30Le fait de cacher à Luc ses origines paternelles ainsi qu’à toute la famille et à la communauté peut en ce sens être considéré comme un pacte dénégatif aliénant qui lie entre eux les membres du groupe-famille Délèze : l’enjeu consisterait ici à maintenir la cohésion du groupe-famille en taisant une réalité sans doute impensable et indicible. On tient ainsi l’identité du géniteur sous clé de peur de révéler la possible transgression de règles communes qui régissent le vivre ensemble ou celle d’un interdit majeur. L’hypothèse d’un pacte de déni en commun (Kaës, 2009) relatif à un possible viol ou à un possible inceste prend dès lors le relais de celle d’une liaison hors mariage. Sous cet angle, on comprend mieux ce qui peut conduire la mère à se taire, emmurée dans une souffrance dont elle ne saurait se défaire sans risquer de mettre gravement en péril la vie du groupe, voire de sa communauté d’appartenance (village, vallée).
31Il va de soi que, s’il préserve (fragilement) la vie du groupe-famille mais peut-être aussi de la communauté tout entière, ce type de pacte dénégatif aliène toutefois l’histoire de chacun des membres du groupe-famille. Ceux-ci deviennent du coup garants de tenir hors-sujet, hors-pensée des « fragments insensés, des traces sans souvenir d’une histoire indicible ou traumatique » (Kaës, 2009, p. 49). Quelque chose de transgressif de type traumatogène a eu lieu qui ne saurait être révélé, qui ne saurait se représenter, au risque de mettre gravement en péril la vie du groupe. En effet, si le secret était rompu, l’effroi et la honte prendraient alors le dessus, ce qui représenterait sans doute une grave menace sur la continuité des liens au sein du groupe-famille et peut-être aussi au-delà.
32Lorsque le pacte dénégatif recouvre un interdit de penser, le groupe fait reposer sa cohésion non pas sur la vie de la transmission et de la transformation, mais sur un tombeau. La « mémoire de l’oubli » est scellée dans une crypte (Abraham et Torok, 1987), ce qui a pour effet de préserver sans heurts la continuité de la vie d’une famille et d’un groupe. Il s’agit alors d’une mémoire en négatif dont chacun devient en quelque sorte, à son insu, le dépositaire mais aussi le garant. On notera que, d’un point de vue développemental, le secret a sans doute été structurant dans l’enfance, même de manière fragile. Luc le souligne d’ailleurs quand il se souvient finalement de Madeleine, la mère d’Olivier Fort, cette « bonne personne » qui l’a élevé pendant une année, au moment où la mère de Luc accouche du demi-frère. L’évocation de ce bon souvenir le conduit alors à compléter sa production graphique : « On va mettre faux puisque c’est la [branche] Fort », dit-il en inscrivant d’abord le nom Olivier Fort, celui qui fut son beau-père, puis celui des parents de celui-ci. Son geste graphique lui permet par la même occasion de remplir de rouge le blanc qui émaillait jusque-là son arbre au niveau de sa filiation paternelle. On voit dès lors combien le mariage de sa mère et de M. Fort aura sans doute comblé un vide pour Luc : ce beau-père, qu’il a longtemps considéré comme son père, lui a aussi donné une famille, soit des grands-parents et une fratrie.
33Mieux vaudrait ainsi du faux que du vide ? On le devine entre les lignes de son tracé comme de son discours lorsqu’il évoque cette branche familiale. Cela renvoie à ce qu’il a lui-même cru pendant des années, puisque sa mère lui avait affirmé qu’il s’appelait « Fort », certitude qui ne fut démentie que lors de l’épisode crucial de l’appel au pré-recrutement. Une fausse identité sur laquelle il semble avoir tout de même pu s’appuyer sur le plan identificatoire (Loncan, 2006) pour développer ses assises narcissiques, même si aucun lien de sang ne le relie à la famille de son beau-père.
34Dans un mouvement qui clôt l’exploration de ces liens familiaux fantasmatiques, Luc peut au final tout de même reconnaître la source d’étayage narcissique qu’aura représentée la famille de son beau-père. Il aura en effet porté officieusement le patronyme « Fort », recevant ainsi une place dans la lignée au même titre que ses demi-frères et sœur. Même s’il ne se rapporte pas au père biologique, ce patronyme aura ainsi sans doute joué un rôle important dans la structuration œdipienne du sujet puisqu’elle lui aura permis de s’appuyer sur un nom qui était supposé signifier sa filiation instituée (Fedida et Guyotat, 1986). Identifié au nom « Luc Fort », le sujet sort ainsi symboliquement du clan Délèze, le clan maternel, auquel la mère semble par ailleurs condamnée à rester exclusivement affiliée. On peut faire l’hypothèse que le fait que la mère de Luc lui ait fait croire qu’il portait le nom de son mari, « Fort », a peut-être constitué un pacte dénégatif structurant quelques années durant. Cela aura en effet permis à son fils d’avoir un statut identique à celui de ses demi-frères et sœur, fondant sans doute une certaine unité familiale, même si Luc paie au final ce mensonge au prix fort lorsque la vérité le rattrape.
35Lors de ses années d’enfance, Luc va par ailleurs participer au maintien de l’homéostasie de la famille en évitant tout changement qui pourrait porter préjudice aux siens et/ou à la société. L’enfant apprend que s’il pose des questions, il provoque chez son parent des réactions d’embarras, de tristesse ou de colère. Il va alors éviter de questionner ces zones sensibles et être contraint d’ignorer la réalité, le mensonge que pourtant il connaît. Il emploie beaucoup d’énergie psychique à se soumettre à l’injonction d’ignorer la vérité/réalité que pourtant il entrevoit puisqu’il lui est progressivement devenu impossible de la méconnaître, de la nier.
36Ainsi, Luc participe au maintien du secret : jusqu’à 15 ans, s’il ignore que M. Fort n’est pas son père biologique, c'est en dépit de différents indices : il vit chez ses grands-parents maternels jusqu’à 3 ans sans père, sa mère rencontre M. Fort lorsqu’il a déjà 3-4 ans, vers l’âge de 5 ans il subit des tests sanguins et morphologiques ; son cousin qui a surpris une discussion entre leurs mères lui dit un jour que M. Fort n’est pas son père.
37À l’adolescence, Luc tentera toutefois de rompre ce pacte dénégatif à plusieurs reprises : lorsque sa mère quitte M. Fort et qu’elle informe son nouveau compagnon que l’un de ses fils est le fruit d’une liaison illégitime, Luc cherche à en savoir plus. Au moment de son pré-recrutement, il tente de mettre sa mère au pied du mur et le fait qu’elle continue de taire la vérité pousse Luc à rompre avec sa mère qu’il ne revoit plus depuis lors. Lorsqu’il part vivre chez ses grands-parents maternels, il réussit à soutirer quelques informations à son grand-père maternel, lesquelles ne suffiront malheureusement pas, des années plus tard, à identifier le père géniteur. Ces différentes tentatives de dénoncer le pacte de silence qui entoure ses origines auront échoué.
Tracer une limite : quand rompre le secret n’est pas possible
38Luc est privé d’une inscription dans une filiation qui lui aurait permis de structurer son histoire et son identité. En ce sens, il est l’héritier de ce qu’Anne Loncan (2006, p. 167) appelle un « désaveu paternel originaire ». Le négatif, le poids du silence et du secret pathogène (Racamier, 1995 ; Katz-Gilbert, 2014) qui entoure les origines paternelles de Luc priment sur la force de vérité de la reconnaissance en paternité. Or, celle-ci aurait au contraire un caractère structurant pour lui, mais menacerait sans doute la vie du groupe-famille et de sa communauté d’appartenance. Camillo Loriedo et Gaspare Valle (2004) qualifient ce type de secret de « toxique », dans la mesure où la dissimulation du secret conduit à une stagnation relationnelle dans le lien de Luc à sa mère. On observe, en effet, une restriction des échanges qui va jusqu’à un blocage de la communication et des relations. La mère, détentrice du secret, possède ce que ces auteurs appellent un « savoir supérieur ». Elle s’inscrit dans le lien à son fils dans une relation de pouvoir asymétrique. Or, ce pouvoir est constamment menacé avec le risque de dévoilement du secret, ce qui implique une situation de tension émotionnelle avec un risque de bouleversement de la structure familiale s’il y a révélation. La mère est alors aux prises avec des affects de peur, de honte avec le risque de perte de confiance de l’autre. Par la mise en place de stratégies de contrôle, on dissimule le secret tout en mettant en place d’autres moyens : allusions, demi-révélations sont là pour ne pas oublier qu’il y a un secret qui existe. En effet, la mère dissimule le nom officiel de Luc en l’inscrivant sous le patronyme « Fort » à l’école, mais elle lui fait subir des tests et parle de son illégitimité à certains membres de sa famille au risque de se faire surprendre. Quant au destinataire du secret, Luc, il est privé du savoir auquel il a tout simplement droit au sujet de ses origines paternelles. Il est pris dans une relation de dépendance caractérisée à la fois par le désir et la crainte de savoir. Au moment de l’adolescence, période de différenciation et d’autonomisation, Luc adopte une position forte et franche et fait le choix de mettre une limite au secret. Il amorce un changement différenciateur pour les générations suivantes, sans toutefois parvenir plus tard à raconter son histoire à sa descendance.
Conclusion
39Les assises narcissiques qui se construisent lors de l’enfance sont questionnées, réaménagées à différents moments de la vie, notamment à l’adolescence et quand on devient parent. Leurs réaménagements passent notamment par le fait de revisiter l’inscription dans la généalogie et par la subjectivation-désubjectivation des liens de filiation. Mais qu’en est-il quand le secret s’en mêle, s’emmêle ? Plusieurs niveaux apparaissent autour du secret et de sa potentielle levée : savoir ou non qu’il y a un secret, connaître ou ne pas connaître le géniteur. Dans les deux situations, le pacte dénégatif peut être présent. Dans la première, celle de l’ignorance d’un secret, le pacte dénégatif permet une subjectivation et une résolution de la crise œdipienne si, et sans doute uniquement si, une figure substitutive paternelle, instituée comme telle par la famille, est présente et peut être investie. L’inscription dans une généalogie devient possible. Le pacte dénégatif semble alors structurant. Dans le deuxième cas, le sujet né d’une naissance qualifiée d’illégitime peut tenter de lever le secret notamment en menant une action contre le détenteur du secret (l’État, la mère ou le père biologique). En cas d’échec, quand la levée du secret n’est pas possible (par exemple, la loi ne le permet pas, le pacte dénégatif est trop fort), un poids invisible déséquilibre l’inscription généalogique du sujet, ce qui le prive de tout un pan de ses origines et du coup d’un pôle identificatoire. Du point de vue développemental, le sujet peut néanmoins s’appuyer sur des figures substitutives dans l’enfance et sur des affiliations secondaires tout au long de sa vie.
40Nous espérons avoir pu mettre en évidence par la clinique présentée en quoi le secret entourant la filiation illégitime affecte l'enfant sur un plan narcissique et identificatoire (Loncan, 2006). Enfin, il est remarquable de constater que, dans ces situations, la représentation graphique de l’arbre généalogique des sujets que nous avons interrogés ne mentionne pas la famille qu’ils ont constituée à leur tour (Fournier et Héritier, 2016). La limite devient graphique, protégerait-elle les descendants ? Mais à quel prix ?
Bibliographie
- Abraham, N. ; Torok, M. 1987. L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion.
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- Loriedo, C. ; Vella, G. 2004. « Secrets et système familial : Protection ou préjudice ? », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 33, 11-34.
- Racamier, P.-L. 1995. L’inceste et l’incestuel, Paris, Éditions du Collège.
- Veuillet, C. 2003. « Entretiens psychologiques préalables à l'adoption et “libre-réalisation de l'arbre généalogique” », Psychologie clinique et projective, 9, 353-367.
Notes
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[1]
On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure ce manque de recherche clinique au sujet d’une telle population reflète aussi la longue histoire de la discrimination sociale de ces enfants comme de leurs mères.
- [2]
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[4]
C’est encore décelable aujourd’hui en terre catholique. Les termes de « bâtard » ou de « bâtardise » entourent malheureusement encore souvent cette situation, non seulement dans le vocabulaire courant, mais aussi dans la littérature, en dépit de leur caractère dénigrant.
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[5]
Dans le cadre de la présente contribution, seule la libre réalisation de l’arbre généalogique sera présentée et analysée.
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[6]
Le cas a été discuté dans le cadre d’un séminaire de Master à l’unil (Approches comparées en psychopathologie et en clinique, sous la direction de Muriel Katz-Gilbert).
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[7]
Les noms et prénoms ainsi que différentes informations ont été rigoureusement modifiés pour garantir la confidentialité.
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[8]
Le pré-recrutement à 17 ans et le recrutement à 18 ans sont deux moments qui précèdent la conscription obligatoire. À ces moments, l’ensemble des jeunes de la même année de naissance et de la même commune sont convoqués.
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[9]
En référence à sa vallée d’origine.
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[10]
Peu après cette deuxième séance, l’expérimentateur a l’intuition d’aller vérifier les noms sur le registre des naissances de la paroisse. Luc y figure sous le nom de Pierre-Luc.