Dialogue 2018/3 n° 221

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Article de revue

Enfant « corps étranger » placé en famille d’accueil et « processus de greffe » : vers un modèle de compréhension des problématiques de rupture de lien

Pages 103 à 114

Notes

  • [1]
    Tous les noms ont été changés.
  • [2]
    Le corps familial, selon Patrice Cuynet (2007, p. 18), « n’est pas à comprendre comme la somme des corps des membres qui constituent la famille, mais la création imaginaire fédérative de configurations produites par l’interfantasmatisation groupale. Ainsi, chaque individu est porteur du corps familial dont il est issu. Selon sa problématique, cela peut être un handicap ou une base sécurisante ». Ce corps assure ainsi le socle identitaire familial par la « mise en corps » de sa psyché, en offrant aux différents membres un sentiment d’affiliation : « l’être-ensemble ».
  • [3]
    L’agrément est attribué à l’assistant familial, mais l’enfant est accueilli au sein du groupe famille.
  • [4]
    « Il est issu, tout comme le mécanisme d’introjection individuel, d’une tendance archaïque à l’incorporation (pour le groupe familial), mais il se double d’un caractère de vampirisation, d’aspiration et, à l’extrême, de néantisation » (Aubertel et Ruffiot, 1982, p. 25).
  • [5]
    ime : institut médico-éducatif.
  • [6]
    Le mécanisme dit d’extrajection « consiste en une tentative (par le groupe familial) de rejet pur et simple de tout élément étranger vécu comme non assimilable, non greffable » (Aubertel et Ruffiot, 1982, p. 25).

Introduction

1 Cette réflexion prend pour origine nos observations cliniques initiales tirées de la rencontre d’enfants placés en famille d’accueil où notre sensibilité à l’écoute psychanalytique familiale nous a permis de porter notre attention également aux familles qui les accueillent et à la dynamique de fonctionnement psychique inhérente au lien d’accompagnement. Alors qu’un nombre important de situations relevant d’une souffrance psychique du lien est régulièrement rapporté par les professionnels de la protection de l’enfance, peu d’études se sont penchées sur ce processus psychique nécessairement à l’œuvre de nature à permettre l’accueil et l’intégration, même provisoire, par une famille d’un enfant qui initialement n’en fait pas partie. Nous émettons l’hypothèse que la dynamique du lien qui s’établira entre l’enfant et sa famille d’accueil aura ainsi un impact sur son développement et sa dynamique psychique en termes de configurations d’évolution plus ou moins positives.

2 Cet angle de lecture théorique ouvre plusieurs niveaux de questionnement. En effet, que représente l’accueil d’un enfant étranger au cœur de l’intimité d’un groupe familial ? Comment l’enfant parviendra-t-il à faire la distinction entre sa famille d’appartenance et cette famille dont il peut être amené à partager le quotidien plusieurs années durant ? Ces questions ne constitueraient-elles pas l’enjeu de la réussite d’un accompagnement ? Nous proposons d’en étudier les modalités, pour nous diriger vers un modèle de compréhension des problématiques de rupture de liens.

Vignette clinique paradigmatique de la population rencontrée

3 Nous rencontrons Georges pour un suivi psychologique alors qu’il est dans sa famille d’accueil depuis trois mois. Il est âgé de 9 ans. Sa mère, fragile psychiquement, est alcoolo-dépendante et le mettrait en danger par ses alcoolisations répétées. Georges n’a pas été reconnu par son père.

4 Au début, la mise en lien avec la famille d’accueil n’est pas facile, car Georges a du mal à prendre en compte les règles de ce nouveau lieu de vie. L’assistante familiale est contrariée car Georges est difficile. Elle tient des propos dévalorisants sur l’éducation de Georges, ce discours peu mesuré et donc peu contenant montre l’instauration sous-jacente d’une forme de rejet important. Nous nous inquiétons de l’évolution de cette situation, mais lorsque nous recevons Georges et son assistante familiale quelques semaines plus tard « tout a changé » : Georges s’est maintenant adapté sans problèmes à sa famille d’accueil. Mme Locta [1] (l’assistante familiale) ne tarit plus d’éloges sur Georges, qui sourit d’un air béat de contentement.

5 Il s’adresse à elle en la nommant « mamie », ce qui plaît beaucoup à madame. D’ailleurs Georges, maintenant, se sent tellement bien dans sa nouvelle famille qu’il ne veut plus entendre parler de la sienne. Les visites auprès de sa mère sont vécues péniblement. On perçoit un sentiment de satisfaction chez Mme Locta. De même, l’éducatrice, lors de son travail de médiation entre l’enfant et la mère, se trouve en échec, Georges refusant les entretiens proposés.

6 Un an s’est écoulé. Georges a maintenant tendance à être dissipé à l’école et présente de plus en plus de difficultés dans l’acquisition des connaissances. Pourtant, « à la maison », c’est-à-dire dans la famille d’accueil, « tout va bien ». Mme Locta « ne comprend pas » ces problèmes de comportement. Au cours de nos différents échanges, nous remarquons qu’à aucun moment n’est abordée par Mme Locta la fonction tierce du service de placement et, lorsque nous évoquons l’éducatrice référente en charge de la mesure ainsi que l’avis des parents sur la mise en œuvre de ce suivi, nous percevons une certaine résistance de la part de l’assistante familiale, qui évoque un service peu disponible et peu communiquant. Les visites de l’éducatrice restent d’ailleurs rares en raison de sa charge de travail importante. Et comme Georges va « à peu près bien », elle nous explique privilégier d’autres situations plus urgentes. Le renouvellement (ou non-renouvellement) de la mesure de placement est bientôt prévu, une audience avec le juge est programmée dans neuf mois.

7 Le suivi psychologique se déroule régulièrement pour Georges. Nous percevons maintenant un enfant en difficulté pour tenir sa position de sujet, partagé entre sa famille et sa famille d’accueil. Pour exemple, des éléments de confusion apparaissent. Ainsi, concernant sa famille d’accueil, il ne sait plus s’il doit parler « de frères, de sœurs ou de demi-frères et demi-sœurs » quand il évoque les autres enfants, y compris la jeune fille qui tout comme lui est prise en charge au sein de cette famille. Il ne sait plus qui est membre de sa famille, car pour lui, maintenant, tout le monde compte et donc « tout le monde » en fait partie. La famille d’accueil entretient par ses agirs et ses dires cette confusion. Nous percevons en tout cas ses efforts pour intégrer George au mieux au quotidien afin qu’il se sente « un enfant comme les autres » et qu’il puisse s’épanouir.

8 Au fur et à mesure des entretiens, Georges évolue et commence à tenir une position de sujet. Il souhaite retourner vivre chez ses parents, mais n’ose pas le dire devant sa famille d’accueil. Il attend la décision du juge. Mme Locta apprend son souhait par l’éducatrice à qui il a pu se confier. Elle « pense qu’il ne se rend pas compte ». Elle nie les liens d’affection qui lient Georges à ses parents et qui ont pu compter dans ce souhait. Selon elle, cette idée viendrait de son envie de « jouer à sa guise et faire ce qu’il lui plaît », car la famille serait en incapacité de poser des limites. Elle prédit à Georges un sombre avenir : des événements dramatiques en famille, la chute des résultats scolaires, tout un travail éducatif de plusieurs mois bientôt réduit à néant. L’angoisse liée à la séparation potentielle monte. Georges, à côté du quotidien qui se passe bien, semble régulièrement malmené par les propos tenus par l’ensemble des membres de la famille d’accueil (l’assistante familiale, son mari, le fils, la fille de la famille d’accueil), où l’on perçoit maintenant une certaine forme de rejet à son égard. La famille d’accueil est en souffrance, Georges semble indifférent. Mme Locta présente également de plus en plus de maux physiques : mal de dos, problèmes digestifs importants qui nécessitent des consultations en urgence.

9 C’est dans ce contexte que le juge décidera une suspension de la mesure de placement, en faisant évoluer l’accompagnement par une mesure éducative à domicile. Cette décision s’effectuera bon gré, mal gré, au départ, sans une véritable prise en soin de ce lien d’accompagnement entre Georges et sa famille d’accueil après une prise en charge de deux ans. Le groupe familial d’accueil se trouvera ainsi dans le vide et dans l’angoisse pour Georges et son avenir. Il faudra ainsi utiliser le suivi psychologique comme travail de fin des liens d’accompagnement pour que la situation s’apaise et qu’une contenance soit instaurée autour du retour de Georges au sein de sa famille. Le service de placement proposera rapidement à l’assistante familiale l’accueil d’un autre enfant.

Dynamique de fonctionnement psychique dans l’accueil quotidien d’un enfant placé en famille d’accueil

L’accueil de l’enfant « corps étranger » au sein du « corps familial d’accueil » : un « processus de greffe » par le lien

10 Cette vignette clinique paradigmatique de notre population d’étude interroge sur les modalités psychiques sous-jacentes à la constitution d’un lien d’accompagnement spécifique, celui d’un enfant avec le groupe familial accueillant. Nous avons pu observer une dynamique de lien souvent fortement imprégnée d’une modalité psychique de type clivée, à dominance de collage ou bien de rejet, se traduisant par des mouvements oscillatoires d’affiliation et de désaffiliation repérés auprès du sujet (Georges) ou bien auprès de son groupe d’accompagnement (l’ensemble de sa famille d’accueil). Ces mouvements peuvent être accordés ou bien désaccordés, en réponse aux différentes phases liées à l’évolution du placement.

11 Pour mieux comprendre ce qui pourrait être en jeu dans ce lien d’accompagnement, il nous faut revenir aux sources de la constitution du lien. En point de départ, nous pouvons aisément supposer, en appui sur la conceptualisation du lien de René Kaës, que toute rencontre avec l’autre impose à la psyché un travail psychique marqué par le sceau du lien qu’il définit comme « la réalité psychique inconsciente spécifique construite par la rencontre de deux ou plusieurs sujets » (Kaës, 2008, p. 770). Cette exigence d’un travail psychique amènerait alors nécessairement un accord commun sur la constitution d’« alliances inconscientes » définies par l’auteur comme « des formations psychiques communes et partagées qui se nouent à la conjonction des rapports inconscients qu’entretiennent les sujets d’un lien entre eux et avec l’ensemble auquel ils sont liés en en étant partie prenante et partie constituante » (Kaës, 2009, p. 35). Les alliances, selon René Kaës, impliquent ainsi un processus d’échange marqué par le don, la dette et le contre-don, en retour des bénéfices qui sont accordés tels que la reconnaissance comme membre de groupe, le sentiment d’appartenance, l’étayage narcissique par le groupe.

12 Ainsi, si les alliances inconscientes fonctionnent dans tout lien, nous pouvons supposer que celles-ci sont aussi à l’œuvre entre un enfant et son groupe familial accueillant. Pour pouvoir s’appuyer sur ce lien, qui est nécessaire à sa construction psychique, l’enfant doit servir les intérêts de ce lien.

Accueil de « l’enfant-greffon » et modalités psychiques groupales inconscientes sous-jacentes au fonctionnement anti-rejet

13 En appui sur les théories psychanalytiques du groupe (Bion, 1959 ; Bleger, 1981 ; Kaës, 1993), ainsi que sur la théorie psychanalytique familiale (Aubertel et Ruffiot, 1982), nous pouvons avancer que tout accueil d’un « corps étranger », tel que pourrait être considéré l’accueil d’un enfant inconnu au sein d’un groupe, en l’occurrence ici familial, modifie transitoirement l’équilibre groupal du point de vue de son fonctionnement. En effet, il faut savoir que tout groupe, dans son fonctionnement psychique inconscient, supporte mal la différence et peut vivre comme une intrusion l’arrivée d’un nouveau membre, même temporaire. Il faut ainsi qu’il procède à des aménagements qui vont lui permettre de gommer cette différence entre lui et l’enfant. Le « corps étranger de l’enfant » doit devenir ainsi suffisamment familier pour qu’il soit supportable, pour qu’il soit vécu de manière non intrusive et non persécutive pour le groupe. L’enfant accueilli devra ainsi nécessairement s’affilier, adhérer à une part psychique du groupe pour pouvoir bénéficier en retour de son appui. En raison du placement, il est aux prises avec des angoisses d’abandon. Il vient de perdre son contenant familial et doit retrouver un sentiment de sécurité en prenant appui sur un nouveau contenant.

14 En analogie au processus de la greffe (emprunté à Françoise Aubertel et André Ruffiot, 1982), nous prendrons donc l’image d’un « enfant-greffon » qui, en raison des circonstances de nécessaire protection, se trouve « transplanté », bien souvent sans le consentement de sa famille d’origine, ni d’ailleurs le sien, au sein d’une autre, dans un processus qui se veut transitoire mais qui parfois perdure. La famille d’accueil prête alors son « corps familial » (Cuynet, 2007 [2]) pour accueillir un « enfant corps étranger » qui va partager son intimité et devenir familier. Comme toute « greffe » (sous-entendu le lien qui se constitue), celle-ci doit tenir par un fonctionnement « anti-rejet », dont nous allons définir les différentes modalités.

15 Nous pouvons penser que l’accueil de ce sujet étranger réactive des angoisses de type narcissique au sein de ce groupe familial spécifique : « Sommes-nous une bonne famille ? », « Va-t-on percevoir notre qualité d’être une bonne famille à l’accueil de cet enfant-là ? » Cette forme d’angoisse est renforcée par le fait que cette qualité de bonne famille a été reconnue officiellement par un agrément [3]. La reconduction de cet agrément – et donc la pérennité du groupe en tant que famille d’accueil – est d’ailleurs sous-tendue par la continuité de cette reconnaissance idéologique : « être une bonne famille », qui fonde l’identité du groupe. Il en va ainsi de la survie groupale de faire reconnaître cette dimension narcissique au service qui l’emploie. Ainsi, comme tout groupe, un groupe familial tel qu’une famille d’accueil est préoccupé de manière inconsciente par le maintien de sa survie et ses investissements narcissiques. Dans sa polarité professionnelle, la réussite de l’accueil de l’enfant sert l’enjeu de sa reconnaissance narcissique et donc de sa survie comme famille d’accueil. Il est important de souligner que, comme pour tout groupe, son mode de fonctionnement va toujours être orienté de manière inconsciente en fonction de cet objectif de maintien de l’idéologie. Dans cette nécessaire rencontre de l’enfant et de sa famille d’accueil, c’est le soutien des investissements narcissiques des uns et des autres qui prime. Nous pourrions émettre l’hypothèse que pour qu’un enfant puisse être autorisé à s’appuyer sur le fond narcissique de ce nouveau groupe dont il a besoin il devrait nécessairement faire reconnaître, par son intégration, l’idée aux yeux de tous qu’il vit « dans une bonne famille », alors qu’il est mis à distance d’une autre, la sienne, jugée fantasmatiquement mauvaise de par ses difficultés, renforçant ainsi l’idéologie familiale sous-jacente (Aubertel, 1990 ; Kaës, 2016). Nous avançons ainsi l’idée que le « traitement anti-rejet » pourra fonctionner à cette condition de satisfaction narcissique du groupe familial accueillant.

Destins de l’alliance : vers un modèle de compréhension des mécanismes de « rejet de la greffe » dans la clinique de placement de l’enfant

16 Selon nous, la constitution du lien d’accompagnement et de l’alliance qui la sous-tend reste soumise dans son destin à une dynamique de fonctionnement psychique dépendante des phases évolutives du placement, du mode de fonctionnement d’un groupe familial accueillant et des effets de présence de l’accompagnement institutionnel (appui sur le cadre, soutien à l’élaboration). Différentes tentatives possibles de résolution du conflit psychique, sous-jacentes à tout lien d’accompagnement de ce type, peuvent alors être repérées.

17 En référence à la conceptualisation des destins de l’alliance de René Kaës, (2009, p. 28), que nous transposerons à cette clinique du lien en placement familial, il existerait quatre voies de dégagement de l’alliance pouvant traduire un modèle de compréhension des problématiques de rupture de liens que nous avons pu repérer dans cette clinique :

18

  • Une première voie, ne posant pas de problème, est une « voie de dégagement dite structurante » où, grâce au soutien d’une fonction tierce puissante, il existerait une élaboration suffisante des éprouvés de chacun, permettant une résolution positive du conflit, tant pour l’enfant que pour la famille accompagnante. Elle correspond à la levée du refoulement et le retour des contenus vers la conscience (Kaës, 1993, p. 306). Elle se rencontrerait ici dans les situations de liens équilibrés et dans les situations de fins positives de placement à la fois pour l’enfant et la famille d’accueil.
  • À l’opposé, il peut exister une voie de résolution en clivage où l’en-fant est « séduit » par le groupe. La « greffe » prend, mais l’enfant est littéralement « absorbé » par le groupe, dans une valse d’affiliation « en trop-plein ». Cette « voie dite de l’aliénation » (Kaës, 2009, p. 306) correspond à l’activation d’un mécanisme de défense familial dit de « l’intrajection [4] » (Aubertel et Ruffiot,1982, p. 24). L’enfant semble évoluer positivement au sein de sa famille d’accueil ou bien dans d’autres sphères (scolaires, associatives, etc.) mais l’on observe un blocage du point de vue de l’évolution des liens avec sa propre famille. Il existe ainsi un réel risque de mise en échec du travail soutenant la réintégration possible de l’enfant au sein de son groupe d’origine. Pour bénéficier de l’étayage narcissique du groupe, le sujet s’affilie au prix de sa subjectivité. Dans les situations extrêmes, nous pouvons observer la mise en route d’un véritable processus d’aliénation, où sous une apparente affiliation consentie l’enfant clive une partie de lui-même et s’oublie, en faisant l’économie d’une élaboration de la part négative de son histoire. Sous cet angle, nous pouvons mieux comprendre la réaction de Georges : par un renversement en son contraire, il s’affilie « en faux self » à son groupe familial accueillant, au point de perdre pour un temps son identité. Sans accompagnement, le risque est la rupture brutale de l’alliance à un moment particulier. Le temps de l’adolescence, période de remaniements psychiques et de refonte des assises narcissiques et identitaires, où le sujet revisite son affiliation à sa propre famille, semble ainsi le temps privilégié des ruptures de lien soudaines dans les placements, car l’accès à l’identité est l’enjeu fondamental.
  • Une autre voie de résolution en clivage est celle où, sous une apparente adhésion complète de l’enfant à « sa nouvelle famille », s’observe une symptomatologie par des manifestations suffisamment bruyantes (troubles attentionnels, du comportement, troubles des apprentissages généralement) traduisant le conflit psychique de l’enfant, qui viennent en « trouble-fête » de la « lune de miel ». Ici la « greffe prend » mais « se décolle » par endroits. C’est la « voie du symptôme » comme destin de l’alliance évoqué par Kaës (1993, p. 306), dont la fonction ici traduirait une finalité défensive contre le retour du refoulé. Le symptôme permettrait le rappel de la situation de placement et l’expression d’une loyauté inconsciente de l’enfant cette fois-ci vis-à-vis de son groupe familial d’origine. C’est ce que nous avons pu observer dans la situation de Georges : l’enfant, après un temps dit « d’aliénation », manifeste des problèmes de comportement à l’école ainsi que des difficultés dans les apprentissages scolaires. L’intensité des troubles fera même évoquer l’idée d’une prise en charge en ime[5], dont l’enfant n’aura finalement pas besoin à son retour dans sa famille d’origine.
    Ces situations où l’équilibrage du lien reste fragile sont à risque de rupture du lien et de souffrances. En effet, nous avons vu que le groupe, d’un point de vue inconscient, supporte mal la différence. Avec la montée des symptômes, l’enfant, par sa symptomatologie bruyante, appuie sa différence avec le groupe. Elle constitue le grain de sable qui dénote, marque le fait que « tout ne va pas si bien » et fissure l’illusion groupale. L’idéologie du groupe d’être une « bonne famille » qui se suffirait à elle seule pour prendre soin de l’enfant est attaquée. C’est la raison pour laquelle le symptôme de Georges, son agitation en classe, dérange son assistante familiale. Dans ce genre de situation, il existerait un risque de montée des angoisses de persécution, d’intrusion ainsi que de démembrement au sein du groupe familial accueillant. Celui-ci peut alors procéder à des aménagements qui vont lui permettre de gommer cette différence entre lui et l’enfant pour essayer de « maintenir la greffe ». On peut alors observer une rigidification des défenses du groupe : soit il va tenter de récupérer l’enfant, aidé par le fantasme de rapt en arrière-plan (en référence à Fustier, 1997) ; soit, si cela n’est pas possible, le risque est le rejet pur et simple de la greffe où, par un mécanisme de clivage, l’enfant, décevant, redevient « corps étranger » pour le groupe familial d’accueil. C’est l’activation du mécanisme de défense familial dit d’« extrajection [6] » (Aubertel et Ruffiot, 1982, p. 24).
  • Enfin, une dernière voie de résolution est celle de l’enfant qui, à un moment choisi de l’accompagnement, peut décider de « rompre l’alliance ». Ici la greffe ne prend plus, il existe un rejet du greffon. C’est le « recours à la trahison », dans les destins de l’alliance évoqués par Kaës (2009, p. 28), comme moyen de sortir d’un endettement psychique. L’enfant ne répond plus au pacte où il devait soutenir la satisfaction narcissique du groupe. C’est dans ce mode de fonctionnement que s’observeraient particulièrement des ruptures de lien ou des souffrances du lien, lors de phases évolutives du placement, lorsque l’enfant est proche de la réintégration dans son groupe familial d’appartenance. Comme dans la situation de Georges où, l’espoir de retrouver l’enveloppe familiale d’appartenance devenant de plus en plus sûr, celui-ci s’autorise à penser la réintégration de son groupe et à rompre l’alliance en se désaffiliant de son groupe d’accompagnement. Cette situation est vécue douloureusement par la famille d’accueil qui, dans un mouvement psychique de surinvestissement de l’enfant, non préparée à cet événement, vit comme une trahison le choix de Georges de vouloir réintégrer sa famille. Le départ de l’enfant est alors vécu en lien avec l’angoisse de démembrement, comme un arrachage – si la greffe ne prend plus, c’est elle qui ne souhaite plus s’implanter au sein du groupe. Georges pourrait retrouver ainsi une autre « bonne famille », la sienne, en tout cas jugée suffisamment bonne pour le ré-accueillir. Le mécanisme de clivage « bonne famille »/« mauvaise famille », servant initialement l’idéal du groupe familial accueillant, ne serait alors plus opérant et participerait à une angoisse d’effondrement narcissique qui le fragiliserait. S’observerait ainsi une rigidification des défenses de type déni, clivage et attaque du lien par des comportements de type rejet et, à l’opposé, des tentatives maladroites de récupération de l’enfant, en réponse au manque d’adhésion, de séduction de l’enfant à l’idéologie groupale.

Conclusion

19 Par ces différentes réflexions, nous avons souhaité montrer combien l’étude de la dynamique du fonctionnement psychique sous l’angle de la conceptualisation théorique psychanalytique groupale et familiale peut nous éclairer et offrir un modèle de compréhension des ruptures de lien rencontrées dans la clinique du placement familial. Face à la complexité des facteurs entrant en résonance dans la constitution de ce lien d’accompagnement spécifique, il faut ainsi l’exigence d’un travail de la subjectivité (Fustier, 2012) impliquant une fonction tierce opérante, pour permettre une analyse et un accompagnement de la dynamique de fonctionnement psychique groupale, au service de la prise en charge de l’enfant.

20 En conclusion, apporter une contenance et une régulation à cette valse d’affiliation et de désaffiliation nécessaire entre l’enfant et son groupe familial accueillant, en fonction des phases évolutives du placement, pourrait bien constituer l’enjeu de la réussite d’un placement familial.

Bibliographie

Bibliographie

  • Aubertel, F. 1990. « Les fonctions de l’idéologie familiale », Dialogue, 108, 73-87.
  • Aubertel, F. ; Ruffiot, A. 1982. « Les mécanismes de défense familiaux », Dialogue, 75, 16-27.
  • Bion, W.R. 1959. « Attaques contre la liaison », dans Réflexion faite, Paris, Puf, 1983.
  • Bleger, J. 1981. Symbiose et ambiguïté, Paris, Puf.
  • Cuynet, P. 2005. « L’image inconsciente du corps familial », Le divan familial, 15, 43-58.
  • Cuynet, P. 2007. « Trajectoire familiale du corps », dans Corporéité et famille, de A. Mariage et P. Cuynet (sous la direction de), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté.
  • Fustier, P. 1997. « Des institutions et des parents », dans Parents/famille/institution. Approche groupale d’orientation psychanalytique, Centre de recherche sur les inadaptations, université Lyon 2.
  • Fustier, P. 2012. « Le lien d’accompagnement : un métissage entre échange par le don et échange contractualisé », Informations sociales, 169, 91-98.
  • Kaës, R. 1993. Le groupe et le sujet du groupe : éléments pour une théorie psychanalytique du groupe, Paris, Dunod.
  • Kaës, R. 2008. « Définitions et approches du concept de lien », Adolescence, 65, 763-780.
  • Kaës, R. 2009. Les alliances inconscientes, Paris, Dunod.
  • Kaës, R. 2016. L’idéologie, l’idéal, l’idole, Paris, Dunod.
  • Ruffiot, A. 1981. « Le groupe-famille en analyse. L’appareil psychique familial », dans La thérapie familiale psychanalytique, Paris, Dunod.

Notes

  • [1]
    Tous les noms ont été changés.
  • [2]
    Le corps familial, selon Patrice Cuynet (2007, p. 18), « n’est pas à comprendre comme la somme des corps des membres qui constituent la famille, mais la création imaginaire fédérative de configurations produites par l’interfantasmatisation groupale. Ainsi, chaque individu est porteur du corps familial dont il est issu. Selon sa problématique, cela peut être un handicap ou une base sécurisante ». Ce corps assure ainsi le socle identitaire familial par la « mise en corps » de sa psyché, en offrant aux différents membres un sentiment d’affiliation : « l’être-ensemble ».
  • [3]
    L’agrément est attribué à l’assistant familial, mais l’enfant est accueilli au sein du groupe famille.
  • [4]
    « Il est issu, tout comme le mécanisme d’introjection individuel, d’une tendance archaïque à l’incorporation (pour le groupe familial), mais il se double d’un caractère de vampirisation, d’aspiration et, à l’extrême, de néantisation » (Aubertel et Ruffiot, 1982, p. 25).
  • [5]
    ime : institut médico-éducatif.
  • [6]
    Le mécanisme dit d’extrajection « consiste en une tentative (par le groupe familial) de rejet pur et simple de tout élément étranger vécu comme non assimilable, non greffable » (Aubertel et Ruffiot, 1982, p. 25).
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