Dialogue 2018/3 n° 221

Couverture de DIA_221

Article de revue

Groupe de parole sur les violences « Quand l’écho permet la passe »

Pages 49 à 62

Notes

  • [1]
    Les propos rapportés n’ont pas fait l’objet d’un enregistrement. Ils ont été notés par les animateurs soit sur le moment, soit juste après la séance. Il se peut que le propos soit légèrement et involontairement modifié bien que le contenu et la forme restent fidèles.

1 La violence, tout comme l’amour d’ailleurs, résiste à toute tentative de définition tant elle semble prendre des formes diverses en renvoyant chacun à sa propre expérience, à son intimité (Coutanceau, 2006). Parler d’actualité de la violence, c’est alors imaginer qu’elle prendrait aujourd’hui des formes qu’elle n’aurait pas empruntées hier. Si nous pouvons affirmer que la violence présente toujours des aspects originaux, liés au contexte socio-historique dans lequel elle s’inscrit, nous pouvons aussi affirmer sans aucun doute qu’elle a toujours existé. La violence n’est pas seulement polysémique mais aussi polyforme. Elle connaît des épisodes aigus sur un fond continuel d’exposition quotidienne. En imaginant la création d’un groupe de parole sur les violences, nous avons tenté d’éviter plusieurs écueils, comme ceux qui tiennent à vouloir caractériser un type de violence particulier ou encore à se centrer sur l’impact social de la médiatisation mondialisée des violences.

2 Il s’agissait plutôt d’aborder la violence telle qu’elle résonne en chacun(e) dans son actualité singulière et de proposer d’en faire l’écho collectivement. La finalité de ce groupe de parole est à la fois de métaboliser les souffrances qu’occasionne la violence et de mieux comprendre les processus à l’œuvre pour pourvoir s’en dégager et agir. Cet article rend compte de cette expérience originale, étayée sur une exploration réflexive de notre propre implication sur laquelle nous reviendrons dans une première partie « en écho ».

3 Nous voulions aborder cette question d’un autre lieu qu’institutionnel. Celui-ci cherche habituellement à traiter des problèmes déjà identifiés, en protégeant les personnes considérées comme vulnérables, victimes et/ou en rééduquant les auteurs désignés comme violents. Nous souhaitions au contraire créer un dispositif invitant à discuter les processus des violences, de leurs sources, de leurs effets, de leurs complexités, décalés de la dichotomie victime/auteur. Il s’agissait aussi d’élaborer cette problématique dans un espace de co-construction où le fait d’être également témoin de violence(s) peut provoquer aussi un effet traumatogène (Crocq, 1999).

4 Le travail s’est réalisé en deux étapes. Une première étape où nous avons élaboré le projet de groupe sur les violences. Puis sa mise en œuvre, avec l’aide d’une communauté d’agglomération, à deux reprises.

L’élaboration du projet en trio et « écho »

5 Notre désir initial nous orientait vers la création d’un espace instituant (Lourau, 1968), vers la prise d’initiatives de notre place en référence à l’acte-pouvoir (Mendel, 1998) et vers le travail en petite équipe, en nous affranchissant des lourdeurs et/ou des violences institutionnelles. Nous avons alors construit le projet de co-animer des groupes, notamment de parole, dans l’esprit qui nous animait et pour lequel nous avions donné le nom d’« écho-passeurs » à notre trio de psychologues cliniciens. « Écho » (éco, écot, les « co ») pour la polysémie qu’il contient et principalement pour la faculté de résonance groupale et d’associations qu’il permet. « Passeurs » pour montrer l’objectif de passage, de transition d’un état à un autre, de faire le pas vers la transformation individuelle et collective.

6 La question des violences nous est arrivée comme une opportunité. L’un d’entre nous, Christian Chambert, faisait partie d’un groupe de travail sur les violences intrafamiliales au niveau de l’agglomération. Ainsi, le dispositif du groupe de parole sur la prévention des violences a progressivement émergé.

7 Dressant un panorama théorique et pratique des questions de violence, notre réflexion nous a conduits à définir un projet qui ne cherche pas en priorité à lutter contre telle ou telle violence – bien que nous soyons plus orientés vers les violences intrafamiliales –, mais à en comprendre les manifestations intrapsychiques, les processus intersubjectifs et les réalités sociales.

8 La question de la violence semble avoir toujours été d’actualité. Elle est posée comme originaire par Freud (1912) et René Girard (1972), banale et fondatrice par Michel Maffesoli (1984), fondamentale par Jean Bergeret (1984). L’envisager sous l’angle de l’actualité – nous pensons spontanément aux attentats, aux génocides, aux homicides… – serait n’en regarder que les manifestations les plus visibles et les plus évidentes. Or, celles-ci ont souvent pour origine ce que Cornelius Castoriadis appelle les « sources de la haine » (1999), qui comprennent une racine psychique liée à notre propre constitution de sujet et une racine sociale liée à notre ethno-centrisme culturel fondamental. La violence serait finalement constitutive de notre humanité (Richard, 1992) et ses motifs seraient toujours les mêmes : psychiques, religieux, idéologiques, économiques et politiques. Le fait que nous appelions « barbares » (Todorov, 2008) les actes les plus atroces traduit une tentative d’isoler ces actes de notre humanité commune. Mais force est de constater que de tels actes sont bel et bien commis par des humains et ceci souvent au nom de motifs supérieurs. Il faut donc, comme l’affirme Castoriadis (1999), encore « lutter à contre-pente » et c’est bien ce que semble pointer Norbert Elias à travers le processus de civilisation (1939, 1975).

9 Notre monde est objectivement moins violent qu’il ne l’était hier, contrairement à l’impression la plus répandue. Steven Pinker (2017) note que l’esclavage a pratiquement disparu, que les conflits meurtriers, malgré les 55 millions de morts de la Seconde Guerre mondiale en Europe, tendent à baisser à l’échelle de la planète et dans une perspective historique de long terme (depuis le xiie siècle). De même, le taux d’homicide en Europe occidentale n’a cessé de décliner depuis le xiiie siècle (60 fois moins de risque de mourir sous les coups de nos semblables). Mais, au fur et à mesure que le monde se pacifie objectivement, nous tolérons de moins en moins subjectivement, et à juste raison, l’expression de la violence. Cela se traduit par un changement social perceptible à travers tout un ensemble d’indicateurs, notamment dans nos comportements, par exemple alimentaires (citons le végétalisme, qui refuse toute exploitation et souffrance animale) ou investissant de plus en plus la lutte contre les discriminations (racisme, homophobie, sexisme, validisme…).

10 Par ailleurs, les pratiques sociales révèlent un compartimentage des vio-lences selon deux axes : un axe qui tient aux domaines, un autre qui tient aux acteurs. Nous sommes en désaccord avec ce compartimentage, qui résulte probablement d’une tentative de maîtrise simpliste. Traitons d’abord la question des domaines. La rue, espace public et visible, est par excellence le lieu où s’exerce la violence dans nos représentations : physique (bagarre), psychique (menace, emprise) ou morale (injures). Mais nous savons que la violence s’inscrit paradoxalement dans le lieu le plus intime, là où depuis la naissance de la famille moderne (Shorter, 1975) sont censés s’installer l’amour conjugal, l’amour maternel (parental à présent) et le sentiment de domesticité. Mais la famille n’est pas la seule institution concernée par le surgissement de la violence. L’école (Pain, 1997), avec en particulier le phénomène de harcèlement scolaire, l’entreprise et les organisations en général avec la prise en compte du harcèlement au travail (Hirigoyen, 2014), de la souffrance au travail (Dejours, 1998), des risques psycho-sociaux (Linhardt, 2015), la violence institutionnelle du sport (Brohm, 2002) montrent qu’aucun espace de vie n’est finalement à l’abri de ses manifestations.

11 La violence s’inscrit généralement dans des rapports de domination, domination masculine (Bourdieu, 1998) ou patriarcale, de classe et de place (Gaulejac, 1993) et/ou de races, voire de leur intersectionnalité (Dorlin, 2009). Même sans violence explicitement exprimée, Pierre Bourdieu a montré l’importance de la violence symbolique, qui est un processus de soumission par lequel les dominés perçoivent la hiérarchie sociale comme légitime et l’acceptent donc. Dans notre panorama des violences, citons encore la légitime défense (Dorlin, 2017).

12 Ainsi, un sujet peut être confronté à plusieurs types de violence et de surcroît en interaction les unes avec les autres, d’où notre parti pris épistémologique de pas isoler une violence et de les considérer comme potentiellement intersectionnelles. Il se peut aussi qu’un sujet dominé et violenté dans un domaine soit dominant et violent dans un autre ou que, selon son histoire de vie, le sujet ait occupé des positions subjectives différentes. Au final, la violence est aussi en nous, dans notre propre appareil psychique et pulsionnel.

13 Du côté des acteurs, il ne nous est pas apparu pertinent de les catégoriser comme les institutions le font habituellement selon les trois positions : les victimes, les témoins et les auteurs. Ce système, s’il suit une logique judiciaire de la violence reposant sur le principe du « préjudice roi » (Assoun, 2012), ne permet ni de saisir la complexité des positions subjectives, ni d’entendre le phénomène comme un processus interactionnel. Or un acte, une attitude, une parole peuvent être vécus comme violents par un seul des protagonistes ou par les deux mais dans des registres différents. Ce qui est violent pour l’un peut ne pas l’être pour l’autre ou l’être différemment. On peut retrouver avec la violence toutes les caractéristiques de la communication mise en évidence par l’École de Palo Alto, ses malentendus, ses injonctions paradoxales pour lesquelles seule une métacommunication peut permettre l’ajustement. La violence n’est pas perçue de la même manière selon sa position objective de dominant/dominé, mais aussi selon la perception subjective de ce rapport de domination. La pseudo-neutralité du témoin est également souvent illusoire, car le témoin s’inscrit nécessairement dans l’échange, soit comme « arbitre », soit comme complice de l’agresseur par son silence ou sa fuite, soit encore comme pare-feu ou pare-coups de l’agressé. Le témoin ne peut être non plus un médiateur neutre si l’échange est déséquilibré. Par ailleurs, les réactions en chaîne, qu’elles se traduisent par l’inhibition, la colère, le contrôle, se greffent autour du conflit et le font gonfler graduellement en crise ou violence. Ce sont ces processus que nous voulons étudier et il serait illusoire de penser que la réunion de « victimes » d’un côté ou d’« auteurs » de l’autre puisse mettre à jour de tels mécanismes tant les uns peuvent s’installer alors dans une position victimaire et les autres dans des justifications et des rationalisations de leur attitude. L’analyse de l’expérience de témoin, indépendamment de telle ou telle situation à laquelle il a été confronté, peut permettre un dégagement favorable à l’exploration des processus en jeu. Les acteurs de violences sont parfois anonymes sous les traits des violences systémiques ou institutionnelles qui peuvent atteindre encore plus profondément les sujets.

14 Fonder un groupe de parole, un petit groupe (Bion, 1961) sur les violences, a donc pour objet de mieux en comprendre les mécanismes, de tenter de s’en affranchir partiellement pour pouvoir agir. Le groupe est pensé comme contenant, à même d’accueillir les divers ressentis de la violence, de s’en faire l’écho, la caisse de résonance, pour en permettre une élaboration, un travail, une transformation, la métabolisation des éléments bêta, les contenus psychiques bruts, les fantasmes, les haines et désirs inconscients en éléments alpha. Le groupe constitue une forme de rêverie qui équivaut ici à celle de la mère pour l’enfant.

La réalisation du projet de groupe de parole comme « passe »

15 Initialement pensé fermé et pour une dizaine de personnes, ce groupe – non thérapeutique – est devenu semi-ouvert, eu égard au nombre réduit d’inscrits. Les personnes ont été reçues en entretien individuel préalable (présentation du cadre et engagement). Elles ont eu connaissance de la création de ce groupe de parole par la presse, par les mairies du territoire et par les professionnels du réseau social.

16 Ce dispositif s’est réalisé avec deux groupes à raison d’une rencontre par mois pendant six mois. Le premier groupe était composé de cinq femmes de 40 à 55 ans. Le second groupe était composé de quatre, puis trois femmes, et d’un homme. Les âges variaient de 30 à 75 ans. Nous co-animions en duo chaque séance et opérions un roulement puisque nous étions trois. Ce roulement favorisait notre implication et notre distanciation à la fois.

17 Nous allons présenter deux situations, issues de chacun des groupes. Toutes deux font référence à des violences intrafamiliales. Dans la première situation, Nadine a eu une fonction de « passeuse » pour le groupe. Dans la seconde, René a pu sortir de l’impasse grâce au groupe.

Nadine ou « la violence quand je m’y cogne »

18 Nadine, 40 ans environ, est confrontée, depuis plusieurs années, à des violences dont elle parvient peu à peu à se « dé-partir ». « La violence intime, dit-elle, j’y ai participé, même si elle m’est impensable. En parlant ici, dans ce groupe, je tenais à bouger mon intérieur, toujours, peu à peu. Elle ne me colle plus à la peau… je ne m’y cogne plus [1]. »

19 « Ma violence, un actuel bien ancien… qui résonne encore. » En effet, beaucoup d’échos retentissent toujours en elle : son choix/non-choix d’un vécu de violence se mélange entre les images paternelles passées d’un père violenté par ses propres dépendances alcooliques et les images récentes de deux conjoints présentés comme violents.

20 Nadine dit avoir pu se décaler de son enfance malmenée en adoptant des conjoints violents, avant des séparations toujours paradoxales et plus bruyantes les unes que les autres. Conduire obligatoirement et régulièrement les enfants à l’espace de rencontre enfant-parent pour qu’ils y retrouvent leur père devenait une épreuve violente en soi : « Comment, dit-elle, dans ce double contexte, violence ancienne et peur de violences actuelles pour les enfants, ce qui résonne en moi peut me faire entendre raison ? »

21 L’espace de rencontre a sa part de contenance de violence : cadre rigidifié et protecteur des excès, la loi qui s’impose, les parents dans l’obligation de s’y rendre, les silences des sujets qui ne peuvent se parler, les ex-conjoints qui s’ignorent... Tout porte en soi une violence souterraine, bombe cachée, souvent prête à l’explosion, sonore bien souvent.

22 Pour Nadine, le groupe de parole est bien loin de tout cela : « Parler de ce que j’ai subi me fait beaucoup de bien et cela m’a fait beaucoup avancer. Le regard et l’écoute des autres, si incompréhensibles qu’ils puissent être parfois, réveillent en moi cette part de tragédie passée. Il n’y a pas de réunion groupale sans remise en question, me conduisant aujourd’hui à relativiser enfin ma propre méchanceté. En subissant les violences en présence des enfants, certes je n’étais pas moi-même mais je remettais en violence ce qui me venait de mon compagnon et de mon histoire. Je me disais toujours : puis-je dire non ?, même si je voyais arriver le drame de me faire mal, sans jamais m’écouter, parce que jamais avoir été écoutée… enfant. » « Ici on s’écoute, pas de jugements, pas de mots trop forts, enfin pas seule face à la violence. On se parle et c’est vivant. On peut même éradiquer notre propre violence... Pour ma part, j’ai encore de la violence en moi mais je ne veux plus me faire du mal alors j’en parle… une superbe chance. »

23 Le retour assumé de Nadine auprès de ses parents, pour leur dire à la fois son attachement et les différents impacts de violences subies, a pu faire avancer le processus subjectif que Nadine souhaitait depuis fort longtemps sans en être capable. Elle nous exprimera ainsi son retour auprès de son père, sorte de pardon, une fois solidifiés son travail personnel par la « dé-partition » et la distanciation de ses sentiments affectifs fortement empreints de sa propre histoire et des violences conjugales subies… Porteuse également de ce message à sa mère, elle précise que ses séances thérapeutiques effectuées (thérapie individuelle, hypnose, sophrologie) ont été une reconstruction personnelle depuis sa tendre enfance, dont elle peut émerger aujourd’hui avec grands bénéfices. Nadine acte qu’elle est vraiment renvoyée à elle-même et que ce groupe de parole stimule, en dehors de toute situation d’affects, sa propre construction personnelle pour avancer et mieux panser ses violences subies ou agies.

24 Tout le groupe, bien que les violences rencontrées par les membres soient diverses, bénéficie de cette expérience et s’aperçoit qu’il est possible de panser les blessures. Le groupe fonctionne comme un moteur en mouvement où les forces verbales font mouche en écho aux propos de chacune, résonance intime qui de personne en personne se relaie, forme de passe de mots, ajoutant un sentiment, une réflexion, un propos qui lui est personnel. Avec cela, les réflexions, les évocations de l’un des membres du groupe prennent plus de force que ceux d’un professionnel. C’est ainsi que Laure abordera les violences verbales de son mari, violences qui ont conduit à la rupture avec certains de ses enfants. Dépendante de son mari « à l’ancienne », elle dit tenter de maintenir les liens entre tous. Valérie rebondit sur l’évocation de la vie conjugale et familiale. Son mari supporte difficilement les comportements de ses enfants adolescents et elle tente aussi de faire médiation. Par ailleurs, elle évoque la violence qu’elle a ressentie quand sa belle-sœur a voulu se mêler de l’éducation de ses enfants, en appui sur son mari, et qu’elle n’a pas été en mesure de lui rétorquer quelque chose. Anne se montre ici essentiellement attentive et questionne en profondeur chaque participante pour qu’elle explicite sa pensée. Plus discrète et distante, elle vient dans le groupe pour des questions relatives à la violence au travail, sujet qu’elle mettra beaucoup de temps à aborder – principalement à une séance où le groupe sera réduit.

25 Nadine a su ne pas envahir l’espace social du groupe ; elle a même eu un vrai rôle de passeuse de mots pour ce groupe, attentif à ses témoignages apaisés. Passer de ce travail groupal à un questionnement subjectif en écho, voilà toute une riche dynamique interactive. De plus, Nadine est venue percuter le groupe, le plongeant dans un paradoxe dans lequel chacun pouvait se retrouver. Elle a servi de catalyseur, enrichi de son passage de victime agissante à sujet ayant fait ce pas de côté pour être plus au clair avec elle-même. Passeuse de relais, elle a permis une amplification respectée et audible pour tous. Les différentes cognées reçues, perçues et résonantes, ses témoignages bien vivants sont venus dynamiser et aérer la parole des autres participants, sensibles à leur tour pour s’ouvrir à ces paradoxes de violence.

26 À la dernière rencontre, Nadine conclut : « Je ne peux pas ne pas parler de mon expérience, je suis ravie d’en être là. Ces séances de groupe ont été un sacré complément à mon travail personnel et je suis prête à m’investir dans une association pour favoriser les décontaminations. »

René ou « la violence quand elle se rappelle à moi »

27 René est âgé de 75 ans. Il vient accompagné de son épouse qui, si elle se sent concernée aussi personnellement par la violence, vient surtout pour le soutenir dans sa démarche. Les autres membres du groupe sont trois femmes. L’une ne viendra qu’à la première séance. La deuxième se pose la question de sa légitimité à parler de la violence qu’elle vit dans un contexte professionnel – elle est confrontée dans son rôle d’animatrice et de coordinatrice à des jeunes dont les provocations répétées à son égard, la violence verbale ou physique qu’ils manifestent entre eux et l’absence d’un cadre institutionnel contenant mettent à l’épreuve ses capacités à leur faire face, notamment depuis qu’elle a donné naissance à un enfant. La troisième femme a une histoire de violence familiale ancienne – en partie résolue aujourd’hui et dont elle parvient à parler avec aisance et recul – et une actualité de violence vécue de par le système professionnel dans lequel elle évolue. Elle se met souvent dans une position d’écoute bienveillante et apporte le témoignage de ses actes posés.

28 Le groupe tend à se constituer principalement autour de l’histoire de René, chacune, sa femme et les deux autres personnes, qui ont l’âge d’être ses filles, jouant plus ou moins une fonction de protection.

29 René dépose un vécu ancien mais particulièrement réactualisé depuis quelque temps. Enfant, il a subi les violences sexuelles d’un de ses frères aînés. Cette histoire, en partie refoulée, a été ravivée soixante ans plus tard. Sa petite-fille a été violée récemment par un membre de sa famille. Cet événement traumatique est venu lever le refoulé et réactiver des éprouvés puissants qui débordent sa psyché et son corps. Face à cette répétition familiale, il manifeste à la fois le devoir d’agir, le vouloir agir – mais pas encore le pouvoir d’agir.

30 À cet événement du registre incestueux s’ajoutent des conflits familiaux autour de l’héritage des biens de ses parents. René et une de ses sœurs ont été lésés par rapport aux aînés. La famille se divise de fait entre René et ceux qui lui prêtent crédit et son frère aîné, abuseur, et ceux qui le défendent. L’inceste fraternel d’aîné à puîné résonne comme abus également entre aînés et puînés au niveau de l’héritage, c’est-à-dire symboliquement au niveau de la transmission, de ceux qui sont reconnus et/ou se reconnaissent dans leurs droits filiaux. Se dessine donc une sorte de cassure familiale dont les révélations de transgressions sexuelles provoquent l’exclusion non pas des auteurs mais des victimes, comme nous pouvons le voir aussi dans Festen (Vinterberg, 1998). De même dans l’inceste fraternel dont Laurent Boyet, auteur de Tous les frères font comme ça (2017), met en mots la souffrance traumatique et met en évidence l’exclusion dont il a fait l’objet, lui aussi, dans sa famille à partir de sa révélation et aujourd’hui de la publication de son livre.

31 René ressent une double punition plutôt qu’une réparation. Ce qui le motive consciemment n’est pas tant la réparation pour lui-même que le sentiment de culpabilité qui le tenaille encore quant à son silence, notamment en direction de son frère aîné. Venir en parler dans un groupe est le moyen pour lui de trouver des témoins bienveillants capables de reconnaissance (Honneth, 1992) : reconnaître à la fois le fait qu’il ait pu être abusé par son frère, l’injustice qu’ont occasionnée ses prises de position au sein de sa famille, son intention de faire quelque chose en faveur de sa petite-fille ou, tout le moins, éviter que cela puisse se reproduire. À chaque séance, nous revenons sur la situation de René et découvrons un nouveau pan de l’histoire. Le groupe lui exprime son soutien, l’encourage dans ses projets. Parfois, le groupe aborde le désagrément qu’entraîne l’impossibilité pour les autres d’exprimer leur propre souffrance. Le groupe se trouve subjectivement dans la position de l’épouse de René, le devoir d’écouter sa souffrance et de se retenir d’exprimer la sienne.

32 Malgré l’intervision à laquelle nous procédons entre les séances où nous prenons conscience de la place qu’occupe René dans le groupe, la dynamique du groupe reste inchangée, d’autant que René s’est donné pour projet d’aller voir son frère. René veut comprendre et demander des explications à ce frère agresseur. De notre point de vue, cette démarche semble à la fois illusoire et inadaptée. Illusoire car nous doutons qu’une « explication » audible puisse être donnée à des gestes aussi déplacés et répétés. Inadaptée quant au mode de communication envisagée : une prise de contact direct sans médiation. Nous respectons cependant le projet tel qu’il se présente chez René. De séance en séance, il n’a toujours pas été voir son frère et il vient chercher dans le groupe la force de le faire, tout comme son épouse est venue y chercher l’effet catalyseur permettant à son mari de passer de cette idée envahissante, obsédante, à sa réalisation concrète.

33 Ici, le groupe dans son ensemble est passeur et, au-delà de « la promotion d’un échange libre et spontané d’interaction et de large communication » (Foulkes, 1964), dans lequel nous observons la « diffraction du transfert » (Kaës, 1976) que son récit provoque, une mise en situation est envisagée pour préparer René à cette éventualité : comment va-t-il le contacter ? Que va-t-il lui dire ? Qu’en attend-il ? Finalement, si René parvient à contacter son frère, celui-ci refuse toute explication et même la moindre reconnaissance des faits. René est déçu de cette réponse mais curieusement soulagé. Il a pu dire à son frère ce qu’il a vécu et il a surtout pu l’affronter, sortir de la paralysie dans laquelle il était enfermé depuis si longtemps. Cette action n’a été possible que par l’appui du groupe et la certitude qu’il pourrait être entendu au retour de sa démarche. Le groupe est lui aussi reconnu dans ses fonctions, à travers l’accompagnement de la démarche de René.

34 À la dernière séance, son épouse et les deux autres participantes peuvent exprimer leur propre souffrance liée à la violence. Leur parole a été comme libérée par René qui, en sortant de son « impasse », a facilité le passage des autres membres à l’expression. Ils décident d’ailleurs de se revoir en dehors du cadre que nous avons fixé pour continuer à réfléchir à la violence, à ses effets et à la manière de la psycho-dégrader collectivement grâce aux effets d’écho et de passe.

Conclusion

35 Les témoignages repris dans cet article montrent une violence ancienne, subie et traumatisante qui résonne subjectivement, intersubjectivement et groupalement encore aujourd’hui. Cette violence incorporée se détache aussi d’un fond social de malêtre (Kaës, 2012) que le groupe représente à travers l’expérience d’autres types de violences et d’autres places de sujets, en écho aussi aux violences multiformes du monde contemporain. Chez Nadine comme chez René, le cœur de la violence est intrafamilial, en référence aux liens parentaux, conjugaux et/ou fraternels. Mais ces violences, outre le fait qu’elles s’inscrivent dans l’histoire familiale, selon des mécanismes de répétition, font l’objet synchroniquement de formes de ré-solution et d’avancées thérapeutiques. Elles s’appuient sur un fond d’autres violences – symboliques, institutionnelles – qui entrent en écho avec les expériences des autres membres du groupe. Le groupe de parole est un des moyens permettant ces transitions, d’un membre vers le groupe ou du groupe vers un membre.

36 Chez Nadine, cet espace-temps de « dé-collage » de violences, au sein du groupe, a permis de les revisiter, de défragmenter les haines intérieures, les agressions externes et de se reconstruire. Beau travail de parole pour lequel le groupe a écouté et a été écouté, dans une dynamique vivante et réparatrice, dans la foison des échos divers de chacun. Nadine s’est positionnée progressivement comme « passeuse ». Chez René, cet espace-temps a permis la verbalisation d’une histoire traumatique ancienne, réactualisée par un événement en écho, et qui a conduit à des conflits et des enjeux d’exclusion au sein du groupe familial, où il n’a pas été entendu. Le groupe de parole lui a permis cette écoute et cette reconnaissance essentielles. Il l’a aidé, à l’instar de sa femme, dans sa décision d’oser faire un pas vers son frère abuseur en sortant du silence dans lequel il s’était enfermé. Le groupe a été ici passeur.

37 Ces deux exemples mettent en valeur deux fonctions du groupe. Le groupe permet « l’émergence » (Pichon-Rivière, 1965) d’une parole, qui s’inscrit dans l’histoire du sujet (sa verticalité) et qui se manifeste au sein d’un groupe (son horizontalité), afin d’en comprendre les processus complexes à l’œuvre et en « écho ». Les rapports entre le sujet et le groupe sont équivalents à celui de l’instrument dans un orchestre (Foulkes, 1964). Avec Nadine, par son parcours d’affranchissement, l’instrument a principalement conduit l’orchestre. Avec René, l’orchestre a principalement soutenu l’instrument. La « passe » apparaît aussi bien dans les mouvements d’un sujet vers le groupe que dans ceux d’un groupe vers un sujet. Le groupe de parole, qui se prête bien au thème des violences compte tenu de sa double dimension – psychique et sociale –, favorise la mise en mouvement vers une transformation, une assimilation des vécus de violence, individuels et collectifs.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Violences, écho, groupe de parole, transition, passe

Date de mise en ligne : 09/10/2018.

https://doi.org/10.3917/dia.221.0049

Notes

  • [1]
    Les propos rapportés n’ont pas fait l’objet d’un enregistrement. Ils ont été notés par les animateurs soit sur le moment, soit juste après la séance. Il se peut que le propos soit légèrement et involontairement modifié bien que le contenu et la forme restent fidèles.
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