Dialogue 2017/4 n° 218

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Article de revue

De la grande difficulté à mettre en place un traitement dans les problématiques narcissiques identitaires

Pages 85 à 98

1L’origine de mon questionnement vient de ma pratique clinique. C’est lors de ma rencontre en cabinet avec Jocelyn, jeune homme de 25 ans, ingénieur, qui m’a été adressé par un médecin, qu’un nouveau vécu contretransférentiel va s’imposer à moi pendant la première séance. C’est un sentiment d’effroi assez intense où il me vient l’idée saugrenue qu’il pourrait me tuer. Le contretransfert de la deuxième séance s’est révélé d’une tonalité différente, me faisant vivre des éprouvés d’empiétement et de sidération. Après les deux consultations que je vais décrire succinctement, Jocelyn ne veut pas poursuivre. Il me semble donc important d’entendre mes réflexions sur mes vécus contretransférentiels, sur son histoire comme des hypothèses de travail et d’interrogation et non comme des certitudes.

Présentation du cas

2C’est la première fois que Jocelyn rencontre un psychologue. Il ne sait pas trop par quoi commencer. Il a été très mal pendant cinq semaines, cela va un peu mieux, peut-être depuis qu’il prend des antidépresseurs. Jocelyn raconte : « Ce qui a déclenché ça, c’est que ma copine est partie quinze jours. Je n’ai rien compris. Là, je me suis effondré, je ne dormais plus. J’ai perdu 6 kg en quinze jours. Elle est partie parce qu’elle avait tchaté avec un autre gars. Ils se sont rencontrés, embrassés. Ils n’ont pas couché ensemble. Elle me le dit et je la crois. Elle est partie chez des amis pendant quinze jours pour y voir plus clair. Elle est revenue, cela fait presque un mois et je n’arrive pas à dormir avec elle. Je pense sans arrêt à ce qu’elle a fait, à l’autre gars aussi. Je suis peut-être jaloux, je ne sais pas. Je ne comprends pas pourquoi elle a fait ça. Parce que je l’aime et je l’imagine devenir la mère de mes enfants. Cela fait sept ans que l’on est ensemble. J’avais 18 ans et elle 16 ans. Elle vient de la mer, comme moi. »

3 Jocelyn a vécu une chute interne, un choc émotionnel provoqué par le départ de son amie. On peut faire l’hypothèse que le choc actuel vient réactiver des angoisses déjà là, leur ouvrir une voie royale. Jocelyn a vécu de la sidération lors de cet événement, il explique que pour lui l’événement est impensable, inimaginable. Ses capacités de représentation semblent annihilées.

4 Jocelyn semblait vivre dans un lien fusionnel/confusionnel avec son amie. Il ne la nomme pas. Il en parle comme quelque chose qui lui appartiendrait, comme une partie de lui. Il y a comme une indifférenciation entre lui et elle. Son amie n’est pas vue comme autre, comme sujet différent et désirant. Elle apparaît comme son moi auxiliaire (Winnicott, 1992). L’autre est confus, quasi inexistant. La limite psychique et la limite physique, pourrait-on presque dire, sont imprécises, floues, brouillées. Ce qui fait que, lorsqu’elle part, quelque chose en lui vacille. Il vit le désœuvrement, une chute. Il ne tient plus debout.

5 On pourrait aussi faire l’hypothèse que son amie qui part lui fait vivre brutalement l’altérité. Il y a quelque chose de l’altérité qui s’impose à lui au moment où elle lui échappe. Il découvre qu’il peut y avoir un autre désir. Cela l’a obligé à une différenciation brutale, violente avec un vécu d’arrachement, d’effondrement. Il se sent vide, inexistant… mais ce choc émotionnel va réveiller d’autres chocs antérieurs.

Violence, passage à l’acte et confusion : la première consultation

6Jocelyn poursuit : « Je vais vous raconter ma vie car, depuis cet incident avec ma copine, beaucoup de choses me sont revenues. » Jocelyn va dévoiler une succession d’événements d’une manière particulière, assez maîtrisée, évitant le débordement d’affects. J’ai envie de dire « en attente » d’être réaffectés, ressentis, intégrés.

7« Ma mère a un frère, Lucien, avec qui j’étais très fusionnel. C’était un peu comme un deuxième père pour moi. Je l’aimais énormément. J’aimais ce qu’il avait : les voitures, les rallyes… Je partais souvent avec lui une semaine en vacances. Quand j’ai eu 14-15 ans, je suis parti en vacances avec lui et sa femme, qui ne fait pas partie de la famille, elle vient de Strasbourg. Elle a quatre ans de plus que lui. Elle avait un fils, Louis, d’un autre mariage. Louis a perdu son père d’une crise cardiaque quand il avait 3 ans. Mon oncle était très dur avec lui.

8Mon oncle a une fille, Charlotte, quand elle a eu 3 ans elle a dit à son père que mon frère Gabin l’avait touché. Il a deux ans de moins que moi. Et mon oncle est venu tabasser mon frère chez moi, il l’a frappé énormément, il était très amoché. Je ne savais rien de cela, c’était quelques jours avant que je parte avec lui. J’étais chez mes grands-parents maternels. Pendant ces vacances, il n’arrêtait pas de dire : on devrait lui couper les couilles à ton frère ! Je ne comprenais rien, j’étais mal d’entendre ça. Ce sont mes grands-parents maternels qui m’ont appris l’affaire par téléphone.

9Je n’arrivais plus à regarder mon frère comme avant. Il est passé en procès et il a été innocenté. Charlotte a été vue par plusieurs psychologues et ils ont conclu qu’elle avait inventé cette histoire. Mais, à partir de là, je n’ai plus vu mon oncle. Il a eu un autre enfant que je n’ai jamais vu. Je l’ai croisé depuis dans des fêtes familiales, on ne se dit rien. […]

10Il y a trois ans, j’avais 22 ans, ma mère découvre que mon père le trompe (il fera plusieurs fois ce lapsus). Je savais depuis longtemps qu’elle le trompait car dans la cave il y avait une malle que j’ai ouverte un jour, j’avais 7-8 ans, il y avait des drôles de trucs dedans : des déguisements, des sextoys… je ne savais pas ce que c’était mais j’ai vite compris une fois adulte. Ma mère va sur son ordi et découvre qu’il va sur des sites pornos, qu’il communique avec des filles, qu’il en rencontre quelques-unes et surtout qu’il est en lien avec des sites pédophiliques et qu’il a communiqué avec eux. Elle a découvert ça en mettant un transmetteur dans le portable de mon père. C’est comme ça qu’elle a su et qu’elle l’a dénoncé à la police. Il y avait environ 70 photos d’enfants avant la maturité sexuelle et il était entré en communication environ sept fois avec certains d’entre eux.

11 Mon père a eu aussi des relations avec des hommes. Suite à cette histoire mes parents ont divorcé. Cela a été très difficile pour ma mère. Elle a déprimé. J’ai eu l’impression de prendre la place de mon père par moments. Elle me racontait tout. Aujourd’hui je ne sais pas si c’est bien qu’elle m’ait dit tout cela. Elle a été très mal pendant un an et demi. J’allais toujours la voir. J’étais toujours vers elle. Je parle très bien avec elle. On se dit tout comme avec ma copine.

12 J’aurais mieux fait de ne pas savoir tout ça sur mon père. Je l’idolâtrais et là il y a eu une grande chute. Je suis tombé de beaucoup d’illusions. En fait, j’ai honte de tout cela. J’ai énormément honte. On avait une famille très unie. On se voyait tout le temps. On était très famille. On passait Noël ensemble, les anniversaires ensemble. J’étais fusionnel avec mon oncle. […]

13 Ma mère s’est sacrifiée pendant trente ans de sa vie. Elle s’est très bien occupée de moi et de mon frère. Mes parents ont travaillé ensemble pendant dix ans dans une petite entreprise, ils ont fait faillite. Puis pendant dix ans dans un commerce, où ils ont fait faillite. Puis, pendant dix ans, ils ont mené une nouvelle entreprise. Cela marchait bien. Mais comme ils ont divorcé, tout s’est arrêté. Ils ont vendu aussi leur maison.

14 Ma mère a aussi eu un nouveau problème, elle n’entendait pas bien : huit à une oreille, cinq à l’autre. Un chirurgien lui a proposé de lui mettre un implant dans l’oreille interne pour augmenter l’audition de la meilleure oreille. Sauf qu’il y a eu un problème pendant l’opération. Le chirurgien lui a cassé les osselets et maintenant elle est complètement sourde de la bonne oreille. Ça a été très dur pour elle. Mais là, ça va mieux, elle a fait un travail psy. »

15 Lors de la première rencontre, Jocelyn associe sa chute interne à quelques éléments de sa vie familiale, cela lui vient comme ça et sans grande difficulté. Il se vide de ce qui l’encombre intérieurement, il en a besoin. Ma place est celle de la réception des drames vécus, je contiens ce qu’il m’apporte. Je dis peu et seulement des phrases qui accompagnent, comme : « Cela n’a pas dû être simple pour vous. » Jocelyn dépose plusieurs éléments difficiles de son histoire d’une manière assez distanciée, mais je le sens remué intérieurement. Dire tout cela lui permet de reprendre son souffle…

16 Avant de commencer l’entretien, Jocelyn avance énormément son fauteuil vers moi. Nos pieds se touchent presque. J’observe et je me demande quel sens cela a pour lui, cette proximité qu’il met en scène. Après l’avoir écouté, je peux mieux comprendre, cette obligation de rapprochement externe correspondrait à un besoin de rapprochement interne, à son « accrochage » à l’autre. C’est ce que l’on pourrait nommer un transfert agi, « qui prend de court le psychanalyste et tend à court-circuiter ses possibilités d’élaboration, transfert intense en ce qu’il véhicule de détresse, de rage, de revendication, d’exigences narcissiques de tout ou rien, de “ou moi ou l’autre”, et qui appelle des réactions contretransférentielles d’impuissance ou de rejet » (Anzieu, 2007, p. 125).

17On peut observer que sa modalité de lien avec les autres est principalement dans un mode collé, fusionnel, d’indifférenciation. Il le dit lui-même dans son lien à son oncle, à son père et à sa mère. Mais il ne le dit pas par rapport à son amie, il n’a pas repéré qu’il était dans la même modalité de lien avec elle alors que son départ temporaire l’a effondré.

18Après un temps de silence et arrivant à la fin de la séance, Jocelyn dit : « J’ai peur d’être comme mon père. Est-ce que cela se transmet ? »

Les vécus contretransférentiels et leurs hypothèses 

19Lors de cette première séance, Jocelyn parle d’une manière retenue, c’est-à-dire peu habitée au niveau émotionnel et pulsionnel. C’est comme s’il était à côté, pas complètement, mais en partie à côté de sa vie psychique. Dans mon écoute, je sens ou plutôt je ressens l’autre versant, l’autre côté du pli émotionnel policé, maîtrisé, l’autre côté non avoué, non encore conscientisé.

20Au niveau contretransférentiel, il me fait vivre des éprouvés contradictoires : de l’admiration et du dégoût ; de l’attirance et de la répulsion correspondant au monde paradoxal dans lequel Jocelyn a grandi. Cet ensemble transfert/contretransfert reconstitue alors une situation infantile de communication paradoxale émanant des parents et qui a été traumatique par ses conséquences sur le développement de l’appareil psychique de Jocelyn. Quels indices de la communication paradoxale familiale nous livre-t-il ? On peut remarquer dans ce qu’apporte Jocelyn que les adultes ont eu du mal à tenir leur place, leur place d’étayage, leur place symbolique et que par voie de conséquence Jocelyn n’a pas eu une place d’enfant, une place différenciée. Ils ont associé l’enfant à certains faits, parfois même pour se consoler, pour colmater leur peine dont ils n’ont rien dit tant cela leur paraissait sans conséquences pour lui. Il me semble que l’on peut faire l’hypothèse que l’angoisse paralysante qu’il a vécue lors du départ de son amie a fait resurgir en lui ces absences de représentation des liens intergénérationnels et intersubjectifs.

21Lors de la première rencontre je vis surtout un éprouvé contretransférentiel jusqu’alors inconnu de moi, un sentiment d’effroi assez intense comme lui-même a dû le vivre. Je me sens glacée, remplie d’effroi et cela ne me quitte pas. Sa présence et ce qu’il me dit me font vivre ce drôle d’éprouvé. Il me vient même l’idée absurde qu’il pourrait me tuer. Ainsi les affects éprouvés, tellement différents de la teneur du discours de Jocelyn, me renseignent sur la forme de son expérience traumatique. Que vient me dire ce ressenti d’effroi ? Je ressens quelque chose qu’il ne conscientise pas. Ce qui m’arrive massivement, c’est d’être encombrée du côté du clivage. Au-delà du récit de son histoire, je ressens de la haine terrifiante et du désir de destruction – qui viendraient de lui ? De son oncle ? De la violence intrafamiliale ? Comme le précise Sándor Ferenczi, dans l’élasticité de la technique psychanalytique, si nous réussissons « à nous présentifier les associations possibles ou probables du patient qu’il ne perçoit pas encore, nous pouvons, n’ayant pas comme lui à lutter avec des résistances, deviner non seulement ses pensées retenues mais aussi les tendances qui lui sont inconscientes » (Ferenczi, 1982, p. 55). C’est ainsi qu’il m’est venu l’idée que Jocelyn semblait se battre avec des mauvais objets confondus avec ce qui lui est arrivé. Et, dans la reprise de cette rencontre, je prends conscience que ce n’est pas tant moi qu’il pourrait tuer que son amie. Son amie représentait un objet anaclitique maintenant le narcissisme fragile de Jocelyn, le meurtre pouvant apparaître ici comme une tentative paradoxale de ré-appropriation de l’objet, voire de réincorporation. Et peut-être que derrière le spectre de son amie il y aurait sa mère. Mon effroi a été là, de sentir la perspective d’un meurtre possible. Un meurtre passionnel qui masquerait un matricide ? Cette haine viendrait-elle parler de la trace de non-séparation première avec la mère, de sa tentative désespérée de rompre avec l’indifférencié, de se séparer de l’autre pour se trouver lui-même ?

22Un autre éclairage du ressenti d’effroi est lorsque le choc entraîne un affect difficilement supportable : on parle alors d’effroi, terme qui s’apparente à effraction. Comme le dit Gérard Bonnet, l’effroi vient du sentiment qu’éprouve le Moi d’être la victime du retour sur lui du rejet de l’autre et de l’objet. Puis il poursuit : « À l’effroi succède alors la terreur et l’affect devient littéralement écrasant. La terreur, c’est la répétition de l’effroi » (Bonnet, 2015, p. 124). Le sujet se terre, il est littéralement écrasé par la situation et il tombe sous l’emprise de la violence. Or, « dans le problème économique du masochisme, Freud donne, comme synonymes de la pulsion de destruction, la pulsion d’emprise et, ce qu’on remarque moins, la volonté de puissance » (Green, 1990, p. 383). Le meurtre se donnerait alors comme une illusoire récupération de pouvoir sur l’objet : puisqu’elle ne veut pas me donner sa vie, je lui donne la mort… néantisant du même coup les défaillances de cet amour et abolissant ainsi la marque du temps.

23Il me semble que l’on peut aussi parler, dans cette expérience transférentielle, de ce que Claudine Vacheret (2011, p. 163) nomme le « transfert par dépôt », « ce mécanisme par lequel le thérapeute est dépositaire de la violence des éprouvés du patient sans en connaître ni l’origine ni le véritable destinataire, comme s’il y avait une erreur d’adresse ». Ainsi, ce qui est dénié et clivé par Jocelyn autour de ces événements traumatiques était par lui aussi fantasmatiquement mis en moi qui me trouvais ainsi mise sous influence. Claude Janin (1996, p. 88) décrit un événement thérapeutique semblable à celui que j’ai vécu avec Jocelyn et parle de « partition de la pensée de la réalité » : pensée de la réalité matérielle pour Jocelyn, pensée de la réalité psychique pour moi, l’une et l’autre se présentant comme séparées alors qu’il y a certainement une relation, une articulation à trouver entre mes pensées et les événements racontés par Jocelyn. On est alors conduit à se demander ce qui vient séparer, dans le psychisme du patient, la réalité psychique et la réalité matérielle. Claude Janin poursuit en parlant de ces moments cliniques de « rupture d’une transitionnalité » le plus souvent implicite dans la pratique.

24 Jocelyn me fait vivre un transfert massif qui témoignerait d’une mainmise psychique. Ainsi, la nécessité de faire sien l’appareil psychique du thérapeute suppose à mon sens un mode de répétition particulier dans lequel ce n’est pas l’inscription de l’objet qui est répétée, mais son absence d’inscription : la répétition commémore alors – et non pas représente – l’inscription de l’objet dans le moi – en ce qu’il a d’absent. Je dirais volontiers que cette saisie de l’existence de l’effroi-étranger en moi, à la fois m’appartenant et n’étant pas moi, est pour moi l’occasion d’éprouver un mode de constitution psychique de Jocelyn dans lequel l’objet n’est pas assimilé par le Moi, mais l’enferme en lui, dans une sorte d’inclusion. L’effroi accompagné de l’idée de meurtre viendrait-il signifier de « tuer » la mère pour se séparer d’elle ou pour la posséder à tout jamais ?

Excitation, empiètement, étrangeté : la deuxième consultation

25Lors de la deuxième rencontre, Jocelyn arrive dans une attitude totalement différente de la première séance, attitude plus assurée. Un peu conquérant. Il s’assied, avance son fauteuil vers moi comme la première fois, écarte les jambes, dégage quelque chose d’une assurance bizarrement mise en place où je perçois de l’excitation. Il me regarde fixement et me demande : « Comment allez-vous ? » Je me sens bousculée intérieurement par le démarrage de cette séance, par ce changement de tonalité par rapport à ce qui m’était resté en mémoire de notre première rencontre. Je me dis qu’il inverse et renverse la situation. Il essaie de prendre une autre place et j’associe intérieurement notamment à ce qu’il a repéré lui-même, à savoir qu’il a eu l’impression de prendre la place de son père lors de la séparation de ses parents. Je lui renvoie la question, il répond qu’il s’est senti très bien après notre première rencontre. Il sourit, satisfait.

26Mais il ne voit plus très bien quoi me dire. Les silences sont plus importants. Puis il me reparle de son père, de comment il l’aimait enfant, de comment il se sentait proche de lui, qu’il avait un lien fusionnel avec lui. Puis Jocelyn apporte de nouveaux éléments par rapport à ses liens parentaux : « Je ne l’ai pas revu depuis toute cette histoire. De toute façon, je n’aurais pas pu, ma mère n’aurait pas compris. Si je l’avais revu, elle aurait imaginé que j’étais de son côté, c’est comme cela dans les divorces. Mais moi, j’aimerais le revoir. » Il parle différemment de son père, ce lien lui manque ; il dit aussi comment il est happé par le lien à sa mère. Il poursuit : « Ma mère m’a demandé ce que je vous ai raconté et ce que vous m’avez dit. Je lui ai tout raconté. Elle est devenue hypnothérapeute et, comme on se dit tout, je n’ai plus besoin de revenir vous voir. J’ai ce qu’il me faut, je n’ai plus besoin de vous. »

27Il me semble que l’on peut avancer que la terreur de Jocelyn de perdre sa mère l’empêche de faire une autre alliance avec un psychologue. Il devance l’abandon possible en abandonnant les séances et se rassure avec un objet maternel aliénant.

28 Après un silence où il tente de s’accrocher à mon regard, s’agite un peu sur son fauteuil, il continue : « Ce que je ne comprends pas, c’est par rapport à ma copine. Elle est revenue, je suis content, cela fait presque un mois qu’elle est revenue mais je n’arrive plus à la toucher. » Après un autre silence il poursuit : « De toute façon, ce qu’elle a fait, moi je l’avais fait aussi et je le lui ai dit. Mais moi, je suis allé jusqu’au bout, pas comme elle. J’ai rencontré une autre fille, je voulais savoir si cela faisait la même chose qu’avec ma copine. Comme on s’était rencontrés très jeunes, je voulais voir ce que cela faisait avec quelqu’un d’autre. C’est tout, comme ça. Le problème, c’est que ma copine, elle n’est pas très portée sur la chose. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est toujours de la même manière, au même endroit. J’aimerais des fois autre chose mais je ne lui dis pas. De toute façon, tout va rentrer dans l’ordre car je repars dans mon village natal à la mer dans trois mois. Je lui ai demandé de venir avec moi. Et elle a l’air d’accord. » La deuxième séance se terminera par l’interrogation qui cherche en lui une réponse : « Mais qu’est-ce qui fait que je n’arrive plus à toucher ma copine ? »

Réflexions post-séance

29Mes hypothèses sur son vécu interne lors de ces deux séances peuvent se formuler ainsi : après le vidage, la récupération narcissique. Après m’avoir livré des éléments très personnels de son histoire, j’imagine – puisqu’il ne veut pas poursuivre le travail – qu’il s’est senti en défaillance narcissique, comme si, pour lui, dire des événements sensibles de son histoire le montrait faible. Il vit lors de la première séance l’expérience du dépôt d’affect, le soulagement et la non-autonomie de la gestion de ses émois internes. On peut imaginer, dans l’après-coup, que cela l’a mis à mal intérieurement. Il s’est alors découvert vulnérable, ce qui ne correspondait ni à l’image qu’il a de lui-même ni à l’image qu’il désire renvoyer à l’autre. Il joue le fort, il le dit d’ailleurs en ces termes : « Moi, je suis un winner, je ne suis pas comme mon frère. » Il est celui qui aurait tout compris, celui qui gagne, celui qui maîtriserait tout. Il se présente dans une forme de toute-puissance. Il n’a donc plus besoin de cet espace pour penser et panser ses plaies intérieures. Il ne sait pas encore qu’il n’est pas là où il croit, il essaie de me le faire croire pour me justifier son désir de ne pas poursuivre, il m’apparaît donc dans une apparence de symbolisation.

30 Mes éprouvés contretransférentiels lors de la deuxième rencontre sont multiples. En premier lieu, l’effet de sidération par l’attitude de Jocelyn où j’ai l’impression qu’il tente de me déloger de ma place pour ne pas convoquer en lui des éprouvés encombrants et/ou pénibles. Il me fait vivre un empiétement psychique, je pourrais presque dire une altération du sentiment de ma propre identité. Ce qui me fait penser, par identification projective, que l’assise identitaire de Jocelyn est chancelante. On peut d’ailleurs penser qu’il ne peut plus toucher sa compagne après avoir fait retour sur son lien incestueux et la défaillance paternelle à la sexualité perverse.

31 Cette deuxième séance montre aussi un transfert par retournement (Roussillon, 1999, p. 14). Jocelyn fait une mise en scène active de ce qu’il cherche à transmettre, non pas en mots, mais en scène et agir. Il essaie de me faire vivre son vécu d’emprise lorsqu’il avance son fauteuil et de lâchage lorsqu’il dit : « Je n’ai plus besoin de vous, je ne continue pas les séances. » Et, comme le précise Roussillon, « ce premier paradoxe du transfert : faire sentir à l’autre ce que l’on ne sent pas de soi, ce que l’on ne souffre pas de soi, entraîne une série d’autres formations paradoxales, une série d’autres infléchissements du transfert dans lequel le paradoxe tend à se substituer au conflit psychique subjectivement perçu ». Ces vécus de transfert par retournement sont à l’origine de ce que Roussillon appelle les souffrances identitaires-narcissiques.

Limite, échec ou impossibilité thérapeutique ?

32Qu’est-ce qu’un échec thérapeutique ? Qu’appelle-t-on échec ? Mon interrogation repose principalement sur les arrêts soudains, imprévisibles et qui seront souvent vécus comme des échecs thérapeutiques de la part du thérapeute. Mais échec de quoi ? Qu’est-ce qui va provoquer la non-poursuite, l’arrêt du désir de mise en travail de symbolisation ? Est-ce qu’il n’y a pas assez de transfert ? Une impossibilité de transférer car il y aurait quelque chose de gelé chez le patient, une défense trop grande de ce côté-là ? Ou est-ce qu’il y aurait trop de transfert ? De transfert massif inconscient ? Avec une difficulté, voire une impossibilité, de gérer, de maîtriser ce que cette situation nouvelle et particulière fait vivre.

33 La question de l’échec ne viendrait-elle que du transfert ou du non-transfert ? Je ne le pense pas. Il me semble que, lorsque les patients investissent l’espace thérapeutique, c’est aussi et surtout parce qu’ils souffrent, qu’ils ont conscience a minima de leur souffrance et qu’ils imaginent que quelque chose sera aidant dans cet espace-là. En même temps, si le patient pressent inconsciemment qu’il va devoir perdre, trop perdre de son omnipotence dans le sens de changer sa façon de penser, c’est-à-dire qu’il va souffrir de cette mise en travail, il peut aussi décider de différer son accouchement de lui-même dans son lien à l’autre.

34 L’histoire familiale de Jocelyn, avec ses contours chaotiques, d’emprise, de violence, d’intrusion, de confusion, ne semble pas lui avoir permis d’avoir une assise narcissique suffisamment importante pour accéder à une autonomisation d’éprouvés et de pensées. Les parents sont préoccupés par eux-mêmes au niveau tant professionnel que personnel, Jocelyn semble avoir vécu un grand lâchage qui se traduit défensivement par des liens en collage. La nature de ses liens de collage et sa défense par le clivage, qui ne tient plus si bien après le choc du départ de son amie, permet le retour de vécus agonistiques non représentables qui le mettent alors dans un état d’effondrement et d’incapacité à penser. Une expérience bonne est intégrée, une expérience agonistique est clivée. Le clivage est une amputation psychique, on enlève un bout du sujet mais ça reste à l’état de traces.

35 Son désir d’arrêt, que je perçois plus comme une limite psychique du côté de Jocelyn, peut être sous-tendu par l’effroi de son impuissance à se mettre en contact avec ses éprouvés, ses représentations. On peut alors envisager, de par la teneur du contretransfert, plusieurs hypothèses : compétitivité avec le psychothérapeute, menaces sur l’estime de lui-même que le travail analytique peut faire peser ; prémices d’une réaction thérapeutique négative qui serait, dans le fantasme, d’entraîner l’autre dans sa propre destruction. Herbert Rosenfeld (cité par Anzieu, 2007, p. 64) considère la réaction thérapeutique négative « comme une sorte de transfert archaïque chez des patients dont le moi est faiblement différencié du reste de l’appareil psychique et où une pulsion très primitive entre en jeu : c’est au sens kleinien, l’envie destructrice du sein fécond ». La réaction thérapeutique négative constitue le principal obstacle au dénouement bénéfique d’un travail analytique. L’une des causes, chez certains, serait la quantité d’énergie pulsionnelle agressive trop importante, chez d’autres, les pulsions de mort ont échappé à l’union avec les pulsions de vie et fonctionnent de façon autonome et incontrôlée.

En guise de conclusion

36Quand un patient en état de survie psychique, avec de puissantes défenses qui le protègent, abandonne le travail thérapeutique, nul ne sait ce que ce dernier a mobilisé intérieurement et inconsciemment. C’est la première fois que Jocelyn fait une démarche comme celle-là. La première rencontre lui ayant servi de catharsis.

37On peut observer que Jocelyn dit des choses qui témoignent tout de même d’un certain regard sur lui, par exemple quand il dit que sa mère n’aurait peut-être pas dû lui raconter les agirs pervers de son père. Est-ce une ébauche de différentiation des générations ? Il se pose aussi des questions sur une possible ressemblance avec son père, ses peurs et ses possibilités d’identification. Lui seul sait où se situe le nœud de ses questions. Lui seul peut enclencher les processus de dégagement/représentation de ce qui, du dedans, l’aliène. Mais son assise narcissique a été éprouvée, il a vécu un effondrement, un abandon terrifiant au départ de sa compagne. On peut suggérer qu’inconsciemment Jocelyn pressent que quelque chose de la vérité insoutenable à lui-même risque d’advenir dans ce lieu thérapeutique. Une défense se met alors en place : la fuite. Il fuit la rencontre avec lui-même, il fuit la compréhension de ce qu’il cherche.

38 Aussi ma dernière hypothèse est qu’il y aurait un espace de non-représentation qui serait à mon sens l’espace même du traumatisme de Jocelyn. On comprend alors qu’il fasse en quelque sorte une « attaque » contre le travail psychanalytique en tant qu’il établit des liens.

39 Jocelyn souffrirait d’une désintrication pulsionnelle et d’une absence de représentation qui s’origineraient au niveau du narcissisme primaire. Freud a été très clair sur ce point : quand il y a union entre les pulsions, c’est l’agressivité qui se met au service d’Éros ; quand il y a désunion, c’est l’agressivité qui l’emporte. Et, comme le précise Claude Balier (1988, p. 197), « la désintrication suppose, par définition, l’absence d’investissement de l’objet, donc l’absence de l’hallucination négative qui conduirait à la représentation ». Confronté à ces situations en impasse, Jocelyn réagit par la détresse, le désespoir ou le retrait plutôt que par un processus de renoncement et de deuil.

40 Aussi, comment entrevoir un dégagement partiel de l’expérience traumatique en vue d’une libération intérieure ? Comment lui faire vivre une empreinte de liens suffisamment solides pour qu’un processus d’individuation se mette en place ? La réponse n’est pas simple. Une proposition de travail en couple ou en groupe aurait pu être un élément de réponse, une voie de dégagement, une invitation à métacommuniquer pour déconstruire sa situation familiale de type paradoxal et permettre que de l’espace transitionnel s’envisage entre lui et l’autre. Sans oublier que le paradoxe fondateur reste pour Jocelyn, et tant d’autres, celui de l’union, toujours à refaire, des pulsions de vie et des pulsions de mort.

Bibliographie

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  • Winnicott, D. 1992. Le bébé et sa mère, Paris, Payot.

Mots-clés éditeurs : effroi, sidération, confusion, difficultés de subjectivation, Histoire familiale traumatique, contretransfert

Date de mise en ligne : 16/01/2018

https://doi.org/10.3917/dia.218.0085

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