Dialogue 2017/3 n° 217

Couverture de DIA_217

Article de revue

Parents et addiction aux jeux vidéo… de leur enfant : un symptôme écran de la dépression à l’adolescence ?

Pages 71 à 84

Notes

  • [1]
    Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.
  • [2]
    Clark est le prénom de l’identité secrète de Superman. Ce personnage est reconnu de tous de par l’idéal qu’il incarne mais qui ne se connaît pas lui-même.
  • [3]
    Le terme « geek » renvoie à une personne perçue comme décalée par rapport à la norme dont l’investissement se fait principalement autour des nouvelles technologies et s’attache à des univers imaginaires tels que le fantastique ou la science-fiction. D’une connotation péjorative de l’adjectif dans les années 1970, l’évolution de la représentation du « geek » s’inscrit aujourd’hui dans une réelle revendication valorisante du groupe adolescent. Le reportage La revanche des geeks, réalisé en 2011 par Arte, rend compte de cette évolution et des particularités de la culture geek.
  • [4]
    bdi II, Inventaire de dépression de Beck, 2e version, 1998..
  • [5]
    Perfect World est un jeu vidéo de rôle en ligne massivement multi-joueurs (mmorpg) se déroulant dans un environnement fantastique d’un temps révolu.
  • [6]
    Minecraft est un jeu vidéo de construction (ressemblant à un monde de Lego numériques) dont les ressources naturelles peuvent être exploitées. Il se joue en mode créatif ou survie.
  • [7]
    Fable 3 est un jeu vidéo narratif se déployant dans un environnement fantastique industrialisé. Il s’agit de destituer la figure tyrannique d’autorité (le roi). D’importants combats sont menés contre les hommes creux, représentant les pulsions agressives du roi. Ces hommes creux sont des squelettes dont les mains peuvent être des sabres.

1 Au sein d’une maison de l’adolescent (mda), notre clinique contemporaine s’inscrit actuellement dans une interrogation sociétale sur la pratique des jeux vidéo et ses répercussions psychologiques sur le développement de l’adolescent, mais également sur les interactions familiales. Il paraît difficile d’évincer l’intérêt et l’utilisation d’Internet, des réseaux sociaux et des jeux vidéo dans la rencontre avec l’adolescent. En effet, l’accès aux technologies de l’information et de la communication (tic) trouve un essor fulgurant infiltrant tous les lieux de vie des citoyens et spécifiquement celui de l’établissement scolaire. Bien qu’ils ne soient pas réservés au groupe adolescent, ces outils numériques sont assignés comme premier objet de leur culture. Les tic constituent le support d’une culture entre pairs. Pourtant, elles sont sujettes à de nombreux mythes les concernant. La notion d’addiction aux jeux vidéo en est la plus répandue.

2 Nous exposerons quelques repères de la littérature scientifique actuelle concernant le sujet des jeux vidéo et proposerons d’envisager les liens entre la pratique excessive et la problématique adolescente motivant les consultations à la mda. Enfin, à partir de l’étude du cas de Clark, nous illustrerons l’hypothèse selon laquelle l’usage excessif du jeu vidéo représenterait un aménagement défensif spécifique à la dépression adolescente, s’inscrivant dans la nécessaire modification des distances aux parents.

L’addiction au jeu vidéo comme motif de consultation

3 L’importante proportion de demandes de consultation au motif de l’addiction aux jeux vidéo interroge la pratique des professionnels de santé, notamment sur la manière d’aborder ce symptôme manifeste. Il s’agit de comprendre les liens entre cet usage jugé disproportionné par les familles et le repli massif sur soi de l’adolescent, les intrications complexes entre la phobie scolaire, souvent sociale, la dépression et ce symptôme d’allure addictive.

4 De nombreuses études sont menées sur l’usage excessif des jeux vidéo et les risques des réseaux sociaux sans pouvoir pour autant circonscrire une entité nosologique indépendante. Le jeu vidéo est abordé dans les médias mais également dans une partie de la littérature scientifique comme un objet pernicieux favorisant les comportements violents ou l’addiction.

5 La difficulté actuelle de définir une nosographie valide sur l’usage du jeu vidéo laisse à penser que l’approche addictive se voit restreinte par la complexité des profils des joueurs qualifiés d’addicts et la variété des supports désignés « jeux vidéo ». Un grand nombre de recherches scientifiques soulignent le risque addictif du jeu vidéo, voire attestent celui d’une addiction comportementale au même titre que l’addiction au sport, au travail ou à une autre activité sociale. Il apparaît que l’absence de consensus et la pluralité des terminologies pour qualifier la pratique « excessive », « addictive » – pathologique – des jeux vidéo se révèlent peu pertinents pour aborder cette problématique, et ce plus spécifiquement à l’adolescence. D.K. King et coll. (2013) publient une méta-analyse regroupant 63 études sur ce sujet utilisant 18 instruments différents de mesure. L’absence de cohérence entre les échelles utilisées et les mesures psychométriques rend difficile l’établissement de repères fiables. La question du terme « addiction » et de sa traduction dans la réalité clinique soulève des interrogations quant aux défauts de conceptualisation théorique et, par extension, de leurs instruments d’évaluation. En 2013, l’élaboration du dsm V[1] a ouvert un débat vif sur l’inclusion d’un item « utilisation problématique des jeux vidéo » dans le champ des addictions. L’échec d’un consensus s’est alors traduit par l’absence d’un trouble reconnu de l’addiction aux jeux vidéo dans la classification américaine des troubles mentaux.

6 Cette absence n’évacue pas pour autant l’existence d’une problématique spécifique aux usages excessifs. Selon G. Porter et coll. (2010), l’utilisation problématique des jeux vidéo n’est pas clairement définie, de même que les critères permettant de l’identifier. Actuellement, quelques repères ont le mérite d’exister afin d’accompagner les professionnels et les chercheurs. Quatre niveaux d’utilisation des jeux vidéo permettraient de qualifier l’intensité de cet usage (Romo et coll., 2012) : occasionnel, régulier, abusif, addictif.

7 Cette proposition de classification repose sur le critère d’intensité de l’usage et de ses répercussions. Elle demeure toutefois peu circonscrite et ne distingue que trop peu l’usage des jeux vidéo à l’adolescence. De récentes études privilégient une approche exploratoire des fonctions structurantes de l’usage des jeux vidéo. Nous reprenons l’hypothèse que la pratique du jeu vidéo peut représenter un support à l’élaboration psychique. Divers articles traitent de cet usage comme un pharmakon. Le virtuel détiendrait en son espace un « potentiel paradoxal : tel un pharmakon, il oscille entre remède et poison dans un équilibre quelquefois fragile » (Vlachopoulou, Gontrer et Missonnier, 2015). Nous pouvons traduire ce concept, qui n’appartient pas au lexique du champ de l’addiction, en reprenant les mots de Serge Tisseron (2007) : le virtuel à l’adolescence pourrait être considéré comme une « autodestruction ou autothérapie ». Notre hypothèse centrale s’inscrit dans le paradigme freudien qui considère le symptôme comme une formation de compromis psychique. À l’âge adolescent, ce symptôme témoigne manifestement d’un processus psychique intense dont la fonction vise l’élaboration de la position dépressive. Nous le qualifions par conséquent d’expédient narcissique élaboratif au service de la dépressivité inhérente à la construction psychique de l’adolescent. Pour illustrer cette idée, nous nous centrerons sur les adolescents déscolarisés consultant à la mda et pour lesquels les parents s’inquiètent d’une addiction au virtuel et dont la propre dépressivité est à l’œuvre.

Du symptôme écran de l’usage excessif de jeu vidéo à la révélation de la dépression adolescente

8 De l’inquiétude parentale d’une addiction aux jeux vidéo sourdent les affects dépressifs, voire la dépression adolescente. Il est à noter une co-morbidité entre la phobie scolaire, voire sociale, et un épisode dépressif. Nous envisageons l’hypothèse d’un aménagement défensif spécifique dans l’usage excessif des jeux vidéo face à la dépression se caractérisant par la honte. Cet investissement stigmatisé socialement par le groupe ascendant des adolescents – parents, enseignants et professionnels – renverrait spécifiquement à une tentative dynamique de « rétablissement narcissique » (Grunberger, 1956). Nous entendons la pratique excessive du jeu vidéo comme un symptôme écran d’une conflictualisation entre le Moi et l’idéal du Moi dont l’expression adolescente la plus courante est la honte. « La honte comme affect caractérisant un échec au niveau de l’Idéal du Moi, échec devant témoins et qui conduit à vouloir se cacher ou disparaître. […] Le lien que la honte entretenait avec l’analité, l’exhibition qui vise à être confirmé narcissiquement par les pairs (conçus comme des objets homosexués, des alter ego) lorsqu’elle manque son but, équivalent à une désidéalisation du Moi, à une perte de la face » (Chasseguet-Smirgel, 1973, p. 171). Les entretiens avec les adolescents déscolarisés et présentant un épisode dépressif se caractérisent par des affects de honte. Expression courante à cet âge de développement, la honte des adolescents concernés obstrue partiellement le passage dynamique vers l’environnement social et se cristallise sur l’école. Ces jeunes font état d’une impossibilité d’être sous le regard des pairs, des enseignants et/ou des autres en général. À l’évocation d’un endroit où ils se sentent bien, ils décrivent l’écran comme seul filtre autorisant la relation à l’autre. Comme avec un déguisement ou un masque, les possibilités du jeu vidéo en ligne permettent de se dissimuler, de se présenter – sous contrôle – à l’autre. Marie, 17 ans, nous explique qu’elle se sent rassurée dans son siège d’ordinateur parce qu’elle n’a pas à se montrer, que « derrière l’écran on contrôle ce que l’on montre de soi et on n’est pas ou on est moins jugé ». Elle dit ne plus pouvoir faire de choix parce qu’ils déterminent l’avenir. « On ne sait pas ce qu’on va devenir. On peut pas savoir. Si on réussit pas à être à la hauteur… » Comme de Marie, nous emprunterons les mots et la situation d’un jeune homme de 16 ans pour illustrer notre hypothèse. Dans le respect de la déontologie et de l’éthique, nous avons fait le choix de le nommer Clark [2] en lien avec sa problématique intrapsychique mais également afin de mettre en avant la difficile identification aux parents à l’adolescence – dans le comics, le superhéros est en panne d’identification du fait de sa non-inscription dans le genre humain. Les éléments singuliers ont été modifiés pour respecter les principes d’anonymisation. Nous avons rencontré Clark sur une période de trois ans et sa prise en soin est terminée.

Illustration clinique : Clark, adolescent déscolarisé de 16 ans

9 Clark est le benjamin d’une fratrie de quatre enfants dont il est le seul garçon. Décrit par sa mère comme un « élève parfait », ce jeune homme marque une rupture depuis six mois dans la satisfaction qu’il apportait à ses parents, tous deux professeurs des écoles. L’entretien d’anamnèse surprend par l’idéalisation marquée de cet enfant. Toutes les acquisitions développementales sont dites normales et l’évolution de Clark se caractérise dans le discours parental par l’idéal. L’absence d’ambivalence dans les propos parentaux (« parfait », « excellent », « enfant sans problème ») soutient dans l’ellipse du langage une représentation d’un enfant en total accord avec les attentes parentales. Il est toutefois rapporté un saut de classe en cours d’année de grande section maternelle pour entrer en cp. Madame explique ce changement scolaire du fait d’une courte période de « phobie scolaire ». Clark se plaignait d’un important ennui et d’un refus d’aller à l’école. Précisons que madame était enseignante dans l’école maternelle et qu’elle avait eu son fils dans sa classe l’année précédente. Le travail mené avec la pédopsychiatre en entretiens familiaux mettra en lumière une anxiété de séparation du côté maternel. Déniant tout impact de cette relation fusionnelle, madame explique un confort d’agenda. Le projet de soin reposant sur les entretiens familiaux et la psychothérapie individuelle vise un accompagnement progressif d’une séparation difficile entre Clark et sa mère.

10 Scolarisé en première scientifique, Clark ne fréquente plus l’établissement scolaire depuis plusieurs mois et reste enfermé dans sa chambre à jouer aux jeux vidéo en ligne. Son repli sur soi est tellement prononcé que la pédopsychiatre de la mda émet l’hypothèse d’un syndrome d’Asperger. Nous rencontrons Clark dans le cadre d’une évaluation psychologique complète du fait de l’hypothèse diagnostique mais également dans l’élaboration du projet de soin. Il se présente comme évitant. En présence de sa mère, le regard est fuyant, aidé par une masse capillaire qui couvre la moitié de son visage. Il acquiesce à chacun des propos maternels par un hochement de la tête ou de phrases courtes monotones, quasi stéréotypées. Madame se plaint des entretiens avec la pédopsychiatre du fait de l’hypothèse du diagnostic d’autisme Asperger qu’elle juge infondée. Elle se présente alors comme fuyante sur l’anamnèse de Clark qu’elle résume à un développement ordinaire. Le projet de soin s’organise alors autour d’entretiens familiaux avec la pédopsychiatre et d’une psychothérapie analytique comme espace individuel pour Clark. L’évaluation psychologique représente une première étape dans le projet de soin du fait de la considération portée au questionnement identitaire de ce jeune homme.

11 En entretien duel, la parole s’anime davantage. Clark explique sa déscolarisation par un ennui massif et une intolérance aux autres élèves qu’il juge immatures. Il n’entretient qu’une relation amicale, avec un camarade du collège qu’il connaît depuis longtemps. Il se plaint de sentiments de vide, de tristesse et d’une certaine fatigue. N’ayant jamais été confronté à un échec, il précise qu’il pense avoir raté sa vie. Le traitement médicamenteux a minoré les troubles du sommeil. Il s’investit globalement dans la situation de test et se saisit vivement de l’entretien de restitution pour répondre à son questionnement. Clark veut comprendre ce qu’il a et ce qu’il est. Précisons qu’en relation duelle Clark peut évoquer un désintérêt total pour ses parents bien qu’il ne s’oppose jamais à eux. Seule la fréquentation scolaire semble représenter une potentielle opposition aux parents-enseignants. Il les perçoit comme un obstacle à sa connaissance de lui-même. « Ma mère m’a encore dit que mes problèmes, plein de gens les avaient. Je veux pas que ma mère dise n’importe quoi. Ce qui me met en colère, c’est qu’elle dit me connaître. Elle veut tout minimiser sur cette histoire. Elle a peut-être honte ou elle a peut-être peur. Je veux juste savoir qui je suis» L’établissement du cadre de l’évaluation psychologique en relation duelle, sans la présence de madame, a permis à Clark de se saisir de cet espace. Il s’assure parfois de la confidentialité de nos entretiens en nous précisant ce qu’il ne souhaite pas être abordé avec sa mère. Tout en déniant son attachement maternel, il préserve un regard empathique envers sa mère afin de ne pas la blesser.

L’évaluation psychologique comme éclairage de la conflictualisation intrapsychique et familiale de Clark : enfant idéal versus adolescent geek [3]

12 Clark présente une symptomatologie dépressive s’inscrivant dans le champ d’un fonctionnement d’allure névrotique obsessionnel. À la bdi II [4], l’intensité de la dépression est qualifiée de légère. Ce questionnaire sert de support à l’appréciation subjective des difficultés de Clark. Les réponses au test du Rorschach éclairent la fonction de l’utilisation de certains jeux vidéo par Clark et de leur inscription économique dans son organisation psychique. Le support de l’image est envisagé comme un facilitateur d’expression pour les adolescents inhibés d’un point de vue relationnel. Qu’il s’agisse du test du Rorschach ou du jeu vidéo, ces supports se constituent d’images. Tout comme l’objet personnel, l’image remplit une fonction de soutien des processus de transformations psychiques et participe à l’appropriation subjective des expériences vécues (Tisseron, 2001). Nous évoquerons par conséquent les images sollicitées par le test et ferons le lien avec celles que Clark crée dans le jeu vidéo.

13 Dès la première planche du Rorschach, Clark s’appuie sur une représentation humaine héroïque. Il s’anime autour d’une quête éperdue d’une image de soi idéale, régie par un Surmoi tyrannique. Cette figure évoquée dans le Rorschach et le personnage qu’il incarne dans son jeu favori sont les mêmes : l’elfe de Perfect World [5]. Au-delà du nom du jeu, la figure de l’elfe semble emblématique de sa problématique psychique. L’elfe, androgyne, quasi asexué, personnage distant et hautain, porte les traits de l’idéalisation impérieuse de la représentation de soi. Le contenu latent de cette première planche réactive un processus de lutte contre la perte de la toute-puissance infantile face au changement. Le corps, surinvesti par des vêtements narcissiques aux symboles de force et de beauté, se voit vidé de son potentiel génital et renforce le déni provisoire de la dépendance à l’autre. L’adolescent peut désinvestir défensivement les relations électives au profit d’un retrait narcissique et de l’auto-érotisme. Ce travail imposé à l’adolescent est celui d’une articulation entre son lien et son attachement à l’objet, d’une part, et son investissement de lui-même comme objet d’amour, de désir et de plaisir, d’autre part. Clark s’approprie et épaissit la personnalité de son personnage virtuel, de son avatar, par des processus d’idéalisation massifs. L’elfe symbolise ce Soi grandiose (Kohut, 1971), ce Moi qui se suffit à lui-même. D’ailleurs, l’immortalité de l’elfe est conditionnée à l’évitement de relations avec un être ne faisant pas partie de son espèce. Ces représentations humanoïdes rendent compte des difficultés identificatoires de Clark. Provisoirement, il s’identifie à des personnages fictifs faute de trouver des supports identificatoires entre pairs.

14 En miroir inversé, l’usage du jeu vidéo et ce repli sur soi – symbolisé par le refus du scolaire – sont jugés comme une différenciation difficile pour les parents de Clark. La forte proximité revendiquée de madame restreint l’espace subjectif du jeune homme qui n’a trouvé que l’espace virtuel comme déploiement de sa singularité. Ses parents trouvent en cet objet la source des maux rencontrés et du risque de marginalisation de leur fils. Madame revendique une parentalité harmonieuse et ne peut entendre le besoin de différenciation de son fils. Jusque-là, Clark répondait aux exigences parentales qui se centraient essentiellement sur la scolarité, domaine surinvesti traditionnellement dans cette famille d’enseignants. La désidéalisation des figures parentales de Clark semble rencontrer celle de ses parents concernant leur enfant. Il apparaît que ce conflit d’idéaux colore la problématique intrapsychique de Clark dont la traduction comportementale revêt l’habit de la « phobie scolaire ». De cette désidéalisation, que ses parents ne parviennent pas à supporter, ils ne peuvent pas alors accepter de passer au « statut d’objet inadéquat » pour leur fils (Gutton, 1991). Par ailleurs, Clark ne leur parle plus au quotidien. Les seuls échanges verbaux concernent le refus de ce jeune homme d’être défini par les mots de ses parents. Il dit percevoir leur déception dans leurs yeux tout en déniant porter de l’intérêt à leur jugement. Il met en place des processus d’idéalisation en réponse aux désidéalisations successives de ses parents. Il n’est plus l’enfant idéal, c’est-à-dire « l’élève parfait ». « Dans les remaniements du narcissisme à l’adolescence, l’étape la plus importante consiste à se passer de l’étayage parental pour s’approprier ses pensées, ses actes, ses désirs et son corps » (Birraux, 1990, p. 125). Sa mère se plaint de cette mise à distance et du refus de Clark de leur confier ses préoccupations. La pédopsychiatre abordera pendant les entretiens familiaux la question des espaces intimes de Clark et spécifiquement sa chambre afin que madame cesse d’entrer sans frapper pour s’assoir sur son lit en attente de confidences.

15 Avant de pouvoir se dégager des identifications œdipiennes et du risque incestuel de rapprochement à ses parents, Clark passe un temps important à créer des environnements sur Minecraft [6]. Il se rassure à « bien construire » et sa position de toute-puissance de créateur lui permet de créer dans un monde sans humains. Il est à noter l’absence de représentations humaines réelles dans son protocole Rorschach et d’un refus catégorique d’imaginer une histoire au Thematic Apperception Test (tat). Lors de ce refus, il explique que « le problème avec ces planches c’est les personnages. Même sans les bulles, avec un paysage fantastique, j’aurais pu trouver quelque chose ». Les seules ressources identificatoires présentes empruntent les figures symboliques des personnages virtuels ou d’espaces fictifs. La réalité des scènes du tat semble sidérer Clark dans un premier temps du fait de l’émergence fantasmatique qu’elle provoque.

16 À la planche de la symbolique paternelle (planche IV), la dévitalisation de la figure paternelle menaçante (L’homme creux, squelette de Fable 3 [7]) renseigne sur la menace de la rivalité au père et sur l’identification complexe au masculin. En réaction à cette menace castratrice, la prothèse idéalisante des représentations héroïques soutient la lutte contre le potentiel dépressogène du structurant changement objectal des investissements pulsionnels. Ce cheminement, cette quête disciplinée, terriblement exigeante pour Clark, prend la voie d’un retrait narcissique radical à l’égard des groupes social et familial. Les espaces illimités et fantastiques des jeux vidéo et des séries participent à une jouissance narcissique déniant la dépendance à l’autre. Il est à noter que pour Clark, seul garçon de la fratrie, un attachement particulier au compagnon de sa sœur aînée soutenait une dynamique identificatoire au début de son adolescence. Cet homme est décrit comme un alter ego. Il était réservé et comprenait Clark. « Il me valorisait sur mon physique et ce que je faisais sur Minecraft. » Toutefois, les fortes dévalorisations parentales vis-à-vis de ce « beau-frère » ont nourri un processus de dévalorisation chez Clark. « Ils le traitaient de râté. Pourtant, c’est le seul qui me comprenait. Mon père me connaît pas mais il me rabaisse tout le temps. Il dit que je pense pas bien et qu’il faut que je pense comme les autres. Ma mère aussi dit ça. » Ces propos rapportés lors de la restitution des résultats font écho à une problématique œdipienne typiquement adolescente. Clark ne peut rassurer ses parents dans leurs exigences du fait de l’injonction, paradoxale pour lui, d’aller bien tout se réalisant dans la conformité. Cette conformité synthétise l’idéal parental pour Clark et a une valeur de rapprochement symboliquement dangereux. C’est comme si, de cet idéal, Clark n’avait conservé que des rejetons surmoïques. Par ailleurs, l’expérience d’un autre, différent, le « beau-frère », est marquée par le rejet parental. L’amélioration de l’état de Clark trouvera d’ailleurs un facilitateur dans l’acceptation progressive de cet homme par les parents.

17 À la restitution, Clark semble accepter de recevoir un regard extérieur et s’approprier à sa manière les propos de l’autre. À l’évocation de son idéalité imposante, il nous explique que son héros préféré est Superman. Inscrit dans un abandon filial sacrificiel, ce surhomme rend compte de la possible inscription dans un réel limité référé au registre de la science-fiction. Il s’engage à formuler des potentielles explications scientifiques des dons de Superman, ce qui rend compte d’une sublimation de la pulsion libidinale dans le savoir. La passerelle « science-fiction » entre la réalité sociale et le fantastique marque un premier mouvement témoignant d’un affaiblissement de l’isolation nécessaire des univers pour assurer un assouplissement des frontières entre le Moi et le monde. Le choix de nommer cet adolescent Clark, prénom intime du personnage de Superman, illustre l’instance moïque dont le narcissisme ne peut plus assurer la stabilité et révèle la portée dynamique de l’idéal du Moi. Le recours de cet adolescent aux jeux vidéo vient colmater provisoirement, tel un expédient, le fossé abyssal entre le Moi et le substitut de perfection narcissique, fossé se traduisant par la honte et une angoisse de perte dans la configuration œdipienne. En écho, la blessure narcissique infligée par Clark aux parents et spécifiquement à sa mère dans le registre du rejet révèle un conflit intrapsychique s’inscrivant dans un lien filial complexe. Unique enfant de sexe masculin et dernier enfant de la fratrie, sa séparation engendre une souffrance familiale particulière sur le registre narcissique parental, mais également sur la dynamique du couple parental. En effet, il s’agit de considérer le départ de la sœur aînée comme un facteur explicatif supplémentaire dans la conflictualisation du lien parents-enfant. Madame s’est fortement investie dans son rôle de mère et s’en voit déniée massivement sous la force processuelle adolescente de Clark. Ne pouvant assumer la posture d’objet inadéquat et devant subir cette séparation nécessaire, le parent « transmet son propre pessimisme, ses insatisfactions, sa peur de faire souffrir l’enfant, donc une sorte de primauté du risque de souffrir sur l’idée d’une force que l’enfant aurait pu acquérir » (Jeammet, 2005, p. 126). Face à cette problématique maternelle, Clark aménage provisoirement un refus de quitter la maison comme réponse à l’injonction maternelle de rester enfant tout en refusant de se conformer à ses attentes idéales de l’élève parfait. Le départ de la sœur aînée a confronté les parents au vide, vide du nid. Ce vide semble avoir impacté narcissiquement madame dont l’identité s’était massivement construite autour de sa maternité. Cette problématique maternelle marquait une entrave au processus d’autonomisation de Clark. Les entretiens familiaux ont conduit à une psychothérapie de couple du fait de l’émergence progressive de conflits conjugaux en parallèle d’un amendement des symptômes de Clark.

L’usage du jeu vidéo comme expédient élaboratif narcissique dans le traitement de l’angoisse de perte adolescente

18 La symptomatologie dépressive accompagne fréquemment l’usage excessif du jeu vidéo. Ces adolescents se trouvent à ne plus pouvoir déployer leurs investissements libidinaux, gelant toute possibilité actuelle de rencontre avec l’autre et précisément avec leur groupe de pairs. L’établissement scolaire représente alors cet espace de rencontre potentiellement menaçant pour les limites du Moi, limites fortement ébranlées par le bombardement sensoriel intrinsèquement lié au réveil pubertaire. Cet exil du scolaire repose sur un processus de mise à distance du lieu de rencontre de l’autre et tend à restreindre à son intensité minimale toute stimulation sensorielle imputable au corps de l’autre. L’étymologie du mot « exil » possède en elle la signification du malêtre de l’adolescent qui se déscolarise. Il a besoin d’un hors lieu du fait de ses difficultés à reconnaître ce qu’il a en lui. Il s’agit bien de se réapproprier son espace interne avant de pouvoir s’autoriser, sans danger narcissique, la rencontre à l’autre. Hors du scolaire, l’adolescent déscolarisé peut être pensé comme l’adolescent désigné déficient intellectuel du fait de sa non-inscription dans le social commun de son groupe de pairs. « Pour ces jeunes, temps libre rime avec temps vide. Ce temps est effectivement vidé de sens, de rêves, mais il n’est pas vide. Il est peuplé de spectres qui se disputent la première place. L’ennui mortel et le rejet social, la honte du présent et la peur de l’avenir, les regrets amers d’un temps définitivement perdu, les images pénibles d’un passé douloureux, la terreur de la solitude et la crainte de l’autre… » (Diederich, 2004, p. 181). Cette citation semble résumer le contenu des jeux vidéo narratifs et nous permet d’entendre le potentiel de figurabilité de ce support numérique. Les espaces virtuels peuvent être entendus comme des propositions métaphoriques de certaines problématiques adolescentes soutenues par de fortes stimulations sensorielles (musique, rythme des mouvements, réalisme visuel des mondes fantastiques ou de science-fiction). Le lieu social, habituellement support des identifications à l’adolescence, ne trouve plus le sens qui lui était attribué antérieurement. Les écrans – terminologie regroupant de nombreux supports différents dont le jeu vidéo – questionnent les lieux et par conséquence les espaces. Le jeu vidéo est un espace contemporain où la créativité de l’adolescent s’exprime et permet un travail d’appropriation subjective des perturbations psychiques et relationnelles inhérentes au pubertaire. « Si le réel s’impose comme une nécessité, notre rapport au réel n’est pas entièrement soumis à la force du destin que nous lui attribuons : nous disposons d’une marge de création qui trouve ses ressources devant la nécessité. Elle consiste dans nos capacités de transformer ce qui s’impose sans le nier, c’est le travail de symbolisation et de culture. Pour autant que nous trouvions et préservions un lieu où mettre ce que nous créons » (Kaës, 2012, p. 9). Dans ce processus de subjectivation adolescent, la stigmatisation sociétale de l’usage de jeux vidéo tend à évincer la dimension familiale et des vécus en résonance des parents à l’épreuve de l’autonomisation des adolescents. Il s’observe un travail complexe de la part des soignants à circonscrire la problématique intrapsychique de l’adolescent et celle de ses parents tout en reconnaissant la dimension intersubjective du groupe familial.

Conclusion

19 Du décalage du vécu de l’usage des jeux vidéo entre l’adolescent et ses parents émerge une problématique psychique complexe qui s’inscrit dans une configuration œdipienne en mouvement. Appréhender cette pratique du jeu vidéo sous le joug de la disqualification renforce l’affect de honte et souligne la faille entre le Moi et l’idéal du Moi de l’adolescent. Il s’agit alors d’envisager ce refuge excessif dans l’espace virtuel comme un aménagement défensif au service d’un narcissisme en mal d’édification. Dans cette démarche compréhensive, l’écueil serait de le résumer à une problématique adolescente en dehors des liens familiaux. Il ne s’agit pas de dénier le risque psychopathologique de l’usage excessif du jeu vidéo, mais davantage de reconnaître l’adolescent dans ses potentialités exprimées dans l’espace du jeu vidéo. Son traitement de l’angoisse de perte prend l’allure de conduites dépressives et addictives qui opposent l’espace social classique de l’école à celui d’un intime exilé, parfois exilé dans sa propre famille. La reconnaissance de l’objet substitut du Moi adolescent comme objet culturel réassigne les potentialités de création du sujet et le rassérène dans une introspection subjectivante hors de la honte.

Bibliographie

Bibliographie

  • American Psychiatric Association. 2015. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 5e éd., Paris, Elsevier Masson.
  • Birraux, A. 1990. L’adolescent face à son corps, Paris, Éditions universitaires.
  • Chasseguet-Smirgel, J. 1973. « L’Idéal du Moi », 33e Congrès des psychanalystes de langues romanes, Revue française de psychanalyse, 5-6, 27.
  • De Luca, M. 2014. « La névrose obsessionnelle à l’adolescence : entre contrainte et limite », dans M. Emmanuelli et E. Louët (sous la direction de), Les troubles du registre obsessionnel chez l’enfant et l’adolescent : quelles organisations psychiques ? Apports du bilan psychologique, Toulouse, érès, 81-101.
  • Diederich, N. 2004. Les naufragés de l’intelligence : paroles et trajectoires de personnes désignées comme « handicapées mentales », Paris, La Découverte.
  • Grunberger, B. 1956. « La situation analytique et le processus de guérison », dans Le narcissisme, Paris, Payot, 1971.
  • Gutton, P. 1991. Le pubertaire, Paris, Puf.
  • Jeammet, P. 2005. « L’autorité pour différencier et construire », dans D. Guilbert et P. Huerre (sous la direction de), Questions d’autorité, Toulouse, érès, 125-137.
  • Kaës, R. 2012. Le malêtre, Paris, Dunod.
  • King, D.L. ; Haagsma, M.C. ; Delfabbro, P.H. ; Delfabbro, M. ; Griffiths, M.D. 2013. « Toward a consensus definition of pathological video-gaming: A systematic review of psychometric assessment tools », Clinical Psychology Review, 33, 331-342.
  • Kohut, H. 1971. Le Soi, Paris, Puf, 2004.
  • Porter, G. ; Starcevic,V. ; Berle, D. ; Fenech, P. 2010. « Recognizing problem video game use » Australian and New Zealand Journal of Psychiatry, 44, 120-128.
  • Romo, L. ; Bioulac, S. ; Michel, G. ; Kern, L. 2012. La dépendance aux jeux vidéo et à l’Internet, Paris, Dunod.
  • Tisseron, S. 2001. « Se rendre sensible aux objets », L’Autre, 2, 2, 231-240.
  • Tisseron, S. 2007. « Le virtuel à l’adolescence : autodestruction ou autothérapie ? », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 55, 5-6, 264-268.
  • Tisseron, S. 2009. « Les dangers des jeux vidéo : diagnostic et conduite à tenir », Archives de pédiatrie, 16, 73-76.
  • Vlachopoulou, X. ; Gontrer, E. ; Missonnier, S. 2015. « Psychose et (con)fusion homme/machine : des réalités virtuelles inquiétantes », Annales médico-psychologiques, revue psychiatrique, 173, 8, 721-723.

Mots-clés éditeurs : dépression, adolescence, Jeu vidéo, idéal du Moi, parents

Mise en ligne 13/10/2017

https://doi.org/10.3917/dia.217.0071

Notes

  • [1]
    Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.
  • [2]
    Clark est le prénom de l’identité secrète de Superman. Ce personnage est reconnu de tous de par l’idéal qu’il incarne mais qui ne se connaît pas lui-même.
  • [3]
    Le terme « geek » renvoie à une personne perçue comme décalée par rapport à la norme dont l’investissement se fait principalement autour des nouvelles technologies et s’attache à des univers imaginaires tels que le fantastique ou la science-fiction. D’une connotation péjorative de l’adjectif dans les années 1970, l’évolution de la représentation du « geek » s’inscrit aujourd’hui dans une réelle revendication valorisante du groupe adolescent. Le reportage La revanche des geeks, réalisé en 2011 par Arte, rend compte de cette évolution et des particularités de la culture geek.
  • [4]
    bdi II, Inventaire de dépression de Beck, 2e version, 1998..
  • [5]
    Perfect World est un jeu vidéo de rôle en ligne massivement multi-joueurs (mmorpg) se déroulant dans un environnement fantastique d’un temps révolu.
  • [6]
    Minecraft est un jeu vidéo de construction (ressemblant à un monde de Lego numériques) dont les ressources naturelles peuvent être exploitées. Il se joue en mode créatif ou survie.
  • [7]
    Fable 3 est un jeu vidéo narratif se déployant dans un environnement fantastique industrialisé. Il s’agit de destituer la figure tyrannique d’autorité (le roi). D’importants combats sont menés contre les hommes creux, représentant les pulsions agressives du roi. Ces hommes creux sont des squelettes dont les mains peuvent être des sabres.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.170

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions