Notes
-
[1]
Cette étude a été menée par des chercheurs en communication auprès d’étudiants de Taiwan au moyen d’un auto-questionnaire réalisé pour la recherche.
-
[2]
L’objectif des consultations jeunes consommateurs (cjc) est d’accueillir des jeunes consommateurs en questionnement sur leur consommation ainsi que leur entourage. Le principe est de faire le point, éventuellement de proposer une aide, avant que la consommation (d’alcool, de drogue, de jeux vidéo, d’Internet) ne devienne problématique.
Introduction
1 Face à la digitalisation de notre quotidien, la question de la place des écrans dans les relations se pose, à commencer par les relations parent-enfant. Cette digitalisation entraîne avec elle de profondes modifications des modes d’échange. L’interlocuteur est à présent accessible où qu’il soit, même à des centaines, voire des milliers, de kilomètres. Avec le téléphone fixe, un contact verbal était déjà possible, même si le coût élevé des communications représentait un véritable frein. À présent, non seulement peut-on discuter avec quelqu’un d’éloigné gratuitement ou presque, mais on peut même se voir et se montrer des choses de ses environnements respectifs. Parallèlement à cette facilité de l’échange, les familles sont aujourd’hui de plus en plus éclatées géographiquement, ou certains de ses membres plus mobiles. Mais, à l’inverse de ce qui était le cas autrefois, l’éloignement physique n’implique plus l’absence. En même temps, la présence de l’autre peut n’être qu’apparente lorsque l’attention de celui-ci est accaparée par les écrans. En quoi cette « présence dans l’absence » et cette « absence dans la présence » modifient-elles la qualité des relations, en l’occurrence les relations parent-enfant ? Nous allons tenter de répondre à cette question en nous appuyant sur un état de la littérature relatif aux nouvelles technologies et leur incidence sur les relations parent-enfant en fonction de l’âge de l’enfant. Les compétences interactionnelles et les besoins d’attachement des enfants variant avec son stade de développement, il semblait important d’aborder la place des nouvelles technologies au sein de la relation parent-enfant de manière longitudinale, en commençant par la période périnatale en poursuivant jusqu’à l’adolescence. Pour ce faire, nous avons utilisé comme bases de données PsycInfo, Medline, Pascal, Francis, Pubmed, Googlescholar, Cairn en croisant les mots-clés (en français et en anglais) « interaction », « parent-child interaction », « Transition to parenthood », « attachment », « adolescent », « toddlers » avec « screen time », « technology », « Internet », « online », « Internet use » et « social network ». Ces recherches ont conduit à plus de 200 articles dont un grand nombre n’était pas pertinent au regard de la thématique traitée dans le présent travail, à savoir les inter-actions parent-enfant en lien avec l’usage des nouvelles technologies. En effet, plus de la moitié des articles consultés à partir des mots-clés cités portaient sur l’impact de l’usage des écrans sur le développement cognitif et les apprentissages scolaires des enfants. Les 43 articles pertinents retenus sont majoritairement issus de recherches nord-américaines menées au cours des quinze dernières années. Le recrutement des participants des recherches présentées s’est déroulé en ligne ainsi que par des biais plus traditionnels tels que la consultation de l’état civil, le recrutement en institution (écoles, centres de soins prénataux, maternités…), la remise d’annonce lors d’événements à destination des familles. Huit ouvrages ont également été consultés.
Devenir parent
2 Les écrans peuvent intervenir dans la relation parent-enfant de façon précoce et parfois même avant la naissance d’un enfant. L’accès à la parentalité provoque de profonds remaniements psychiques. Ces remaniements peuvent faire émerger des difficultés (anxiété, dépression, sentiment de solitude...) chez les personnes vulnérables et avoir des conséquences négatives sur la relation parent-enfant et, de ce fait, sur le développement psycho-affectif de l’enfant. Pour autant, les parents ne parviennent pas toujours à trouver de soutien dans leur entourage ou auprès des professionnels de la petite enfance. Le monde numérique, en particulier Internet, peut alors être source de soutien pour les jeunes parents. La relation en ligne comporte un certain nombre de spécificités telles que la possibilité de conserver son anonymat, de se montrer sous un jour différent, de prendre le temps de la réflexion pour s’exprimer. Ces spécificités semblent particulièrement convenir aux personnes socialement anxieuses ou présentant une insécurité d’attachement. Ces dernières peuvent avoir tendance à percevoir Internet comme un lieu d’échange plus rassurant que les interactions en face-à-face et, par conséquent, avoir le sentiment de pouvoir davantage se montrer telles qu’elles sont réellement (Danet et Miljkovitch, 2017). Cela pourrait ainsi faciliter la recherche d’aide et de soutien.
3 En l’occurrence, les jeunes mères peuvent avoir recours à Internet pour exprimer leur appréhension face à la parentalité, pour partager des émotions négatives ou rechercher des conseils. Cela leur permet de se sentir soutenues et ainsi augmenter leur bien-être en réduisant, notamment, le stress parental (Danet, 2016). Les jeunes pères ont également recours aux interactions en ligne pour s’exprimer sur leur paternité ou rechercher soutien et conseils. L’usage d’Internet pourrait ainsi jouer un rôle dans la prévention des difficultés inhérentes à la période périnatale. Ainsi, des modèles d’intervention de prévention périnatale s’appuient, aux États-Unis, sur l’usage du numérique, ce qui permet d’avoir accès à un public plus large et souvent vulnérable (Hudson, Campbell-Grossman et Hertzog, 2012). Ces interventions, ciblant les mères ou les pères, se font via des sites d’information spécialisés, des forums de discussion avec des professionnels, des envois d’emails personnalisés destinés à soutenir la relation parent-enfant et à donner des repères sur le développement de l’enfant. Aux États-Unis toujours, il existe également des interventions en ligne s’appuyant sur des vidéos envoyées par les parents de façon régulière (par exemple, l’adaptation du programme d’intervention Playing and Learning Strategies à une utilisation en ligne : Feil et coll., 2008). Les professionnels font un retour aux parents dans le but de les aider à mieux percevoir les indices émotionnels de leur bébé, ce qui favorise des interactions parent-enfant de qualité. Des thérapies ciblant les interactions parent-enfant peuvent également être menées en ligne dans le cadre du traitement de troubles du comportement s’étant développés précocement (Comer et coll., 2015). Ces différents usages des nouvelles technologies permettent donc aux parents de se sentir moins seuls face aux difficultés liées à la parentalité.
Interactions parent-enfant durant l’enfance
4 Malgré le soutien potentiel des nouvelles technologies dans la relation parent-enfant, il existe aussi un revers de la médaille : il n’est pas rare aujourd’hui qu’un jeune parent ait les yeux rivés sur son smartphone, malgré la présence de son enfant à ses côtés. Ce comportement s’observe en particulier dans les cas d’interactions parent-enfant de moins bonne qualité, d’échanges réduits et d’une moindre attention portée à l’enfant. L’étude de la pédiatre Jenny Radesky et de ses collaborateurs (2016) a été menée, aux États-Unis, auprès de parents (22 mères et 9 pères) d’enfants âgés de 0 à 8 ans et d’origines ethniques, socio-professionnelles et démographiques variées (31 % de parents isolés, 43 % de type non caucasien, 40 % de niveau bac ou inférieur). Dans cette étude, les auteurs ont observé, au moyen d’entretiens semi-structurés, une attitude ambivalente des parents vis-à-vis des smartphones et autres objets, telles les tablettes. En effet, l’usage des objets connectés est perçu par les parents à la fois comme source de stress et comme réduisant celui-ci. Ils considèrent que la technologie perturbe la vie familiale en même temps qu’elle peut parfois être utilisée pour abaisser les tensions. En effet, les écrans sont aujourd’hui fréquemment utilisés pour calmer les tout-petits ou même, au cours des repas, pour les occuper (« écran-sitter »), se substituant ainsi provisoirement aux parents.
5 Bien que les nouvelles technologies puissent détourner les parents de leur enfant, le numérique peut aussi être le siège même de l’interaction, et ce dès le plus jeune âge. Les bébés ont souvent l’occasion d’interagir avec un parent par écran interposé avant même d’avoir fait leurs premiers pas ou prononcé leurs premiers mots. En effet, si les parents limitent parfois l’accès des écrans chez les tout-petits, l’usage des nouvelles technologies pour les appels vidéo semble échapper à cette restriction (étude menée auprès de familles de classe moyenne à élevée au moyen d’un questionnaire validé sur l’usage des médias et de questions additionnelles sur l’usage du « chat vidéo » par les enfants : McClure et coll., 2015). Dans ce contexte, on peut se demander quelle est la perception de ces échanges par les jeunes enfants et si les interactions en ligne sont comparables aux interactions en face-à-face. Elisabeth McClure (2015), du département de psychologie de Washington, a mené une étude sur les échanges vidéo d’enfants âgés de 6 mois à 2 ans avec un proche (observations menées au domicile des participants). L’analyse de ces échanges a mis en évidence des comportements parentaux similaires en ligne et en face-à-face. Dans cette étude, les parents, principalement des mères de classe sociale moyenne à élevée, se montrent aussi sensibles aux réactions de l’enfant et sont également capables de susciter son attention pour maintenir l’échange. Elisabeth McClure (2015) a également réalisé des observations de contrôle en laboratoire afin d’évaluer les réactions des enfants lors d’interactions en face-à-face, en « chat vidéo » ou via des vidéos non contingentes. Ces observations ont permis de montrer que l’engagement émotionnel des enfants dans l’interaction avec leur mère est comparable en face-à-face et en ligne. En revanche, il est moindre lorsque les enfants sont placés devant la vidéo d’un personnage s’adressant à eux, mais de façon non contingente. Cette étude suggère donc que les jeunes enfants peuvent percevoir la contingence d’une interaction, même lorsque celle-ci se déroule via un écran. Même si elles portent sur un type spécifique de familles, ces données sont particulièrement intéressantes à une époque où les familles sont de plus en plus dispersées géographiquement. Les échanges vidéo peuvent ainsi permettre aux enfants d’être en contact avec leurs grands-parents. Ils peuvent aussi permettre aux parents de maintenir un lien affectif avec leur enfant lors de séparations parentales, des déplacements professionnels ou des situations de migration.
6 Certains parents utilisent les nouveaux modes de communication pour se sentir plus proches de leur enfant, même lorsqu’ils vivent avec eux. Mais généralement, un recours fréquent aux modes de communication numérique est associé à un attachement parent-enfant (évalué au moyen du Revised Inventory of Parent Attachment r-ipa : Johnson, Ketring et Abshire, 2003) de moins bonne qualité (Morris, 2015). Selon Neli Morris (2015), thérapeute familiale et chercheure en communication familiale au Texas, cela s’expliquerait en partie par le fait que les parents (principalement des mères ayant un niveau d’éducation élevé dans son étude) qui rencontrent des difficultés relationnelles avec leur enfant tendraient à lui fournir davantage d’outils numériques pour l’occuper. En effet, il peut arriver que certains parents aient des difficultés à percevoir et accepter les états émotionnels de leur enfant. De leur côté, certains enfants peuvent avoir des besoins de ré-assurance plus importants que d’autres, rendant parfois délicat l’ajustement parental. Désarmés face à des manifestations émotionnelles ou à l’expression de besoins pouvant être perçus comme excessifs, certains parents peuvent avoir recours à l’usage des écrans comme mise à distance d’une situation compliquée à gérer et dans le souci de préserver une relation apaisée avec leur enfant. Ce serait également une manière pour eux d’exprimer leur attention envers lui. On voit bien le double effet des écrans au sein des relations : ils peuvent à la fois constituer un mode de communication et dresser un mur plus ou moins étanche avec l’autre.
Interactions parent-enfant durant l’adolescence
7 À mesure que les enfants grandissent, la place du numérique évolue pour devenir progressivement un outil de médiation. Les adolescents entre 13 et 19 ans passent en moyenne trente heures par semaine devant les écrans comprenant les ordinateurs, les consoles, les tablettes ou les téléphones portables (Valleur, 2010), soit plus de quatre heures par jour. On peut dès lors se demander comment ce temps d’écran entre en interaction avec les relations parent-adolescent.
Éloignement des parents
8 Selon Davie, Panting et Charlton (2004), chercheurs du centre d’études du comportement de l’université de Gloucestershire (Royaume-Uni), la technologie semble contribuer à tenir les parents à l’écart. Ces collaborateurs ont ainsi observé, au moyen de questionnaires quantitatifs, que les échanges entre adolescents étant de plus en plus fréquents sur Internet, les parents rencontrent moins souvent les ami(e)s de leur enfant. La communication à leur sujet pourrait ainsi être réduite et les discussions concernant les activités associées à ces amis seraient limitées. Les parents pourraient même arriver à ne plus connaître les prénoms des amis, notamment lorsqu’il s’agit d’amis utilisant de pseudos dans les jeux en ligne ou sur les réseaux sociaux. En ce qui concerne le téléphone portable, son incidence sur la relation avec les parents semble toutefois différente selon qu’il s’agit du père ou de la mère. En France, une étude longitudinale visant à évaluer l’impact de l’usage du téléphone portable sur l’attachement et la prise d’autonomie a été menée, sur neuf mois, dans le cadre d’une thèse en psychologie auprès d’adolescents âgés de 10 à 13 ans (Martel, 2016). Dans cette étude, l’attachement était évalué au moyen de l’Inventory of Parent and Peer Attachment (ippa ; Vignoli et Mallet, 2004). Les résultats de cette étude révèlent que l’acquisition d’un téléphone portable ne modifie pas l’attachement à la mère alors qu’elle est liée à une baisse de la qualité de la relation avec le père (Martel, 2016). Il est à noter que le même phénomène est rapporté dans la littérature en dehors du contexte technologique : la mère resterait un partenaire privilégié à l’adolescence, comparativement au père (Shek, 2005). Dans l’étude de Laurence Martel (2016), aucun changement significatif dans la relation au père n’a été observé parmi les enfants qui n’ont pas acquis durant cette période un téléphone portable. Il est donc possible que l’introduction de ce nouvel objet vienne précipiter la prise de distance par rapport au père.
Rapprochement des pairs... et des parents
9 Il est généralement admis que les nouvelles technologies renforcent les liens avec les pairs (Wei & Lo, 2006 [1]). À ce titre, les nouvelles technologies pourraient servir le système d’exploration des adolescents, tout en restant un moyen de maintenir le lien avec les parents. En effet, les parents restent des figures d’attachement essentielles pour les adolescents en cas de stress majeur (Allen et Tan, 2016). Les écrans pourraient permettre de les contacter rapidement pour se rassurer. En cela, la technologie pourrait diminuer le conflit particulièrement exacerbé à l’adolescence entre système d’exploration et système d’attachement. Ces deux systèmes antagonistes s’activent en alternance et la forte sollicitation du système exploratoire à l’adolescence nécessite que le système d’attachement reste en veille. Or, pour cela, l’accessibilité d’une figure d’attachement est indispensable. Pour explorer sereinement le monde, tant extérieur qu’intérieur, l’adolescent doit pouvoir compter sur ses figures d’attachement. Le téléphone portable pourrait favoriser le contact rapide entre l’adolescent et sa base de sécurité, désactivant ainsi le système d’attachement (Martel, 2016). De la même façon, il peut rassurer les parents qui autorisent certaines sorties à condition que l’adolescent dispose d’un moyen d’entrer instantanément en communication avec eux. En effet, plus de trois quarts des parents achèteraient un téléphone à leur enfant en premier lieu pour être en mesure de le joindre ainsi que pour pouvoir être joignable (tns sofres, 2012). Du fait de la présence dans l’absence que permettent les nouvelles technologies, celles-ci semblent favoriser la prise d’autonomie progressive de l’adolescent. Il est également intéressant de noter que les nouvelles technologies peuvent servir de « tiers médiateur » entre l’adolescent et ses parents. Des chercheurs en communication de l’université de Californie ont mené une étude auprès de dyades parent-adolescent afin d’évaluer l’impact de l’appartenance à un même réseau social (par exemple en étant « amis » sur Facebook) sur la relation parent-enfant et le sentiment d’intrusion dans sa vie privée pouvant être ressenti par le jeune (Kanter, Afifi et Robbins, 2012). Ces chercheurs ont comparé deux groupes de dyades : un groupe où le parent devait se créer un compte Facebook et un autre où le parent n’en possédait pas. Après deux mois d’usage du réseau social par les parents du groupe expérimental, les chercheurs ont observé que les jeunes du groupe expérimental n’avaient pas de sentiment d’intrusion dans leur vie privée. Au contraire, les chercheurs ont mis en évidence une diminution des conflits parent-enfant dans ces dyades et une plus grande proximité au sein des dyades du groupe expérimental ayant une relation conflictuelle avant l’expérimentation. Les sociologues Stephen et Lynda Williams (2005) ont, pour leur part, observé que le téléphone portable semble être un facilitateur dans les négociations des adolescents avec leurs parents, notamment dans la gestion des limites posées par les parents.
Contrôle et dépendance
10 Parallèlement aux multiples possibilités qu’elles offrent, les nouvelles technologies peuvent devenir de véritables instruments de contrôle social par la traçabilité des identités et des informations qu’elles permettent. L’étude de Stephen et Lynda Williams (ibid.), basée sur des analyses d’entretiens avec des parents et des adolescents anglais, souligne que les parents peuvent avoir tendance à conserver contrôle et autorité en envahissant parfois l’espace de leur adolescent via le téléphone portable.
11 Le risque de l’usage du téléphone portable comme un outil de contrôle pourrait être de voir des adolescents devenir moins responsables avec les nouvelles technologies, un simple contact avec les parents pouvant résoudre un problème dont le jeune aurait pu venir à bout seul auparavant. Le développement des ressources propres pourrait ainsi être minoré (Kaufmann, 2004). Lorsque l’on associe cette diminution potentielle des ressources propres à un contrôle parental rendu possible à tout moment, nous pourrions craindre une dépendance aux parents persistant au-delà de l’adolescence.
12 Ce point est à mettre en perspective avec le sentiment de surprotection, qui ne reflète pas toujours le véritable nombre d’appels. Dans la recherche de Laurence Martel (2016), les adolescents s’estimant surprotégés par leurs parents ne reçoivent pas plus d’appels de leur part que les adolescents qui ne rapportent pas de surprotection. Il semblerait donc que le téléphone portable ne soit pas au service de la surprotection parentale. Les tendances statistiques rapportées ici s’appliquent toutefois à l’échantillon dans son ensemble et peuvent ne pas s’appliquer à des cas particuliers.
Des rôles inversés
13 Les nouvelles technologies ont inversé certains rôles entre les adolescents et leurs parents. Traditionnellement, les parents sont censés détenir le savoir face à leur adolescent qui, lui, occupe la place du naïf. Or, comme l’ont constaté des chercheurs québécois en sociologie au moyen d’entretiens avec des adolescents de 12 à 15 ans, en matière de nouvelles technologies, les rôles s’inversent (Berge et Garcia, 2009). Les adolescents maîtrisent mieux le domaine que les adultes et certains parents sollicitent les adolescents pour gérer des problèmes liés à l’ordinateur, à leur téléphone portable ou à la tablette. Dans un contexte familial favorable, cette inversion peut amener échange et discussion et ainsi s’inscrire dans une relation de confiance. Chez des parents insécures toutefois, cette inversion pourrait être source d’angoisse, laissant présager une perte de contrôle et de pouvoir face à leur adolescent. Le contexte familial semble donc déterminant quant aux effets favorables ou défavorables des nouvelles technologies sur la relation parent-enfant. Ici aussi, ce n’est pas tant la technologie qui semble en cause dans les éventuelles difficultés rencontrées que le contexte dans lequel elle est utilisée (ibid.).
Source de partage ou de conflit
14 De la même façon, les jeux vidéo peuvent être investis par certains parents pour partager un temps d’échange et de plaisir avec leur adolescent. Ces jeux peuvent même représenter un moyen de favoriser la communication selon des chercheurs du département de psychologie de l’ucla (Subrahmanyam, Greenfield, Kraut et Gross, 2001). Il peut toutefois en être tout autrement : lorsque le jeu n’est plus sous contrôle, il peut envahir et parasiter la vie familiale. Les écrans peuvent alors devenir une source de conflit pour la famille (tns sofres, 2012). L’équilibre entre plaisir partagé et envahissement du quotidien par le jeu est d’autant plus difficile à trouver qu’adolescents et parents n’ont pas les mêmes points de vue. L’enjeu est alors de définir ensemble ce qui est acceptable ou pas, dans un esprit de coopération bienveillante. La qualité de la négociation autour de cette question et la capacité à s’entendre vont là encore dépendre de la confiance et de l’écoute qui existent au sein de la relation. Cette recherche d’équilibre peut toucher toute famille à un moment donné. Cependant, l’usage du jeu, ou d’Internet dans son ensemble, peut parfois devenir excessif, voire proche d’une conduite addictive. Dans ce cas, nous pouvons supposer que la qualité d’écoute et la capacité de négociation au sein de la famille risquent d’être mises à mal et de ne plus suffire à contenir l’usage des écrans. Une prise en charge en consultation jeunes consommateurs [2] pourrait alors devenir nécessaire pour soutenir le jeune et sa famille.
Conclusion
15 À l’issue de cette revue de littérature portant pour l’essentiel sur des données internationales, il apparaît que l’appropriation des nouvelles technologies se déplace progressivement des parents, qui peuvent y faire appel au moment d’avoir un enfant, vers l’enfant qui, exposé très tôt, finit par dépasser les adultes par l’usage qu’il en fait. Ainsi, au départ, elles représentent pour les parents une ressource leur permettant de trouver conseil et soutien du lien avec leur enfant. Quand les enfants sont petits, elles peuvent même les soulager dans leur fonction parentale en les « occupant » et permettre aux parents de gérer des situations où le jeune enfant peut vivre des émotions intenses. Cependant, cela pose la question de l’apprentissage de la régulation émotionnelle qui passe, en partie, par la relation parent-enfant (Brumariu, 2015). Les nouvelles technologies peuvent aussi présenter l’intérêt de se voir lorsqu’on est loin et ainsi permettre le maintien des liens. Mais, petit à petit, l’enfant s’empare de ces technologies et devient au moins aussi compétent que ses parents, et bientôt plus. Il profite alors de ce nouveau monde pour élargir son cercle de connaissances qui, au fil du temps, échappe aux parents. Cette exploration est d’autant plus aisée que l’adolescent, qu’il soit chez lui ou à l’extérieur, a accès à ses parents à tout instant et se sent ainsi protégé dans ses multiples aventures. L’intérêt grandissant pour les nouvelles technologies devient bien souvent un sujet d’accroche entre les adolescents et leurs parents.
16 La qualité du contexte familial est un facteur décisif pour déterminer l’effet des nouvelles technologies sur les relations parent-adolescent. Lorsque le fonctionnement du système familial est rigide, ou complètement désorganisé, les effets des nouvelles technologies risquent d’être délétères et d’aggraver les difficultés préexistantes. Cela peut notamment s’observer, au sein de relations parent-enfant, dans la prise en compte des besoins affectifs de l’autre. L’usage des nouvelles technologies peut alors devenir comme un refuge ou un substitut émotionnel. Par contre, dans un système familial où l’échange permet de définir des modes de vie respectueux de chacun, les écrans permettront aux adolescents de s’ouvrir à leurs pairs, renforçant le système exploratoire tout en autorisant un rapprochement rassurant aux parents en situation de stress. Cette dynamique s’inscrira dans un développement optimal de l’adolescent où celui-ci est progressivement invité à maîtriser lui-même son usage des écrans et à s’exposer au monde extérieur, répondant à un juste équilibre de la dialectique d’attachement et d’exploration propre à une relation d’attachement sécure. Les nouvelles technologies extraient le jeune de sa famille ; le dénouement de ce mouvement rival sera plus ou moins heureux selon la capacité des parents et de la famille à accepter et à avoir confiance dans le départ réussi de leur enfant et le maintien réciproque de la présence dans l’absence.
17 Il est à noter que, pour l’essentiel, les études présentées dans cet article ont été menées à l’étranger, en particulier en Amérique du Nord, probablement du fait d’un développement plus ancien qu’en France des nouvelles technologies. Des études menées en France permettraient d’observer si les résultats issus de ces recherches sont généralisables à la population française. Ces études comportent par ailleurs quelques limites. En effet, les participants de ces études sont plus fréquemment des mères, et ce malgré la part importante du père dans le développement de l’enfant, en particulier dans son ouverture au monde (Danet et Miljkovitch, 2011). Il conviendrait donc d’inclure davantage de pères dans les recherches à venir. D’autre part, la quasi-absence d’études longitudinales empêche de bien saisir l’influence des nouvelles technologies sur les relations parent-enfant, notamment lorsque celles-ci interviennent de façon précoce (c’est-à-dire en âge préscolaire). En effet, on peut se demander si l’usage des nouvelles technologies, en réduisant dans certains cas la disponibilité parentale, pourrait avoir un effet délétère sur la constitution du lien d’attachement entre le bébé et son parent. Malgré ces limites, ces études offrent un panorama intéressant pour envisager l’évolution des relations parent-enfant dans ce contexte de numérisation de la société. Elles permettent en particulier de saisir en quoi l’usage des nouvelles technologies peut s’articuler avec les différentes problématiques pouvant intervenir au sein des interactions parent-enfant en fonction de l’âge de l’enfant.
Bibliographie
Bibliographie
- Allen, J.P. ; Tan, J.S. 2016. « The multiple facets of attachment in adolescence », dans J. Cassidy et P. Shaver (sous la direction de) Handbook of attachment: Theory, Research and clinical implications, New York, Guilford Press, 399-415.
- Berge, M. ; Garcia V. 2009. Les effets des technologies Internet sur les relations entre les parents et les adolescents dans les familles québécoises, Rapport soumis à la Direction de la santé publique de Montréal, avril 2009.
- Brumariu, L.E. 2015. « Parent-child attachment and emotion regulation », New Directions for Child and Adolescent Development, 2015, 148, 31-45.
- Comer, J. ; Furr, J. ; Cooper-Vince, C. ; Madigan, R. ; Chow, C. ; Chan, P. ; Idrobo, F. ; Chase, R.M. ; McNeil, C.B. ; Eyberg, S. 2015. « Rationale and considerations for the internet-based delivery of parent-child interaction therapy », Cognitive and Behavioral Practice, 22, 3, 302-316.
- Danet, M. 2016. « Parent à l’ère du numérique », dans B. Cyrulnik (sous la direction de), Boris Cyrulnik et la petite enfance, Savigny-sur-Orge, Philippe Duval, 239-246.
- Danet, M. ; Miljkovitch, R. 2017. « Monde virtuel : enjeux et risques liés à l’attachement », Psychologie française, 62, 1, 57-83.
- Danet, M. ; Miljkovitch, R. 2011. « La place du père dans la vie de l’enfant », L’observatoire, 69, 63-68.
- Davie, R. ; Panting, C. ; Charlton, T. 2004. « Mobile phone ownership and usage among pre-adolescents », Telematics and Informatics, 21, 359-373.
- Feil, E. ; Baggett, K. ; Davis, B. ; Sheeber, L. ; Landry, S. ; Carta, J. ; Buzhardt, J. 2008. « Expanding the reach of preventive interventions: Development of an internet-based training for parents of infants », Child Maltreatment, 13, 4, 334-346.
- Hudson, D. ; Campbell-Grossman, C. ; Hertzog, M. 2012. « Effects of an Internet intervention on mothers’ psychological, parenting, and health care utilization outcomes », Issues in Comprehensive Pediatric Nursing, 35, 176-193.
- Johnson, L. N. ; Ketring, S. A. ; Abshire, C. 2003. « The Revised Inventory of Parent Attachment: Measuring Attachment in Families », Contemporary Family Therapy, 25, 3, 333-349.
- Kaufmann, J.-C. 2004. L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin.
- Kanter, M. ; Afifi, T. ; Robbins, S. 2012. « The Impact of Parents “Friending”: Their Young Adult Child on Facebook on Perceptions of Parental Privacy Invasions and Parent-Child Relationship Quality », Journal of Communication, 62, 5, 900-917.
- Martel, L. 2016. Téléphone portable, attachement et prise d’autonomie à l’adolescence, Thèse de doctorat sous la direction de R. Miljkovitch, université Paris 8, Saint-Denis.
- McClure, E. 2015. Infant and Toddler Emotional Engagement in Video Mediated Interactions, Georgetown University, Washington, D.C.
- McClure, E. ; Chentsova-Dutton, Y. ; Barr, R. ; Holochwost, S. ; Parrott, W. 2015. « “Facetime doesn’t count”: Video chat as an exception to media restrictions for infants and toddlers », International Journal of Child-Computer Interaction, 6, 1-6.
- Morris, N. 2015. The Relationship of Digital Communication Methods and Parent Satisfaction with Parent-Child Relationship, Master of sciences, Texas Tech University, [en ligne] https://ttu-ir.tdl.org/ttu-ir/handle/2346/66141.
- Radesky, J. ; Kistin, C. ; Eisenberg, S. ; Gross, J. ; Block, G. ; Zuckerman, B. ; Silverstein, M. 2016. « Parent perspectives on their mobile technology use: The excitement and exhaustion of parenting while connected », Journal of Developmental and Behavioral Pediatrics, 37, 9, 694-701.
- Shek, D.T.L. 2005. « A longitudinal study of perceived family functioning and adolescent adjustement in Chinese adolescents with economic disadvantage », Journal of Family Issues, 26, 4, 518-543.
- Subrahmanyam, K. ; Greenfield, P. ; Kraut, R. ; Gross, E. 2001. « The impact of computer use on children’s and adolescents’ development », Applied Developmental Psychology, 22, 7-30.
- tns sofres, 2012. Le téléphone portable modifie-t-il la fonction parentale ?, Communiqué de presse de l’enquête réalisée pour l’unaf et l’aai, [en ligne] http://www.unaf.fr/spip.php?article15045.
- Valleur, M. 2010. Dépendance aux écrans : fantasmes ou réalité ?, Colloque « Addiction aux écrans », Paris Sorbonne, Uraf Île-de-France en partenariat avec les rectorats de Paris, Créteil et Versailles.
- Vignoli, E. ; Mallet, P. 2004. « Validation of a brief measure of adolescents’ parent attachment based on Armsden and Greenberg’s three-dimension model », European Review of Applied Psychology, 54, 4, 251-260.
- Wei, R. ; Lo, V.-H. 2006. « Staying connected while on the move: Cell phone use and social connectedness », New Media & Society, 8, 53-72.
- Williams, S.; Williams, L. 2005. « Space invaders: The negotiation of teenage boundaries through the mobile phone », The Sociological Review, 53, 314-331.
Mots-clés éditeurs : autonomie, parentalité, Numérique, relation parent-enfant
Mise en ligne 13/10/2017
https://doi.org/10.3917/dia.217.0057Notes
-
[1]
Cette étude a été menée par des chercheurs en communication auprès d’étudiants de Taiwan au moyen d’un auto-questionnaire réalisé pour la recherche.
-
[2]
L’objectif des consultations jeunes consommateurs (cjc) est d’accueillir des jeunes consommateurs en questionnement sur leur consommation ainsi que leur entourage. Le principe est de faire le point, éventuellement de proposer une aide, avant que la consommation (d’alcool, de drogue, de jeux vidéo, d’Internet) ne devienne problématique.