Dialogue 2017/2 n° 216

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Article de revue

Être formé à aider un proche atteint de schizophrénie Réflexion à partir d’un retour d’expérience

Pages 25 à 38

Notes

  • [1]
    Le terme « handicap psychique » a été retenu dans la loi du 11/02/2005.
  • [2]
    T. Natho, « Dans la famille Nov’langue, je demande les aidants familiaux », Médiapart, Éd. Contes de la folie ordinaire, 2016, [en ligne] https://blogs.mediapart.fr/edition/contes-de-la-folie-ordinaire/article/081016/dans-la-famille-novlangue-je-demande-les-aidants-familiaux.
  • [3]
    La loi du 05/07/2011 relative aux soins psychiatriques a introduit la mesure de « soins sans consentement à domicile », ce qui ajoute à la mission d’aide de l’aidant familial une mission de surveillance.
  • [4]
    Le rapport Laforcade (2016) va clairement dans ce sens puisqu’il énonce que « le centre de gravité du dispositif de soins doit devenir le domicile, l’hôpital l’exception » et la loi du 11/07/2011 a rendu possibles les soins sans consentement à domicile.

1 L’irruption de la maladie psychique dans une famille crée des questionnements et des difficultés majeures pour l’entourage familial. Les réponses sont le plus souvent insuffisantes ou absentes. Nous souhaitons apporter ici, à partir d’un retour d’expérience, un point de vue sur les problèmes posés aux familles dans la prise en charge d’un proche malade et les réponses proposées en termes de formation des aidants familiaux.

2 Cet article synthétise des échanges qui ont eu lieu dans le cadre du Fil conducteur, groupe de réflexion rassemblant familles, patients et soignants poursuivant les débats amorcés lors des assises citoyennes pour l’hospitalité en psychiatrie et dans le médico-social qui ont eu lieu à Villejuif en 2013. Ce groupe informel se réunit cinq fois par an dans le cadre d’un échange tripartite d’expériences pour réfléchir aux améliorations à apporter au système de santé en psychiatrie. Les participants sont conscients que l’appartenance à l’une de ces catégories (patient, famille ou soignant) n’est pas exclusive, qu’elle ne définit pas une identité et qu’un même individu peut, au cours de sa vie, connaître ces trois positions.

3 La formation des familles y est régulièrement abordée. Cependant, constatant que l’évaluation de ce type de formation se fonde généralement sur des questionnaires à questions fermées remis aux prescripteurs ou aux animateurs des programmes, il s’agit d’apporter ici une réflexion plus qualitative, dans une temporalité plus longue intégrant une dimension subjective. L’article se base plus précisément sur l’expérience d’un père ayant participé à un stage Profamille et partageant une réflexion rétrospective avec une psychologue développant une activité clinique et de recherche auprès des familles de personnes souffrant de schizophrénie. L’objectif n’est pas de prendre position par rapport à cette méthode précisément, mais de réfléchir à ce que représente la formation des aidants familiaux dans le contexte de la psychiatrie contemporaine.

4 Longtemps, les approches découlant de la psychogenèse ont porté un regard psychopathologique sur les familles qui ont pu être considérées comme cause du problème de santé de leur proche ou comme elles-mêmes atteintes, elles ont encore aujourd’hui peu intégré le terme d’« aidant familial » dans leur vocabulaire. Les approches comportementalistes découlant de conceptions plus organicistes de la maladie mentale se sont saisies plus facilement de cette notion et l’ont déclinée dans le champ de la psychiatrie à travers différents modèles de psychoéducation (Hogarty et coll., 1991 ; Mc Farlane et coll., 2003) : Profamille s’inscrit dans cette lignée.

5 Dans une première partie, nous présenterons quelques éléments de la formation Profamille, puis les questions qui se posent a posteriori dans ce retour d’expérience et dans un troisième temps ce que ces questions suscitent sur un plan théorico-clinique.

Retour d’expérience : présentation de la situation

6 Le groupe sur lequel repose notre réflexion comprenait une douzaine de personnes, essentiellement des couples de parents et des mères seules. Tous les patients dont il était question étaient identifiés comme schizophrènes. Les participants étaient tous impliqués depuis plusieurs années dans la prise en charge de leur proche. Ceci conduit à penser que la notion d’aidant familial est liée à celle de handicap psychique [1], c’est-à-dire à la chronicisation. La formation de l’aidant convient peu aux phases prodromiques et aux premiers temps de la pathologie où la symptomatologie est active et l’adhésion aux soins très fragile.

7 La formation comprend cent vingt heures d’enseignement et de travaux et s’étend sur une durée d’un à deux ans avec une fréquence initiale bimensuelle. À ceci s’ajoutent des réunions consacrées aux exercices sans la présence des formateurs. La présentation en groupe était suivie d’un engagement écrit à participer à l’intégralité du programme.

8 Dans sa forme, la formation Profamille est donc exigeante et demande une disponibilité importante en termes de temps et d’implication personnelle des participants. On constate que ceux-ci ont une forte motivation, une bonne maîtrise de l’écriture, une capacité de concentration et une disponibilité en temps importante. Ceci n’est pas le cas de toutes les familles : de nombreux travaux mettent en avant l’augmentation de la charge de l’aidant familial en psychiatrie (Steegen et Gillain, 2010) et l’investissement qu’exige cette formation peut paradoxalement représenter, pour de nombreuses familles, un surcroît de cette charge.

9 Le modèle pédagogique repose sur une conception verticale de transmission du savoir : un savoir d’expert délivré à des personnes considérées comme non instruites dans ce domaine. Les contenus pédagogiques, riches et denses, s’articulent entre enseignement théorique et exercices en groupe.

10 Le contenu est élaboré en grande partie sur la base du modèle vulnérabilité-stress de la schizophrénie (Lalonde, 2004), ce modèle s’inscrivant dans le prolongement des recherches sur les émotionnalités élevées (Seywert, 1984). Dans cette approche, la schizophrénie est considérée comme la résultante d’une vulnérabilité physiologique et de stresseurs socio-environnementaux, parmi lesquels Pierre Lalonde (2004) situe le stress social provenant de l’expression hostile ou d’attitudes envahissantes de la part de l’entourage. Une fois la schizophrénie manifestée se met en place un mouvement de causalité circulaire : l’expression des symptômes amplifiant les facteurs qui les provoquent et l’amplification des facteurs stressants augmentant l’expression des symptômes. Le but est donc d’agir pour diminuer les sources du stress du patient.

11 L’évaluation de la formation comprend un contrôle des connaissances et des exercices à faire chez soi. Cette forme d’évaluation renforce la structure verticale de la pédagogie et peut placer les participants, dont les formateurs sont parfois les soignants de leur proche, dans un enjeu de performance générateur de stress. Une autre forme d’évaluation du programme porte sur les effets attendus sur la santé mentale des apprenants : une échelle de stress et de dépression (ces-d) est utilisée au début et à la fin de la formation (Hodé et coll., 2008), mais les résultats des tests, les raisons de leur passation et l’usage qui en sera fait ne sont pas indiqués aux apprenants. L’utilisation d’outils diagnostiques dans le cadre de la formation des aidants familiaux montre l’ambiguïté du regard porté sur l’aidant familial en psychiatrie : personne à soigner ou personne à former, personne vulnérable ou personne compétente ?

12 Dans l’après-coup de la formation et à travers les échanges dans le cadre du groupe du Fil conducteur, des réflexions sont apparues dont nous allons rendre compte dans la suite de cet article.

Les présupposés de la formation

13 La formation se déploie aujourd’hui dans un contexte qui privilégie une certaine vision de la maladie mentale et de la façon de la prendre en charge qui influence les objectifs initiaux des concepteurs du programme (Cormier et coll., 1993). Nous notons que le vocabulaire change et que les glissements sémantiques à l’œuvre dans le champ psychiatrique sont révélateurs, mais aussi activateurs, de transformations profondes sur la façon de penser la place de la famille du patient psychiatrique. Ainsi, nous repérons trois glissements sémantiques particulièrement significatifs.

Le recours à l’aidant familial en psychiatrie

14 L’usage du terme « aidant familial » est encore récent et nécessite d’être resitué dans l’histoire complexe et parfois douloureuse de la place des familles de patients en psychiatrie (Carpentier, 2001). La question du rapport du malade à sa famille s’est posée de tout temps, bien avant l’émergence de cette notion. Le mot s’est immiscé dans le champ de la psychiatrie par extension d’une conception globale du système de santé. Pour autant, il convient de rappeler que ce terme était il y a peu perçu comme un « impensable », comme le qualifie Tricia Natho [2]. L’idée qu’une famille de patient schizophrène puisse être aidante était inenvisageable, impensable. A priori ce glissement sémantique représente donc une avancée.

15 Or, telle que la formation est conçue aujourd’hui, on constate que le rapport aidant familial/aidé est pensé dans le prolongement direct et sur la même forme que le rapport soignant/soigné. On attend de l’aidant familial qu’il prenne le relais du soignant dans le renforcement du mouvement de désinstitutionnalisation des soins. Tout comme pour d’autres pathologies, la maison familiale devient alors une antenne de l’institution de santé qu’il faudrait aménager pour la prise en charge au long cours du patient.

16 Le rapport du patient à son entourage familial est considéré à travers un lien fonctionnel aidant/aidé beaucoup plus que dans une dimension relationnelle. Même si les parents sont majoritaires, les personnes suivant la formation peuvent être indifféremment des parents, des conjoints, des frères et sœurs du moment qu’ils assument une fonction d’aidant. La personne est définie dans son rapport à son proche aidant comme un malade à aider, le fait qu’elle soit aussi membre d’un groupe familial impliquant différentes personnes à différentes places et à différents âges est secondaire.

17 Dans cette approche fonctionnelle du lien aidant/aidé, la formation pour les familles se densifie, se complexifie, se rallonge, s’apparentant à une professionnalisation des aidants familiaux. Il semble qu’aujourd’hui la mise en place des formations des aidants en psychiatrie ait pour effet involontaire d’entériner le glissement vers les familles et d’augmenter leur charge.

18 Nous constatons que si le terme « aidant familial » était, il y a peu, un impensable, aujourd’hui l’absence de questionnement sur cette notion glissant à bas bruit d’un modèle de médecine somatique vers la psychiatrie semble représenter un nouvel impensable. De l’impossibilité de concevoir les parents de patients schizophrènes comme ressources pour leurs enfants, on glisse vers l’impossibilité de penser la spécificité de l’expérience psychotique pour la personne malade et sa famille.

L’évitement de la rechute comme objectif de la formation

19 La formation Profamille est présentée comme un outil au service des familles dont l’impact espéré est la diminution des rechutes. Ce présupposé, partagé par tous, est aussi l’argument qui permet aux services de psychiatrie de trouver des financements pour la mise en place du programme. Dans une perspective strictement économique, la rechute est considérée comme génératrice de coût car elle nécessite une hospitalisation ; l’évitement de la rechute devient de ce fait l’objectif prioritaire à atteindre.

20 Pour autant, et au-delà de son acception sur le plan économique, on constate que le mot « rechute » prend de plus en plus la place du mot « crise ». Ce glissement sémantique renvoie à la notion d’erreur, d’incompétence, voire de faute. La rechute vient pointer une faille, une défaillance. Selon les objectifs de la formation, la rechute du patient serait intrinsèquement liée à la capacité de sa famille à ne pas chuter elle-même. Dans ce lien de cause à effet, la rechute serait-elle liée au fait de ne pas avoir suivi suffisamment assidûment l’enseignement ou de ne pas avoir été capable d’en appliquer les recommandations ? Le retour d’expérience montre que cette orientation peut induire une forte culpabilité pour les familles qui ont alors le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur de la formation reçue.

21 En outre, l’absence de rechute – ou l’absence de signes – ne signifie pas absence de souffrance. La psychiatrie est souvent une clinique de la non-demande, d’une impossibilité à reconnaître et à exprimer sa souffrance (Leguay, Guiraud-Baro et Vidon, 2009). L’absence de rechute peut aussi être le signe d’une résignation familiale devant le risque que représente le mouvement dans la psychose. Il existe un savoir profane partagé par de nombreuses familles qui ont expérimenté le risque suicidaire bien réel lors des tentatives d’autonomisation et de désengagement du groupe. L’absence de rechute peut donc aussi être le fruit de cette sidération et dans ce cas elle ne marque pas une amélioration de la santé du malade.

22 En clinique, ce changement de vocabulaire influence la réponse qui va être apportée. Si le terme « rechute » signifie un retour à l’état antérieur, une régression, le terme « crise » au contraire signifie, au sens des systémiciens, un carrefour, un croisement à partir duquel s’ouvrent plusieurs voies. La crise est vue comme l’expression obscure et douloureuse d’un besoin de changement, là où la panne, l’absence de mouvement, peut constituer une entrée vers la chronicisation. Guy Ausloos (1995) a montré à quel point la crise du patient schizophrène et la crise du système familial sont intrinsèquement liées. Aussi, ce qui est nommé « rechute » nécessite d’être appréhendé comme le moment de l’expression d’une limite, moment de souffrance intolérable pour le malade mais aussi expression de la limite des capacités contenantes de son entourage. Dans cette perspective, si la rechute est à éviter, la crise est à accompagner et à comprendre dans toute sa complexité.

23 Notre analyse rétrospective nous conduit à penser qu’impliquer les aidants familiaux dans l’objectif prioritaire d’évitement de la rechute pourrait venir entraver la reconnaissance des troubles et freiner la conscientisation du besoin de soin. L’évitement de la crise peut s’inscrire dans un objectif homéostatique et figer un processus thérapeutique qui passe nécessairement par différentes phases.

De la déstigmatisation à la banalisation

24 La formation thérapeutique de l’aidant familial en psychiatrie prend place dans un contexte d’homogénéisation du système de santé pensé sur une base identique quelle que soit la pathologie et quelle que soit la période où elle se manifeste dans la vie de l’aidant comme dans celle de l’aidé. Le même triptyque semble pouvoir s’appliquer à toutes les situations : développement des soins à domicile/recours à l’aidant familial/éducation thérapeutique du malade et de son aidant.

25 Appliquée à la maladie mentale, l’éducation thérapeutique permet d’objectiver ce qui est vécu et de lui donner une réalité là où trop souvent les familles ont été confrontées au silence des soignants. Le savoir délivré par des soignants a une fonction rassurante, étayante et agit comme une reconnaissance de l’éprouvé des familles confrontées à l’expérience psychotique. Par ailleurs, les participants du groupe de formation, pairs dans l’expérience, viennent soutenir la reconnaissance de perceptions et d’un vécu commun et favorisent le développement de nouvelles appartenances (Neuburger, 2005).

26 Se référant à un modèle strictement médical, la formation vise à donner à l’aidant familial des outils pour obtenir la réalisation de tâches par le malade (stratégie de renforcement) et soutenir une prise médicamenteuse régulière. Cependant, dans sa complexité et sa recherche d’exhaustivité, le modèle pédagogique conduit paradoxalement à donner une représentation stéréotypée de la pathologie avec l’image d’un patient reclus, réticent à participer à des tâches ménagères et ayant un problème d’observance thérapeutique. Ce savoir technique, savant, médicalisé s’éloigne de la réalité des personnes présentes, c’est-à-dire de l’expérience vécue dans le quotidien des familles. Dans l’après-coup de la formation demeure l’expérience de la confrontation à l’imprévisible et à l’étrange qui touche non seulement la personne diagnostiquée mais aussi l’ensemble des membres du groupe familial. « Quand nous parlions de notre situation, ils nous disaient que le cas de notre fils était atypique », rapporte l’un des participants du groupe.

27 Si l’inclusion de la psychiatrie dans un modèle médical a pu favoriser une certaine déstigmatisation de la maladie mentale, elle conduit aujourd’hui à gommer ou amoindrir la spécificité de l’expérience psychotique et de ses retentissements sur l’entourage du patient. S’en tenant à une approche descriptive, à un lien de causalité entre facteurs de stress et développement de symptômes et à une thérapeutique majoritairement médicamenteuse, elle ne permet pas d’aborder la singularité des situations de maladie, ni la singularité des situations familiales.

28 De l’idée qu’il fallait séparer le patient de sa famille qui prévalait dans les années 1960-1980 s’imposent aujourd’hui une banalisation du retour du patient dans sa maison familiale et donc une injonction pour lui et ses proches à cohabiter (Carpentier, 2001). Cette injonction qui est identique pour toutes les pathologies semble nier les spécificités des atteintes des liens, propre à la psychose.

Le poids de cet implicite dans la formation des aidants familiaux en psychiatrie

29 Ces trois éléments – le changement non nommé de paradigme sur la place de la famille du patient, l’influence de la dimension économique dans la définition des objectifs thérapeutiques et la conception contemporaine de la maladie mentale – constituent un socle implicite qui peut créer un décalage entre la formation des aidants et la réalité de la maladie mentale telle qu’elle se vit dans la maison familiale, un décalage entre l’information reçue et l’expérience de vie. Il convient donc de prendre en compte que, dans l’organisation actuelle des soins, les besoins des familles ne convergent pas forcément avec les attentes des soignants (Davtian et Scelles, 2014).

30 L’enjeu pour l’entourage se pose en effet différemment. Il s’agit pour le participant au stage, le plus souvent parent d’un enfant malade, de supporter quotidiennement la menace psychotique qui pèse sur lui et sur les autres membres de la famille, de pouvoir être présent sans se sentir lui-même menacé et sans représenter une menace pour son proche. La question qui se pose est celle de la présence, de la coexistence non seulement du malade et de son aidant mais aussi des autres personnes qui partagent le même toit. Dans le partage rétrospectif d’expériences, nous repérons trois points essentiels.

Questions de temporalité spécifiques à la psychose

31 Tout d’abord, l’émergence de la schizophrénie arrive à un moment bien particulier de la vie de la personne malade mais aussi de celle de son groupe familial. Il s’agit de l’étape d’émancipation, d’autonomie et de séparation dans le cycle de vie du jeune adulte et de sa famille. Jay Haley (1980) considère la schizophrénie comme un échec à se dégager de sa famille. Positionner, à ce moment-là, le rapport parent/enfant dans un lien de dépendance aidant/aidé vient d’une certaine façon contredire les objectifs thérapeutiques. Concernant un enfant devenant adulte, les parents se trouvent replacés dans un rôle éducatif et de surveillance [3], ceci au moment où le thème de l’autonomie devrait être au centre des rapports avec leur enfant.

32 Par ailleurs, une seconde question de temporalité se pose. On voit en effet, à travers l’expérience de ce groupe, que les personnes qui participent à la formation ont déjà réalisé un long parcours depuis le début des troubles. Des temporalités se chevauchent entre la difficulté à se reconnaître malade et les besoins des proches particulièrement importants dans les phases prodromiques de la psychose. C’est en effet au tout début, lors de l’entrée dans la maladie, que la demande en formation de l’entourage est la plus importante. Pour autant, la réponse des soignants est alors souvent limitée, voire absente. Le savoir sur la maladie n’a souvent pas encore pu être transmis au patient en raison de sa difficulté à conscientiser ses troubles. Ce décalage de la reconnaissance des troubles entre l’aidé et l’aidant pose problème dans la mesure où la formation appuyée sur un modèle médical suppose l’annonce du diagnostic. Ce hiatus sur la temporalité nous évoque les histoires d’Harry Potter où plane un interdit d’énoncer alors que ce sont bien des problématiques de mort symbolique ou réelle qui sont en jeu.

33 La formation ne peut intervenir que très secondairement, comme c’est le cas dans ce groupe. Lorsque la formation a lieu, le patient et ses proches se sont déjà installés dans la maladie, ils ont acquis des connaissances pratiques et intimes, ils ont fait face aux conséquences sociales et ont trouvé un modus vivendi. Chez certains la recherche d’un équilibre a pu conduire à une chronicisation non seulement de la personne malade mais aussi de l’ensemble de son groupe familial.

34 Nous estimons que si la formation de l’aidant était basée plus sur son expérience de vie (modèle phénoménologique) que sur le diagnostic du patient (modèle médical), ceci permettrait de se dégager de ces imbroglios temporels et d’accompagner l’entourage au moment où il en a le plus besoin, tout en respectant les droits de la personne malade.

Limite de l’aidé/limite de l’aidant

35 La question des limites est au cœur de la clinique de la psychose. Les institutions psychiatriques sont d’ailleurs chargées d’un vocabulaire sur les limites : chambre d’isolement, contention, autant de techniques qui, lorsqu’elles sont utilisées dans une visée soignante, ont vocation à apaiser et à contenir. La prise en charge se déplaçant aujourd’hui au cœur de la maison familiale, il est apparu important de regarder comment cette particularité, liée à l’expression de la souffrance psychotique, était abordée dans le programme de formation.

36 L’aidant familial est encouragé à mettre certaines limites au patient, en particulier quand celui-ci impose à son entourage un fonctionnement particulier, comme le montre l’exemple ci-dessous.

37

Une personne souffrant de schizophrénie exigeait que tout le monde enlève ses souliers en entrant dans la maison. Pour ses parents, la situation était tolérable. Par contre, ses frères et sœurs étaient très embarrassés de devoir expliquer à leurs amis qu’ils devaient enlever leurs chaussures.
À votre avis, est-il nécessaire d’établir des limites ?
Réponse : Oui
S’il doit y avoir des limites, lesquelles ?
Réponse : Enjoindre la personne malade d’accepter que les gens puissent porter des souliers dans la maison.
(Extrait programme Profamille V3.2 paragraphe 7.3)

38 Pour l’ensemble des participants, se sentir légitimé par des soignants à poser des limites quand le vivre ensemble est trop tendu a eu un effet bénéfique et rassurant. Il semble que ce message soit nécessaire à l’accompagnement du basculement de la prise en charge vers la maison familiale. Cependant, l’exemple est présenté de façon descriptive, de l’extérieur, il est anodin et ne dit rien de la confusion des espaces propres à la psychose. Posé de cette façon, la réponse semble assez évidente.

39 Les travaux de Jacques Hochmann (2006, p. 87-88) sur l’analyse des fonctionnements des institutions qui prennent en charge des patients psychotiques permettent de penser la question des limites dans le cadre familial. Il repère deux tendances contretransférentielles que peuvent éprouver les professionnels de ces institutions :

40 • Le sentiment de vidange : « Nous pouvons nous sentir complètement vidés, privés de nos contenus les plus précieux, impuissants à aider l’autre, profondément déprimés, avec un sentiment d’incapacité. »

41 • Le sentiment d’invasion : « Nous pouvons parfois aussi avoir le sentiment de perdre nos propres limites, d’être attaqués dans nos processus de pensée, au point de ne plus savoir très bien qui nous sommes, ce que nous sommes. »

42 Ceci montre la porosité de l’entourage, qu’il soit soignant ou familial, à l’angoisse psychotique et sa capacité à se diffuser à l’autre. Poser des limites à la personne souffrante n’est possible et opérant que si la personne qui les pose a conscience de ses propres limites. Or, dans la proximité de la souffrance psychotique, c’est cette conscience qui est atteinte. L’expérience clinique nous apprend que beaucoup de familles supportent parfois l’insupportable parce qu’elles ont perdu la conscience de leurs propres limites, voire de leur intégrité psychique.

43 Dans la formation de l’aidant, s’il est préconisé qu’il puisse mettre des limites aux débordements psychotiques de son proche, la question de ses propres limites est très peu abordée. Il lui est conseillé d’être capable de « suppléer à son propre épuisement » (paragraphe 14.1), mais il n’est pas prévu qu’il puisse se trouver lui-même dans l’incapacité d’assurer son rôle d’aidant, implicitement il est donc aidant à vie et sans limite. Nous notons que ceci est inversement proportionnel à ce qui se passe aujourd’hui dans les lieux de soins : plus les institutions soignantes développent des protocoles de prise en charge définis et limités dans le temps, plus l’aidant familial est poussé à assurer une aide sans limite et sans temporalité définie.

44 Or, il ne s’agit pas seulement de limites quantitatives liées au poids de la charge (burden), mais du fait que la souffrance psychotique peut se diffuser, voire s’imposer à autrui (Racamier, 1980). Winnicott (1965, p. 84) repérait très clairement ses effets dans sa pratique clinique : « Ceux d’entre nous qui sont concernés par ces problèmes savent que de nombreuses familles explosent sous la tension suscitée par la psychose chez l’un de ses membres et que la plupart de ces familles resteraient sans doute intactes si elles pouvaient être soulagées d’une tension aussi intolérable. »

45 Paul Federn (1952) a montré que la psychose affecte à la fois l’unité et les frontières du moi, faisant perdre à celui-ci son homogénéité et sa délimitation dans l’espace. Les limites posées à l’aidé sont dépendantes des capacités de l’aidant à percevoir ses propres limites mais aussi celles du groupe familial, communauté d’accueil et de vie de l’aidé. Ne pas tenir compte des limites de l’aidant peut donc avoir des effets délétères sur la personne malade et sur son entourage. C’est pourquoi aider l’entourage à percevoir et à tenir compte de ses limites est un axe qui devrait être essentiel dans la formation de l’aidant même s’il semble être, à première vue, en contradiction avec l’évolution du système de santé.

Une certaine idée de la famille du patient

46 Un autre effet d’une approche fonctionnelle du lien aidant/aidé se manifeste dans une certaine représentation de la famille du patient. Le lien aidant/aidé est un lien bilatéral. La spécificité des places et des âges passe au second plan, du moment que la fonction d’aide est assurée. Les membres de la famille devenant interchangeables pour assurer cette fonction, il n’est pas rare qu’un frère ou une sœur de patient soit interpellé pour prendre la suite de parents vieillissants dans la fonction d’aide.

47 Par ailleurs, défini de cette façon, l’aidant est forcément un adulte capable d’assumer cette responsabilité et l’entourage jeune des patients, pourtant concerné par la vie avec lui, est de ce fait peu pris en compte. Quand il est évoqué, ce n’est pas du côté de l’aide mais en tant que possible facteur de stress, les impacts de la situation sur les frères et sœurs du patient pouvant augmenter chez eux les réactions hostiles (augmentation de l’émotionnalité exprimée) et ainsi favoriser les rechutes. Les parents, aidants désignés, ont donc la lourde tâche de maintenir la cohésion et le climat familial. Cette injonction à être calme pour éviter la rechute représente pour l’entourage jeune un impossible qui ne peut se dire. Car comment, quand on est enfant ou adolescent, en pleine construction identitaire, ne pas être affecté par ce que l’étrangeté perçue chez son frère ou sa sœur vient ébranler en soi-même ? L’apparition des troubles, qui coïncide souvent avec la période adolescente, actualise le jeu des identifications à l’œuvre dans la fratrie depuis l’enfance. La tension spéculaire entre celui qui est atteint et ses frères et sœurs est alors très active et chacun peut se sentir menacé (Davtian, 2016).

48 Penser l’accompagnement de la famille des patients schizophrènes uniquement à travers le prisme de la formation des aidants peut creuser l’écart entre membres supposément sains et membres identifiés comme malades, or soutenir les relations fraternelles dans les situations de cohabitation représente un intérêt non seulement sur le plan préventif pour les frères et sœurs, mais aussi sur le plan curatif pour la personne malade (Davtian, 2016). D’une certaine façon, cette réduction de la définition du problème réduit par là même les ressources du système familial et les perspectives thérapeutiques.

Conclusion

49 Dans les présupposés qui l’influencent, nous avons constaté que la formation des aidants répond en premier lieu à l’aménagement des orientations actuelles du système de santé qui préconise d’accentuer le basculement des soins vers le domicile [4]. Ceci entérine donc le changement de paradigme passé, pour les familles, d’une incapacité à aider à une injonction à aider. De ce fait, on constate que plus l’usage du mot « aidant familial » s’impose en psychiatrie, plus l’usage du mot « famille » recule.

50 Au vu de ce retour d’expérience, nous déduisons que l’accompagnement des soins à domicile conçu sur un mode fonctionnel passant par la transmission d’informations objectives et de conseils comportementaux ne prend pas suffisamment en compte la singularité de cette pathologie ainsi que ses retentissements sur autrui. Nous pouvons conclure que la formation de l’aidant familial ne répond que partiellement aux besoins réels des familles qui assurent quotidiennement la prise en charge d’un proche atteint de troubles schizophréniques.

51 Il conviendrait de situer la formation dans une approche plus holistique qui prenne davantage en compte la dimension existentielle liée à cette situation particulière de vie, dimension qui met en tension les questions des temporalités, des limites et des liens. Au-delà des questions pragmatiques pour faire face, c’est la capacité réflexive du groupe familial qui est en jeu. Elle nécessite d’être soutenue notamment en accompagnant le processus de subjectivisation des troubles non seulement chez l’aidant désigné mais chez chacune des personnes concernées.

52 Car soigner la personne malade nécessite de soutenir réciproquement ses liens au monde qui l’entoure.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : réforme du système de santé, schizophrénie, groupe d’entraide, Aidant familial

Date de mise en ligne : 08/06/2017

https://doi.org/10.3917/dia.216.0025

Notes

  • [1]
    Le terme « handicap psychique » a été retenu dans la loi du 11/02/2005.
  • [2]
    T. Natho, « Dans la famille Nov’langue, je demande les aidants familiaux », Médiapart, Éd. Contes de la folie ordinaire, 2016, [en ligne] https://blogs.mediapart.fr/edition/contes-de-la-folie-ordinaire/article/081016/dans-la-famille-novlangue-je-demande-les-aidants-familiaux.
  • [3]
    La loi du 05/07/2011 relative aux soins psychiatriques a introduit la mesure de « soins sans consentement à domicile », ce qui ajoute à la mission d’aide de l’aidant familial une mission de surveillance.
  • [4]
    Le rapport Laforcade (2016) va clairement dans ce sens puisqu’il énonce que « le centre de gravité du dispositif de soins doit devenir le domicile, l’hôpital l’exception » et la loi du 11/07/2011 a rendu possibles les soins sans consentement à domicile.

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