Notes
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[1]
L’expression « père adéquat, sans plus » est une paraphrase de « good-enough environment » et « good-enough mother » de Winnicott (1958, p. 300) dont la traduction initiale par J. Kalmanovitch (1969) a retenu « environnement suffisamment bon » et « mère suffisamment bonne ».
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[2]
Il s’agit de la « mesure judiciaire d’investigation éducative » (mjie). C’est une mesure ordonnée par le juge des enfants. Sa finalité : apporter une aide à la décision judiciaire après avoir accompagné la famille pendant une durée allant d’un mois (cas rare) à six mois. La mesure se compose d’un bilan social, d’un bilan éducatif (les deux réalisés par un travailleur social), d’un bilan psychologique et d’une synthèse.
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[3]
Didier Houzel (1999) distingue trois axes dans le processus de la parentalité : l’exercice qui renvoie au registre symbolique, l’expérience qui fait appel au vécu subjectif et la pratique qui désigne les conduites effectives telle que les manières de prendre soin de l’enfant. Nous nous intéressons aux deux derniers axes pour aborder la paternalité.
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[4]
Signalons par ailleurs la contribution de la recherche anthropologique, le travail de Maurice Godelier (2004) le montre bien.
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[5]
D’autres travaux, que nous n’aborderons pas ici, complètent et complexifient la compréhension de la psychose, tels ceux décrivant le transgénérationnel, l’héritage psychique, la crypte, le secret, la confusion générationnelle, le transpsychique, le pacte narcissique, le deuil originaire, la paradoxalité, l’incestualité... (cf. Torok, Racamier, Lemaire, Eiguer, Caillot).
1 Cet article rappelle que, pour faire un père et lui permettre de se sentir légitime, il faut un homme, une femme, un enfant et une société. Il souligne la nécessité de repenser la manière dont nous connaissons, repérons, évaluons les composantes du « style » paternel et les compétences des pères. Nous nous appuyons sur un référentiel théorique psychanalytique construit à partir des travaux menés sur les groupes, la famille et le couple (Anzieu, Kaës, Ruffiot, Lemaire, Eiguer, etc.) afin de décrire, à travers des situations cliniques, les différentes manières d’être père adéquat sans plus [1]. Nous abordons des figures de l’être père dans la rencontre avec l’institution judiciaire chargée d’appréhender comment le père réel intervient (ou n’intervient pas) dans la vie quotidienne de ses enfants. Il s’agit de penser la monoparentalité paternelle au quotidien et pour cela d’interroger les implicites théoriques mobilisés dans l’appréhension des compétences paternelles dans ces situations-là.
2 Ceci permet aussi de saisir quels sont les « coûts cachés » payés par les pères, ceux-ci se révélant en cas de rupture conjugale. En effet, Boisson et Wisnia-Weill (2012) notent qu’en cas de rupture du couple il existe une fragilisation de la trajectoire professionnelle des mères et une vulnérabilité de la relation père-enfant. Celle-ci s’exprime par des liens distendus ou encore rompus. Selon ces auteurs, 10 % des enfants résident principalement chez leur père ; 40 % des enfants de moins de 25 ans issus d’une union rompue ne voient leur père que rarement ou jamais. Dans ce contexte, les auteurs se proposent de réfléchir aux différentes manières dont les pères peuvent se trouver interpellés par la justice, par leur enfant, par la mère dans leur positionnement de père.
3 Pour traiter de cette question, deux cas sont évoqués. Ils ont été recueil-lis dans le cadre d’une pratique de psychologue dans un service de protection de l’enfance dédié à l’investigation judiciaire [2]. Les pères, mères et enfants ont été rencontrés plusieurs fois à la demande du juge dans le cadre d’une décision à prendre concernant la nécessité ou non de la protection judiciaire de l’enfant. Les deux situations montrent que l’approche clinique, incluant l’histoire des sujets et leur famille, peut seule éclairer ce qu’il en est du désir et des possibilités du père à prendre sa place auprès de l’enfant après la séparation.
4 Il s’agit ainsi d’appréhender d’une part l’expérience et la pratique (Houzel, 1999 [3]) de la paternalité ainsi que la qualité des liens dans la famille et, d’autre part, d’interroger les références théoriques qui soutiennent la pratique professionnelle. Avant de conclure ce travail, nous ferons un point sur les transactions familiales dont les racines psychiques génèrent l’indifférenciation des places – celles des pères, des mères et des enfants – et les difficultés qu’elles posent aux institutions.
5 Le psychologue, dans cette clinique, a pour mission de parvenir à repérer ce qu’il en est de la position paternelle lors de cette investigation ; il peut dans le cadre de la relation instaurée aussi soutenir les pères dans l’élaboration de leur positionnement. Évidemment, son intervention reste dans ce cadre strict de l’évaluation, mais cela peut avoir des effets de mobilisation importants.
Des pères, des mères et des familles
6 Dans cette clinique, la fragilité de la place des pères en cas de rupture conjugale se traduit souvent par la vulnérabilité des liens père-enfant, la résidence principale revenant majoritairement aux mères. Le risque de relâchement de ces liens, de leur distorsion ou de leur interruption est associé à l’investissement du père dans la vie familiale et auprès de l’enfant avant la rupture conjugale. Autrement dit, les risques pesant sur les liens à l’enfant sont d’autant moins élevés que cet investissement est adéquat et que les conflits entre parents ne sont pas trop importants. Par ailleurs, il est notable que la multiplication des procédures judiciaires et des passages à l’acte sont les signes révélateurs du registre de la problématique psychique où les conflits entre parents s’inscrivent. Ces conflits déterminent la nature des transactions dans la triade père-mère-enfant. Par exemple, une séparation conjugale peut être vécue comme une libération et ouvrir sur des relations interpersonnelles tempérées. Mais elle peut aussi être vécue comme une amputation d’une partie de soi-même, une attaque menaçant l’intégrité psychique du sujet pouvant susciter de forts mouvements de haine et des projections massives.
7 Dans ce dernier cas de figure, le registre de problématique a trait à l’intégrité psychique. Il mobilise des angoisses tant violentes qu’archaïques (dislocation, rupture dans le sentiment d’être, effacement des limites, collage, éclatement) et des défenses rigides et radicales (clivage, déni, suridéalisation). Il en résulte des liens interpersonnels où l’ex-partenaire est objet de projections, de disqualifications et d’attaques massives. Dans ce registre, le seul conflit apparent se situe entre le moi et le monde extérieur, le conflit interne comme le deuil étant déniés (Racamier, 1995). Nous sommes ici sur le terrain de l’atteinte narcissique grave où le sentiment d’être soi-même est menacé. En revanche, lorsque le narcissisme est assuré, la séparation peut blesser, désorganiser mais ne déstructure par le sujet ; la perte est reconnue, le deuil et la culpabilité sont abordables, les conflits sont internes et interpersonnels et la loi est reconnue (Boudarse, 2016).
8 Il est classique de considérer que la fonction du père existe d’autant plus facilement dans l’espace psychique des enfants que la mère le reconnaît comme père (Assoun, 1989). Il s’agit pour elle de reconnaître la loi du père, sa fonction symbolique, ce qui conduit à la reconnaissance des interdits (le meurtre et l’inceste) et à l’intégration des repères fondamentaux (différence des sexes et des générations) dans les liens intra et interpsychiques. De fait, la place du père résonne avec celle du grand-père maternel en la mère (Lebovici, 1983). C’est la marque d’œdipe. Cette place n’échappe pas non plus à la résonance avec celle que la grand-mère maternelle laisse en la mère, c’est ce qu’Olivier (1980) nomme « l’empreinte de Jocaste ».
9 Le psychologue travaillant à l’Aide sociale à l’enfance et plus généralement en protection de l’enfance a, quant à lui, affaire aussi bien à la fonction paternelle en chacun des sujets et dans la famille qu’au père comme sujet en lien avec les siens (Robert, 2007 ; Carel, 2002). Ces facettes du père réel et fantasmatique animent l’être père, tel qu’il se présente, se représente devant le psychologue.
10 La conception de la place du père a récemment évolué vers une approche qui prend en considération les changements de la forme de la famille (Neyrand, 2011), les nouveaux modes de procréation et l’évolution du droit (Hurstel, 2005). De plus en plus de travaux, tout en prenant en compte l’image du père dans la psyché de la mère, s’intéressent également aux spécificités de la position du père et de ses fonctions tant au niveau social-éthologique qu’au niveau affectif et imaginaire (Le Camus, 1995 ; Montagner, 1991 ; Delion, 2012 ; Korff-Sausse et Sacco, 2012 [4]...). Revisitée ainsi, l’image du père se retrouve complexifiée et plus ancrée dans le fond anthropologique d’où elle émerge.
11 Dans la pratique, en cas de séparation, ce ne sont pas toujours les mères qui luttent pour avoir la résidence principale des enfants. Même en conflit, il arrive que les pères participent de façon très active à ce que cette résidence revienne à la mère. En effet, les pères disent souvent eux-mêmes que la place des enfants est auprès de leur mère. Il est des situations où les enfants vivent dans un contexte à risque auprès de leur mère et où les pères n’en demandent pas pour autant la garde. Il peut s’agir d’une immaturité psychique ou d’un abandon des pères – qui profitent par ailleurs de certains bénéfices secondaires liés à la situation. Il peut aussi s’agir d’hommes qui, en raison de leur histoire familiale et culturelle, assignent la mère auprès de l’enfant.
12 L’héritage des aïeux pèse sur les pères. On est père par étayage sur ce que l’on a rencontré chez son propre père, par identification avec lui. L’héritage culturel et œdipien façonne les espaces intra et interpsychiques. Se mouler dans cet héritage, s’y confondre, s’y opposer ou le dénier, signe sa centralité pour le sujet et ses groupes. Le père est signifié à l’enfant par la mère, mais se sentir père passe aussi par l’image interne que ce dernier a de sa propre mère. Ainsi, nous pourrons formuler l’hypothèse que le père, convaincu que sa femme doit prendre soin de ses enfants, fait revivre quelque chose de ses liens à sa propre mère. Renoncer à l’image maternelle héritée de l’enfance pourrait alors faire de lui un coupable, un mauvais fils et, peut-être, un mauvais père. Dans ce sens, demander ou, pire encore, exiger la garde des enfants constituerait parfois une agression intolérable faite à l’imago maternelle et générerait une disponibilité paternelle entravée par la culpabilité, parasitant, de fait, les liens aux enfants.
13 Ainsi, le premier cas que nous évoquerons montre un père tentant de réparer l’image de sa propre mère en s’efforçant de faire de la mère de ses enfants une bonne mère. Parfois, les violences dans le couple sont des tentatives extrêmes pour maintenir le fantasme de réparation.
Monsieur R., puîné de sa fratrie, a vécu de 13 ans à 19 ans seul avec une mère addictive à l’alcool. Il a tenté de l’amener vers les soins, l’a accompagnée et protégée. Elle est décédée de cette maladie. Monsieur a rencontré une première compagne malade alcoolique dont il s’est séparé. Plus tard, il a rencontré madame R. à une période où elle était dépendante de la drogue. Il l’a « sortie » (sic) de la toxicomanie. Elle lui a témoigné beaucoup de reconnaissance. Deux enfants sont nés de leur union. Puis madame a sombré dans l’alcoolisme. Monsieur l’a « soignée », accompagnée, violentée parfois... Quand il a désespéré de la « guérir », il l’a quittée et il lui a confié la garde des enfants : « La place des enfants est auprès de leur mère », dit-il avec conviction ; « Elle est bonne mère », ajoute-t-il, en sériant les preuves de son affirmation. Monsieur s’installe dans un logement situé dans le même quartier que les siens et leur reste très disponible. Cet équilibre convient à toute la famille. Les enfants demeurent néanmoins exposés aux effets de l’addiction maternelle. Monsieur R. continue de veiller sur madame R. Ce faisant les enfants héritent d’une place que leur père a connue à la fois avec sa propre mère et avec leur mère à eux. Si la répétition et la pulsion de mort sont agissantes, quelque chose change : ce père est vivant et il veille ; cette mère est malade alcoolique mais s’appuie sur la présence paternelle. De fait, la reconnaissance et le soutien narcissique réciproque entre parents protègent suffisamment les enfants.
15 Ce cas montre la complexité des itinéraires et les multiples manières d’être des sujets cheminant entre répétition et transformation. Il montre aussi l’intérêt de prendre en compte les compétences et possibilités des deux parents, en s’appuyant sur leur propre arrangement, pour faire évoluer leurs positionnements « juste ce qu’il faut ».
De fils en père, entre culpabilité et légitimité
16 Parfois ce sont les enfants qui forcent leur passage chez leur père. La culpabilité et les conflits de loyauté se déplacent ainsi sur les enfants. Dans ce cas de figure, le père peut subir l’acte de l’enfant, l’accepter activement ou passivement ou en être fier, ou encore s’en emparer pour relancer les conflits avec la mère des enfants... Dans tous les cas, la situation suscite ses ambivalences tout en légitimant sa place auprès de ses descendants et parfois auprès des institutions. Autrement dit, l’acte de l’enfant semble légitimer le père et le déculpabiliser. Le cas suivant montre que, parfois, pour retrouver le père, effacé ou abrité derrière une inhibition et un évitement, il faut qu’une instance sociale, une institution puisse le reconnaître et lui donne légitimité. En effet, la fuite ou encore l’agressivité sont souvent des défenses liées à la culpabilité, au manque de sentiment de légitimité ou encore à des identifications trop angoissantes parce que trop conflictuelles aux enfants et/ou aux rôles et fonctions du père et de la mère. Dans ce cas, il faudra pouvoir explorer la manière dont il est possible pour le père de se sentir reconnu-légitimé, car, ainsi conforté sur le plan narcissique, il sera plus en mesure d’occuper sa place auprès de ses enfants.
17 Jérémie, 16 ans, est l’aîné d’une fratrie composée de Gwendoline, 13 ans, et Marion, 11 ans. Jérémie « dénonce » un fonctionnement maternel « chaotique » associé à une addiction alcoolique et cannabique. Sous forme d’un passage à l’acte, il quitte le domicile de sa mère pour « s’imposer », de fait, chez son père qui vivait jusqu’alors seul. De son côté, la mère exprime des inquiétudes aussi bien au sujet du développement psychique de son fils qu’à propos du père qu’elle qualifie d’irresponsable et d’alcoolique. Jérémie s’est apaisé depuis qu’il est chez son père. Il est moins angoissé, son rythme veille/sommeil s’est régulé ; il est moins agressif et plus assidu dans sa scolarité. Le père savait que ses enfants rencontraient des difficultés chez leur mère et que son fils voulait le rejoindre, mais il ne s’autorisait pas à en parler à la mère... et « de toute façon, pour elle, je suis toujours coupable ». Toujours coupable ? « Oui, depuis l’explosion », affirme-t-il. Le mot « explosion » est utilisé par le fils d’abord pour qualifier la manière dont il quitte sa mère et par son père ensuite pour parler de sa séparation conjugale. Le même mot évoque pour le fils l’acte fondateur de retour chez son père et pour ce dernier une grave violence conjugale où il était agresseur, Marion avait alors 1 an. Ce père « traînant aussi quelques autres affaires avec la justice » a été condamné à une peine de prison ferme.
18 Dix ans après cette condamnation, monsieur se voit toujours coupable dans le regard de sa femme. Inhibé et effacé dans sa relation aux siens, trouvant sans doute quelques bénéfices secondaires à ne pas avoir à s’occuper des enfants qu’une fin de semaine sur deux, il attendait que les enfants le reconnaissent et le légitiment en venant le retrouver. Pour lui, seul cet acte posé par les enfants ou par un magistrat pouvait lui restituer la légitimité d’exercer une paternité « à temps complet ». L’acte du garçon vient mettre en crise la défense paternelle faite d’évitement et d’inhibition. Il ravive les traumas individuels et familiaux ayant trait à la violence des relations et aux fragilités narcissiques. Par ailleurs, il impose des transactions nouvelles entre l’ensemble des membres de la famille, remettant en cause l’équilibre précédent et réinterrogeant les loyautés et les alliances narcissiques. Enfin, il déplace la culpabilité du père vers le fils. La répétition de la violence pendant la séparation, voire la violence comme seule possibilité de se détacher, en est le mécanisme. Ce dernier témoigne du flou des frontières psychiques entre sujets comme le registre principal du fonctionnement familial. Ce flou suscite des angoisses en termes d’intrusion, de dépossession, d’insécurité interne... Dans ce cas de figure, se séparer est synonyme de s’arracher de l’autre. Sur un plan strictement intrapsychique, Jérémie exprime un besoin d’identification à son père et une mise à distance de sa mère, une dynamique œdipienne donc s’exprimant sur un terrain narcissique.
19 Ainsi, prendre en compte la culpabilité et le besoin de légitimité du père conduit à penser sa reconnaissance avec ses défaillances et à prendre le risque de déstabiliser certains équilibres familiaux. La légitimation par les enfants et/ou par les institutions soutient l’expérience de la paternalité du sujet-père avec ses compétences et ses défaillances lorsque la mère attaque, à tort ou à raison, le père comme sujet et comme imago. En paraphrasant Winnicott (1958), nous pouvons énoncer qu’accepter la défaillance, c’est intégrer l’idée d’un « père adéquat, sans plus ».
De la pratique professionnelle
20 Le dernier cas présenté interroge directement le fait que, le plus souvent, quand le père n’a pas la garde, voire est absent, ce n’est qu’en cas de défaillance maternelle qu’il sera sollicité par les professionnels. Ce qui impose que ces derniers soient en mesure de saisir comment ce père peut, malgré des contacts réduits avec ses enfants, occuper sa place de père et s’il peut l’investir davantage au bénéfice de ses enfants.
21 En effet, les statistiques (Boisson et Wisnia-Weill, 2012) montrent que les enfants sont confiés au père lorsque la mère est qualifiée de fragile psychologiquement. C’est dans les cas de grande souffrance maternelle que le père serait activement sollicité par les professionnels, contre l’avis de la mère parfois – pour éviter, dans un certain nombre de cas, le placement de l’enfant. Les professionnels doivent alors, lors de l’investigation, trouver des éléments objectifs sur lesquels s’appuyer pour évaluer les compétences paternelles. Or, de fait, leur formation met à leur disposition plus d’éléments de connaissance concernant les compétences maternelles que les compétences paternelles. Mais ces dernières peuvent ne pas se manifester de la même façon ni dans leur forme ni dans leur fond.
22 Nous formulons l’hypothèse que cette évaluation impose de prendre en compte la tension qui peut exister entre le pôle soignant et le pôle limitant qui sont au cœur de toute fonction parentale. Cette hypothèse est d’autant plus nécessaire à envisager que, culturellement, le pôle soignant (les soins apportés aux enfants dans le sens de Winnicott) est fortement teinté de féminin et de maternel, tout comme le pôle limitant (au sens des interdits et leur transmission) est fortement marqué par le masculin et le paternel. Ainsi, penser la fonction parentale comme unité associant soins et limites n’élimine pas la nécessité de penser les styles parentaux qui sont, eux, marqués par la différence, monoparentalité ou pas. Cette évaluation est importante, car changer l’enfant de résidence, ici le déplacer du foyer maternel au foyer paternel, passer d’un connu, même insatisfaisant, à un « à connaître », peut constituer une prise de risque pour l’institution, risque de déstabiliser l’enfant et ses deux foyers. Ce risque est évidemment d’autant plus aisé à prendre que le contraste est net entre la mère et le père concernant leur équilibre intrapsychique et interpersonnel, ce qui n’est pas toujours le cas.
23 Par ailleurs, en matière de pratiques institutionnelles, la monoparentalité maternelle est mieux connue puisque plus fréquente. Les références théoriques en matière de soins à apporter à l’enfant sont majoritairement construites à partir des recherches menées sur la relation mère-enfant. Or, pour repérer des compétences, des manières d’être ou de faire, il faut les attendre, anticiper l’importance de leur observation. Le manque de connaissance du vécu des pères conduit probablement à nous rendre sourds à certains éléments de ce vécu. Il s’avère que souvent, finalement, le professionnel risque d’être trop exigeant avec eux comparativement à ce qu’il peut tolérer chez les mères. Il est possible que l’idéalisation du lien mère-enfant et notre savoir-faire développé d’abord au contact des mères tendent à entraver la qualité de notre approche clinique des pères. À titre d’exemples : les travaux sur la dépression du post-partum et la psychose puerpérale, ces désordres psychiatriques associés à l’enfantement portant quasi exclusivement sur les mères. C’est comme si les pères pouvaient rester impassibles devant les bouleversements qu’impulse la périnatalité. Dans sa description de la dépression du bébé, Spitz (1965) n’évoque que les contacts avec la mère. Dans les travaux de Winnicott (1958, 1971), le père brille par son absence. Il a fallu attendre les travaux sur les interactions précoces parents-nourrisson et sur l’attachement pour réaliser que le « style interactif » du père est différent de celui de la mère et que le nourrisson y réagit différemment (Montagner, 1991 ; Le Camus, 1995 ; Lebovici, 1998). Si nous généralisons ce résultat à tous les âges, il devient facile d’envisager l’évaluation des « compétences » paternelles dans un style particulier, qui mobilisent des manières d’être particulières chez l’enfant qu’il convient de mieux appréhender.
24 Des concepts fondamentaux élaborés à partir de la clinique de la cure type sont disponibles, comme la fonction paternelle et le Nom-du-père. Ces concepts concernent des fonctions et des symboles. Ils sont fort utiles pour saisir l’expérience de la paternité, mais leur portée mérite d’être prolongée par d’autres concepts pour saisir la pratique de la paternalité. Ceci est d’autant plus nécessaire que le professionnel de la protection de l’enfance, par exemple, a besoin d’outils pour comprendre le style de la pratique des pères, car il a besoin d’évaluer des possibilités, de vérifier l’existence de quelques appuis pour proposer des orientations concrètes qui ont des effets plus ou moins immédiats sur toute la famille. Ceci signifie que la pratique professionnelle a besoin de recherches spécifiques pour changer, se développer et se perfectionner afin de mieux prendre en compte le processus de paternalité et de favoriser le développement des liens père-enfant pour prévenir leurs distorsions et ruptures.
Ni père, ni mère : indifférenciations
25 Lorsque le Nom-du-père est forclos dans la psyché maternelle, la place du père peut fortement être compromise. Ce père attaque narcissiquement la mère, puisque l’enfant n’est pas vécu comme distinct de son soi (self). Dans ce type de contexte, le symbolique opère peu, tout comme la loi. La littérature psychanalytique évoque les mères psychotisantes (Dor, 1989). Pour ces mères, « la Loi dont il s’agit est une loi parfaitement personnelle de pure convenance individuelle, comme le dit Piera Aulagnier. Elle est vouée à une mobilité imaginaire imprévisible, ce qui est précisément contradictoire à l’essence de toute loi symbolique » (ibid., p. 129 [5]). Dans ce cas, l’institution, qu’elle soit soignante, socio-éducative ou judiciaire, doit contribuer à la réintroduction d’un tiers. La même question est posée par les pères lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes psychotiques ou pervers. Il s’agit d’introduire cet écart nécessaire entre les êtres pour que la loi joue son rôle de structuration.
26 Dans ce contexte, des outils et dispositifs sont conçus, tels que les jugements émis par les tribunaux, les soins de couple et de famille, les espaces-rencontre, les visites médiatisées, les visites accompagnées, les injonctions de soins, la médiation familiale, les actions du milieu ouvert, le placement... pour tenter de différencier, individualiser et aménager des liens interpersonnels tempérés. Il est question, à chaque fois, d’aménager des espaces conteneurs et contenants.
27 Les situations où la loi peine à structurer les êtres et les relations ont, par ailleurs, ceci de particulier qu’elles mobilisent plusieurs institutions et potentialisent les risques de conflits intra et interinstitutionnels. Autrement dit, ce qui ne se formule pas en termes de conflits dans la famille (puisque celle-ci a affaire davantage aux angoisses d’amputation, d’éclatement, d’effondrement narcissique et mobilise pour s’en défendre déni, clivage et paradoxalité) migre dans les institutions. Dans les meilleurs des cas, ce vécu/non-vécu (Winnicott, 1974) trouve un espace conteneur et de contenance dans ces dernières. Il est question de l’impensable qui peut pousser à l’agir et/ou atteindre narcissiquement la personne du professionnel lui-même (Lamour et Gabel, 2011).
28 Si les institutions repèrent ces phénomènes, elles n’ont pas toujours les dispositifs pour les traiter. Ce type de dysfonctionnement ayant trait à l’identité, au narcissisme et à l’incestualité potentialise la confusion des places, celles des pères, des mères, des enfants et parfois celles des institutions elles-mêmes (Lemaire, 2005, 2012).
Quelques ouvertures en guise de conclusion
29 La clinique de la rencontre avec des pères dans le cadre de la protection de l’enfance montre que la vulnérabilité des relations père-enfant, en cas de séparation, concerne tout fonctionnement individuel et familial. Cette vulnérabilité est d’autant plus importante que les transactions sociales, affectives, imaginaires dans les couples séparés se déroulent sur un terrain narcissique fragile et menacé. Par ailleurs, plus les enfants sont jeunes, plus ils sont piégés dans les failles narcissiques des adultes. Ce sont souvent les préadolescents et adolescents qui, la crise de l’adolescence aidant, esquissent des mouvements remettant en cause les équilibres perturbés ou franchement pathologiques de leur famille. Ainsi réussissent-ils parfois à se mettre à distance de l’un des parents afin de se rapprocher de l’autre, le légitimant.
30 Du point de vue de la pratique professionnelle, soutenir la reprise des relations père-enfant en cas de distorsion ou de rupture des liens passe d’abord par la reconnaissance et la légitimation (l’axe intersubjectif) de l’adulte. Il s’agira de soutenir l’élaboration de sa culpabilité et de ses ambivalences (l’axe intrapsychique) dans un second temps de l’accompagnement. Ceci en maintenant l’intérêt de l’enfant au cœur de la démarche.
31 Par ailleurs, il est important que les professionnels et les chercheurs réfléchissent, dans le cadre de la recherche-action, sur « le père adéquat, sans plus », comme l’on a su penser « la mère adéquate, sans plus » (Winnicott, 1958). C’est une question pragmatique importante puisque la situation sociale et institutionnelle actuelle montre qu’en cas de séparation, lorsque la mère a la résidence principale, le recours au père s’opère très souvent uniquement quand la mère est en grande souffrance ou, comme le second cas le montre, quand les enfants se manifestent en ce sens.
32 Cette clinique montre que l’expérience de la paternité sollicite non seulement l’identification à l’imago paternelle, mais aussi la culpabilité liée à l’imago maternelle. En cas de rupture conjugale, cette culpabilité participe au relâchement des liens à l’enfant. Les pères éprouvent le besoin d’être reconnus et légitimés par leurs enfants, par la mère et par la société. Ceci surtout quand les conflits entre parents s’inscrivent dans un registre psychique à dominante narcissique. Plus généralement, ces conflits interrogent toujours le registre et la collusion psychiques à l’origine de la formation du couple.
33 Dans ce travail d’investigation et d’accompagnement, le professionnel travaille avec un cadre théorique, une expérience qui ne le rend peut-être pas toujours en position d’évaluer les compétences paternelles s’il utilise comme critères implicites ceux que l’on adopte, consciemment ou non, dans l’évaluation des compétences maternelles. Le risque lié à ce contexte est d’être plus attentif aux défaillances (existantes ou probables) qu’aux ressources et compétences paternelles.
Bibliographie
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- Winnicott, D.W. 1974. « La crainte de l’effondrement », Nouvelle revue de psychanalyse, 1975.
Mots-clés éditeurs : séparation, monoparentalité, père, culpabilité, légitimité, protection de l’enfance
Mise en ligne 20/12/2016
https://doi.org/10.3917/dia.214.0053Notes
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L’expression « père adéquat, sans plus » est une paraphrase de « good-enough environment » et « good-enough mother » de Winnicott (1958, p. 300) dont la traduction initiale par J. Kalmanovitch (1969) a retenu « environnement suffisamment bon » et « mère suffisamment bonne ».
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[2]
Il s’agit de la « mesure judiciaire d’investigation éducative » (mjie). C’est une mesure ordonnée par le juge des enfants. Sa finalité : apporter une aide à la décision judiciaire après avoir accompagné la famille pendant une durée allant d’un mois (cas rare) à six mois. La mesure se compose d’un bilan social, d’un bilan éducatif (les deux réalisés par un travailleur social), d’un bilan psychologique et d’une synthèse.
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Didier Houzel (1999) distingue trois axes dans le processus de la parentalité : l’exercice qui renvoie au registre symbolique, l’expérience qui fait appel au vécu subjectif et la pratique qui désigne les conduites effectives telle que les manières de prendre soin de l’enfant. Nous nous intéressons aux deux derniers axes pour aborder la paternalité.
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Signalons par ailleurs la contribution de la recherche anthropologique, le travail de Maurice Godelier (2004) le montre bien.
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D’autres travaux, que nous n’aborderons pas ici, complètent et complexifient la compréhension de la psychose, tels ceux décrivant le transgénérationnel, l’héritage psychique, la crypte, le secret, la confusion générationnelle, le transpsychique, le pacte narcissique, le deuil originaire, la paradoxalité, l’incestualité... (cf. Torok, Racamier, Lemaire, Eiguer, Caillot).