Dialogue 2016/1 n° 211

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Article de revue

Les aléas du désir à la ménopause ou les « névroses de ménage »

Pages 109 à 122

Notes

  • [1]
    Claude Cloës, psychologue clinicienne. ccloes@free.fr
  • [2]
    Dans sa correspondance avec W. Fliess, Freud (1896) avait décrit la « crise du milieu de la vie » qu’il traversait en parlant de « [sa] ménopause ». Il tentait d’en objectiver les signes biologiques et les ressorts psychologiques.
  • [3]
    La ménopause constitue un temps automnal de mise en sommeil libidinal à l’opposé de la période adolescente qui serait semblable à l’éveil de la nature au printemps. Hélène Deutsch avait mis en parallèle ces deux phénomènes à l’endroit de la poussée libidinale qui surgit à ces deux temps de la vie et qui nécessite des aménagements psychiques afin de mettre en adéquation le fait biologique avec la psyché. Bien que cette comparaison soit intéressante, il apparaît une différence majeure entre ces deux moments chronologiques de la vie : la représentation accolée au climatère s’inscrit, elle, sous le sceau de la perte. En effet, la ménopause est envisagée comme un temps de tarissement de la ressource désirante, un temps annonciateur de la vieillesse et de la mort.
  • [4]
    Freud a montré que la constitution subjective s’appuie sur le narcissisme et que l’un des héritiers du narcissisme primaire est l’idéal du moi, une instance où le moi et l’idéal sont confondus ; où le moi se vit comme grandiose et mégalomaniaque. Freud énonce : « Ce qu’il [l’homme] projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance ; en ce temps-là il était lui-même son propre idéal » (Freud, 1914, p. 98).
  • [5]
    Il existe une autre voie possible pour les femmes ménopausées, qui consiste à maintenir intact leur narcissisme en perpétuant l’image désirante dans l’affirmation d’une sexualité féminine active à la cinquantaine, plus épanouie car libérée des contraintes de l’enfantement. Nous pensons au phénomène des couguars, terme qui désigne des femmes ayant comme partenaire sexuel un homme plus jeune qu’elles d’au moins quinze ans, des femmes qui sont parfois ménopausées. Sur le plan psychique, il s’agirait pour ces femmes d’adopter une posture masculine face à la sexualité en assumant sans culpabilité que, une fois défaites des contraintes de la procréation, elles peuvent s’épanouir sexuellement et rechercher le plaisir sexuel. Ces conduites de séduction chez des femmes mûres agiraient comme un mécanisme défensif de déni de la vieillesse et de son corollaire, la mort. En effet, séduire un homme plus jeune les oblige à se rajeunir à l’aide d’artifices divers afin d’échapper aux effets du corps vieillissant. Face à ces conduites de séduction, Hélène Deutsch (1924) avançait l’hypothèse qu’il s’agirait d’une reviviscence du fantasme œdipien incestueux envers le fils, fantasme transposé sur des hommes jeunes. En outre, l’auteur repérait que lors de la puberté et de la ménopause se produisait une réactivation de la problématique œdipienne : là où l’adolescente est aux prises avec des fantasmes incestueux envers le personnage paternel, la femme mûre y substituerait celui du fils. Cependant, cette ultime traversée de l’œdipe lors de la ménopause est bien différente dans son issue que lors de l’adolescence, car la promesse œdipienne ne saurait plus être réalisée ni réalisable.
  • [6]
    Il s’agit d’un clin d’œil à une célèbre série américaine dont le titre, « Desperate Housewives », signifie « femmes au foyer désespérées » et également « femmes désespérées en ménage ».
« Dernière expérience traumatique de la femme en tant qu’être sexuel, la ménopause se place sous l’égide d’une blessure narcissique incurable. »
Hélène Deutsch, 1924, p. 97

1 La ménopause, temps biologique et hormonal particulier de la vie des femmes, constitue-t-elle un champ d’étude théorico-clinique digne d’intérêt pour la psychanalyse ? Au vu du faible nombre de travaux et publications analytiques qui s’y rapportent, la question mérite d’être soulevée. Il est vrai que la ménopause concerne uniquement les femmes (pour les hommes on évoque l’andropause [2] sans toutefois y voir une stricte équivalence) et que la psychanalyse privilégie une théorie du sujet en faisant généralement fi de la question du sexe biologique. Pour autant, Freud soulignait ceci : « Il faut bien que la différence anatomique se marque dans des conséquences psychiques » (1933, p. 167). Ceci nous offre à penser que la ménopause pourrait avoir chez certaines femmes un retentissement psychique particulier et, bien que le phénomène engage essentiellement le corps, nous soutenons que les remaniements psychiques qui surviennent pourraient occasionner différentes formes d’expressions psychopathologiques.

La ménopause, temps fécond d’expressions psychopathologiques

2 Certaines de nos rencontres cliniques dans le champ de la santé mentale nous ont permis d’appréhender que la ménopause constitue un temps chronologique de transition dans la vie des femmes qui renferme nombre de problématiques impactant la psyché telles que le désir, le maternel, le féminin, le deuil, le narcissisme, etc. Des problématiques potentiellement propices à des manifestations psychopathologiques diverses allant bien au-delà des simples modifications de caractère repérées par Freud. Il décrivait les femmes ménopausées en des termes peu flatteurs, les qualifiant de « querelleuses, tracassières et ergoteuses, mesquines et avares ; elles font ainsi montre de traits d’érotisme sadique-anal qu’elles ne possédaient pas auparavant, durant leur féminité » (Freud, 1913, p. 195). La clinique psychiatrique nous offre de saisir une pluralité de tableaux cliniques s’exprimant à la ménopause, comme les dépressions, les épisodes délirants, l’hypocondrie, l’alcoolisme, les passions amoureuses, la mélancolie, etc. Nous soutenons que le réel du corps en tant que féminin, l’image du corps féminin avec ses incidences psychiques et la symbolique qui y est rattachée constitueraient le lieu d’où pourrait se soutenir une spécificité clinique de la ménopause. Nous proposons d’interroger les aléas du désir à la ménopause et plus particulièrement l’une de ses expressions psychopathologiques perçue comme une figure de la dépression : les névroses de ménage. Au préalable, tentons de préciser les modifications du désir féminin à la ménopause.

Le désir féminin à la ménopause

3 Quel(s) effet(s) le passage des ans produit-il sur la libido ou, plus précisément, qu’en est-il du désir sexuel des femmes durant la période climatérique qui sonne l’annonce de la vieillesse ? D’une manière générale, nous considérons que pour tout sujet l’inexorable écoulement du temps produit des effets psychiques corrélés au vieillissement biologique. En effet, le temps constitue une ressource non renouvelable dans laquelle s’inscrit le sujet et qui implique un certain nombre de pertes et de réorganisations. Dans « L’esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), Freud a dégagé que tout au long de la vie d’un individu l’appareil psychique est soumis à des variations qualitatives et quantitatives. Il a repéré que le fonctionnement psychique est un système déséquilibré qui tend à l’inertie et que ce système nécessite des opérations d’ajustement ou de rectification. En nous inspirant de ce schéma, nous pourrions considérer qu’avec le temps qui passe, parallèlement à la diminution hormonale qui se produirait lors de la ménopause, la ressource psychique désirante (libido psychique) s’épuiserait également. Ceci conduirait à supposer que le désir sexuel s’affaiblit à la faveur de l’avancée en âge, des déficits hormonaux et des modifications physiques associés.

4 L’idée d’un affaiblissement de la libido est soutenue par la science médicale actuelle mais se heurte aux observations de Freud, qui au contraire repérait lors du climatère un accroissement de la libido [3]. Tout au long de son œuvre, Freud a soutenu l’idée d’une augmentation de la libido à cet âge de la vie, une augmentation pouvant, par inhibition, conduire à l’expression de certains troubles névrotiques du type névrose d’angoisse. Ainsi, selon Freud l’angoisse apparaît lorsque la libido déborde les capacités d’absorption du psychisme ou lorsque le psychisme refoule massivement l’excès de libido. C’est comme si cet excès désirant survenait de manière inappropriée au vu de l’âge physiologique et de l’image classiquement associée aux femmes d’âge mûr. En effet, la société contemporaine dénie volontiers l’idée d’une sexualité active chez les femmes ménopausées, ces dernières n’apparaissant plus comme des objets de désir en raison du spectre de la mort qui se voile sous la fin de la capacité d’enfantement. Mais s’agit-il uniquement de cela ? L’achèvement du maternel dans sa potentialité à enfanter ne vient-il pas révéler au grand jour la question du désir sexuel chez la femme ? Repérons que, au xixe siècle, certains traités médicaux à l’usage des jeunes époux mettaient en garde contre les pratiques sexuelles lors de la ménopause. On pouvait lire ceci : « La copulation avec l’épouse stérile et avec la femme ménopausée : deux figures ravageuses aux amours inutiles, tumultueuses, excessives. Ces Messaline conjugales aiment à se livrer à des coïts effrénés qui épuisent leur partenaire » (Corbin, 1999, p. 88). Après une telle mise en garde, il n’y a qu’un pas à faire pour considérer les femmes d’âge mûr comme des intrigantes potentielles, au regard du tabou exercé sur la jouissance féminine, vraisemblablement source d’inquiétudes pour les hommes.

5 Au xxie siècle, l’âge de la retraite sexuelle est repoussé et les codes régissant la jeunesse s’en trouvent modifiés (désynchronisation des âges de la vie). Pour autant, la société judéo-chrétienne peine toujours à envisager que des femmes ménopausées puissent trouver un épanouissement sexuel tardif. L’une des raisons est que la femme conjoint sur elle les images de la féminité et du maternel qui l’exposent plus que l’homme au jugement social et la fragilisent d’autant. Ces images impliquent le corps dans ce qu’il donne à voir à l’autre comme corps désirant, corps maternel : un corps qui n’est pas neutre mais qui est marqué par le discours social. Et s’agissant de la ménopause, c’est comme si le social considérait les femmes d’un certain âge presque comme des anges, sans sexe réellement défini. Le tabou demeure bien ancré et, par conséquent, ces femmes sont plus aisément considérées comme des grands-mères potentielles que comme des amantes passionnées. D’ailleurs, il n’est pas rare que les femmes ménopausées se conforment aux attentes sociales et abandonnent toute vie sexuelle à l’orée de la ménopause, s’orientant alors vers des activités sublimatoires. Ce renoncement volontaire au désir sexuel est parfois renforcé par le fait que certains hommes d’âge mûr les délaissent, comme pour exorciser leur vieillesse à venir, en se tournant vers une compagne plus jeune avec laquelle ils fondent une nouvelle famille qui leur offre d’être institués en jeunes pères, dans une tentation d’éternité. Il semble que cet affront n’est pas sans effets psychiques chez certaines femmes ménopausées déjà fragilisées par les modifications hormonales et biologiques qu’elles vivent. Cela peut provoquer en elles une blessure narcissique importante en raison notamment de l’outrage fait à leur féminité et à leur capacité de séduction. Dans ses travaux, Marion Péruchon (2008) parle de « crise narcissique » à la ménopause, une crise qui oblige la femme à redistribuer ses investissements objectaux et à réaménager son narcissisme [4]. Rappelons que Freud attribuait à la féminité un degré plus élevé de narcissisme et qu’il soulignait que, pour la femme, être aimée est « un besoin plus fort qu’aimer » (Freud, 1933, p. 177), ce qui pourrait expliquer les difficultés pour certaines femmes de traverser cette période.

Effets psychiques de la ménopause

6 La ménopause, au même titre que d’autres événements touchant à la féminité (menstruations, avortement, fausse couche), implique de réaliser un deuil sur le corps en tant qu’il est corps féminin. Précisons que la féminité n’est pas réductible au seul fait biologique mais est une construction psychique qui s’élabore chez la fille à la faveur des premiers liens à la mère – qui lui permettront d’affirmer son identité féminine et de s’approprier son corps comme marqué par le féminin. Freud (1933) avait confié à la psychanalyse la tâche de saisir comment l’enfant (fille) originairement inscrit sous le sceau de la bisexualité psychique devenait une femme – tout en se gardant bien de décrire ce qu’était une femme. Interrogeons-nous : quelle image certaines femmes ont-elles d’elles-mêmes après avoir subi des atteintes à l’endroit de leur corps féminin du fait de la ménopause ? Assistent-elles à une désertion du féminin dans ce qu’il a de séducteur et de narcissiquement valorisant ? Certaines femmes nous confient essentiellement leurs ressentis concernant les effets physiologiques du climatère (sueurs, insomnies, irritabilité, fatigue, bouffées de chaleur, jambes lourdes, etc.). Ces discours partagés et partageables par les femmes ménopausées en termes d’effets biologiques se redoublent d’une problématique psychique inconsciente qui se saisirait par certaines allusions faites au maternel sous la forme du désir exprimé de devenir non plus mères, mais grands-mères. Nous entendons à cet endroit les traces du deuil de la maternité réelle et la réorganisation désirante autour d’un statut valorisé socialement, celui de grand-mère. Le narcissisme fragilisé par la ménopause trouve là une issue positive par la réorientation de la libido sur l’objet petit-enfant et par l’investissement de la transmission du féminin maternel. Marie-Christine Laznik souligne qu’à la ménopause ce sont les deux promesses œdipiennes qui sont perdues : « Celle d’un enfant en substitution du phallus et celle d’une certaine forme de phallicité de son corps tout entier » (Laznik, 2003, p. 62). Là où la jeune fille pubère découvre avec trouble la survenue des menstruations venant signaler sa capacité d’enfanter, la femme cinquantenaire supporte un temps où s’amenuise pour elle la potentialité d’être encore mère. Son corps vieillissant la trahit dans son intériorité et entame la question de son désir et du désir de l’autre pour elle. Ainsi, l’entrée de la femme en ménopause est l’occasion d’une réorganisation de son économie désirante car elle doit renoncer à sa jeunesse et à la possibilité d’enfanter. Elle se voit en outre dépossédée de ses enfants comme attributs phalliques, ce que l’on désigne sous le vocable de « syndrome du nid vide ». La rupture psychique induite par la ménopause fragilise son narcissisme et la confronte à nouveau à la question de la castration. Selon Marie-Christine Laznik (2003, p. 62) : « Il lui faut accomplir un double deuil : elle ne peut prétendre ni à la phallicité du maternel ni à celle de sa beauté. » L’avenir désirant qui s’offre alors à elle peut trouver plusieurs issues, comme l’avançait Hélène Deutsch (1924, p. 108) : « Il reste à la femme deux façons de se protéger de la désolation de l’âge : la continuation de la maternité psychique vis-à-vis du monde extérieur ou la constitution bisexuelle, biologiquement ranimée désormais, qui se manifeste aussi fréquemment dans l’apparence physique de la femme vieillissante. »

7 L’effacement de la figure féminine au profit d’une certaine neutralité sexuelle pourrait également susciter des agissements venant mettre en échec ces représentations [5]. S’il est vrai que la majorité des femmes ménopausées parviennent à réorganiser leur économie désirante et à redistribuer les investissements objectaux, certaines n’y parviennent pas, à l’image de la méchante reine dans Blanche-Neige qui tente de supprimer sa rivale qui la surpasse en beauté et en jeunesse, mais qui finira par tomber dans l’abîme à défaut de pouvoir accepter les deuils qui touchent au féminin. L’abîme de notre société prônant la jeunesse comme modèle ne représenterait-il pas certaines figures particulières de la dépression ?

Ménopause et effondrement dépressif

8 Nos rencontres cliniques avec des femmes cinquantenaires nous permettent d’approcher des tableaux cliniques variés dont un en particulier a retenu notre attention par son occurrence. Il s’agit de femmes sans antécédents dépressifs qui commettent, à l’orée de la ménopause, un passage à l’acte suicidaire aussi sévère qu’inattendu. Ces femmes ont certaines similarités : elles sont mariées de longue date avec un homme d’un âge équivalent au leur ; elles n’ont pas exercé durablement ou de manière régulière d’activité professionnelle ; elles ont fortement investi leur maison ; enfin, les enfants ont quitté le domicile parental pour vivre leur vie. Outre leur geste suicidaire imprévisible, on relève chez ces femmes l’expression d’une plainte particulière sur un versant hystérique qui se décline par leur désespoir de ne plus parvenir, disent-elles, à « faire le ménage comme avant ». Tout leur discours est orienté sur leur dépit de ne plus être la ménagère qu’elles étaient au temps de leur jeunesse. Banalisant leur geste de mort, ces femmes apportent comme justification à leur tourment infini de ne plus parvenir à aller « au bout de leur ménage ». C’est le décalage entre le contenu manifeste de leur discours et la gravité du passage à l’acte qui interroge. Les plaintes lancinantes de ces desperate housewives[6] intriguent, irritent et font sourire parfois, mais elles insistent assez, en tant que symptôme, pour être entendues. Il s’agit selon nous d’une plainte spécifique renvoyant à ce qui se passe – ou ne se passe plus – dans leur couple, dans leur ménage. L’allusion au sexuel, au désir dans le couple est ici voilé par torchons et lingettes. La reconnaissance de leur beauté flétrie et la perte de leur capacité de séduction sont masquées par la mention du temps d’avant où tout leur paraissait réalisable dans leur ménage. C’est face aux deuils suscités par la ménopause, face au corps qui trahit et au désir qui s’amenuise que ces femmes tentent de lutter, mais, échouant à se faire entendre par leurs proches, elles optent pour la voie tonitruante du passage à l’acte suicidaire.

Inès et Adèle, femmes désespérées en ménage

Inès

9 Inès a 55 ans lorsqu’elle est hospitalisée pour la première fois en psychiatrie suite à un grave geste suicidaire. Femme mariée, elle a élevé trois enfants pour lesquels elle a renoncé à sa profession de secrétaire. Dans le même temps, Inès a pris soin de son mari et s’est occupée à rendre tout ce petit monde heureux. Mais aujourd’hui, les enfants ont pris leur envol, son mari se concentre sur son travail et est impliqué dans le réseau associatif, ce qui occasionne de fréquentes absences du domicile conjugal. Esseulée, elle s’ennuie et désespère de devenir grand-mère afin, dit-elle, de redonner un sens à son existence. C’est dans ce contexte d’isolement qu’Inès, le jour de la Saint-Valentin, tente de mettre fin à ses jours en se jetant dans le canal qui coule non loin du domicile familial, et ce à la stupeur générale de ses proches.

10 Lorsque nous rencontrons Inès à l’hôpital où elle a été admise, le contact est bon, la présentation soignée, le sourire affiché. Elle convie son interlocuteur à s’asseoir pour bavarder avec elle, s’enquiert de sa santé et commente la vie du service hospitalier, en appelant déjà les autres patients par leurs prénoms. Pour le profane, nulle trace de dépression chez Inès, elle est tout sourire et affiche une belle indifférence. Pour le clinicien, la façade ne tient pas et le geste suicidaire était sérieux. Interrogée sur cela, Inès banalise son passage à l’acte en décrivant un ennui progressif à son domicile. Puis, dans un sanglot, elle confie ne plus rien pouvoir faire à la maison, et surtout pas les tâches domestiques. Inès explique d’une voix serrée par l’émotion qu’elle ne parvient plus à tenir son ménage « comme avant », que son travail ménager quotidien la fatigue et qu’elle ne peut en venir à bout. Honteuse et désemparée, elle semble assister, impuissante, à la lente destruction de son univers familier sans pouvoir faire quoi que ce soit pour l’empêcher. Sa seule issue face à ce naufrage domestique est la mort. Durant nos entretiens, Inès se lamente, gémit et insiste longuement sur son incapacité à faire les choses qu’elle faisait auparavant sans ciller.

11 Pour Inès, se plaindre de ne plus pouvoir faire son ménage renvoie à une souffrance insupportable du côté du féminin qui est mise en acte à travers sa tentative suicidaire. Son corps est amoindri non pas par un handicap physique, mais par une blessure psychique imaginaire irréparable. L’emploi dans son discours du signifiant « ménage » a toute son importance, car c’est dans cet équivoque que git sa souffrance : Inès nous parle ici de son couple, de son ménage et non des tâches domestiques qu’elle ne parvient plus à faire. Elle déplore qu’il ne se passe plus autant de choses qu’auparavant dans son ménage. L’abîme de souffrance dans lequel elle se noie est souligné par son époux dépassé par la situation qui n’entend la plainte de son épouse que littéralement. Ainsi, il implore l’institution psychiatrique de lui « rendre son épouse comme elle était avant », cette femme au foyer parfaite qu’il a épousée. Car ce n’est que lorsque le travail ménager n’est plus réalisé qu’il devient visible, et le mari de s’apercevoir sous l’amas de linge, les repas bâclés et la saleté qui s’installe que son épouse a perdu de sa jeunesse et de sa beauté. Il est alors plus difficile de pardonner à l’autre les effets du temps passant si le familier s’estompe. Cependant, gardons-nous bien de proposer une aide ménagère à Inès pour la soutenir, car ce serait introduire une rivale dans son ménage. Inès n’est en rien une cinquantenaire empêchée dans l’exécution de ses rituels de nettoyage, c’est une femme désespérée qui vient, selon l’expression populaire, « laver son linge sale » au cœur de l’institution psychiatrique à défaut de pouvoir le faire à domicile. Ce linge sale qui précisément n’est plus entaché par les menstrues, Inès traversant ce temps nouveau de la féminité qui clôt le précédent en obérant toute possible nouvelle naissance.

Adèle

12 Adèle a 54 ans lorsqu’elle est admise pour la première fois en psychiatrie pour une tentative de suicide sérieuse à laquelle succéderont trois passages à l’acte suicidaire en moins de six mois. Mariée au même homme depuis vingt-huit ans, Adèle est mère de deux enfants qui ont quitté le domicile familial et est grand-mère d’un petit-enfant âgé de 7 mois. Sans antécédents psychiatriques, Adèle a commis un geste suicidaire qu’elle décrit comme impulsif suite, dit-elle, à la perte de son travail – qu’elle n’occupait pourtant que depuis quelques semaines. Souriante, elle évoque en les banalisant ses tentatives de suicide comme du « n’importe quoi », disant qu’il s’agissait d’appels à l’aide et qu’elle voulait impressionner son entourage. Un entourage qui ne comprend rien à ce qui se passe mais qui, selon Adèle, la délaisse. En effet, son fils aîné devenu jeune père est occupé par sa famille ; son fils cadet effectue ses études supérieures – elle déclare de manière énigmatique qu’avec lui « ce n’est plus comme avant ». Interrogée sur ses relations conjugales, Adèle dresse le tableau idyllique d’un mari compréhensif et soutenant, masquant la réalité d’un couple qui semble désuni et usé.

13 Entre deux sourires, Adèle confie que si elle ne trouve pas de travail elle n’entrevoit plus d’avenir, aussi préfère-t-elle mourir : « Je me suis mis ça dans la tête toute seule », explique-t-elle calmement. Pourtant, sa vie professionnelle a depuis toujours été faite d’emplois divers et de courte durée. En ce début de ménopause – dont elle dira que « cela a dû jouer pour quelque chose » dans ses tentatives de suicide sans donner plus de précisions –, Adèle se sent rejetée de la société, pensant ne plus y avoir de place. Elle soutient que sans travail elle n’est plus rien et qu’elle ne se voit pas être à la maison à faire le ménage, un ménage que d’ailleurs elle ne parvient plus à effectuer « comme avant ». Adèle évoque son passé avec nostalgie, précisant « qu’avant elle vivait à 300 à l’heure » et que maintenant elle vit « à 50 à l’heure ». Cela lui est intolérable, elle ne trouve plus ni sa place ni son rythme, ne parvient plus à s’adapter aux changements et idéalise la mort comme la solution à ses souffrances. Son corps qui vieillit l’insupporte et elle dit ne plus l’accepter. Dépossédée par le vieillissement de ses attributs féminins, elle ne peut plus jouer la mascarade féminine en représentant le phallus aux yeux de son mari et des autres hommes.

14 Durant ses séjours hospitaliers, Adèle masque sa détresse en faisant bonne figure. Telle une enfant prise en faute, elle déclare avoir compris que les gestes qu’elle a commis sont graves et qu’elle ne les refera plus. Ses proches la soutiennent, elle admet ne pas avoir financièrement besoin de travailler et pense pouvoir profiter de son temps libre pour s’occuper d’elle. Las ! Dès qu’elle quitte l’hôpital pour rentrer à la maison, Adèle récidive. Curieusement, elle est toujours découverte par son époux, offrant son corps comme objet non plus de désir mais de déchet, comme un appel pour être enfin considérée. Pour Adèle, il apparaît que son entrée dans le climatère a coïncidé avec le départ de son dernier enfant de la maison, la naissance de son premier petit-enfant et la perte de son emploi. Dès lors que les effets de la vieillesse sur son corps et dans son intériorité se font ressentir, Adèle perd pied. À cette période de remaniements psychiques et de vacillation identitaire, Adèle semble avoir fortement investi le travail comme lieu possible de reconnaissance par l’autre social, sur le mode d’une revendication phallique. Les coordonnées du féminin se brouillant, Adèle a perdu son image corporelle féminine et pour se soutenir elle tente de se réaliser sur le plan professionnel. Or, en ces temps de crise, le travail ne constitue plus une valeur refuge et Adèle a interprété sa perte d’emploi comme le signe de son exclusion du champ du social : puisque sans travail elle n’est plus rien, il ne lui reste plus alors qu’à mourir. Destituée imaginairement de sa place de femme désirée par son homme, elle ne peut se concevoir comme une femme de ménage, entendons-là une femme désormais seule avec son époux. Et de lutter en abandonnant torchons et serviettes pour revendiquer à cors et à cris un travail pour continuer à être.

15 Pour Inès comme pour Adèle, voyons comment entendre et déplier les enjeux psychiques de cette « névrose de ménage ».

Ménopause et « névrose de ménage » : impasses du désir

16 « Ménage », du latin maisnage, signifiant demeure, maison, revêt dans de nombreuses cultures une valeur symbolique de purification et de renouveau. En considérant la maison comme le reflet de notre moi intime (Eiguer, 2004), le ménage serait une forme de célébration de soi, une façon de garder le contrôle sur sa maison, sur son intérieur et par extension sur sa vie de famille. Parvenir à entretenir son intérieur constituerait une forme d’affirmation de soi. Parallèlement, certaines représentations collectives véhiculent l’idée que les périodes menstruelles exacerbent chez certaines femmes le besoin d’ordre et de propreté de leur intérieur. Nous supposons que l’incapacité à rendre leur intérieur propre « comme avant » dont se plaignent certaines femmes comme Inès et Adèle ferait écho avec ce qui se joue dans le réel du corps de la femme. Désormais l’absence de menstrues viendrait signer la fin du renouveau, du désir et se traduirait par un effondrement dépressif rendant impossible la réalisation des tâches ménagères. Les plans psychique et de la réalité se superposent et se redoublent, se traduisant par l’abandon de toute possibilité de faire. La névrose de ménage se constituerait dans un double rapport au « ménage » dans sa double acception : le ménage comme action de rendre propre sa maison et le ménage comme expression d’un lien conjugal qui est appelé à se réaménager avec l’arrivée de la ménopause. De fait, la plainte hystérique emploie le corps comme moyen d’expression d’un « je ne peux plus rien faire » : ni faire le ménage au sens propre, ni assumer son ménage au sens de son couple et de la sexualité. Cette plainte est étayée par un discours du vide renvoyant à l’image inaccessible de la mère au foyer et de la femme parfaite, ces idéaux construits par les représentations sociétales bien éloignées des réalités de vie. C’est dans ce décalage qu’une souffrance peut se nicher chez certaines femmes. Ainsi, la femme hystérique moderne continuerait d’affirmer « sa révolte contre les conditions infligées à l’amour » (Israël, 1984, p. 162), sous couvert des chiffons et autres aspirateurs qu’elle délaisse jusqu’à vouloir mourir. Car voilà, comme Antigone, l’hystérique va jusqu’au bout de son désir, jusqu’à la mort parfois.

17 Néanmoins, l’écoute clinique référée à la psychanalyse permet à ces femmes d’élaborer leur souffrance, telle Inès qui au décours des entretiens rapporte des rêves dans lesquels elle se voit en train d’accoucher d’un nouvel enfant, signe de la perpétuation inconsciente de son statut de mère et de femme désirante. Ces rêves lui offrent de travailler dans le lien transférentiel quelque chose du renoncement à enfanter dans la réalité de son corps marqué par le climatère. Dans le travail de cure, Inès a traversé la question du deuil, elle a accepté son impossibilité à faire le ménage comme avant et confie qu’elle ne programme plus les tâches domestiques à effectuer, qu’elle n’anticipe plus son ménage : elle ne semble plus dans l’attente imaginaire de l’arrivée possible d’un nouvel enfant. Désormais, elle occupe son temps libre dans des activités culturelles avec son époux, leur relation se construit aujourd’hui autour d’une sublimation de leur ménage… Concernant Adèle, le travail de la cure s’oriente sur la restauration narcissique de son corps féminin attaqué par ses tentatives de suicide à répétition et sur l’acceptation de sa place nouvelle de grand-mère. Elle n’a pas encore trouvé un équilibre conjugal satisfaisant et ambitionne toujours de trouver un travail qui occuperait un peu son temps.

Ouverture au ménage

18 La ménopause, avec son cortège de modifications physiques et hormonales, induit une réorganisation sur le plan psychique d’une partie du moi et nécessite l’élaboration de deuils touchant au féminin. Loin de constituer un simple temps de transition dans la vie des femmes, elle peut occasionner des manifestations psychopathologiques dont certaines s’inscrivent dans la clinique du passage à l’acte suicidaire. Ces raptus suicidaires constituent une atteinte du corps féminin dans la réalité, un corps que les femmes peinent à réinvestir comme objet de désir et que parfois leurs conjoints et, par extension, le monde social considèrent comme neutre. La ménopause convoque ces femmes à réélaborer la question du féminin en renonçant à la maternité réelle et à la jeunesse. Pour certaines d’entre elles, les enjeux inconscients débordent largement et elles se trouvent en défaut de soutenir leur féminité. Pour maintenir l’illusion désirante face à leur conjoint, ces femmes s’épuisent dans le faire pour être, pour paraître comme avant, jeunes et désirables. Mais, finalement, ne s’agit-il pas d’un leurre produit par la modernité ?

19

« Troisième saison, saison du commerce avec la mort.
Automne aux tonalités d’ocre retraite.
Ainsi s’en vont les jours et s’émiettent les siècles. »
Edmond Jabès, Le livre des questions, 1963

Bibliographie

  • Corbin, A. 1999. « La petite bible des jeunes époux », Les collections de l’Histoire, 5, 86-87.
  • Deutsch, H. 1924. « La ménopause », dans Psychanalyse des fonctions sexuelles de la femme, Paris, Puf, 1994, 95-109.
  • Eiguer, A. 2004. L’inconscient de la maison, Paris, Dunod.
  • Freud, S. 1895. « L’esquisse d’une psychologie scientifique », dans Naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1979, 306-396.
  • Freud, S. 1895. « Qu’il est justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom de “névrose d’angoisse” », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973, 15-38.
  • Freud, S. 1887-1904. Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, Puf, 2004.
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  • Freud, S. 1933. 33e conférence « La féminité », dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, 150-181.
  • Israël, L. 1984. Boîter n’est pas pêcher, Paris, Puf.
  • Laznik, M.-C. 2003. L’impensable désir, Paris, Denoël.
  • Péruchon, M. 2008. « La crise de la cinquantaine à l’aune du narcissisme », Champs psy, 49, 1, 37-56.
  •  

Mots-clés éditeurs : ménage, couple, Ménopause, désir

Date de mise en ligne : 09/03/2016

https://doi.org/10.3917/dia.211.0109

Notes

  • [1]
    Claude Cloës, psychologue clinicienne. ccloes@free.fr
  • [2]
    Dans sa correspondance avec W. Fliess, Freud (1896) avait décrit la « crise du milieu de la vie » qu’il traversait en parlant de « [sa] ménopause ». Il tentait d’en objectiver les signes biologiques et les ressorts psychologiques.
  • [3]
    La ménopause constitue un temps automnal de mise en sommeil libidinal à l’opposé de la période adolescente qui serait semblable à l’éveil de la nature au printemps. Hélène Deutsch avait mis en parallèle ces deux phénomènes à l’endroit de la poussée libidinale qui surgit à ces deux temps de la vie et qui nécessite des aménagements psychiques afin de mettre en adéquation le fait biologique avec la psyché. Bien que cette comparaison soit intéressante, il apparaît une différence majeure entre ces deux moments chronologiques de la vie : la représentation accolée au climatère s’inscrit, elle, sous le sceau de la perte. En effet, la ménopause est envisagée comme un temps de tarissement de la ressource désirante, un temps annonciateur de la vieillesse et de la mort.
  • [4]
    Freud a montré que la constitution subjective s’appuie sur le narcissisme et que l’un des héritiers du narcissisme primaire est l’idéal du moi, une instance où le moi et l’idéal sont confondus ; où le moi se vit comme grandiose et mégalomaniaque. Freud énonce : « Ce qu’il [l’homme] projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance ; en ce temps-là il était lui-même son propre idéal » (Freud, 1914, p. 98).
  • [5]
    Il existe une autre voie possible pour les femmes ménopausées, qui consiste à maintenir intact leur narcissisme en perpétuant l’image désirante dans l’affirmation d’une sexualité féminine active à la cinquantaine, plus épanouie car libérée des contraintes de l’enfantement. Nous pensons au phénomène des couguars, terme qui désigne des femmes ayant comme partenaire sexuel un homme plus jeune qu’elles d’au moins quinze ans, des femmes qui sont parfois ménopausées. Sur le plan psychique, il s’agirait pour ces femmes d’adopter une posture masculine face à la sexualité en assumant sans culpabilité que, une fois défaites des contraintes de la procréation, elles peuvent s’épanouir sexuellement et rechercher le plaisir sexuel. Ces conduites de séduction chez des femmes mûres agiraient comme un mécanisme défensif de déni de la vieillesse et de son corollaire, la mort. En effet, séduire un homme plus jeune les oblige à se rajeunir à l’aide d’artifices divers afin d’échapper aux effets du corps vieillissant. Face à ces conduites de séduction, Hélène Deutsch (1924) avançait l’hypothèse qu’il s’agirait d’une reviviscence du fantasme œdipien incestueux envers le fils, fantasme transposé sur des hommes jeunes. En outre, l’auteur repérait que lors de la puberté et de la ménopause se produisait une réactivation de la problématique œdipienne : là où l’adolescente est aux prises avec des fantasmes incestueux envers le personnage paternel, la femme mûre y substituerait celui du fils. Cependant, cette ultime traversée de l’œdipe lors de la ménopause est bien différente dans son issue que lors de l’adolescence, car la promesse œdipienne ne saurait plus être réalisée ni réalisable.
  • [6]
    Il s’agit d’un clin d’œil à une célèbre série américaine dont le titre, « Desperate Housewives », signifie « femmes au foyer désespérées » et également « femmes désespérées en ménage ».

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