Dialogue 2016/1 n° 211

Couverture de DIA_211

Article de revue

Filiation traumatique et vécu psychique chez une mère d’enfant confié à la Protection de l’enfance

Pages 95 à 108

Notes

  • [1]
    Anne-Valérie Mazoyer, psychologue clinicienne, maître de conférences hdr, université Toulouse 2-Jean-Jaurès, ufr de psychologie, Laboratoire lcpi. mazoyer@univ-tlse2.fr
    Laurène Menet, étudiante master II psychopathologie psychanalytique, université Toulouse 2-Jean-Jaurès. m-lau@hotmail.fr
    Daniel Derivois, psychologue clinicien, professeur de psychologie clinique et psychopathologie, uiversité Bourgogne Franche-Comté. daniel.derivois@u-bourgogne.fr
  • [2]
    J. Laplanche et J.-B. Pontalis (1967, p. 499) définissent le traumatisme comme un événement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisation psychique. Selon une perspective psychanalytique, le traumatique peut être défini dans une dimension économique comme un événement effractant venant pulvériser le pare-excitation du psychisme qui ne peut prendre en charge les excitations venant tant du dedans que du dehors.
  • [3]
    Si, dans l’histoire d’Alice, la séparation a été bénéfique, dans d’autres histoires, le travail familial peut se révéler infructueux et la séparation, si elle protège l’enfant, ne le préserve pas des difficultés psychiques engendrées par des traumatismes (Berger, 2002).

1 Cet article s’intéresse au vécu psychique des mères dont l’enfant est confié à l’Aide sociale à l’enfance dans le cadre d’une mesure de placement judiciaire. Peu d’études cliniques sont consacrées aux parents et à leur vécu du placement de leur enfant alors que des recherches abondent quant aux effets de la maltraitance sur l’enfant placé et sur son investissement du lieu d’accueil (Derivois, Matsuhara et Bika, 2014). La rencontre sur le terrain avec des mères dans ce cas soulève les questions suivantes : comment leur parole est-elle entendue et leur souffrance prise en compte ? Comment s’élabore la séparation ? Le champ de la protection de l’enfance est traversé par deux exigences qui peuvent se formuler ainsi : comment protéger l’enfant mais aussi soutenir le processus de maternalisation et de paternalisation ? Le soin psychique s’articule alors avec la dimension sociale afin de favoriser le lien parent-enfant pendant le placement. Nous interrogeons les facteurs favorisant la (re)mobilisation d’une fonction maternelle lorsque la décision judiciaire est venue acter une séparation en raison de maltraitances, d’abus ou autres négligences mettant en danger le développement psychoaffectif et physique de l’enfant. Chez des adolescents, cette séparation peut venir stopper l’escalade de conduites dangereuses face auxquelles le ou les parent(s) semble(nt) démuni(s).

2 Dans cet article, nous souhaitons rendre compte des processus psychiques à l’œuvre chez une mère durant le placement de sa fille adolescente. Nous privilégions une démarche qualitative : entretien non directif et passation de l’épreuve projective du tat. Avant de présenter la situation d’Alice et de sa fille Léa, placée lors d’une période tumultueuse face à laquelle sa mère a répondu par des actes violents, nous tenterons de mieux comprendre les enjeux de la relation mère-enfant et la portée du placement.

Le placement en réponse aux situations de violence et de filiation traumatique [2]

3 La maltraitance est entendue comme tout acte, attitude ou mode de fonctionnement aux conséquences délétères sur le développement de l’enfant. Elle n’est pas un concept psychanalytique et des auteurs comme Jean Bergeret (1984, 2000, 2002) et Bernard Golse (2013) ont contribué à bien distinguer ce qui relève du champ de la violence et de l’agressivité. La première est mobilisée comme un enjeu narcissique lorsque l’agressivité génère haine et sadisme. La violence aurait donc une fonction protectrice vis-à-vis de l’autre, le non-moi incarnant ce danger mettant en péril la sécurité physique et affective. L’agressivité est une érotisation de la violence, car le sujet éprouve du plaisir à nuire à l’autre. Enfin, la violence engage des modalités narcissiques (lui ou moi) lorsque l’agressivité est étayée par des enjeux libidinaux et agressifs (problématique objectale). Pour Golse, la violence reste intriquée à la dynamique du narcissisme primaire et vise à promouvoir l’affirmation de l’existence : en ce sens, elle est fondamentale et fondatrice, proche de la survie. L’agressivité, qui selon ce même auteur (2013, p. 10) sous-tend les situations de maltraitance « classique », renvoie à la version la plus agie de la haine adressée à l’objet. L’acte agressif est sexualisé et vise l’élimination ou la destruction du tiers rival (réel, imaginaire ou symbolique).

4 Afin de comprendre la violence dans les relations mère-enfant, Yolande Govindama (2014), quant à elle, pose l’hypothèse de l’absence, après la naissance, de refoulement d’un fantasme d’infanticide maternel universel. Cette absence de refoulement favoriserait la mise en acte de maltraitance. Ce fantasme existe chez tous lors du retour du refoulé de la violence primitive inhérente à la maternité (Bergeret, 1984, 2000) mais sans s’accompagner de passage à l’acte forcément. Tuer l’enfant reviendrait à tuer ce qui représente une part de narcissisme projetée en lui (Houssier, 2010). Florian Houssier (2013) soutient lui aussi que l’infanticide dans l’acte comme le fantasme questionne le devenir parent et le processus de parentalisation.

5 Un autre pan de notre clinique auprès de sujets ayant été abusés sexuellement nous confronte aux difficultés à investir la grossesse et l’enfant du fait d’une reviviscence de traces traumatiques durant cette période à haut risque qu’est la maternité. Pour certaines femmes qui ont vécu des agressions sexuelles comme des incestes, la régression psychique et les fantaisies sexuelles à caractère incestueux vont provoquer un collapsus psychique (Janin, 1996) avec des faits réels à caractère traumatique que la femme a pu oublier, cliver, encrypter et qui, à la faveur de sa maternité, vont émerger (Mazoyer, Lebrun, Roques, 2013). Certaines femmes ayant souffert de traumas sexuels peuvent échouer à investir les soins envers leur enfant, en particulier un garçon car celui-ci représente le sexe du violeur ou de l’abuseur (Chabert et Chauvin, 2005).

6 D’autres femmes vont être en souffrance pour établir un lien de qualité avec leur enfant : soit elles se montrent surprotectrices, soit, au contraire, elles l’exposent à des situations à risque (traduisant une non-élaboration du fantasme d’infanticide). Pour Michelle Rouyer (1982), l’enfant peut être investi comme celui qui va venir combler un manque existentiel. En clinique traumatique de l’abus, la femme tente de réparer son intérieur souillé en donnant la vie. L’idéalisation de la maternité entrave la reconnaissance de mouvements psychiques ambivalents constitutifs de l’identité de mère. Or, la mère « suffisamment bonne » est aussi une mère suffisamment haineuse, favorisant le passage de l’omnipotence à la désillusion chez l’enfant sans que cette expérience le confine au désespoir ni à la catastrophe ou encore à l’effondrement (Winnicott, 1956).

7 La malnaissance de Delassus (2014) fait écho aux troubles de la préoccupation maternelle primaire, soit une identification régressive entravée au bébé (Winnicott, 1956), de la folie primaire (Green, 1990), de la mère suffisamment folle (Hélène David dans André et Laplanche, 2006). Les demandes incessantes de l’enfant deviennent insoutenables pour la mère qui se confronte de plus en plus à son incapacité d’y répondre et qui ne peut renoncer à ses besoins narcissiques. La malnaissance est ainsi conçue comme un élément de compréhension du risque de maltraitance.

8 Le lien maternel est au tout début de la vie de l’enfant un lien anobjectal et narcissique du fait d’une séduction réciproque et éphémère entre la mère et son bébé, protecteur contre les pulsions partielles (Dominique Guyomard dans André et Laplanche, 2006). Mais ce lien narcissisant constitutif doit être défait pour que s’édifie l’objet (total) et que se transmette la filiation maternelle. La mère se voue pour un temps entièrement à son bébé et s’identifie à lui, en se dessaisissant de son moi. Cette dépendance absolue de l’infans à la mère-environnement permet au nourrisson d’expérimenter l’illusion et l’omnipotence. Cependant, la séduction ou folie maternelle peut cesser d’être normale et devenir pathologique, comme en témoignent les issues perverses ou encore le défaut de préoccupation maternelle primaire winnicottienne que l’on retrouve dans le champ de la psychose. Ces destins pathologiques du maternel entravent la « pulsion au maternel » (ibid.).

9 Le placement dans un cadre « artificiel » rend possibles les conditions précises d’une séparation symbolique qui aurait dû être proposée dans l’environnement naturel de l’enfant. Selon Jaoul (1991), la séparation symbolique ferait office de castration, laquelle résulte de l’introduction dans la famille de la Loi de l’interdiction de l’inceste permettant que l’enfant ne soit pas instrumentalisé par ses parents et pourvoyeur de réponses à leurs besoins narcissiques. La question centrale inhérente à la séparation se décline en accès à la triangulation, du côté de l’enfant mais aussi du côté du parent ou au contraire en butée ou impasse. Cette castration symbolique vient rendre possibles les réaménagements des liens psychiques initiaux. Le placement ferait donc fonction de tiers séparateur (c’est-à-dire un élément qui participe de l’édification d’un espace psychique propre) dans un système familial aux places non définies, mais aussi de substitut parental (Vicente, Schom et Robert, 2014). Cornalba (2014) rappelle que le placement répond à une inadéquation entre les conditions nécessaires au développement de l’enfant et ce que l’environnement peut offrir.

De la clinique à la recherche

10 À partir d’un cas clinique singulier, demandons-nous quels sont les facteurs mobilisant un travail psychique à partir du placement et de la séparation d’avec son enfant.

11 Nous avons opté pour l’entretien non directif qui permet au sujet de se dégager d’une trame préétablie, d’une histoire déjà entendue qui pourrait l’assujettir à une place passive, à la manière de certains parents qui, se sentant peu reconnus dans leur rôle parental, vont le déléguer aux professionnels possédant selon eux les normes du « bien éduquer ». Ce type d’entretien, en rendant le sujet acteur et auteur, s’entend comme possibilité de mise en lien de son récit en favorisant une clinique relationnelle.

12 Dans le choix de la consigne de départ, nous avons privilégié un discours associant éléments diachroniques (traumas notamment) et synchroniques (expérience maternelle actuelle) et sollicitant une élaboration de l’anamnèse par sa dimension temporelle. L’entretien non directif nous donnera de précieuses indications quant à la capacité du sujet à réaliser un travail associatif témoin de ses capacités de symbolisation, augurant la mise en sens de la décision du placement. Il donne accès à l’impact de la souffrance subjective du parent sur la relation à l’enfant. Enfin, il permet de repérer la qualité de la relation avec les intervenants, mais aussi l’investissement dans une démarche de soin.

13 Quinze jours après le premier entretien, nous proposons à Alice l’épreuve projective du tat selon la méthode de Shentoub et coll. (1990) et des projectivistes de l’école de Paris (Brelet et Chabert, 2005). L’originalité de cette épreuve réside dans le caractère ambigu et/ou dans l’a--structuration du contenu manifeste des planches. Ce test projectif permet de repérer les procédés d’élaboration du discours utilisés par le sujet et sous-tendus par les mécanismes de défense à l’œuvre dans la manière de traiter les problématiques latentes activées. Le tat se révèle pertinent pour l’exploration des relations objectales puisqu’il mobilise les modalités relationnelles (qualité et investissement des relations). Nous le considérons comme propice à l’examen de la réorganisation psychique inhérente au placement en termes d’identité et d’identification. Nous portons un regard particulièrement attentif au rapport à l’imago maternelle, à la représentation des relations mère-fille en termes de rivalité et d’identification. En outre, le placement, synonyme de séparation, donc de rupture affective, révèle le positionnement du sujet face à la problématique de perte d’objet – ou du moins face à l’angoisse de séparation. Le tat va permettre d’apprécier la capacité de symbolisation et de liaison entre représentations et affects, de mise en sens des conflits, de dramatisation, d’élaboration.

Alice : une transmission mortifère

14 Alice, célibataire, a une quarantaine d’années. Sa fille Léa, âgée de 16 ans, a été confiée à l’Aide sociale à l’enfance pour la première fois à l’âge de 7 ans, dans le cadre de l’assistance éducative. À l’adolescence, elle est de nouveau placée à la demande de sa mère.

15 Alice est née dans un contexte familial très conflictuel et dans le cadre d’une relation conjugale fragile. Elle se vit comme « une erreur de parcours ou pas forcément désirée ». Sa naissance coïncide avec une rupture de liens définitive entre ses sœurs aînées (nées d’une précédente union) et sa mère et elle lie cette disparition de ses sœurs et sa naissance dans une confusion des registres vie et mort. De son enfance, elle relate la relation conflictuelle entre ses parents dont elle semble être l’otage.

16 À l’âge adulte, elle rencontre un homme avec lequel elle va vivre une relation instable marquée par l’emprise et la violence. Elle se trouve enceinte dans un contexte particulièrement difficile : les médecins prédisent qu’elle perdra son bébé à sept ou huit mois de grossesse. De plus, le début de sa grossesse est marqué par la rupture avec le père de l’enfant à venir, émaillée d’épisodes de harcèlement moral et sexuel. Elle est alors sous la dépendance financière de ses parents qui l’accuseront un peu plus tard d’avoir eu des gestes violents à leur égard, ce qui conduit à un dépôt de plainte. Alice ne comprend pas ces accusations et aujourd’hui encore semble les réfuter. La réactivation œdipienne lors de la grossesse s’organise quasi-exclusivement autour de la rivalité à la mère et souligne l’absence d’une référence paternelle. L’interrogation quant au diagnostic de « viabilité » de Léa durant la grossesse vient malmener les fantasmes d’Alice relatifs à l’enfant imaginaire qui pourrait tout accomplir, tout réparer. Elle se vit alors comme ne pouvant donner la vie, comme un ventre-tombeau. C’est comme si elle portait en elle la disparition (de ses sœurs, de son enfant). Les parents d’Alice, surtout la mère, l’encouragent dans le deuil de l’enfant, lui conseillent de ne pas s’attacher au bébé, lui suggèrent même d’avorter, ce qui a amplifié ses fantasmes infanticides et rappelé les conditions de sa propre naissance. On retrouve chez la mère d’Alice une régression à la phase de l’envie rencontrée dans le développement psychosexuel de la fillette. Celle-ci, confrontée à des mouvements d’avidité envers les capacités procréatrices de sa mère, craint en rétorsion de ses fantasmes une destruction de ses organes (Klein, 2006) ou du contenu de son corps. C’est la mère qui, par son attitude, montre toute l’avidité envers le corps fertile de sa fille et ne peut être une figure d’identification lors de ce passage mutatif.

17 La grossesse est finalement menée à terme mais connaît une issue traumatique (au regard du caractère effractant de l’événement brutal et soudain) car Alice fait une hémorragie interne. Les premières interactions avec Léa sont décrites comme très difficiles du fait de son inexpérience et de l’absence de soutien et de sollicitude de sa propre mère. Leur relation se construit alors sur une ambivalence marquée par l’oscillation entre fusion et rejet. Alice se sent de nouveau exclue car, selon elle, la grand-mère et sa petite-fille tentent de la désavouer dans son autorité et elle fantasme que sa mère, la considérant comme une mauvaise mère, cherche à lui rapter sa fille. Alice a le sentiment d’être infantilisée par ses parents. Et plus Léa provoque, s’oppose, plus elle accroît le sentiment de faillite maternelle.

18 Rapidement, Alice se trouve dans l’incapacité d’apporter un cadre contenant à Léa, qui est alors confiée à la Direction enfance et famille. Le décès de son père accroît la fragilité de la jeune mère, confrontée à des pertes et à des graves problèmes personnels. La relation mère-fille (entre Léa et Alice, entre Alice et sa mère) prend toute la place lors des entretiens et ne permet pas que puisse être travaillé le lien au père et plus généralement aux hommes. La séparation avec Léa est vécue comme une lourde injustice et ne fait pas sens chez Alice qui dit s’être alors sentie jugée comme une mauvaise mère.

19 Il y a un an environ, les relations entre Léa et sa mère se sont dégradées à nouveau, menant à des excès de violences réciproques, si bien qu’une nouvelle période de placement s’est imposée. La crise d’adolescence de Léa oblige Alice à revisiter des épisodes de sa vie et réactualise des sentiments ambivalents vécus durant la grossesse. Alice est dépassée par les conduites de Léa qu’elle décrit comme toute-puissante et manipulatrice, celles-ci réactivent ses sentiments antérieurs d’impuissance et du même coup son douloureux vécu de culpabilité. Ces conduites se mettent en place après des épisodes de violence au collège dont Léa a été victime. Alice semble ne pas avoir vu la détresse de sa fille et se serait montrée inapte à la protéger.

20 La culpabilité est accrue par l’idéalisation du lien filial : dans la représentation de mère idéale d’Alice, nulle place pour l’ambivalence pourtant constitutive de la subjectivité. Elle culpabilise de ne pas aimer sa fille comme elle devrait, de la rejeter, voire de fantasmer sa disparition. Dans le fantasme d’Alice, la mère a le pouvoir de faire disparaître ses enfants – à nouveau, confusion entre les registres de vie (donner la vie) et de mort (perdre la vie).

21 Le placement a pour objectif l’apaisement de leur relation afin que la violence de Léa ne produise pas de la contre-violence chez sa mère. Alice reste aujourd’hui mobilisée et disponible pour sa fille malgré la mise à l’écart imposée. Elle se remet en question et vient d’engager un travail thérapeutique régulier tout en ayant conscience du long chemin à parcourir. Elle est désormais demandeuse de ce travail que les professionnels de la def (Direction enfance et famille) lui conseillaient d’entreprendre depuis des années sans qu’elle n’en voie jusque-là la nécessité.

22 Lors de notre première rencontre, Alice apparaît souriante. Nous ne ressentons pas de tension particulière liée à la situation d’entretien. Toutefois, le langage corporel est plutôt rigide et assez peu investi : son attitude est assez figée, elle utilise très peu ses mains pour s’exprimer. Elle recherche souvent l’étayage de notre regard, notamment lors des silences faisant suite à la verbalisation d’événements douloureux. L’expression des émotions passe quasi exclusivement par les mimiques faciales, tout à fait adaptées au contenu du discours. Ce langage corporel contenu soutient le recours à des défenses mobilisées d’un bout à l’autre de la rencontre : l’ironie très fréquente est déployée comme procédé antidépressif et nous relevons des défenses rigides. Alice, durant nos rencontres, alterne entre maîtrise et effondrement : en entretien, nous ressentons l’avidité envers l’objet mais aussi la tentative de mise à distance quand l’objet se fait trop proche, donc trop intrusif (Winnicott, 1947). L’angoisse d’Alice se traduit alors en menace d’intrusion et d’abandon, la distance à l’objet n’est jamais appropriée. Le transfert est d’emblée maternel. La consigne en amont de la rencontre interrogeant le vécu du placement semble mobiliser le besoin d’une figure maternelle étayante, comme si Alice ne rejouait pas tant sa place de mère en souffrance que sa place de fille en mal de mère.

Sur le chemin de l’élaboration psychique

23 Selon Laplanche et Pontalis (1967), le travail d’élaboration psychique vise à intégrer l’excitation et à la lier à des représentations en établissant des connexions associatives. Chez Alice, nous observons une progression dans le travail associatif qui semble avoir, peu à peu, un impact positif sur le vécu de sa parentalité. Elle apparaît aujourd’hui dans une quête de sens qui s’inscrit dans une période d’apaisement des relations avec Léa. Elle cherche à établir des liens et ses capacités de symbolisation sont mises à l’œuvre bien que prédominent des défenses factuelles, traduisant le besoin de concret et de pragmatisme lorsque des faits douloureux sont évoqués et de minimiser leur charge affective. Toutefois, les expériences effractrices liées aux relations conjugales restent en attente de sens : elles sont simplement nommées sur un mode intellectualisé. Alice peut à présent porter un regard rétroactif sur sa vulnérabilité liée à l’idéalisation inhérente à la relation d’emprise, mais n’accède pas encore à la compréhension de son fonctionnement. Elle décrit le père de Léa comme un homme manipulateur et violent sans pour autant analyser les motifs d’un tel choix d’objet. L’oscillation entre idéalisation et dépréciation – voire persécution – réciproques dans les relations père-fille, mère-fille comme dans ses relations de couple traduit l’ambivalence de son fonctionnement. Alice semble progressivement prendre conscience de ses mouvements psychiques contraires.

Le placement : de l’incompréhension vers la réparation

24 Dans le cadre de ce rapport fusionnel, le premier placement est vécu comme une véritable déchirure. Mais la recrudescence de conduites à risque semble avoir confronté Alice à ses limites à accompagner l’adolescence de sa fille. Elle demande alors un placement qu’elle semble pouvoir investir et habiter sans peur de perdre son enfant ni d’être jugée comme mauvaise mère. Le réinvestissement de sa parentalité semble devoir passer par une prise de distance (provisoire) avec Léa, leur permettant de s’extraire d’une relation qu’elle qualifie elle-même de trop exclusive. Cette séparation conduit Alice à penser progressivement la souffrance de Léa comme distincte de la sienne et donc à sortir d’un lien narcissique. Ces deux périodes de placement sont habitées par Alice sur un mode antagoniste : le premier placement, dit « non bénéfique », est vécu sur le mode de l’injustice, de l’incompréhension, de l’illégitimité. Le second placement, vu comme salutaire, est au contraire vécu comme une nécessité et une occasion de se recentrer sur elle. Ainsi l’on voit apparaître la valeur d’après-coup du placement, placement qui autorise la mise au travail psychique.

L’institution, actrice sur la voie du changement

25 Jusqu’au second placement, l’incapacité d’Alice à s’inscrire dans une démarche de soins et les résistances à la mise en place du transfert révèlent le défaut d’élaboration psychique marqué par l’inhibition de la pensée et l’incapacité à assimiler un vécu chargé d’expériences traumatiques. Le rapport défiant à l’institution traduit le caractère défavorable du placement. Aujourd’hui, les liens de confiance, de maternage et de dépendance au service, surinvestis par Alice, apparaissent comme agents de réparation de son expérience parentale. Alice peut se construire dans la parentalité en expérimentant des liens à des professionnels étayants. Pour la première fois, elle se sent légitimée dans son rôle de mère. Simultanément, cette relation au service fortement investie amène Alice à s’inscrire dans une démarche de soin.

Les apports de l’épreuve projective du tat

26 Les épreuves projectives thématiques comme le tat donnent accès aux mouvements inconscients et préconscients et permettent de repérer la qualité des aménagements défensifs mobilisés pour traiter les problématiques telles que le complexe d’Œdipe et la perte d’objet. Nous retiendrons du tat une représentation du féminin dégradée dans la mesure où Alice ne s’identifie pas à la figure féminine en raison de son manque d’assise. La figure maternelle, quant à elle, est tour à tour évitée et investie de façon adaptée. Le rapport à la problématique sexuelle apparaît conflictuel et source d’angoisse, angoisse qu’Alice contre-investit par un aménagement défensif de type obsessionnel permettant d’empêcher l’irruption des conflits. De même, la confrontation au conflit œdipien, notamment en termes de rivalité, apparaît insoutenable pour elle qui l’évacue par des défenses massives rigides, ce qui traduit une triangulation peu efficiente. Ici transparaît sa difficulté à s’inscrire en tant que fille, puis en tant que mère dans la sphère familiale. Quant à l’angoisse de perte, Alice a souvent recours à une dimension objectale étayante, mais en revanche, à d’autres moments, les affects de dépression peinent à se lier à une représentation de perte d’objet. L’autre peut être convoqué à une place dont la valence est contra-dépressive.

27 La réactivation de souvenirs traumatiques au cours du premier entretien, et la décharge émotionnelle très forte qui y est liée, se soldent par un repli et une mise à distance sidérante des conflits lors de la situation tat, plus particulièrement quand des enjeux de couple sont figurés (ambivalence pulsionnelle comme à la planche 4, 6GF, 10, 13 MF). De plus, les conflits sont éludés au profit de difficultés quotidiennes (froid, mauvaise récolte) et d’un surinvestissement de la réalité extérieure. Alice s’identifie régulièrement à un enfant grondé par ses parents, ce qui atteste la forte dépendance au couple parental, et elle se montre fermée tant aux mouvements d’identification à la fonction maternelle qu’à la séduction paternelle, pourtant constitutive par son regard du féminin et de la féminité de sa fille (fantasme de séduction). Aux planches mettant en lien des personnages, Alice projette des relations marquées par le conflit, les imagos parentales échouant dans une fonction de support identificatoire. Dans le fonctionnement d’Alice alternent des mouvements d’élaboration puis des défenses très rigides venant dans un second temps stopper l’élaboration et blanchir (réprimer) les affects, comme pour se prémunir d’un effondrement en évitant toute évocation de la réalité interne en surinvestissant ce qui lui est extérieur (procédés investissement narcissique et instabilité des limites).

28 La séparation physique et l’étayage institutionnel apparaissent comme soutenants au quotidien pour Alice, toutefois le travail psychique favorisant l’introjection de bons objets capables de soutenir l’identité nécessite d’être encore poursuivi.

Conclusion

29 Nous avons souhaité considérer le vécu psychique d’une mère en souffrance. Selon nous, le placement de sa fille semble donner la possibilité de mettre au travail sa relation avec ses propres parents et au conjoint marquée par de l’emprise et de la violence. Notre étude met aussi en lumière les effets bénéfiques de la relation transférentielle au sein d’un service qui, à l’instar de la séparation symbolique instaurée par le placement (Jaoul, 1991), permettrait à la mère d’habiter sa fonction et d’accéder à la triangulation. Plutôt que de la destituer de son rôle, nous suggérons que la mesure de placement, dans son cas, vise la réparation de l’identité maternelle et l’intégration d’événements traumatiques fragilisant le maternel [3]. Le cas d’Alice nous a ainsi conduits à confirmer notre hypothèse d’une séparation bénéfique lorsqu’elle se présente comme une chance pour le parent de revisiter et d’intégrer des éléments en attente de sens.

30 Notre étude a mis en lumière certains agents de ce travail associatif, notamment l’engagement dans une démarche de soins et la qualité de la relation avec les intervenants. En écho aux remaniements psychiques propres à l’adolescence de Léa, la réactivation des sentiments ambivalents d’Alice envers sa mère semble l’aider à assumer psychiquement la séparation. Le placement peut s’inscrire dans une trame temporelle, dans une manière de construire une histoire, une trajectoire de vie que l’on assume et que l’on transmet.

31 Nous souhaitons questionner le maintien de la parentalité malgré un placement. Séverine Euillet et Chantal Zaouche-Gaudron (2004) indiquent que la place accordée au parent devient de plus en plus une priorité – même si elle reste limitée par la multiplicité des acteurs engagés dans l’action éducative. Le parent est alors considéré comme un partenaire et la mesure éducative considérée comme restaurant les liens, dans « une volonté d’accompagnement de familles en difficulté » (Vicente, Schom, Robert, 2014, p. 36), et non inscrite dans une volonté de les rompre (ibid. ; Potin, 2011).

32 L’accompagnement de la parentalité consiste en une reconstruction du sens de l’expérience parentale. L’étude menée par Séverine Euillet et Chantal Zaouche-Gaudron (2004) montre à quel point la relation avec les intervenants est primordiale pour assurer le développement et l’assise de la parentalité, et ce d’autant plus que la séparation constitue une véritable blessure narcissique : le parent a à faire le deuil de la famille idéale et traverser sans s’y briser les fantasmes de rapt d’enfant.

Bibliographie

Bibliographie

  • André, J. ; Laplanche, J. 2006. La folie maternelle ordinaire, Paris, Puf, coll. « Petite bibliothèque de psychanalyse ».
  • Berger, M. 2002. « L’échec de la protection de l’enfance en danger, ou l’impossible changement », Devenir, 3, vol. 14, 197-238.
  • Bergeret, J. 1984. La violence fondamentale, Paris, Dunod, 2000.
  • Bergeret, J. 2002. « La mère, l’enfant… et les autres. Violence et agressivité », Psychothérapies, 3 Vol. 22, 131-141.
  • Brelet, F. ; Chabert, C. 2005. Nouveau manuel du tat : Approche psychanalytique, Paris, Dunod.
  • Chabert, D. ; Chauvin, A. 2005. « Devenir mère après avoir été abusée sexuellement dans l’enfance », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 53, 62-70.
  • Cornalba, V. 2014. « Le choc des cultures en placement familial », Dialogue, 206, 99-112.
  • Couchard, F. 1991. Emprise et violence maternelles, Paris, Dunod.
  • Delassus, J.-M. 1995. Le sens de la maternité, Paris, Dunod.
  • Delassus, J.-M. 2014. La difficulté d’être mère, Paris, Dunod.
  • Derivois, D. ; Matsuhara, H. ; Bika, G. 2014. « Fragilité de l’environnement et événement psychique chez l’adolescent placé en institution : une étude clinique », L’évolution psychiatrique, 79, 479-487.
  • Euillet, S. ; Zaouche-Gaudron, C. 2008. « Des parents en quête de parentalité ? », Sociétés et jeunesses en difficulté, 5.
  • Golse, B. 2013. La maltraitance infantile, par-delà la bienpensée, Fédération Wallonie-Bruxelles, Yapaka.be.
  • Govindama, Y. 2014. « Un état des lieux de la maltraitance des jeunes enfants en France. Les enjeux psychiques dans la relation mère-enfant », Devenir, 4, Vol. 26, 261-290.
  • Green, A. 1990. La folie privée, Paris, Gallimard, 2003.
  • Houssier, F. 2010. « Transmission des désirs infanticides dans les générations. Une articulation entre mythe et cas clinique », Perspectives psy, 49, 297-302.
  • Houssier, F. 2013. « L’adolescence comme révélateur des désirs infanticides », Cliniques méditerranéennes, 87, 171-182.
  • Janin, C. 1996. Figures et destins du traumatisme, Paris, Puf.
  • Jaoul, H. 1991. L’enfant captif. Approche psychanalytique du placement familial, Tournai, éditions universitaires, coll. « Émergences ».
  • Klein, M. 2006. « Le complexe d’Œdipe », Paris, Payot.
  • Laplanche J., Pontalis, J.-B. 1967. Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 2007.
  • Mazoyer, A.-V. ; Lebrun-Devemy, A. ; Roques, M. 2013. « L’ombre de l’inceste paternel ancien sur la maternité : désorganisation et réorganisation psychique », Psychothérapies, 3, 149-156.
  • Potin, E. 2011. « Du lien dangereux au lien en danger, la place des parents quand leur enfant est placé », Recherches familiales, 8, 115-133.
  • Roman, P. 1996. « Fantasme d’infanticide et constitution du narcissisme primaire : Expression projective au Rorschach et au tat », Psychologie clinique et projective, 1, 46-61.
  • Rouyer, M. 1982. « Les sévices sexuels », dans P. Straus et M. Manciaux (sous la direction de), L’enfant maltraité, Paris, Fleurus, 93-102.
  • Ruffiot, A. 1985. « Originaire et imaginaire : le souhait de mort collective en thérapie familiale psychanalytique », Gruppo, 1, 69-85.
  • Shentoub, V. (sous la direction de). 1990. Manuel d’utilisation du tat, approche psychanalytique, Paris, Dunod.
  • Vicente, C. ; Schom, A.-C. ; Robert, P. 2014. « L’institution et la place des familles en protection de l’enfance », Dialogue, 206, 35-46.
  • Winnicott, D.W. 1947. « La haine dans le contre-transfert », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
  • Winnicott, D. 1956. La mère suffisamment bonne, Paris, Payot, 2006.
  •  

Mots-clés éditeurs : tat, placement, élaboration psychique, Parentalité, épreuve projective

Date de mise en ligne : 09/03/2016.

https://doi.org/10.3917/dia.211.0095

Notes

  • [1]
    Anne-Valérie Mazoyer, psychologue clinicienne, maître de conférences hdr, université Toulouse 2-Jean-Jaurès, ufr de psychologie, Laboratoire lcpi. mazoyer@univ-tlse2.fr
    Laurène Menet, étudiante master II psychopathologie psychanalytique, université Toulouse 2-Jean-Jaurès. m-lau@hotmail.fr
    Daniel Derivois, psychologue clinicien, professeur de psychologie clinique et psychopathologie, uiversité Bourgogne Franche-Comté. daniel.derivois@u-bourgogne.fr
  • [2]
    J. Laplanche et J.-B. Pontalis (1967, p. 499) définissent le traumatisme comme un événement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisation psychique. Selon une perspective psychanalytique, le traumatique peut être défini dans une dimension économique comme un événement effractant venant pulvériser le pare-excitation du psychisme qui ne peut prendre en charge les excitations venant tant du dedans que du dehors.
  • [3]
    Si, dans l’histoire d’Alice, la séparation a été bénéfique, dans d’autres histoires, le travail familial peut se révéler infructueux et la séparation, si elle protège l’enfant, ne le préserve pas des difficultés psychiques engendrées par des traumatismes (Berger, 2002).
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions