1 Les situations cliniques auxquelles nous sommes confrontés en médecine néonatale nous amènent souvent à découvrir des horizons inattendus. Régulièrement les patients nous obligent à aménager différemment le cadre de notre pratique, à faire preuve d’une certaine créativité, à nous laisser surprendre dans les réaménagements de notre cadre d’intervention et de pensée. Notre travail n’est-il pas de s’autoriser à penser des voies nouvelles, des chemins de traverses différents pour aller à la rencontre de certains patients ?
2 Pour accompagner la famille de Théo, nous avons emprunté une route qui nous a fait traverser des paysages couverts de neige, de pluies rendant la visibilité hasardeuse, mais aussi, parfois, illuminés de soleil. Nous nous sommes perdus un peu, nous avons trouvé notre chemin. Nous avons parfois eu très chaud, puis très froid. Au bout du chemin nous étions attendus, parfois non, et nous avons été accueillis dans une intimité psychique touchante et précieuse.
Le temps de l’hospitalisation
3 Théo est né à terme, c’est un beau bébé issu d’une grossesse paisible. Mais dès les premières heures, il est transféré dans une unité de réanimation néonatale. Il ne bouge pas, il est sans tonus. Rapidement un diagnostic est posé : myopathie sévère avec un pronostic vital engagé à court terme. Je rencontre la famille. Je la verrai au chevet du bébé toutes les semaines pendant plusieurs mois.
4 Plusieurs fois durant son hospitalisation, son état est critique. Néanmoins, contre toute attente, Théo petit à petit commence à bouger, tout d’abord les yeux, toujours très lentement, puis les doigts. Chaque petit mouvement est interprété, traduit par les parents, notamment la maman. Elle donne un sens à ce petit mouvement du doigt, des deux doigts – « Il me tend la main » – et elle finit le geste supposé de son enfant. Elle prolonge le geste de son enfant. Ces petites interactions se complexifient progressivement. Théo bouge de plus en plus : chaque mouvement est une esquisse que la maman complète. Il bouge les doigts et sa maman tend la main, accompagne l’enfant vers tel ou tel objet, partie du visage. Elle penche sa tête pour que la main de l’enfant rencontre les cheveux, les odeurs de sa maman. Théo sourit presque imperceptiblement, la maman prolonge ce sourire, lui donne un destinataire.
5 Ces moments de rencontre se déploient de plus en plus. Le bébé mobilise ses jambes, les soulève un tout petit peu. Les médecins n’en reviennent pas.
6 Je passe de longs moments à côté des parents, silencieux, attentif. Les parents parlent de Théo, du médical, faisant des commentaires sur les épisodes quotidiens de la vie de Théo. Mais la plupart du temps, il s’agit de moments où les parents sont avec lui, dans cette rencontre faite d’effleurements, de caresses. Et de moments longs, debout, terriblement inconfortables où les pensées se figent, comme les faciès, où nous devenons le bruit du scope, le rythme du respirateur.
7 Esther Bick (1968) écrit que « sous leur forme la plus primitive les parties de la personnalité sont ressenties comme n’ayant aucune force liante entre elles et doivent de ce fait être tenues passivement ensemble grâce à la peau faisant office de limite ». Pour Théo, du fait de sa maladie, la tenue ensemble des différentes parties de son corps, de sa personnalité, n’était pas possible. Néanmoins, nous constaterons que l’enfant va, en lien avec la fonction de compréhension de ses parents et notamment de sa mère, investir son corps qui sera de plus en plus caressé et investi. L’enfant développe des mouvements, certes infimes, que les parents perçoivent et amplifient. L’enfant est pris dans une fonction psychique liante de la part de ses parents.
Sortie au domicile
8 Au moment de la sortie de l’hôpital, les parents demandent s’il ne serait pas possible que nous (moi-même et D. Scoury, interne en pédopsychiatrie) les « suivions » chez eux. Une demande particulière à laquelle nous avons donné suite en lien avec les différents services concernés (réanimation néonatale, pédopsychiatrie de liaison du CHU, service de soins palliatifs et d’hospitalisation à domicile). Formé à l’observation du nourrisson selon E. Bick (et formateur), j’ai déjà très largement travaillé sur la mobilité du cadre d’intervention, notamment au domicile.
9 D. Houzel (2008, 2011) écrit que l’accompagnement familial au domicile s’adresse aux familles en grande difficulté dans le lien mère-enfant. Du fait de la maladie grave et de la longue hospitalisation, la demande des parents a été entendue comme la poursuite de l’accompagnement psychique de l’hôpital et aussi comme l’expression d’une demande d’aide face aux craintes morbides très importantes lors du retour au domicile. [Lors de la seconde visite, les parents nous informent qu’ils ont pris la décision eux-mêmes d’arrêter la surveillance continue de Théo avec le scope. Cela est évoqué avec un certain sentiment de victoire.] Nous rendre au domicile était aussi une façon de dire aux parents que leur maison, leur enveloppe pouvait contenir Théo. Nous nous situions dans une interface réceptacle des angoisses entre eux et l’hôpital.
10 Le travail à domicile implique une intériorisation particulière du cadre : être là en receveur, ne pas savoir ce qui va se passer et surtout ne pas donner de conseils. Nous sommes un extérieur qui vient dans un intérieur et nous allons respecter jusque dans les moindres détails cet intérieur, comme nous le faisions en réanimation pédiatrique. Nous avons aussi l’expérience que l’observation psychique du nourrisson apporte une enveloppe, c’est ce que nous enseigne la formation à l’observation du nourrisson. Plus que tout, nous sommes entourés par la confiance que nous avons dans ce cadre qui allie souplesse et sécurité de base. Par la suite nous comprendrons que la demande des parents d’une intervention à domicile se situait dans la continuité d’un travail déjà commencé à l’hôpital : travail de réceptivité des aspects très archaïques majorés dans un contexte de maladie très grave. À plusieurs reprises nous avions aussi organisé des « entrées de la fratrie », aussi la constellation familiale avait-elle été introduite dans notre dispositif de soins avant le travail à domicile.
11 Nous sommes allés pendant plusieurs mois au domicile de la famille. Chaque visite donnait lieu à la rédaction d’un compte rendu exhaustif, puis, dans un troisième temps, un groupe de travail nous permettait d’en élaborer le contenu. Des rencontres avec les différents services hospitaliers s’occupant de l’enfant ont été organisées. Au domicile, nous allions voir grandir un bébé dans sa famille. Certes, un bébé singulier, mais nous nous sommes attachés à respecter cette consigne simple et vivante. Il ne s’agissait pas d’exclure le pathologique de l’enfant, mais de recevoir sans savoir ce qui allait se passer, sans chercher à poser des questions, ni même chercher à voir l’enfant. Nous étions là, comme Bion (1970) le développe, « sans mémoire, sans désir, sans connaissance ». La famille, étonnamment, nous a reçus dans cette perspective et n’a jamais sollicité autre chose que notre capacité de réceptivité.
12 Lors des premières visites, nous avons l’impression d’arriver dans une maison qui vient d’accueillir un nouveau-né. La maison est calme, les bruits sont feutrés, nous ne voyons pas beaucoup Théo, on nous montre l’endroit où il est. Ce bébé qui était à la vue de tous à l’hôpital n’est pas exposé ici. Les parents vont utiliser notre présence pour déverser les angoisses, leurs inquiétudes, puis dans un second temps nous faire part de leur compétence parentale : arrêt du scope, accordage au rythme de l’enfant, compréhension de celui-ci. On nous convie à visiter les chambres des enfants en fin de rencontre. La chambre de Théo, chambre qu’ils craignaient de ne pas voir habitée.
Troisième visite au domicile (Théo, 6 mois)
13 Lorsque nous arrivons, la barrière est fermée. Nous sonnons. La sonnette ne fonctionne pas. Quelques minutes s’écoulent avant qu’on vienne nous ouvrir. Nous a-t-on oubliés ? C’est monsieur qui vient nous ouvrir avec Pauline (grande sœur de 4 ans). Il nous dit : « On vous avait oubliés. » Il s’aperçoit qu’il est torse nu et s’excuse. [L’arrivée au domicile nous confronte à une intimité très grande, ayant à voir avec les limites corporelles que nous pouvons relier avec la sudation intense de cet homme.] Puis monsieur nous installe à la table familiale. Madame descend et se joint à nous.
14 Monsieur : « Vous n’êtes pas au courant ? Les médecins ne vous ont pas dit ? »
15 Nous lui répondons que non : nous savons que Théo a été hospitalisé la semaine dernière en neurologie, mais nous n’avons pas cherché à obtenir des nouvelles. Il nous dit : « C’était une journée parfaite, les médecins ont été étonnés des progrès. Au cours de cette journée, Théo a montré un début de préhension et de déglutition ainsi que des mouvements des membres inférieurs élaborés. […] Ils ont vu ce que nous on voit. Ils nous ont crus. Nous avions d’ailleurs dit à Théo avant d’y aller : tu dois montrer tout ce que tu sais faire. »
16 Il raconte qu’un chirurgien pédiatrique est venu voir Théo dans la chambre. Il est resté impassible pendant un long moment et observait l’enfant. Les parents ont eu très peur.
17 « Regardait-il quelque chose qu’ils n’auraient pas vu ? Trouverait-il quelque chose d’autre à Théo ? Nous ne voulions pas rester à l’hôpital. » En fait, Théo n’a pas besoin d’attelles car il bouge suffisamment les membres inférieurs. En revanche, au cours de l’hospitalisation on a parlé d’une coque adaptée afin que Théo puisse avoir la tête soutenue. Elle remplacera le transat et pourra également servir de siège auto. [Nous sommes dans ces moments-là très identifiés aux parents et ils nous demandent de ne pas savoir des « choses » concernant Théo, mais de reconnaître leurs capacités parentales. Nous sommes étonnés des progrès de Théo. À un moment ils nous montrent une vidéo des mouvements de Théo, nous ne sommes pas là pour confirmer leurs dires, mais pour recevoir ce qu’ils ne pensaient pas pensable.]
18 « Nous sommes allés seuls en voiture à l’hôpital, car, la dernière fois, Théo avait fait un malaise dans la voiture du SAMU alors que dans la nôtre il dort, et puis ainsi on est plus libres. » Pauline, gardée par sa tante (sœur de madame et marraine de Théo) pendant que Théo était à l’hôpital, a fait une grosse colère quand ses parents sont venus la chercher : « Je ne veux pas de vous. Je veux rester avec Emma. » Madame dit qu’elle faisait les mêmes colères quand Théo était hospitalisé. Elle a les larmes aux yeux. [C’est une des premières fois que les parents évoquent la famille lors de l’hospitalisation.]
19 Les parents parlent des progrès de Théo dus à l’entourage qui le stimule tout le temps. Le père dit : « On pourrait le laisser dans sa chambre en haut toute la journée et ne pas aller le voir et sortir, mais on lui parle, Pauline aussi. » [Les parents trouvent, retrouvent une fonction parentale, une connaissance de leur enfant, ils connaissent mieux leur fils que l’hôpital. Évocation aussi de mouvements ambivalents.] C’est aussi grâce à l’équipe de réanimation qui le prenait à bras, qui laissait la porte de sa chambre ouverte pour qu’il voie les personnes passer que Théo ne s’est pas « laissé aller » – « C’est lui qui décide. » Pauline dit « ouais ». Le père reprend : « Il fait des efforts tous les jours, il y a ce que les médecins disent et ce que Théo nous montre, lui il montre qu’il veut faire des efforts. » Le père évoque les premiers jours, l’annonce du diagnostic létal. [Le père revient régulièrement sur l’annonce de la maladie, les malaises très importants de Théo. Ce sont des moments très traumatiques et il les élabore à travers les multiples narrations. Les progrès de Théo lui permettent cette narration.] « J’écoutais ce qu’ils disaient mais je me protégeais, je mettais tout ça à l’écart et je me basais sur ce que Théo montrait. » La mère répond qu’elle se protégeait, elle, en imaginant le pire et en prenant à la lettre les prédictions des médecins. Monsieur porte sur son épouse un regard triste et rapidement déplace son regard vers moi comme pour me dire qu’il est un peu perdu face à sa femme si triste.
20 Monsieur parle en contrepoint des progrès de Théo, de la déglutition. On commence à lui donner ses premiers biberons et tétines non médicalisées, il ébauche des mouvements de succion. Les parents sourient, se regardent. [Les parents parlent de leurs pensées respectives, chacun s’écoute. L’écoute de la souffrance de l’autre est un point central dans le travail avec les familles ayant vécu des traumatismes.] À ce moment-là, l’infirmière de l’HAD [1] arrive accompagnée de sa fille Lola. Elles sont venues avec des cadeaux. C’est « l’anniversaire » de Théo, la maman rappelle qu’il a 6 mois. Il y a un cadeau pour Théo et un pour Pauline. Cette dernière propose à Lola de monter dans sa chambre. L’infirmière va voir Théo et revient. Elle dit que le lit est trempé. Papa et Maman rient : « Il est comme son père, il transpire beaucoup. » Monsieur, en effet, transpire et s’éponge beaucoup depuis le début de la visite. [Les angoisses d’écoulement sont très présentes chez le papa, par la peau, par les mots – débit verbal très important. Comme si rien ne pouvait faire office de limite, de contenant. Progressivement la sudation va s’atténuer, les angoisses vont prendre corps, expressivité et représentation.] L’infirmière dit : « Théo a beaucoup de crachats, j’ai dû l’aspirer un peu. Ses dents sont en train de pousser, c’est peut-être aussi pour cela qu’il produit beaucoup de salive. » La moustache qui maintient la sonde se décolle un peu mais Théo dort et elle n’ose pas le réveiller pour la lui refaire. Elle propose que les parents l’appellent au besoin dans l’après-midi. L’infirmière rappelle Lola pour partir. Pauline se met à pleurer. Madame nous explique que c’est toujours comme ça dès qu’elle a quelqu’un pour jouer. « Théo ne peut pas jouer avec elle, il est trop petit, il ne bouge pas beaucoup. » Le papa la prend dans les bras pour la consoler. Elle a reçu en cadeau un jeu de bulles de savon. Papa lui propose d’aller dans le jardin pour faire des bulles. Elle s’apaise. [Penser la place de chacun dans la famille et laisser la conflictualité s’exprimer chez la grande sœur.] Pauline demande à sa maman de venir faire des bulles avec elle. Elle la rejoint. Pauline lui montre comment faire « aussi bien qu’elle ». Nous les regardons.
21 Monsieur continue à nous parler. Il revient sur sa gratitude envers l’équipe du CHU mais également envers l’équipe de l’HAD, qui ont contribué toutes les deux aux progrès de Théo. Il mentionne que toutes les équipes ne sont pas comme ça. « Parfois les pronostics des médecins peuvent se révéler faux. » Il raconte que le fils de son ami, atteint d’un syndrome de Prader-Willi, a aujourd’hui 22 ans alors qu’on lui avait annoncé qu’il décéderait à 3 mois, qu’il ne parlerait et ne marcherait pas. « Pourquoi les médecins disent tout cela, alors ? » dis-je, interrogatif. Le père répond que les médecins sont obligés de dire cela par rapport aux expériences des patients qu’ils ont eus. « C’est eux les médecins, moi je ne suis pas médecin, mais… » [Le père évoque d’une autre façon le pronostic des médecins en mettant en avant la force de son fils, force qu’il reprend en lui comme venant réparer son épanchement narcissique.]
22 Nous sommes interrompus par l’arrivée de la kinésithérapeute. Elle nous salue et se dirige dans la pièce où se trouve Théo. Pauline joue dehors à l’écart. Madame revient s’asseoir avec nous et parle de la nécessité d’une aide lorsqu’on est malade. Son mari donne l’exemple des personnes qui se suicident si elles ne sont pas aidées, pas écoutées par des médecins ou des psychologues alors il y a un risque qu’elles recommencent. « Pour avoir envie de se battre et de ne pas se laisser aller, il faut se sentir soutenus. » Il fait le parallèle avec Théo : selon lui, si personne n’avait été autour de lui, il se serait « laisser aller ». Madame ne dit rien mais acquiesce par des hochements de tête. Je reprends : « Oui, Théo n’a pas été abandonné. »
23 Il poursuit : « Oui, c’est ça, je voulais dire qu’il ne faut pas abandonner les gens suicidaires. Moi quand j’étais petit j’ai toujours défendu les faibles. » Monsieur se souvient qu’en réanimation lui et sa femme avaient pris la décision d’un non-acharnement thérapeutique. Ils connaissaient les conséquences neurologiques d’un maintien forcené. « Mais aujourd’hui je ne sais pas si je prendrais la même décision car je vois les progrès de Théo. Si à nouveau il faisait des malaises, peut-être que ça serait dû à, par exemple, une simple fausse route et qu’il faudrait alors le réanimer… » Silence. Les parents poursuivent leur remémoration de ce qu’ils ont vécu à l’hôpital, l’expression de leur ambivalence, du choix impossible. [Une intense fragilité, notamment du côté du père, est pour la première fois évoquée et contenue par le cadre même de cette application thérapeutique de l’observation du nourrisson. Le transfert est massif, un transfert de sauvetage qui petit à petit va prendre une coloration enveloppante.]
24 « Mais c’est pour Pauline, on ne veut pas lui imposer de devoir s’occuper de son frère, qu’il soit un poids pour elle. » Les parents se regardent. Nous les regardons. Le père poursuit : « Plus tard, lorsque Théo aura 11-12 ans, il nous dira : vous avez vu ce que je suis, pourquoi vous ne m’avez pas laissé partir lorsque j’étais petit. » Le père boit un verre d’eau. Madame reprend : « Laisser partir peut stopper la souffrance de la personne, mais aussi de la famille. »
25 [L’avenir de l’enfant est projeté à quelques années, pour éloigner la crainte du futur proche. Nous avons le sentiment que cela va très vite, nous nous sentons envahis par l’intensité des propos, par la rapidité avec laquelle ils émergent. Nous ne disons rien, nous sommes là, à recevoir, à contenir.]
26 Nous avons débordé de dix minutes la durée habituelle d’une heure. Nous reprécisons le cadre de nos rencontres – sans doute dans une recherche de contention interne. Le père se montre très enthousiaste : « C’est bien, c’est nécessaire pour nous. » Madame reprend : « Nous avions envie de continuer avec vous, vous connaissez Théo, vous connaissez son histoire. Nous n’avions pas envie de tout raconter à quelqu’un d’autre, il y a des choses qui se sont passées trop difficiles pour que je puisse en reparler. » Le père : « Vous avez tout vécu avec nous. »
27 Avant notre départ, monsieur nous invite à venir voir le bébé, il fait des exercices avec la kinésithérapeute, il est très souriant et a l’air de bien se mobiliser. Nous lui disons au revoir. Nous sortons, épuisés. [Les parents, en parlant de la continuité, sollicitent vivement notre réceptivité. La fatigue que nous ressentons est à l’image des propos de vie et de mort que nous recevons. Le transfert parental est massif et nous représentons l’image d’un couple grand-parental sécurisant et enveloppant. Corporellement nous sommes épuisés : expression des éléments archaïques non élaborés projetés en nous.]
Ré-hospitalisation de Théo
Dans le service (Théo, 9 mois)
28 Je rencontre la maman. Elle est assise près de son fils, je reste debout. Elle tient la main de son fils qui joue avec la main de sa maman. Une impression de tonus dans la main alors que le reste de son corps est statique. La maman dira à un certain moment : « Tu me tiens fort. » Il est agrippé, tout le corps vers sa mère. Elle lui dit qu’elle le tient et qu’elle le tiendra toujours.
29 Puis, se tournant vers moi, elle parle de la discussion qu’elle a eue avec son mari hier : « Nous avons parlé des funérailles. » C’est son mot : « Funérailles ». « Je crois que l’on ne peut pas ne pas y penser. Mais si mon mari m’en parle, c’est qu’il sent quelque chose. Il est toujours positif et là il en parle. Théo a été ponctionné hier dans son poumon, un jour une bonne nouvelle et un jour une mauvaise. » Et avec la main elle montre les mouvements qu’elle vit à l’intérieur comme quelque chose qui tombe à l’intérieur brutalement. « À la maison, on était, comment dire, [je fais un souffle montrant la détente] exactement, il n’y a pas de mots je crois, on soufflait et maintenant c’est reparti. Mon travail. Ma patronne me disait bon courage et moi je pense qu’il y a maintenant le travail, l’hôpital, la maison un peu. Et Pauline. Comment on va lui en parler, à Pauline, de ce qui peut se passer ? Nous avions mis cela dans un coin de la tête. Mais je m’aperçois que c’est un coin tout ouvert. Est-ce que c’est normal d’en parler ? »
30 Ce n’est pas la première fois qu’elle exprime des pensées douloureuses en se demandant comment parler à Pauline. Théo tient fort sa maman à ce moment-là. C’est très impressionnant. Il regarde vers sa mère qui le regarde, il retire sa main de la main de sa maman et va envelopper de caresses la main de sa maman, avant de reprendre le doigt. « Hier, Pauline a dit que Théo était avec le père Noël dans la lune. J’ai été sonnée, je lui ai demandé ce qu’elle voulait dire, et elle a dit que c’était une blague, Théo est chez les docteurs. Sa maison, c’est chez les docteurs. » « Noël », dis-je. « Oui, cela va être tellement compliqué, est-ce que Théo sera à la maison pour Noël ? »
Moments en réanimation (Théo, 9 et 10 mois)
31 Théo est tourné vers son papa. Il le regarde et avec ses mains initie les marionnettes, tend sa main vers la main vers son père. Le papa lui prend la main, avec son autre main le bébé tente d’attraper la sonde, le papa l’en empêche. Il lui donne un petit hochet très léger. Il le fait bouger à gauche et à droite, l’objet entre dans son champ visuel gauche, puis droit. « Jeux comme avec une épée », dit le papa. Le regard de l’enfant est coupé en deux avec la VNI [2].
32 Théo est sur le côté. La maman me dit que dès qu’elle approche la VNI, il pleure, montre son désaccord. Il a le regard qui bouge, qui va s’accrocher à un objet, une forme. Ses mains tiennent, se tiennent, comme si les mains vides pouvaient être sources d’angoisse. Il se tient aux fils, à l’objet. « Si je lui présente le hochet léger, il s’en empare, il peut le faire venir devant ses yeux et le retirer. » Il le retire de sa vue, dans un jeu d’apparition-disparition. Il est dans la construction du tenir-lâché, sans lâcher l’objet, mais en l’écartant de sa vue. Il s’agit du jeu présent-absent, signe de l’intériorisation. Il suce sa langue, tète un peu. Il garde en bouche, sa bouche est active, quelque peu sphinctérisée. Puis il bave énormément. La maman place une peluche entre ses jambes qu’il caresse avec une jambe en émettant de très légers sons. Il s’agit d’une vraie recherche de sensations cutanées dans le bas du corps relié avec le haut du corps par la voix.
33 Autre moment, à 10 mois et demi. La maman est à côté de Théo. Il est allongé sur le côté et il joue avec la main de sa maman. Il a toujours la VNI, il est très en lien avec sa mère et celle-ci s’empare de toutes les petites manifestations de son enfant. Il lui touche la main, elle dit qu’il fait bravo. Il esquisse un bravo avec ses mains, avec une force douce. Elle poursuit le geste avec les mains de son fils. Il bouge ses jambes, les remonte sur son ventre, sa maman se penche vers lui, ils se regardent, la maman lui parle, murmure des mots doux en mamanais. C’est très touchant. « Tu es content de retrouver maman. » La maman me tourne le dos, elle se tourne vers moi et me sourit.
34 Autour de la notion de peau (Bick, 1967), nous pouvons dire que Théo ne possède pas de « peau musculaire », très entravé par sa myopathie. La tonicité du corps et de sa peau fait défaut. Lorsque nous parlons de peau musculaire, nous ne l’évoquons pas en termes de constitution d’une peau défensive comme E. Bick l’évoque chez les enfants autistes quand la peau psychique est absente, mais plutôt comme une « peau musculaire relationnelle » permettant à Théo d’interagir avec son entourage. Il faut donc donner des muscles, un tonus à la peau de cet enfant. C’est ce que la mère fait lorsqu’elle accompagne les mouvements de son fils ou lorsqu’elle soutient sa tête. Elle permet à son fils d’être en relation et de s’exprimer corporellement. Les parents transforment le moindre petit geste de Théo en lui attribuant une signification relationnelle et psychique. Théo est ainsi porté par la fonction de transformation et de compréhension de ses parents.
35 Théo retourne à la maison et nos visites reprennent.
Conclusion
36 Ce travail a contribué à la restauration d’une requalification parentale (parents déqualifiés et disqualifiés) et à la contention de la souffrance parentale – « Contenir, ici, dans le sens que lui donne Bion (1962), c’est recevoir des projections venant d’un autre psychisme et les modifier de sorte qu’elles deviennent moins toxiques pour le psychisme qui en est la source » (Houzel, 2011). Il a permis aux parents l’expression d’une certaine élaboration quand ils auraient pu s’enfoncer dans la non-pensée, l’évacuation… Ce type d’intervention a mobilisé des aspects contre-transférentiels qui, s’ils ne sont pas analysés, entraînent des identifications projectives non structurantes pour la famille. Nous avons supporté de ne pas comprendre, nous avons supporté la morbidité très violente, mais sans être, il nous semble, dans une attitude maniaque expulsant cette morbidité. Nous avons été attentifs aux moments de vie psychique tant chez Théo que chez ses parents, particulièrement dans ces moments où nous avons pu constater l’intériorisation chez les parents de leur propre intériorisation dans Théo : mouvements psychiques émotionnellement intenses.
37 Ce travail transféro-contretransferentiel ne pouvait s’élaborer qu’au sein du groupe de supervision, même si nous avons pu faire des actings – « Pourquoi les médecins disent tout cela, alors ? » Nous étions lors des rencontres dans une « attention inconsciente, la capacité de recevoir des messages à notre propre insu, à travers ces canaux non sensoriels de communication » (Houzel, 2011).
38 Par la mobilisation de son corps, mobilisation faite dans le lien de compréhension parentale, Théo introjecte un objet parent (maternel et paternel) « reconnu apte à remplir cette fonction ». Nous faisons l’hypothèse que notre travail à domicile a permis par un travail de digestion et de transformation de détoxiquer les aspects de vie et de mort totalement imbriqués. L’introjection des objets parentaux sécurisants a permis au bébé de déployer au-delà du pensable une qualité relationnelle étonnante et particulièrement vivante. On peut dire que Théo et ses parents ont coconstruit un « objet relationnel sécurisant » dans leurs espaces internes respectifs. « Notre rôle a été de recevoir la défaillance musculaire et psychique majeure et d’accompagner les parents dans leur fonction de soutien, de reconnaissance de la mobilisation corporelle et psychique de leur enfant. La position contenante qu’offre la méthode d’observation a contribué à la création par les parents de “cette peau musculaire relationnelle” chez Théo » (Scoury, 2014).
39 E. Bick (1986, p. 143) explique que « les parties de la personnalité sont ressenties comme n’ayant aucune force liante entre elles et doivent de ce fait être tenues passivement ensemble grâce à une peau faisant office de limite ». Elle poursuit en disant que cette fonction interne de contenir les parties du self dépend à l’origine de l’introjection d’un objet externe. Pendant un certain temps (deux-trois mois), Théo n’avait pas de « peau pensée » comme pouvant faire limite. Il n’avait ni muscle ni peau. Les angoisses relatives à sa survie ont bloqué sa constitution. Les parents ne pouvaient penser ce travail de liaison. L’élan vital, engendré par et dans le regard, a permis la mise en place d’une possible fonction liante étayante. C’est ce que nous avons nommé la « peau relationnelle musculaire », une coconstruction parents-bébé. Il s’agit de l’ensemble des petits mouvements, caresses, tenues, touchés de la dyade et l’adaptation de l’un à l’autre : avec Théo et ses parents nous les avons vus se déployer au ralenti. Le corps s’est alors mis un peu en mouvement, pris dans et par la fonction psychique contenante des parents et l’intériorisation de celle-ci dans Théo. La fonction d’attention inconsciente de l’observation du nourrisson selon E. Bick a donné une enveloppe à ce déploiement (poupées russes de l’introjection).
40 La poursuite de ce travail a relié les différentes parties de la personnalité de la famille et de l’enfant. À la peau « familiale » non liée, car envahie par une morbidité envahissante, s’est substituée la « peau psychique relationnelle », où l’aire du jeu a pu un peu advenir.
Mots-clés éditeurs : observation nourrisson, hospitalisation à domicile, Réanimation néonatale, E, peau psychique relationnelle, Bick, parentalité, périnatalité
Date de mise en ligne : 08/01/2015
https://doi.org/10.3917/dia.206.0073