Notes
Citer cet article
- Razon, L.,
- Spiess, M.
- et Chevalérias, M.-P.
- Razon, Laure.,
- et al.
- RAZON, Laure,
- SPIESS, Martine
- et CHEVALÉRIAS, Marie-Paule,
https://doi.org/10.3917/dia.204.0103
Notes
1 La constitution par des figures d’autorité (politiques, scientifiques ou religieuses) de discours porteurs de projets collectifs a principalement pour visée la transformation des idées et des mœurs pour un mieux-être individuel et social. C’est par leur intermédiaire que se créent progressivement des formes nouvelles de pensée qui devraient rassembler les humains autour d’idéaux portés par les leaders – dont Freud, dès 1921 dans son ouvrage Psychologie des foules et analyse du Moi, a mis en valeur l’attrait et les effets sur le sujet. Dans la société occidentale contemporaine, ces discours, dépassant la figure idéale d’un maître, sont portés bien davantage par des dispositifs dont les expansions touchent aussi bien aux médias, à la formation, au monde professionnel, aux associations, chacun d’eux ayant la charge de les promouvoir auprès d’un public qui ne devrait y découvrir qu’un mieux-être toujours « profitable ». Éduquer dès le plus jeune âge et tout au long de la vie, défendre le droit à la santé, convaincre de la valeur scientifique des arguments proposés sont depuis quelques années les fondements de ces nouvelles formes de discours qui infiltrent notre quotidien.
2 Que ce soit dans la sphère publique ou privée, mais également dans le champ professionnel, ces discours se révèlent comme des incitateurs de changement profond des représentations et des comportements des êtres humains. Sans s’imposer directement, ils sont cependant omniprésents dans le monde des brochures, revues ou émissions télévisuelles potentiellement sources d’intérêt pour chacun. Ils sont repris lors de rencontres avec les intervenants de différents secteurs à l’occasion d’événements spécifiques du cours de la vie. Par exemple, dans le cadre de la périnatalité, tout est mis à la disposition de la femme dès le début de la grossesse pour lui donner un maximum d’informations dites « scientifiquement fondées », les personnels de santé formant à l’apprentissage des conditions les meilleures pour le « bien-être » de l’enfant et de sa mère. Nous avons ainsi repéré que les questions du maternel et de l’allaitement sont aujourd’hui particulièrement au cœur d’un tel dispositif d’encadrement.
3 Sur les bases de ce constat et dans ce contexte actuel de directives orientées, qu’en est-il de la place accordée au désir de la mère et à sa parole ? Dans nos pratiques cliniques, en effet, les femmes nous enseignent sur leurs souffrances et impasses lorsque leur désir se trouve en opposition avec un idéal posé ou imposé avec lequel elles cherchent à se situer. Nous proposons dans cet article de mettre en discussion la façon dont la femme est parfois acculée à devoir se positionner dans le registre de la souffrance allant de la tentative d’identification à un idéal qui lui est étranger à une forme de résistance symptomatique. À l’appui de l’analyse de textes sur l’allaitement et d’un éclairage clinique, notre réflexion de chercheurs en psychologie clinique nous conduit à venir interroger le pouvoir que peuvent avoir des discours sociaux et leurs effets potentiels sur le rapport de chacun à ses repères idéaux et à son positionnement subjectif.
Le discours sur l’allaitement : le bien de l’enfant, du médical à l’idéal
4 Les préoccupations concernant la maternité et l’allaitement ne sont pas récentes. Elles ont fait leur entrée dans la pensée médicale, philosophique et politique dès le xviiie siècle par la constitution d’un ensemble de propos convergents dont l’objectif visait à la transformation des comportements afin de garantir au mieux la survie des enfants alors que le taux de mortalité infantile constituait un véritable fléau. Les premières politiques de santé publique se mettent en place (Guidetti, Lallemand, Morel, 1997), prenant appui sur l’amélioration des connaissances scientifiques et sur les idées nouvelles de progrès social, voire de bonheur familial. Injonctions répétées des médecins, comme l’évoque Dominique Julia (Becchi, Julia, 1998), puis dispositifs préventifs, structures d’accueil, aides et allocations diverses se sont alors succédé au fil des siècles pour convaincre les mères d’allaiter. Dès lors, valorisée et encouragée dans ses fonctions maternelles, il revient à la femme la responsabilité d’accomplir son devoir. Néanmoins, entre cette place assignée et une place désirée s’est creusé un espace où les femmes sont venues interroger leur condition. Les mouvements féministes, principalement ceux du xxe siècle, mettront en valeur la complexité de ce partage entre le féminin et le maternel et l’impossibilité de le réduire à une décision collective univoque (Garcia, 2011).
5 Au début du xxie siècle, l’allaitement, en tant que question de santé publique, a de nouveau été remis au jour : en mai 2002, lors de la 55e assemblée mondiale de la santé, tous les membres de l’oms ont adopté ce qui sera appelé « la stratégie mondiale pour l’alimentation du nourrisson et du jeune enfant ». Cette motion apporte une base aux initiatives de santé publique pour protéger, promouvoir et soutenir l’allaitement. Ces résolutions furent ensuite relayées en France dans le programme national nutrition-santé « Allaitement maternel : les bénéfices pour la santé de l’enfant et de sa mère » (Société française de pédiatrie, ministère des Solidarités, de la Santé et de la Famille, février 2005) et, au niveau européen, dans le « Project on Promotion of Breastfeeding in Europe. Protection, promotion and support of Breastfeeding in Europe : a blueprint for action » (« Protection, promotion et soutien de l’allaitement maternel en Europe : un plan d’action », Luxembourg, 2008).
6 D’une portée incitative, ces discours prônant l’allaitement avancent leurs arguments en prenant appui sur les mêmes registres que ceux de l’oms. Le premier d’entre eux est la garantie scientifique que le lait maternel, dans ses constituants biologiques, est le mieux adapté à l’enfant. Ses valeurs nutritionnelles, développementales ainsi que préventives de diverses maladies sont aujourd’hui bien connues. Le deuxième registre concerne le maternel, la mère nouant par l’allaitement une relation tout à fait privilégiée et gratifiante avec son bébé. Par conséquent, les meilleures conditions doivent lui être accordées dans le monde public et professionnel pour qu’elle puisse allaiter facilement et aussi longtemps que possible. Le troisième registre est, lui, porteur d’une dimension situant la responsabilité maternelle suprême dans l’accomplissement de l’allaitement : il met en avant le droit de l’enfant à être allaité et à trouver les meilleures conditions pour son développement. Texte législatif à l’appui, nous retrouvons cette argumentation dans l’article 24 de la Convention relative aux droits de l’enfant. Celle-ci est renforcée par la déclaration d’Innocenti de 2005 soulignant davantage les actions clés pour garantir le meilleur départ dans la vie aux enfants et pour mettre en œuvre les droits humains des générations actuelles et à venir.
7 Sur les bases de ces différents registres et arguments s’ensuit la mise en place d’un dispositif d’information et de communication, mais surtout de formation des professionnels de santé mis en première ligne lors de la rencontre avec les mères. L’objectif est d’augmenter de façon significative le pourcentage des mères acceptant d’allaiter leur enfant. Porté par un idéal – le bien-être physique et le bon développement de l’enfant –, ce dispositif encourage la mise en place d’associations valorisant cette démarche de santé publique. But louable, certes, mais qui nous questionne, quand militantisme et discours de santé publique viennent d’une même voix habiter les espaces publics, privés, intimes. L’exemple de l’association « la Grande Tétée [1] », créée en 2006, qui organise dans le même temps des débats et discussions ainsi que des allaitements en public, en est une illustration marquante.
8 De même, en s’arrêtant longuement sur l’histoire de la Leche League [2] et l’évolution de ses arguments en faveur de l’allaitement maternel, Élisabeth Badinter (2010) montre comment cette association a su rallier au plan international les professionnels de santé et les politiques dans la mise en œuvre de programmes destinés à promouvoir et à favoriser l’allaitement. Elle met également en avant combien ce discours s’est fait, au fil des années, plus radical et impérieux. À l’appui des « dix conditions pour le succès de l’allaitement » élaborées par l’oms et l’unicef, les recommandations professionnelles soutenues actuellement en France encouragent l’allaitement maternel exclusif durant les six premiers mois de la vie de l’enfant, durée considérée comme idéale pour un « développement optimal » des nourrissons, alors qu’est passée sous silence une analyse plus fine des enjeux psychiques de cette proximité corporelle et relationnelle orientée par l’oralité. Mathilde Dublineau et Pascal Roman, dès 2006, s’y sont attardés, permettant d’éclairer des modalités antidépressives à l’œuvre chez certaines mères dans le lien à l’enfant lors d’un investissement prolongé et idéalisé de l’allaitement.
9 Avançant que les mères françaises n’allaitent pas suffisamment longtemps, ces associations s’emploient à prôner les avantages et les bénéfices de l’allaitement maternel pour l’enfant comme pour la mère. Il s’agit de donner « le meilleur » à son enfant, mot d’ordre qui tend à faire de l’alimentation au sein une obligation et dont la force culpabilisante met à mal la liberté de choix des femmes et le respect de ce qui se joue singulièrement pour chacune. Cette pression sociale prescrit aux femmes d’être conformes à un idéal maternel normatif, même si par ailleurs il est dit que les parents, et principalement la mère, demeurent libres de leur choix. Mais comment cela est-il sereinement possible quand il semble que l’enfant soit l’objet des prescriptions d’une société qui se fait le devoir de penser son développement et son bien-être ?
10 On entend ici combien, corrélativement à la question de l’allaitement, le discours présent tente plus amplement de faire croire que la grossesse et la mise au monde d’un enfant relèvent d’une expérience qui ne peut que venir combler une femme, éclipsant les enjeux psychiques de l’événement, l’ambivalence et les bouleversements qui s’y attachent. Qu’elle soit jugée indispensable pour une pleine réalisation personnelle et familiale ou qu’elle soit exaltée dans le registre du sublime, la maternité vaut à présent comme garantie de réussite et de bonheur. Cette valorisation du maternel s’inscrit dans la logique de l’impératif moderne d’épanouissement personnel. Si le narcissisme est au fondement de l’amour parental, aujourd’hui, comme le souligne Caroline Thompson (2003, p. 143), « nous sommes passés d’un narcissisme qui permet d’investir son enfant et d’accepter de sacrifier son bien-être immédiat à ses besoins à un narcissisme qui l’investit comme faire-valoir, trophée d’une réussite personnelle ». La place centrale où l’enfant est accueilli, l’idéalisation et l’inflation narcissique dont il est l’objet ont entraîné une responsabilisation parentale accrue, dessinant un modèle de plus en plus normé et exigeant de l’être parent.
11 Nous voyons ainsi que parallèlement au discours sur l’allaitement se dessine un discours sur le maternel et le parental – modèle idéal inscrit dans un projet collectif qui n’est pas sans effet sur l’appropriation du maternel. « De la cause des femmes à la cause des enfants », comme l’énonce le titre d’un livre récent de Sandrine Garcia (2011), l’allaitement maternel est une question particulièrement aux prises avec le discours social au cœur duquel les pères aujourd’hui sont de plus en plus appelés – par les associations (exemple : l’association « Devenir parent ») ou dans le cadre des formations (Centre de recherche, d’évaluation et de formation à l’allaitement maternel) – à occuper également un rôle essentiel.
12 Quel est l’espace offert à chaque femme pour penser l’appropriation du lien à son enfant, dans un moment où la question de l’allaitement se pose dans une articulation complexe entre histoires individuelle, familiale et conjugale ? Il est probablement plus aisé de se calquer sur un discours dominant lorsque l’allaitement émerge d’un choix personnel, mais il est probablement plus inconfortable de s’y référer lorsque son désir est autre. C’est cet axe-là que nous souhaitons maintenant développer.
L’expérience de l’allaitement et ses enjeux psychiques
13 Que nous apprend la clinique ? Dans le cadre de cet article, c’est à l’appui de notre pratique clinique (privée et hospitalière) que nous avons déplié, à partir de fragments d’histoires et dans un après-coup du travail mené avec certaines femmes, la question des enjeux actuels de l’allaitement aux prises avec des dynamiques inconscientes à l’œuvre.
14 Mais afin d’étayer nos investigations, nous évoquerons dans un premier temps une situation développée par Freud alors qu’il repère, déjà à son époque, toute la complexité des enjeux inconscients présents lors de l’instauration de l’allaitement par la mère. Les motivations profondes qui déterminent la décision d’allaiter ou non l’enfant ne s’expriment jamais de façon claire et certaines femmes souffrent de devoir répondre à ce qu’elles imaginent être attendu d’elles, sans possibilité de dire leurs conflictualités ou leurs impasses dans cette modalité relationnelle à l’enfant. La clinique vient rappeler ce que l’idéalisation ambiante efface aujourd’hui, à savoir la complexité de ce qui est en jeu dans l’expérience de l’allaitement, associant amour et érotisme, féminin et maternel et réactualisant de nombreux fantasmes.
15 Dans le prolongement de la grossesse, l’allaitement renvoie à l’intimité du corps à corps mère-enfant en une proximité où les limites apparaissent floues et où l’illusion fusionnelle peut être maintenue. L’évocation de ce mode de nourrissage du nouveau-né mobilise par ailleurs en chaque femme les éléments transmis, les fantasmes liés à la relation primaire avec sa propre mère et révèle le processus d’une double identification : à la mère et à l’enfant. Ces mouvements entre position maternelle et position infantile ont été repérés par Freud, dès 1892-1893, quand il traite par hypnose une jeune mère qui, à chacun de ses accouchements, se trouve dans l’incapacité d’allaiter ses enfants malgré toute sa volonté consciente à vouloir les nourrir. Absence d’appétit, vomissements, insomnies et dépression accompagnent cette impuissance. Freud souligne la répétition du symptôme contrariant ce que la patiente souhaite pourtant avec force : être une bonne mère et une bonne nourrice. À la naissance du deuxième enfant, Freud propose une interprétation où se redistribuent fantasmatiquement les places en « réinstallant […] passagèrement la “jeune mère” dans sa position infantile » (Schneider, 2002). Il s’adresse ainsi à elle en position non pas de mère mais d’enfant et, au sortir de l’hypnose, la patiente fera des reproches à sa propre mère : « Où était donc passée la nourriture, avait-on l’intention de l’affamer, avec quoi allait-elle donc nourrir l’enfant si elle ne recevait rien et autres choses semblables » (Freud, 1892-1893, p. 34). En relatant cette situation, Freud met en avant une figure de mère défaillante, marquée d’un manquement à l’idéal maternel, et enseigne l’importance qu’il y a à entendre, à travers les troubles, les affects et les manifestations qui font obstacle à l’allaitement, les problématiques inconscientes et les conflits irrésolus de l’enfance mobilisés par l’événement de la maternité. Il reconnaît chez sa patiente une « hystérie d’occasion » et insiste à cet endroit sur « l’ébranlement » psychique que représente pour une femme la mise au monde d’un enfant.
16 Les aspects régressifs inévitablement en jeu dans l’allaitement, la convocation des images de bonne et mauvaise mère réveillent un questionnement sur le fondement du désir ayant présidé à sa propre naissance et sur la qualité de l’amour dispensé par sa propre mère. De plus, la dimension pulsionnelle et érotique qui s’attache à l’allaitement maternel ne peut être négligée. Dans son approche psychanalytique de l’allaitement, Hélène Parat (2006) rappelle que « l’intensité pulsionnelle de l’allaitement, son aspect charnel concourent à [la] réactivation des pulsions partielles due à la régression dans cette période, l’aggravent en quelque sorte ». En ce sens, l’allaitement relève de « plaisirs, de désirs perdus » propres à susciter nombre d’angoisses et de défenses. La nature érotique du plaisir ressenti lors de la succion du sein par l’enfant ou sa connotation incestueuse peuvent être vécues comme dangereuses et appeler des réactions vives et incontrôlées.
17 Douleurs, dégoût, refus témoignent dans notre clinique des problématiques inhérentes à ce mode de nourrissage qui se donnent à entendre dans la parole de certaines mères. « Mon corps, c’est mon corps, son corps à lui, c’est son corps à lui », c’est avec ces mots que cette mère justifie sa décision de ne pas allaiter : le trop de proximité physique va pour elle à l’encontre de la création psychique du lien à son nouveau-né. Pour certaines femmes, une distance apparaît nécessaire pour juguler le pulsionnel, se défendre contre des fantasmes déstructurants ou des angoisses d’indifférenciation.
18 Cette autre jeune femme, rencontrée dans un service de maternité après la naissance de son enfant, alerte l’équipe soignante par son refus radical de l’allaitement et son opposition massive à toute tentative de mise au sein de son nourrisson. L’écoute proposée lui permettra de déployer quelques éléments de son histoire affective, histoire complexe, douloureuse dans le rapport au corps propre et dans la construction identitaire féminine. Comment pourrait-elle envisager de donner le sein alors que personne, pas même elle-même, ne peut « toucher » cette partie de son corps ? La question de l’allaitement n’est pas détachable de l’être d’une femme, des déterminations conscientes et inconscientes de son existence et de sa propre économie libidinale. Est en jeu ici l’ordre d’un tabou du toucher concernant le sein, relevant d’une problématique singulière marquée par une impossible érotisation du sein, un difficile investissement du corps féminin au moment de la puberté. C’est une féminité en souffrance qui s’énonce dans la position de rejet de l’allaitement dans le sens où, « pour être nourricier au sens plein du terme, […] le sein maternel doit avoir été et être encore érotique » (Parat, 2006). Mais en même temps, cette érogénéité nécessite une inhibition partielle, condition même de l’allaitement dans la complexité du partage entre féminin et maternel. À ce propos, l’apport spécifique de Didier Anzieu sur l’interdit du toucher nous semble intéressant dans la clinique de la maternité. En effet, cet interdit primaire, préalable à l’œdipe et qui porte à la fois sur les pulsions sexuelles et agressives, « met en garde contre la démesure de l’excitation et sa conséquence, le déferlement de la pulsion » (Anzieu, 1985). Il contribue à différencier « les ordres de réalités qui restent confondus dans l’expérience tactile primaire du corps à corps » (ibid.) et marque l’interdiction de la fusion et de la confusion des corps. Cependant, note l’auteur, « s’il prohibe trop tôt ou trop durement les contacts étroits, il est susceptible d’entraîner une inhibition grave du rapprochement physique, ce qui complique notablement la vie amoureuse, le contact avec les enfants, la capacité de se défendre contre les agressions » (ibid.).
19 Si, pour de nombreuses femmes, allaiter est un choix assumé et constitue une expérience heureuse dans la relation à l’enfant, l’actuelle insistance des discours prônant l’allaitement maternel occulte ou néglige les difficultés de certaines mères aux prises avec leurs conflictualités personnelles. Le partage entre femme et mère, si complexe, est quelquefois écarté au profit d’une figure de mère sans faille, par essence nourricière. Pourtant, une femme devrait être en mesure de pouvoir s’autoriser librement à être non pas la mère parfaite, mais une mère, et pas toute mère puisque partagée entre ses positions maternelle et féminine. Nous le savons, au cœur de l’expérience maternelle, la féminité se dévoile dans ses aspects problématiques, ré-engageant pour une femme toute son histoire libidinale avec ses enjeux tant œdipiens que préœdipiens. À contresens, en périnatalité, les recommandations faites aux professionnels soulignent que la plupart des problèmes de l’allaitement au sein peuvent être prévenus et surmontés par le biais d’informations et de conseils techniques adaptés. Ces positions sont propices à faire écran à la subjectivité des mères, à leur choix, à leur ambivalence. Mais c’est peut-être aussi une façon d’estomper le questionnement des soignants concernant leur pratique et leur implication personnelle. En effet, chacun d’entre eux se trouve mobilisé par ses propres représentations de bonne et mauvaise mère et l’allaitement dans les services de maternité constitue un objet chargé affectivement dans sa référence à un idéal maternel. C’est pourquoi il vient cristalliser rivalités et conflits entre professionnels ou favoriser des « dérapages » individuels ou collectifs, à la faveur d’attitudes paradoxales ou trop rigides dans la relation aux jeunes mères. Ainsi cette parole, tout autant anodine que lourde de sens, adressée par une soignante à une femme en train de donner le biberon à son nouveau-né : « Il n’a pas l’air d’aimer ça… »
Idéaux sociétaux et subjectivité
20 Notre réflexion nous a conduit à travailler les effets que peuvent avoir des discours sociaux imposés à des femmes dont les repères idéaux et le positionnement subjectif s’écartent du projet collectif ainsi érigé en norme. Au terme de cet article, nous souhaitons questionner plus en avant les effets de ce lien antinomique entre le positionnement subjectif du sujet et un discours social idéal institué par les professionnels de santé et les structures sociales. Que produit sur la subjectivité maternelle et sur le devenir de l’enfant un discours médicosocial normalisant ce qui fonde le maternel et le lien mère-enfant ? Cet idéal s’impose de l’extérieur à la mère tout en se présentant comme objet possible d’appropriation, la poussant à se situer non pas tant au regard de qui elle est, mais de ce qu’elle doit à son enfant et à la société. Dans ce contexte, que deviennent les possibilités d’expression de l’ambivalence ? Que lui demande aujourd’hui cet Autre qui prend figure d’image surmoïque au-delà des figures idéales qu’il présente ? C’est donc bien la dimension singulière et subjective qui se trouve là parfois malmenée, et la manière dont la mère va pouvoir nouer le lien à son enfant qui s’en trouve orientée et marquée. De quelle histoire peut-elle se soutenir ? Comment les idéaux qui ont été les siens jusqu’ici peuvent-ils se trouver confortés ou au contraire remis en cause ?
21 Le rapport qui s’établit pour chaque sujet entre lui-même et la pensée collective est loin d’être simple. Il en va d’une part de l’intégration et de l’appartenance à un groupe social et, d’autre part, d’une préservation de l’indépendance, de la singularité, de la créativité de chacun. Équilibre difficile à trouver car il contient le plus souvent une recherche de reconnaissance et d’amour. Cette relation entre l’un et l’autre apparaît rapidement inégale. Face à cet Autre sachant et se déclarant, preuves scientifiques à l’appui, travailler au bien de tous et donc de chacun se situe un sujet, ici une femme en devenir mère enracinée dans une histoire avec ses expériences singulières dont on fait fi au regard de ce qu’on lui propose.
22 Ce déséquilibre de base soutiendrait la démarche de guidance et d’éducation des mères proposée par certains professionnels. Ce mode d’emploi traçant les lignes de conduite à suivre peut alors séduire la mère dans cette situation où seule, face au groupe, elle ne fait pas le poids. Plus encore, quand l’inexpérience ou les carences lui ont déjà montré ses limites, l’illusion d’un retour possible au narcissisme primaire peut conforter chez elle sa dimension de passivité et de dépendance et faire en sorte que la souffrance soit ignorée. Mais en renonçant à savoir par elle-même, c’est d’elle-même qu’elle se sépare, c’est-à-dire de ce qui la fonde. L’allaitement, dans ces conditions, peut-il encore se penser comme une expérience subjective singulière préservant la dimension symbolique de la fonction maternelle ?
23 Pour conclure, actuellement un discours médical prône l’importance de l’allaitement, tant pour le bien-être de l’enfant que pour celui de la mère. Ce discours présenté du côté d’un savoir et d’un savoir-faire s’énonce comme parole de vérité : on sait ce qui est bien pour vous et votre enfant. Il y a là quelque chose de l’ordre d’une idéologie qui en se faisant omniprésente tente d’écarter l’interrogation subjective. À partir du moment où le choix n’est pas offert, où l’ambivalence tout autant que la conflictualité psychique du sujet ne sont pas entendues, où la parole d’un sujet n’est pas recevable face à un autre qui sait mieux que lui, le discours dominant se métamorphose en un discours idéologique où le sujet souffre de ne pouvoir être. « C’est pour ton bien » a toujours été une sombre phrase aboutissant le plus souvent au déni de l’autre et de sa différence.
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Mots-clés éditeurs : allaitement, Idéaux sociétaux, maternel, norme, souffrance, subjectivité
Date de mise en ligne : 11/06/2014
https://doi.org/10.3917/dia.204.0103