1 Des interventions sur la vie affective et sexuelle sont dispensées chaque année dans les établissements scolaires. Bien que des temps de mise en place de ces projets soient prévus, il semblerait que le contenu de ces séances soit de plus en plus une réponse à un fait médiatique, à la parution de statistiques, afin d’être dans l’air du temps. On fait alors appel à nous, les intervenants à la vie affective et sexuelle, pour prévenir un risque qui est déjà survenu sans vraiment prendre le temps de réfléchir à ce que pourrait être cette prévention. C’est ce que nous pouvons faire ici, en tentant, au préalable, de définir ce que serait cette éducation à la vie affective et sexuelle et en repérant comment elle a fait sa place à l’école. Pour entamer notre réflexion, arrêtons-nous donc quelques instants sur les mots.
L’éducation à la vie affective et sexuelle en définitions
2 Le mot « éducation » tout d’abord : à quelle définition de ce terme se référer ? Est-il question ici de développer les facultés physiques, intellectuelles ou morales de l’élève ? De lui donner à connaître les pratiques et les usages en cours dans notre société en matière de vie affective et sexuelle ? De l’aider à développer ses facultés et aptitudes [1] ?
3 Serions-nous là pour permettre à l’élève d’acquérir un savoir-faire, comme cela semble être la représentation fantasmatique de certains adultes ? (« C’est vous qui venez apprendre le sexe à mes élèves ? » ou « Vous croyez qu’ils ont encore quelque chose à apprendre ? » Propos entendus en salle des professeurs.) Pour un rite initiatique, en quelque sorte, et qui de surcroît viendrait parfois trop tard. Ou bien serions-nous là, délégués par la société, pour normer ce qui se fait ou ne se fait pas ? Et alors de quelle norme s’agirait-il ? « Vos interventions ne servent à rien, les élèves s’embrassent toujours autant dans la cour ! », me dit un jour un chef d’établissement.
4 Pourtant, pour la circulaire 2003 de l’Éducation nationale, qui légitime ces interventions, cette éducation si difficile à définir est « la composante essentielle de la construction de la personne ». Cela ne mérite-t-il pas un contenu plus consistant que de l’air du temps ?
5 Passons à la « vie affective » : ici les choses semblent plus simples à définir. Presque tous les dictionnaires sont unanimes, il s’agit de « ce qui a trait aux sentiments, aux émotions ». Ça c’est du concret, le quotidien de nos jeunes, comme semblent vouloir nous dire les élèves de ce groupe que nous interrogeons sur les raisons de notre présence dans leur classe : « Vous êtes venues nous parler de vie effective… » Est-ce à dire que tout le reste ne leur semble pas réel ?
6 Continuons. « Et » : conjonction de coordination. Rien ne sert de s’étendre longtemps sur ce mot si petit. Pourtant, on peut noter que cette même conjonction sert à relier ou à opposer. Venons-nous dans les classes pour éduquer à la vie affective et sexuelle, les deux adjectifs reliés formant un tout, ou bien venons-nous éduquer à la vie affective d’une part et à la vie sexuelle de l’autre ? Je pinaille, certes, mais je ne suis pas la seule à pinailler. Les élèves parfois pinaillent aussi, venant nous rappeler que toutes les interventions ne sont pas réussies : « Madame, on n’a parlé que de vie affective, pas de vie sexuelle ! » Et, après tout, n’a-t-on pas le droit de pinailler ? Si l’objectif était de lier les deux termes, on pourrait tout aussi bien parler d’une « éducation à la relation sexuelle ». Et d’ailleurs, pour Marcela Iacub et Patrice Maniglier dans leur Antimanuel d’éducation sexuelle (2005), relier les deux conduit à faire de la sexualité une « chose dramatique et obscure, voire quelque chose qui n’est vraiment bon que dans la mesure où elle est associée à l’affectivité ». Mais cette distinction n’existe peut-être, dans la circulaire, que pour nous rappeler qu’il peut y avoir aussi une vie affective sans sexualité ? Je pense à l’amitié, la famille, toutes ces relations qui seront également au cœur de nos débats et qui feront de ces interventions bien plus qu’un simple cours d’éducation sexuelle.
7 « Sexuelle » : relative à la sexualité. C’est un mot qui a évolué avec le temps. Au départ il faisait référence à un phénomène biologique : la reproduction sexuée. C’est peut-être en souvenir de cette époque lointaine qu’échoit aux professeurs de science et vie de la terre la tâche « d’établir un lien entre les contenus scientifiques et leurs implications humaines » (circulaire 2003, E.N.). Comme si, en restant sous le regard de la science, cette éducation à la vie affective et sexuelle n’en était que plus légitime. Le terme a ensuite évolué au XIXe siècle pour désigner l’ensemble des caractères propres à chaque sexe. Ici encore nous avons besoin du professeur de SVT pour nous décrire, schémas à l’appui, l’appareil génital masculin et féminin. Ça, c’est pour le corps, mais ce qui se passe dans la tête des filles et des garçons, qui va se risquer à en parler ? Le mot évolue encore, et au XXe siècle il désigne le plus souvent l’ensemble des différentes modalités de la satisfaction sexuelle. Il n’est plus ici fait référence seulement à un phénomène biologique, mais il est question de satisfaction. Pourrait-on oser parler de plaisir à l’école ? Est-il possible de concevoir un apprentissage, une éducation au plaisir ? Avec quels mots ? Les discours ne seront-ils pas trop fades ? L’art ne serait-il pas plus propice à cet apprentissage, comme le souligne Catherine Cisinski (2006) ?
Pourquoi à l’école ?
8 Tant qu’il s’agissait d’enseigner la biologie de la reproduction humaine, c’était une discipline scientifique dont l’enseignement trouvait toute sa place à l’école, au milieu des autres enseignements scientifiques. Mais en étendant la signification du mot « sexualité » on sort l’éducation sexuelle du strict domaine de cet enseignement scientifique. Dès lors on peut se poser la question de sa légitimité à l’école. Elle viendrait suppléer à une défaillance des parents en matière d’éducation sexuelle, à moins qu’elle ne considère, en accord avec le titre du célèbre livre de Marcel Rufo (2003), que ceux-ci n’ont rien à savoir sur la sexualité de leurs enfants. Mais la circulaire E.N. 2003 précise que c’est « en complément du rôle de premier plan joué par les familles [que] l’école a une part de responsabilité à l’égard de la santé des élèves et de la préparation à leur future vie d’adulte […] ».
9 Si les objectifs des parents en matière d’éducation sexuelle sont d’orienter la sexualité de leurs enfants vers des valeurs et ceux de l’école de transmettre « des connaissances biologiques sur le développement et le fonctionnement du corps humain », dans quel espace se situe le « elle intègre tout autant, sinon plus, une réflexion sur les dimensions psychologique, affective, sociale, culturelle et éthique » de la circulaire ? Comment l’école en est-elle venue à occuper cet espace, faisant entrer dans le domaine public ce qui est de l’ordre de l’intime ?
10 Auparavant cette éducation se faisait par observation du monde animal, le plus souvent complétée par la préparation au mariage. L’urbanisation et la baisse du nombre des mariages ont engendré un vide de mots. La révolution sexuelle a changé les repères.
11 C’est en 1973, avec la circulaire Fontanet, que l’éducation à la sexualité dans les écoles est autorisée, de façon facultative. Il s’agit d’accompagner la diffusion de la contraception et la libéralisation de l’avortement en informant. La prévention est limitée à la reproduction. On peut imaginer qu’elle vient alors également contenir l’angoisse des adultes, et plus précisément du législateur, face au mouvement de libéralisation sexuelle qui s’étend.
12 En 1985 l’éducation sexuelle fait son apparition dans le primaire et les programmes scolaires et, en 1990, une priorité est donnée à la prévention du sida qui rend obligatoire l’éducation sexuelle à l’école. Si cette éducation est de plus en plus militante, elle reste avant tout informative. C’est en 2003 que l’actuel cadre de nos interventions est posé. Il part du constat que la prise de risque n’est pas seulement due à un manque d’information, puisque cette information existe déjà depuis quelques années maintenant, mais à un manque de réflexion au sujet de la relation sexuelle. Et il tend à poser les bases de la mise en œuvre de cette réflexion, toujours dans un souci de prévention des risques liés à la sexualité. Cette circulaire prend également en compte la difficulté des enseignants qui dans leur fonction, en tant que substituts parentaux, ne peuvent s’impliquer dans l’éducation sexuelle sans lui conférer un caractère incestueux et préconise alors « trois séances annuelles » qui puissent « associer les personnels contribuant à la mission de santé scolaire […] et d’autres intervenants extérieurs […] ».
13 Et c’est ainsi que, munis d’un agrément délivré par le ministère de l’Éducation nationale, nous pouvons pénétrer à l’intérieur de l’enceinte scolaire pour favoriser la réflexion autour de la relation sexuelle.
Quelle réflexion autour de la relation sexuelle ?
14 Nous l’avons vu, ces interventions à la vie affective et sexuelle sont issues d’un passé où se mêlent informations préventives et discours militants. Et les intervenants extérieurs portent en eux la mémoire de ce passé – peut-être pas si passé que cela. On observe une grande diversité des intervenants : l’animatrice d’un laboratoire pharmaceutique, le militant d’Act Up, la conseillère conjugale et familiale du MFPF [2] ou celle de l’AFCCC, une sagefemme ou une éducatrice du conseil général… Face à cette diversité, comment l’établissement va-t-il faire son choix ? En fonction des objectifs du projet d’établissement et de ceux de l’intervenant et des outils qu’il propose – comme on voudrait le penser ? Ou de la dépense que cela va générer pour l’établissement ? Va-t-on opter pour l’intervenant le mieux doté de moyens de communication et donc le mieux repéré ? Pour celui dont le projet est si innovant ou spectaculaire qu’il fera certainement l’objet de quelques lignes dans la presse ?… En ce qui concerne certains établissements ruraux, ont-ils vraiment un choix possible ?
15 Il ne faut pas oublier que si on nous laisse entrer dans l’école, c’est pour que cette réflexion aboutisse à une meilleure prévention des risques liés à la sexualité. Et la liste de ces risques est, paraît-il, de plus en plus longue. Aux grossesses non désirées, à la lutte contre le sida et autres infections sexuellement transmissibles sont venues s’ajouter la prévention des violences sexistes et homophobes, du suicide, l’éducation aux médias… Qu’attend-on donc de nous ? Que nous fassions de la prévention. C’est-à-dire que nous venions avant. Oui, mais avant quoi ? Avant que ce garçon ne frappe sa camarade ou ne viole la sœur de son copain pour la punir de s’être laissée aller à aimer, jusque avec son corps ? Avant que cette jeune fille, qui ne sait comment dire à sa mère qu’elle aussi est une femme, n’oublie de prendre sa pilule dont elle connaît pourtant parfaitement la posologie et le mode d’emploi ?
16 Nous serions donc des sortes de petits anges gardiens, comme dans les séries à la télévision, et nous viendrions remplacer le surmoi défaillant de nos petits protégés. Mais est-ce ce qu’attendent nos jeunes ? Attendent-ils que nous venions leur parler des risques ? Et d’ailleurs nous attendent-ils ? Acceptent-ils la présence de leurs anges gardiens à leurs côtés ? « Tout ça, on connaît », « on nous en parle tout le temps », disent-ils, « on va rater le cours de sport ». Non, ils ne nous attendent pas. Ils n’ont pas besoin d’anges gardiens, et puis les anges n’ont pas de sexe.
Comment prévenir, alors ?
17 Comment susciter la réflexion autrement qu’en nourrissant ces jeunes d’un discours trop militant ou moralisateur, qu’en leur vendant des tampons, des pilules contraceptives, ou qu’en se transformant en distributeur de préservatifs ? En les écoutant, en s’interrogeant avec eux, à leur rythme, pour tenter de donner un sens à leur vécu relationnel.
18 Dans ce cas, laissons-les parler, ouvrons-leur un espace de parole. Encore faut-il qu’ils s’y sentent en sécurité. Pour cela, aidons-les en créant un cadre qui leur permettrait de se dire. Ce cadre, nous l’avons vu, c’est la circulaire 2003 de l’Éducation nationale qui nous l’esquisse. À nous d’en affiner les contours. C’est elle qui légitime notre présence dans l’établissement. C’est elle qui prévoit que nous travaillions en partenariat, complétée en cela, dans quelques départements, par une charte académique. Cette charte demande notamment que ces interventions se déroulent en présence d’un membre de l’établissement. Pour rendre consistant ce cadre, sans lequel aucune parole n’est possible, il va donc nous falloir du temps.
19 Le temps de se rencontrer entre partenaires. S’assurer que nos objectifs sont les mêmes tout d’abord. Pourquoi l’établissement a-t-il fait appel à nous ? Qu’attend-on de nous ? Sachant que ce « on » est pluriel. Il y a le chef d’établissement en premier lieu, l’infirmière très souvent, des enseignants parfois, l’assistante sociale, le CPE quelquefois : toute une équipe – autant d’attentes différentes.
20 Le temps de dire ce que nous savons faire. Et surtout ce que nous ne savons pas faire. Oui, nous allons venir, les mains vides. Non, nous ne distribuerons pas de préservatifs. Nous ne visionnerons pas de films non plus. Nous parlerons, c’est tout. Le temps d’accueillir les réactions, les frustrations parfois.
21 Le temps d’entendre les attentes de l’autre et de pouvoir lui dire non, si elles diffèrent trop de ce que nous savons faire. C’est parfois compliqué. Il y a d’autres enjeux derrière, comme par exemple des interventions déjà financées, parce qu’il a fallu envoyer la demande de subventions avant même que nous ayons pu prendre le temps de cette première rencontre, ou la nécessité d’atteindre un objectif horaire dans certains conseils généraux, sous peine de voir réduire son poste.
22 Le temps de penser et préparer la coanimation. Car si la charte prévoit que l’intervention doit se dérouler en présence d’un membre de l’établissement, elle ne dit ni qui, ni quelle place il occupera. Qui sera cet autre qui comme nous sera responsable de la « délimitation entre l’espace privé et public, afin que soit garanti le respect des consciences, du droit à l’intimité et de la vie privée de chacun » ? Quelqu’un de l’établissement rodé au secret professionnel, l’infirmière ou l’assistante sociale par exemple. Parfois, cet autre a imaginé qu’il s’installera au fond de la classe et y fera régner l’ordre. Mais ces interventions peuvent-elles se donner à voir sans que de l’autre côté on n’ait envie de s’exhiber ? Non, il faut donc compter le temps d’aider cet autre à concevoir sa place en tant que coanimateur.
23 On vient tout entier, avec ce qu’on est. Notre métier, mais aussi nos valeurs, nos repères, nos humeurs, nos doutes, nos peurs, nos joies, nos chagrins, nos colères, nos parents, nos enfants, nos amant(e) s ou notre solitude… Cela fait beaucoup et il peut valoir le coup de prendre le temps de se connaître. Chacun en intimité avec soi même, bien sûr. Mais l’autre peut m’y aider, par ce qu’il me renvoie. Le temps d’échanger entre coanimateurs, et de savoir ce que nous venons faire là, est donc important.
24 Le temps de construire le déroulement de ces interventions. Ce que nous allons y dire ou ne pas y dire. Comment allons-nous accueillir les silences ? Quelles règles allons-nous poser pour contenir la rencontre et permettre cette délimitation entre public et privé ? En classe mixte ou non ? Dans quelle salle et comment sera-t-elle disposée ?
25 Le temps d’informer, de se présenter et de convier à ces temps de parole. Choisir les mots. Ceux destinés aux parents, parfois inquiets de ce qui sera dit à leur enfant, aux professeurs dont nous allons perturber les cours, enfin aux élèves, pour indiquer non seulement le jour et le lieu, mais aussi le pourquoi (la circulaire) et l’objectif de notre venue dans la classe.
26 Enfin, il nous faut le temps de nous ajuster et nous réajuster. À nous-mêmes, à notre coanimateur, à la classe, à l’établissement. Le temps de se concerter donc, d’évaluer chaque intervention et de faire un bilan de ces évaluations qu’on présentera à l’établissement, aux parents délégués, aux partenaires financiers. Le temps de se former, d’analyser sa pratique, de lire…
27 Que de temps improductifs en apparence, qu’il faudra comptabiliser et aller défendre pour que ces interventions puissent être rémunérées à leur juste valeur ! Mais ça y est, nous sommes prêts, les jeunes sont là, rangés dans le couloir, ils nous attendent enfin. Et la façon dont nous allons venir vers eux influera sur leur parole. Est-ce l’infirmière qui m’accompagne qui va amorcer la rencontre ? Ils aborderont ces séances sous l’angle de la santé. L’assistante sociale ? Il sera alors beaucoup plus facilement question de la loi. Et si, dérogeant à la charte, il m’arrive d’être seule, ces séances seront encore tout autres, empreintes de bien plus d’émotion. Le rythme sera plus lent, les silences plus longs, les jeunes s’exprimeront un ton plus bas, la parole se faisant presque confidence. Que l’une d’entre nous anime ces interventions visiblement enceinte, et la parole se transforme encore. L’intervention se déroule alors sans mots crus, ni chahut à recadrer, face à cette maternité incarnée. Nous venons un midi rencontrer un groupe d’élèves volontaires et d’emblée le ton est léger, le rythme joyeux, la parole drôle mais authentique. C’est un groupe de garçons que nous venons rejoindre, la parole devient séduction avant de se laisser aller à l’expression des émotions. S’il s’agit de filles, elle peut soit rester scolaire, soit se faire provocante, voire nous rejeter. À nous de ne pas nous laisser repousser. En mixité cette parole sera l’occasion d’une confrontation entre ce qu’ils imaginent que l’autre attend d’eux et ses attentes réelles. Confrontation véhémente souvent, qui s’apaisera au fil de l’intervention. Je n’ai jamais pu expérimenter ce que deviendrait cette parole en présence d’un homme.
Vignette clinique
28 Ce jour-là, dans le rang, il y a cinq filles et sept garçons, élèves d’une demi-classe de troisième d’un collège de zone rurale. Quelques élèves sont silencieux, d’autres parlent entre eux assez fort, chahutent et crient à l’attention de la classe voisine qu’ils vont « faire des trucs sexuels ». L’infirmière et moi-même faisons entrer le groupe pour une séance d’une heure trente dans la salle de réunion du collège. Nous avons repoussé les lourdes tables au fond et installé les chaises en demi-cercle. Les garçons se précipitent au fond de la salle et tentent de remettre les tables pour s’asseoir derrière. Ils disent que c’est un « truc de ouf » et : « On n’est pas des alcooliques. » Nous restons fermes et ils finissent par s’asseoir, après quelques hésitations.
29 Notre venue dans l’établissement ne passe pas inaperçue. Les élèves savent qui nous sommes et pourquoi nous venons, même si très souvent, en début d’intervention, ils nous disent avoir oublié. À cet âge où la sexualité peut être agie, la peur d’être débordés par leurs pulsions sexuelles va motiver une part de leurs comportements. La seule parole sur la sexualité qui circule est celle des pairs. Celle des adultes qui s’y sont risqués (parents, professeurs, éducateurs) a généralement été vécue comme une intrusion. Si elle est redoutée et donne envie de fuir au fond de la salle, cette parole n’en demeure pas moins excitante – excitation difficilement contenue pour certains élèves. On parle fort, on joue avec le mot « sexe » qu’on se lance d’un rang à l’autre. D’autres expriment leur malaise par le silence. L’installation est longue et trouver sa place prend du temps. La disposition des chaises, si elle permet un mouvement circulaire de la parole et sa contenance, affiche néanmoins une rupture avec la disposition classique d’une salle de classe et se donne à voir. Elle suggère également une intimité des participants, qui est souvent appréhendée, et elle invite à être tour à tour acteur et spectateur de ce cours pas comme les autres qui leur évoque un groupe de guérison par entraide mutuelle. Mais de quelle maladie doit-on guérir ?
30 Il est alors important de nous présenter et de dédramatiser ce temps de parole. Nous leur rappelons notre objectif, qui est de les rencontrer et de faire en sorte que nous puissions avoir un échange et une réflexion autour la vie affective et sexuelle. Pendant toute cette présentation, le calme est revenu et les élèves donnent l’impression plus de dormir que d’écouter. Est-ce le rythme volontairement ralenti de cette présentation, à contretemps de l’agitation qui a précédé, qui les berce ? Le ronron du quotidien qui reprend son cours ? Une fuite dans le sommeil ? Nous venons alors les retenir et les empêcher de s’échapper plus loin en les entourant d’un cadre, qui vient chercher leur parole et juste leur parole, il n’est pas question ici de se dévêtir, au centre de ce demi-cercle. Nous fixons cinq règles que nous expliquons : confidentialité, respect de la parole de l’autre, le droit de ne pas parler, on parle pour soi et pas à la place de l’autre et c’est un temps destiné à apporter des éléments pour faire un débat sur la vie affective et sexuelle en général, et non pour y dire sa propre vie. Ces règles fixées, nous expliquons que ce sont eux qui mènent le débat et nous leur laissons la parole. Suit alors un silence interrompu de rires gênés. Silence que nous couperons pour nommer cette gêne : outre le fait qu’un débat se prépare au préalable, qu’est-ce qui pourrait expliquer ce silence ? « Ça fait drôle de parler de ça », « On en parle entre nous mais pas avec des gens qu’on ne connaît pas », répondent-ils. L’espace de parole qui est ainsi délimité est encore trop grand. Parler de vie affective et sexuelle, même si c’est un débat général, comme nous venons de le leur préciser, les élèves ne s’y trompent pas, c’est parler de soi. On peut y avoir envie de s’exhiber ou prendre trop de plaisir à regarder.
31 Nous prenons alors le temps de parler de la pudeur. Nous nommons et définissons ce sentiment. Nous regardons comment il a évolué dans l’Histoire et comment il diffère parfois d’un pays à l’autre, d’une éducation à l’autre, comment il change chez une même personne selon son âge ou les circonstances. En convoquant la pudeur dans notre demi-cercle nous venons mettre une digue (Freud, 1905) pour canaliser les pulsions sollicitées. Le groupe se détend, la sonorité des rires n’est plus la même. On peut continuer. Mais des rires fusent encore. Nous voudrions rire avec eux, on nous exclut sous prétexte que nous ne pourrions pas comprendre. Devant notre étonnement, ils nous assurent que « les vieux, ils ne rient pas des mêmes choses que nous ». Nous tenons notre premier sujet : « Ça vous ferait quoi, si on riait des mêmes choses que vous ? » Les avis sont partagés : « Ça serait cool », « Moi j’aimerais pas », « De toute façon, les vieux, ils ne nous comprennent pas. »
32 « Quand vous dites les “vieux”, vous voulez dire la génération qui vous précède, c’est-à-dire vos parents en quelque sorte ?
33 – Oui, nos parents ne nous comprennent pas.
34 – Pourtant n’ont-ils pas été jeunes eux aussi ?
35 – Si mais justement, ils se rappellent trop les bêtises qu’ils ont faites.
36 – Ouais, c’est vrai ça, ils se rappellent et ils ont peur qu’on fasse pareil. » Les jeunes veulent nous maintenir à distance de peur que nous ne restions pas à notre place, sans doute. Qui sont ces vieux qui ne restent pas à leur place ? Les parents ont changé de place, et nous aussi, nous en avons une autre. Ils nous le confirment :
37 « Vous, vous êtes là pour nous apprendre.
38 – Intéressant ! Ça sert à ça, les vieux, à apprendre aux plus jeunes ? Et nous on est là pour vous apprendre quoi ?
39 – Bah comment faire…
40 – Comment faire quoi ?
41 – Comment faut faire avec les filles pour…
42 – On n’a pas besoin qu’on nous apprenne, ça s’apprend tout seul.
43 – Madame, vous savez pourquoi il y a des vieux qui font des abus sexuels à des mineurs ? »
44 De quel « enseignement » serait-il question ? Ma collègue et moi nous regardons. Pourquoi la question de ce jeune nous fait-elle reculer au fond de nos chaises ? Sommes-nous, malgré toutes nos précautions, en position d’abuseurs ? Cette remarque a pour effet de nous donner pour la suite de l’intervention un ton plus dogmatique. Nous devenons des professeurs. Nous sommes là pour leur apprendre, puisque nous sommes « vieux ». Nous décidons de prendre le temps d’une première synthèse de tous ces échanges. Nous évoquons la différence des générations et la place de chacun. Nous parlons de la transmission. Nous parlons de la succession des générations et de la mort, de la raison d’être de la sexualité. Nous parlons de l’inceste et de tous ces adultes qui ne vont pas bien et confondent les générations. Nous parlons de leurs victimes.
45 Mais sommes-nous là pour apprendre ou pour guérir ? Après cette synthèse suit un temps de silence, qu’un élève brise en nous interrogeant sur l’hypersexualité. « C’est vrai qu’il y a des femmes qui ne pensent qu’à avoir des relations sexuelles et que c’est une maladie ? » Qui sont ces personnes qui ne pensent qu’à avoir des relations sexuelles ? Nous, les intervenantes qui avons fait de la sexualité notre fond de commerce ? Ou bien cet autre en lui, si différent de l’enfant qu’il était, et que l’ado ne reconnaît pas ? Dépendance d’une société qui invite la sexualité partout sur nos écrans et nos murs ? Pour la deuxième fois les jeunes nous disent leur peur de la dépendance. « Est-ce normal, docteur, si on ne pense qu’à ça ? », nous demandent-ils en quelque sorte. Cela ne doit pas l’être puisqu’on se retrouve assis en groupe, comme si on venait soigner une dépendance à l’alcool. Et effectivement, avant que nous ayons eu le temps de répondre, le reste du groupe enchaîne sur la dépendance au tabac. Nous les laissons échanger quelques phrases à ce sujet, puis nous leur demandons s’ils pensent qu’il peut y avoir une dépendance à la relation sexuelle et qu’il existe des patchs pour aider à lutter contre cette dépendance. Cela les fait rire et ils imaginent avec beaucoup d’humour ce que pourrait être une grande dépendance à la relation sexuelle. Ils seront interrompus par la remarque d’un garçon : « Mais les filles, ce qu’elles veulent, c’est qu’on leur offre le restau et qu’on leur tienne la porte. » Un autre ajoute : « Faut être galant. » La galanterie serait-elle le remède, le « patch », qui permettrait à la pulsion sexuelle de s’exprimer de façon plus policée, pour ne pas faire de nous des animaux dépendants de notre instinct de reproduction ?
46 Face à ce déchaînement de tant de pulsionnel, il y a donc bien un remède. La galanterie. Ce mot sonne presque désuet au milieu de ces jeunes. Et pourtant il apaise. Il apaise tant qu’il sera possible d’aborder la sexualité non plus sous son aspect instinctuel ou sous l’angle de ses débordements. Les jeunes s’exprimeront ensuite autour de la notion de plaisir. Pour eux le but de la sexualité n’est pas la reproduction, mais le plaisir. Nous échangeons là-dessus, puis, rassurées, nous pouvons nous concentrer sur notre mission de prévention des grossesses non désirées et des IST pour laquelle nous sommes payées ce jour, afin que cette relation de plaisir ne devienne pas un acte involontairement reproductif ou mortifère. Il nous reste alors à évaluer cette intervention, évaluation qui nous indiquera que ce discours préventif a fait sens pour eux.
47 À l’intervention suivante il est aussi question de « vieux ». Cette fois les filles nous interrogent sur la légitimité d’un amour avec une grande différence d’âge, s’emportant lorsque nous énonçons la loi à ce sujet. Au déjeuner nous apprenons qu’un « vieux monsieur » a pénétré dans l’établissement le matin même pour aider, en tant qu’ami de la famille, une jeune fille de troisième à dénoncer les attouchements commis par son frère ; une semaine plus tard, une plainte est déposée contre ce « vieux monsieur » qui recevait à son domicile cette jeune fille et sa copine et leur achetait des sous-vêtements. Une enquête est en cours.
48 Bien plus que d’air du temps, nos actions ont à se nourrir de l’actualité des jeunes. C’est à travers ce qui se passe dans l’ici et le maintenant de leurs relations que nous pourrons initier une prise de conscience et les amener à être acteurs de leur future vie d’adultes. Qu’un couple, pour pimenter sa relation, ait utilisé un petit canard dans l’épisode de la veille de Plus belle la vie et les voilà partis sur l’utilité des sex toys. Qu’un élève pour qui « c’est trop moche la vie » ait tenté de se suicider la veille dans la classe, sous le regard indifférent de leur prof, et nous parlons de la difficulté à être qu’éprouvent parfois les adolescents et de leurs relations difficiles avec les adultes de l’établissement. À nous, chaque fois, d’emmener humblement le débat plus loin. Au-delà de la prévention d’une sexualité donneuse de mort, ou de vie non souhaitée, au-delà de toute aspiration à éduquer, nos interventions, pour être audibles, ont à ouvrir sur penser sa vie, ses relations, sa sexualité, ce qui nécessite qu’on ne nous enferme pas dans le couloir trop étroit d’un prêt-à-panser la sexualité. Et ne pourrait-on imaginer venir encore plus précocement dans cette prévention, non pas tant en planifiant des interventions sur la vie affective et sexuelle dans les crèches qu’en permettant aux adultes qui entourent nos jeunes et nos enfants de pouvoir s’interroger sur cette éducation « composante essentielle de la construction de la personne » et de comprendre ce qui s’y joue ?
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- CISINSKI, C. 2006. « L’éducation sexuelle en question », Sexologie magazine.
- FREUD, S. 1905. Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987.
- IACUB, M. ; MANIGLIER, P. 2005. Antimanuel d’éducation sexuelle, Paris, Bréal.
- RUFO, M. 2003. Tout ce que vous ne devriez jamais savoir sur la sexualité de vos enfants, Paris, Anne Carrière.
Mots-clés éditeurs : prévention, sexuality, Education, school, école, Éducation, speech, sexualité, prevention, parole
Mise en ligne 26/08/2011
https://doi.org/10.3917/dia.193.0089