Dialogue 2011/2 n° 192

Couverture de DIA_192

Article de revue

De l'ingérence bien tempérée

Clinique du travail à domicile

Pages 51 à 62

Notes

  • [*]
    Article reçu par la rédaction le 1er février, accepté le 28 mars 2011.

1Ce jour-là j’ai rendez-vous avec madame B à son domicile. Je l’ai rencontrée quelques mois plus tôt sur les lieux du service de soins lors de l’admission de son fils Cédric, 7 ans, troisième enfant d’une fratrie de quatre garçons. La famille rencontrait de grandes difficultés, marquée par la violence intrafamiliale et la délinquance. Madame B était au bord de l’épuisement et demandait de l’aide. J’avais par ailleurs remarqué, à l’époque, que Cédric n’arrêtait pas de poser toutes sortes de questions, de manière incessante, comme pour capter, maintenir la relation avec l’adulte. Aujourd’hui Cédric traverse une période de turbulences et madame B se plaint de nombreuses colères à la maison ; il lui est alors proposé un rendez-vous à son domicile avec la psychologue du service, ce qu’elle accepte.

2Dans les escaliers, alors que j’arrive chez madame B, me reviennent les propos qu’elle tenait déjà lors de notre première rencontre au service, quand elle insistait pour que l’on vienne chez elle afin de nous rendre compte à quel point Cédric était insupportable et, sous-entendu, combien elle était malmenée elle aussi ! J’avais regretté, à l’époque, que cet appel n’ait pas pu, pour des raisons institutionnelles, être pris en compte et je me dis qu’il est à présent bien tard pour répondre à cette maman.

3Toutefois, ce jour-là, Cédric n’est pas à la maison. Alors j’écoute madame B me décrire les colères et les manies tyranniques de son fils. Ce dernier a pris l’habitude d’installer des jouets ou des constructions un peu partout, sur la table familiale, sur la télévision d’où il a retiré les bibelots de sa mère, lui interdisant d’enlever ses propres objets (petites voitures, camion, tracteur…) qu’il a mis à la place. Mais aujourd’hui Cédric est à l’école, les bibelots ont retrouvé leur place sur le dessus de la télévision. L’entretien se poursuit, l’atmosphère devient pesante et je me sens peu à peu envahie par le flot de plaintes, teintées de reproches, de cette maman. Je décroche et laisse flotter mon regard et mes pensées et là, tout à coup, mes yeux s’arrêtent sur la chaise où est installée madame B, juste dans l’axe de la télévision, probablement sa place habituelle. Je ressens alors à cet instant une forte émotion : de la surprise mêlée d’un plaisir d’une qualité particulière, le plaisir du sens en train de surgir là, sous mes yeux, et qui s’impose à moi. Une expérience émotionnelle proche de celle du « trouvé/créé » telle qu’en parle D.W.Winnicott (1971). Dans ce mouvement, des images me viennent, j’imagine alors Cédric en train d’installer ses voitures sur la télévision et j’entrevois en même temps la force de ses angoisses de perte et d’abandon qui le contraignent à restaurer ainsi sans cesse le lien avec sa mère. Je ressens aussi la prégnance du mouvement sous-jacent d’omnipotence, pour surveiller cette mère et se défendre aussi contre des imagos terrifiantes.

Un psy hors les murs

4J’avais à cette époque une expérience du travail à domicile depuis quelques années dans ce service d’éducation spécialisée et soins à domicile (sessad) où j’exerçais en tant que psychologue clinicienne. Ce bref extrait d’une visite à domicile vient nous rappeler, si cela était nécessaire, la complexité et la force déstabilisante du travail à domicile, alors que le professionnel quitte son territoire pour se rendre sur des terres inconnues, parfois inhospitalières, souvent incertaines – lorsque, à peine le seuil franchi, il se trouve immergé dans un flot de perceptions, sensations (corporelles visuelles, olfactives) qui viennent solliciter des zones plus ou moins confuses et enfouies de sa personne. L’inquiétante étrangeté n’est pas loin, aidée en cela par certains glissements sémantiques comme « entrer… pénétrer », ou encore, « espace privé… sphère de l’intime de l’autre », autant d’ambiguïté, de trouble susceptibles de réveiller des mouvements de curiosité, d’intrusion ou encore de séduction. Autrement dit, les traces d’un pulsionnel infantile (resté en latence ?), et autant de quantum de malaise pour le professionnel.

5À cela s’ajoutent les effets liés à un contexte particulier créé par les lieux eux-mêmes, par exemple certains détails ou modifications dans la maison, la présence au domicile d’autres personnes, ou encore des incidents, des intrusions. De même la télévision, souvent allumée, ressentie comme un élément intrusif, alors qu’à l’inverse, pour la personne visitée, elle peut représenter une enveloppe sonore familière et rassurante ; ou d’autres fois encore, venir brouiller les pistes, manifester une opposition ou un refus. Bref, que faire de tous ces éléments incontrôlables ? Devons-nous les prendre en compte ? Comment alors les intégrer dans le cheminement de notre écoute ?

Le service d’éducation spécialisée et de soins à domicile

6Notre propos ici s’appuie sur un travail au sein d’un sessad avec un agrément dans le champ du handicap (versant déficience intellectuelle). Il se trouve que, depuis son ouverture en 1994, ce service a été amené à accueillir une population plutôt diversifiée au niveau tant des tableaux cliniques que des situations familiales. Celles-ci, dans des contextes variés, se rapprochaient souvent de ce que décrivent S. Stoléru et M. Moralès-Huet (1989) sous le nom de « familles à problèmes multiples ». De plus, les familles que nous rencontrions étaient le plus souvent marquées par des difficultés liées à la présence du handicap ou de la maladie. Nous constations également chez certaines d’entre elles une incapacité à utiliser les structures existantes (fréquence des interruptions, parcours d’errance).

7Dans le projet du service, non seulement la notion de « domicile », au sens concret, incluait tous les lieux où l’enfant était accueilli : école, crèche, centre de loisirs, et bien sûr son domicile, mais elle portait aussi l’idée « d’aller à la rencontre, d’aller vers… » Cela signifiait d’être en mesure d’accueillir une famille là où elle en était, c’est-à-dire le plus souvent bien en amont d’une demande telle que nous avons l’habitude de l’entendre dans une démarche individuelle. Nous rejoignons ici S. Stoléru et M. Moralès-Huet (ibid., p. 66) lorsqu’ils parlent d’« offre psychothérapique » plutôt que de « demande » et qu’ils soulignent l’importance, avec ces familles, de travailler au maintien de la relation clinique, c’est-à-dire de construire une relation thérapeutique et les conditions de son maintien dans le temps. C’est ce dont nous allons parler maintenant dans ce travail.

8J’exerçais dans ce service de soins les fonctions de psychologue clinicienne ; par ailleurs mes formations de psychanalyste et de thérapeute familiale venaient régulièrement soutenir ma pratique et éclairer ma réflexion. De même, la stimulante transdisciplinarité qui régnait à cette époque dans le service a contribué à encourager ma créativité. C’est dans ce contexte que j’ai été amenée à rencontrer Estelle et sa mère madame D. Certes, je quittais mon bureau, mais gardais la double enveloppe de mon cadre interne (théorique, clinique, éthique) et du cadre institutionnel avec sa fonction de tiers (légitimité, projet institutionnel).

Estelle et sa mère

9Estelle, 7 ans et demi, arrive au service adressée par l’école. Nous sommes au mois d’avril, elle redouble son cp et ne sait toujours pas lire. C’est une jolie fillette, de petite taille avec des cheveux très longs ; elle est aussi très silencieuse et retenue. Ses difficultés se situent plutôt dans le registre névrotique avec un tableau d’inhibition massive.

10Ses parents sont séparés depuis peu et elle habite avec sa sœur Mélanie (6 ans) et sa mère, madame D (26 ans), dans un petit pavillon (logement social) au sein d’un lotissement situé dans un village où demeurent également ses grands-parents paternels. À cette époque madame D est employée dans une structure d’accueil petite enfance (cdd à temps partiel). De son histoire, nous n’avions que ces quelques éléments transmis par les services sociaux : « Retirée de sa famille et enfance dass avec sa sœur, plusieurs familles d’accueil, adolescence difficile et conduites à risques » avec, en filigrane, la notion d’un « épisode traumatique ». C’est peu et sans doute trop à la fois, par la force des représentations et des stéréotypes que peuvent susciter ces informations.

11Fin juin, soit deux mois après son admission et la mise en place des premières interventions (éducative, pédagogique), nous constatons un timide démarrage de la lecture. En septembre, Estelle entre en ce1 et, en dépit de l’aide qui lui est apportée par le sessad, le tableau d’inhibition persiste, les progrès en lecture piétinent et l’échec scolaire s’aggrave. Nous nous inquiétons également du discours très négatif de madame D vis-à-vis d’Estelle, assignée ainsi à une place de mauvais objet.

Premiers entretiens au domicile

12Je rencontre alors madame D à son domicile. Elle est à cette époque dans une plainte chargée de colère et d’agressivité contre le père « des filles » qui n’assume pas ses responsabilités, contre « les filles » qui se disputent toujours, contre Estelle enfin, qui n’arrive pas à apprendre à l’école. Cet échec la touche, car c’est aussi le sien dans son rôle de mère.

13Au cours de ces premiers entretiens, madame D me glisse, par bribes sèches, sans émotion, des petits bouts de son histoire d’enfance maltraitée : elle fut bien retirée de sa famille à l’âge de 7 ans avec sa sœur, plus jeune de treize mois (même différence qu’entre Estelle et sa sœur Mélanie) ; elles entrèrent alors dans le circuit ddass, les placements, toujours ensemble toutes les deux, jusqu’au décès accidentel de cette sœur à 14 ans. Ensuite, « c’est la galère ! » dit-elle. J’ajouterais : et le black-out. Elle ne peut en effet aller plus loin. À ce tableau s’ajoutent des allusions à sa mère, qui lui disait qu’elle ne saurait jamais s’occuper de ses filles ; une mère qu’elle me laisse imaginer maltraitante et dangereuse. Rien à propos de son père, sauf peut-être cette colère qu’elle adresse aujourd’hui au père de ses filles, « qui ne s’occupe pas assez d’elles ». Une colère tenace qui envahit régulièrement nos entretiens.

14Aujourd’hui madame D gère entièrement le quotidien avec ses deux filles et toutes les trois sont visiblement bien intégrées dans leur voisinage où l’entraide semble aussi bien fonctionner. Dans sa présentation, style adolescente décontractée, madame D donne l’image d’une personne directe et à l’aise dans les contacts, mais, à côté, son corps en surpoids, désinvesti et vidé de sa féminité laisse filtrer un grand mal-être.

15Estelle, depuis son arrivée au sessad, bénéficie d’une intervention pédagogique avec une enseignante du service qui se déplace à l’école ; celle-ci signale d’importantes difficultés de concentration, en particulier en mathématiques. Elle rencontre aussi, régulièrement, une éducatrice dans un petit groupe d’enfants.

16Lorsque je revois, quelque temps après, madame D avec Estelle, celle-ci va s’installer dans un coin du séjour avec le chat qu’elle caresse, tout en nous écoutant parler ensemble, sa mère et moi. J’explique ce jour-là le projet de rencontres régulières à la maison, toutes les trois, à partir de janvier. Madame D interpelle sa fille pour qu’elle vienne s’asseoir avec nous : « Ça te concerne aussi ! » lui lance-t-elle d’un ton vif… Oui, sûrement, pensais-je, mais j’ai aussi entendu, à mon adresse : « Ce n’est pas moi, c’est elle ! », comme deux sœurs qui se disputeraient en prenant leur mère à témoin.

Pourquoi des entretiens mère-enfant au domicile ?

17Après la séparation récente d’avec le père de ses deux filles, madame D se retrouve aujourd’hui seul maître à bord dans un espace sous son contrôle. Cependant elle nous a déjà entrouvert sa porte et nous demande d’aider sa fille, faisant également le lien avec un enseignant qui l’a aidée autrefois quand elle-même était en difficulté à l’école. Autrement dit, des attentes sont déjà là (un prétransfert ?).

18Notre priorité, à ce moment-là, est d’aider Estelle à se dégager des projections maternelles et à pouvoir exister autrement qu’à travers les clivages bon/mauvais que lui renvoie son environnement. Nous pensons en même temps que, pour mobiliser un processus de changement dans ce sens, il est nécessaire de prendre en compte et de traiter d’abord le lien mère-enfant en souffrance. Nous n’avons pas jugé opportun de proposer à madame D un suivi psychologique individuel qui risquerait de la désigner comme la coupable et la mauvaise, et de renforcer ses défenses caractérielles. Néanmoins, le dispositif des entretiens prévoit le principe d’une alternance de séances mère-enfant et de séances avec madame D seule. Ainsi, dès le départ lui est-il réservée la possibilité de s’approprier peu à peu un espace de parole pour elle-même. Enfin, dans l’idée d’entretiens conjoints mère-enfant, il y a également la perspective pour madame D de trouver une place de mère et de s’y sentir reconnue.

19Quant au choix de faire ce travail au domicile, il n’y a, en fait, pas vraiment d’autre possibilité. Madame D habite une localité excentrée sans transports et ne conduit pas elle-même. Nous pensons surtout qu’il est nécessaire de permettre à cette maman d’avoir une autonomie suffisante et une place active. Ainsi, les séances ont été organisées sur le temps de la coupure du déjeuner : madame D va chercher Estelle à l’école en fin de matinée (vingt minutes à pied et autant au retour) et toutes les deux déjeunent ensemble après la séance. Madame D raccompagne ensuite sa fille à l’école pour 13 h 30. Nous pensons que ce choix a du sens, déjà pour Estelle, à travers les bénéfices d’un moment privilégié avec sa mère, le temps d’un repas. Cette organisation, qui exige des efforts réguliers de la part de madame D, nous paraît également intéressante sur le plan de la mobilisation et de l’investissement, par rapport à un dispositif plus assisté dans lequel les transports jusqu’au service seraient assurés par des professionnels (sessad ou taxi). Nous considérons enfin qu’il est probablement important de laisser madame D sur son territoire. Cette maison, de construction récente et agréable, est en effet son premier vrai chez-elle après une enfance et une adolescence chez des assistantes maternelles. Elle représente pour madame D un espace sécurisant et une promesse de mieux-être pour elle et ses filles.

20Par ailleurs, j’avais remarqué, au cours des précédents entretiens avec madame D, la façon qu’elle avait parfois de s’exprimer par allusions, sous-entendus, comme pour susciter ma curiosité ou pour que je l’encourage à poursuivre. À d’autres moments, elle utilisait des formules toutes faites ou des jugements abrupts comme si elle cherchait à m’attirer de son côté, à me faire réagir, ou peut-être à voir ce que j’avais dans le ventre. En même temps je ressentais comme un mouvement chez elle pour me mettre à l’intérieur – me contrôler ? – ou encore essayer de m’appâter pour m’avaler, m’ingérer… Bref, des éprouvés bruts, contradictoires, et en attente de représentation (nous y reviendrons plus loin).

21Je prends surtout la mesure chez madame D de son besoin de contrôle et de maîtrise. Sans doute cherche-t-elle à savoir quel genre de psy je suis. Ne m’a-t-elle pas laissé entendre qu’elle en a rencontré un certain nombre dans son parcours à l’Aide sociale à l’enfance ? Alors, de quelle manière va-t-elle pouvoir m’intéresser, m’attirer à elle, comme cet enseignant autrefois ? Vais-je moi aussi me sentir fascinée par la part traumatique de son histoire, comme j’imagine – et ressens – qu’elle peut le susciter, y compris malgré elle ? Ces mouvements transféro-contretransférentiels montrent qu’un espace, pour un possible travail psychique, s’est entrouvert là, dans ces lieux, et je suis en train, moi aussi, d’y entrer sur la pointe des pieds… je ne vais pas faire demi-tour.

Séances au domicile

Dispositif et figuration d’un espace-temps de la séance : l’effet cadre

22En plus de la casquette institutionnelle de psy et de mon cadre interne, j’arrive maintenant avec un sac contenant une toile cirée bleu ciel que j’installe sur la table, ainsi qu’une boîte de matériel : pâte à modeler, feuilles et feutres, ciseaux, colle et jouets divers. Les séances ont lieu dans la pièce de séjour au rythme d’une fois tous les quinze jours. Les séances avec madame D seule s’installent quelques mois plus tard. Vers la fin de ce travail, le rythme s’est inversé : je vois plus souvent madame D seule et, surtout, elle peut m’en faire la demande. Dans le même temps Estelle semble peu à peu se dégager, laissant de la place à sa mère, mais aussi à son désir, en s’autorisant à exprimer son souhait de participer ou non à nos entretiens.

23L’idée de la toile cirée m’est venue au moment où je réfléchissais au matériel que j’allais utiliser. Au départ, elle sert à matérialiser un espace de jeu et à protéger en même temps la table. Peu à peu, au fil des séances, j’ai l’intuition, puis la conviction, que cette toile cirée est non seulement utile mais pertinente. Elle représente, avec la boîte et ma présence, une forme de continuité et de constance. Elle est devenue, en quelque sorte, un élément invariant du cadre figurant la complétude de la symbiose avec la mère (Bleger, 1980). C’est la première chose que j’installe en arrivant et, dans ce geste, chaque fois, je déplie mon cadre et le pose, comme un rappel et un signal de la séance qui commence. Puis, dans l’autre sens, à la fin de la séance, je replie mon cadre et l’emporte avec moi. Un rituel qui vient installer et figurer l’espace-temps de la séance.

Intrusions et construction d’un dedans/dehors

24Un jour, alors que nous sommes toutes les trois autour de la table en train de parler des difficultés d’Estelle dans l’apprentissage des mathématiques – sa mère ce jour-là est très remontée contre sa fille –, on sonne tout à coup à la porte. Madame D ne bouge pas et j’entends un bruit du côté de l’entrée. Madame D, ayant sans doute repéré mon étonnement, se lève et lance : « C’est le pain ! », puis revient aussitôt s’asseoir, une baguette à la main… Je commente : « Ça alors, c’est magique, le pain qui arrive tout seul ! », et j’ajoute : « Si ça pouvait être comme ça pour les mathématiques ! » Estelle et sa mère rient et se détendent quelques instants, puis cette dernière reprend son mouvement de colère, mais cette fois-ci contre le père d’Estelle. Pendant de longs mois, madame D restera ainsi, agrippée à sa colère contre le père de ses filles.

25Il arrive aussi que le téléphone sonne, et chaque fois madame D répond d’un ton ferme : « Je te rappelle plus tard, je suis avec ma psy ! » De même, le jour où des membres de sa famille débarquent à la maison pendant une séance, elle les expédie illico dans le jardin ! Je remarque ainsi, à plusieurs occasions, la façon dont madame D prend une place active, comme si les fonctions de gardien/garant du cadre s’étaient tacitement réparties, en même temps qu’un mouvement d’appropriation devient perceptible.

26Par la suite, nous sommes amenés à penser ces situations d’intrusion, ainsi que leurs effets, plutôt sous l’éclairage de la dynamique transférentielle articulée avec le dispositif choisi ici. C’est bien en effet ce dispositif, avec son effet cadre et mon positionnement thérapeutique, quand je prends psychiquement à mon compte cette intrusion, qui permet la prise de celle-ci dans le transfert. Cette prise en compte de l’intrusion psychique dans le transfert rend ensuite possible pour madame D, dans cette situation, de se construire un espace psychique propre, de le délimiter avec un intérieur et un extérieur, et d’être capable ensuite de déjouer, ici pour elle-même, des situations d’intrusion psychique. Il s’agit d’un travail de transformation et d’appropriation, rendu possible aussi par la dimension transitionnelle présente dans le cadre. « Le transitionnel, nous dit R. Roussillon, ne rend pas intelligible, il rend appropriable l’expérience » (1995 p. 166).

27Dans le même temps j’observe, régulièrement, des transformations dans la pièce de séjour. Les meubles se déplacent, quelque chose bouge et se réaménage aussi dans son intérieur-maison.

Enjeux et hypothèses

Contretransfert et représentations cannibaliques

28Revenons maintenant aux premiers entretiens avec madame D à son domicile, avant l’installation des séances mère-enfant. En reprenant ce que nous avons décrit plus haut à propos des « éprouvés bruts, contradictoires, en attente de représentation » ressentis par le thérapeute dans son contretransfert, nous remarquons que ceux-ci se rapportent tous à une problématique orale – mettre à l’intérieur, avaler, ingérer – avec une dimension d’intrusion : pénétrer, aller voir à l’intérieur.

29Dans le langage psychologique, la notion d’intrusion a pris le sens d’une curiosité déplacée, avec une connotation agressive. La crainte d’être intrusif contient l’idée de faire du mal à l’autre et renvoie à des fantasmes agressifs inconscients. Ainsi nous pensons qu’il s’agit ici, chez le thérapeute confronté à ses mouvements intrusifs agressifs inconscients, eux-mêmes réactivés par sa curiosité dans la situation de domicile, d’un retournement de ces mouvements en leur contraire – être avalé, ingéré –, ceux-ci prenant alors la forme, dans le travail de contretransfert, d’une représentation cannibalique. Nous reconnaissons dans ce retournement actif/passif la nature pulsionnelle et la fonction défensive de ce mouvement inconscient.

30Cette problématique de l’oralité nous a amenés à nous intéresser également aux travaux d’A. Mariage (Cuynet et Mariage, 2010). Ce dernier, s’appuyant sur les recherches de G. Rubin (1997) auprès de patients en surpoids, distingue le cannibalisme vrai – nourrir le corps pour le rendre plus fort – et le cannibalisme psychique, de nature purement fantasmatique, qui a pour but de « mettre à l’abri à l’intérieur de soi un être cher et de lui permettre ainsi de continuer à vivre […] il sert à incorporer inconsciemment un objet pour en nourrir son âme et la rendre plus forte et plus sûre » (ibid., p. 84).

31Ce fantasme aurait aussi un pouvoir de « guérison magique par incorporation » (ibid., p. 85) et permettrait d’éviter un long et douloureux travail de remaniement, notamment des expériences de perte et de deuil. Cet éclairage, qui met en relief le lien incorporation/oralité, nous conduit à l’hypothèse d’un processus d’introjection en souffrance chez madame D – après la perte de sa sœur dont elle était très proche – et nous aide à penser la connotation orale/cannibalique observée dans la dynamique transférentielle.

De l’intrusion à l’ingérence bien tempérée

32L’ingérence renvoie à l’action de s’ingérer, c’est-à-dire s’introduire indûment dans les affaires des autres, sans y avoir été invité. Signalons qu’il renvoie également au verbe ingérer qui signifie « faire passer un aliment par la bouche dans le tube digestif ».

33Dans un cadre classique de soin, le thérapeute travaille dans son bureau. Nous pourrions alors considérer que toute demande qui lui est adressée par une personne qui vient le voir est une invitation implicite à s’introduire dans l’histoire et le monde interne de celle-ci. La situation du thérapeute qui se rend au domicile introduit d’emblée un rapport d’inclusion inverse : il est sur le territoire de l’autre, sous son contrôle et son bon vouloir. Il est exposé à l’imprévu de ce qui peut surgir, faire intrusion, y compris en lui-même. Il perd ses repères habituels, notamment visuels. Sûrement cela est-il plus sensible au cours des premières rencontres, avant l’instauration d’un cadre, lorsqu’il se trouve alors confronté à ses mouvements contretransférentiels. En particulier, nous l’avons vu, lors de ce moment de lâcher prise, où il peut aller jusqu’à se laisser absorber, ingérer… et pourquoi pas, s’éprouver peut-être comme objet incorporable ?

34En même temps qu’il travaille à intégrer subjectivement et de manière intelligible ces éléments, le thérapeute commence à élaborer un dispositif, et ce qui va venir figurer un espace-temps. Celui-ci, avec l’effet cadre, et la fonction spécifique du thérapeute seront les véritables garants d’un espace de travail psychique.

35Ainsi construit, avec les emboîtements de cadres et de places d’une part, leurs fonctions de contenance et tiercéisante d’autre part, ce dispositif peut alors devenir opérant et permettre qu’un processus s’y inscrive. L’expression « ingérence bien tempérée » pourrait alors qualifier notre travail au sein d’un tel dispositif, incluant les paramètres liés à cette rencontre singulière au domicile. Dans son livre Le divan bien tempéré (1995), et parlant du cadre de la cure analytique, J.-L. Donnet montre comment celui-ci « doit permettre à l’interprétation de n’être que “bonne”, c’est-à-dire à la fois efficace et salutaire » (ibid., p. 92). Ici, nous ne parlons pas d’interprétation au sens psychanalytique, mais d’une expérience subjective que nous cherchons à rendre à la fois transformable et appropriable.

Conclusion

36Nous avons cherché à montrer, dans cette présentation, les enjeux transférentiels et contextuels impliqués dans la construction d’un dispositif de thérapie mère-enfant au domicile. Nous avons vu comment ce dispositif a pu prendre sens au fur et à mesure de son élaboration. Nous proposons l’idée que la situation de travail au domicile active et vectorise de façon prévalente des contenus fantasmatiques et une dynamique transféro-contretransférentielle dans le registre de l’oralité (intrusion, incorporation, dévoration, cannibalisme…). Plus généralement, nous pensons qu’elle remet en mouvement chez les protagonistes, patient et thérapeute, des modalités archaïques de fonctionnement, notamment corporelles, qui pourraient nous conduire à re-questionner certains concepts, par exemple celui de régression.

37La situation de travail au domicile induit également des effets liés à l’espace : délimitations, emboîtements, chevauchements, empiétements. Elle pose de façon aiguë la question du cadre et celle du positionnement thérapeutique. C’est ainsi que nous avons pensé un espace de travail psychique, puis créé un espace-temps avec son effet cadre pour venir le figurer, le délimiter et le border. Construire un dispositif de soin au domicile pour des situations et des contextes difficiles ou atypiques nous oblige à penser en termes de stratégie thérapeutique, avec l’idée de frontières et d’ajustement continu dedans/dehors. Nous parlons alors d’« ingérence bien tempérée ».

38Ce travail propose quelques repères pour penser le soin psychique au domicile et, peut-être, imaginer d’autres dispositifs. Inachevé, il laisse aussi une réflexion encore largement ouverte, sur d’autres pistes, d’autres éclairages. Nous pensons notamment à D. Anzieu et à son travail sur les enveloppes et la contenance ; c’est sans doute avec lui, aujourd’hui, que nous choisirions de faire un bout de chemin et de continuer ainsi à exercer notre curiosité et notre plaisir de pensée. En attendant, et pour conclure, laissons P.-C. Racamier (1993) nous conter cette belle métaphore sur ce que nous aimons appeler « le travail de chercheur-bricoleur transdisciplinaire » : « Nous autres qui, en psychanalystes et sans divan, travaillons dans les organismes de soins, nous sommes dans une position parfois inconfortable, mais remarquablement féconde. C’est celle du nageur qui porte son regard à la fois vers le dessous de la mer et vers le dessus, à la fois dans le monde interne et dans l’interaction. Position exceptionnelle, car le travail entre l’intrapsychique et l’interactif, entre la névrose et la psychose, entre le rêve et le délire, entre l’individuel et l’institutionnel, nous permet de détecter et de mettre au point un large éventail de concepts qui à leur tour servent aux thérapeutes que nous sommes. »

Bibliographie

Bibliographie

  • Anzieu, D. (sous la direction de). 1993. Les contenants de pensée, Paris, Dunod.
  • Anzieu, D. 1985. Le Moi-peau, Paris, Dunod.
  • Berger, M. 1995. Le travail thérapeutique avec la famille, Paris, Dunod.
  • Bleger, J. 1966. « Psychanalyse du cadre psychanalytique » dans Symbiose et ambiguïté, étude psychanalytique, Paris, puf, 1980.
  • Cuynet, P. ; Mariage, A. (sous la direction de). 2010. Corps en famille, Paris, In Press.
  • Donnet, J.-L. 1995. Le divan bien tempéré, Paris, puf.
  • Freud, S. 1913. Totem et tabou, Paris, Payot.
  • Freud, S. 1900. L’interprétation des rêves, Paris, puf.
  • Lamour, M. ; Barraco, M. 1998. Souffrance autour du berceau, des émotions au soin, Paris, Gaëtan Morin.
  • Racamier, P.-C. 1993. « L’art de soigner », Gruppo, 9, 54, Paris, Apsygée.
  • Roussillon, R. 1995. Logiques et archéologiques du cadre psychanalytique, Paris, puf.
  • Rubin, G. 1997. Cannibalisme psychique et obésité, Paris, Delachaux et Niestlé.
  • Stoléru, S. ; Moralès-Huet, M. 1989. Psychothérapies mère-nourrisson dans les familles à problèmes multiples, Paris, puf.
  • Urtubey, L. (de). 1995. « Le travail de contre-transfert », Revue française de psychanalyse, LVIII, Paris, puf, 1350-1352.
  • Winnicott, D.W. 1971. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.

Mots-clés éditeurs : domicile, intrusion, cadre, thérapie mère-enfant, représentations cannibaliques

Mise en ligne 17/06/2011

https://doi.org/10.3917/dia.192.0051

Notes

  • [*]
    Article reçu par la rédaction le 1er février, accepté le 28 mars 2011.
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