Dialogue 2010/3 n° 189

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Article de revue

Le double et le groupe

Pages 79 à 93

Notes

  • [1]
    Note manuscrite d’Artaud extraite du film de G. Mordillat et de J. Prieur, La véritable histoire d’Artaud le Mômo (1993).
  • [2]
    « Serait unheimlich tout ce qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti » (Freud, 1919, p. 222).
  • [3]
    Voir la monographie de la Revue française de psychanalyse consacrée à ce thème (1995).
  • [4]
    Voir Chapellière, 2002.
  • [5]
    Lettre du 3 octobre 1897.
  • [6]
    Emmanuel et Philip sont les deux premiers fils de Jakob, d’un mariage précédent.
  • [7]
    Les membres du groupe pouvaient évoquer, lors des réunions, leurs problèmes intimes, familiaux, leurs différends conjugaux, leur onanisme…
  • [8]
    L’on peut se demander s’il pouvait finalement renvoyer pour Freud et/ou Stekel à une séduction père-fils, à moins que derrière tout cela puissent se cacher des manifestations transférentielles et contre-transférentielles du côté maternel… À noter que Stekel était le seul dans le groupe à ne pas appeler Freud « Herr Professor ».
  • [9]
    Voir dans la correspondance la lettre très éloquente de Freud à Jung (7 octobre 1906) autour de cette question.
  • [10]
    C’est moi qui souligne.
  • [11]
    Kantor (1915-1990) est né à Wielopole, près de Cracovie, et fonde en 1955 le Théâtre Cricot 2 après avoir été peintre, décorateur de théâtre, créateur d’« emballages » et d’un traitement théâtral des « mannequins ».
  • [12]
    Il est également là en tant que représentant du spectateur actif, réduisant le clivage acteur/ spectateur.
  • [13]
    De cette situation émergera, dans Wielopole, Wielopole, la figuration géniale, condensée, au carrefour de la métaphore et de la métonymie, de l’appareil-photo-mitrailleur… La photo fixe et tue.
  • [14]
    Le cinéma de Bergman en est un illustre exemple, jusqu’au film testamentaire Saraband (2003), chef-d’œuvre qui a la particularité spéculaire, comme la plupart des grandes œuvres cinématographiques, d’être aussi une « réflexion » sur le septième art.
  • [15]
    Le Théâtre de Tadeusz Kantor, film de Denis Bablet, K. Films Vidéo, 1985.
  • [16]
    Le titre de la pièce évoque ainsi le nom de la ville natale et de l’enfance, lui-même redoublé. Voir aussi les propos de Kantor concernant la question de la répétition (1977, p. 259- 260).
  • [17]
    L’introduction de vrais jumeaux dans sa troupe ne venait-elle pas alors comme un rééquilibrage, une réassurance par rapport au risque d’émergence d’autres doubles bien plus persécutants ? « Le jumeau est familier, rassurant, protecteur ; il est au fond le vrai double, et c’est son absence qui paraît étrange et inquiétante » (Arfouilloux, 1987, p. 153).
  • [18]
    Nous pouvons en avoir une représentation dans les albums d’Astérix lors des batailles dans le village gaulois…
  • [19]
    Les enfants évoquent classiquement leurs prénom, âge, classe, centres d’intérêt…
  • [20]
    On relève le même phénomène dans les groupes d’adultes. Aussitôt faites les présentations lors de la première rencontre, on ne se souvient plus des noms des uns et des autres… L’enjeu n’est pas tant informatif qu’identitaire.
  • [21]
    Lors de l’un de ces entretiens préliminaires un enfant m’avait prévenu qu’il viendrait dans le groupe avec une mallette. Lorsque je lui en demandai la raison, il me répondit qu’il y cacherait un pistolet au cas où… on l’attaquerait.
  • [22]
    S’apparente-t-il au deuil originaire ?
  • [23]
    Moment nécessaire où la mère endort son enfant, refuse de rester son objet pour redevenir l’amante du père.
  • [24]
    Décrite par Spitz, appelée aussi « angoisse du huitième mois ».
  • [25]
    Inspirés du CIRPPA et de son Institut de recherche et de formation pour l’approche psychanalytique des groupes. Groupes fermés à durée indéterminée, animés en monothérapie.
  • [26]
    Je remercie Caroline Kittler, travaillant au CMPP de Lunéville, de m’avoir permis d’évoquer son matériel clinique.
  • [27]
    Il serait intéressant de voir si ce matériel est susceptible d’émerger dans des groupes animés en cothérapie.
  • [28]
    Pourrait-elle prendre une valeur incestuelle ?
« Tant que je me sentirai suivi
par un double ou un spectre,
ce sera le signe que je suis… »
Antonin Artaud  [1]

1 Quel est cet autre, étrange, qui dans un groupe, un rassemblement, une réunion, vient se présentifier de façon démultipliée, miroir vénitien à multiples facettes ? Excès de présence et tout à la fois sensations de perte identitaire, d’effacement, de morcellement parfois, duplication d’autres soi-mêmes, parties de soi cachées, inexplorées, secrètes, gênantes, voire intolérables, inquiétantes peut-être, car sortant de l’ombre [2]

2 Le groupe confronte à la question des frontières entre soi et l’autre, à la séparation, aux limites, à la solitude. Certains diront que ce sentiment de solitude a pu être éprouvé de la manière la plus aiguë, la plus douloureuse, paradoxalement et précisément dans un groupe…

3 La littérature psychanalytique est abondante sur la question du double d’un point de vue individuel [3], mais bien peu prolixe quant aux rapports de ce double avec le groupe. Plusieurs perspectives s’offrent bien sûr à nous pour explorer ce thème et je tenterai d’en aborder trois, une forme de trilogie qui, je l’espère, trouvera des points d’articulation :

4 La première tentera de rendre compte des liens qui unissent la question du double pour Freud et la création de son groupe de réflexion autour de la psychanalyse à Vienne.

5 La seconde s’appuie sur certaines caractéristiques de l’œuvre de Tadeusz Kantor, grand dramaturge polonais du XXe siècle, à travers ses pièces et son manifeste intitulé Le théâtre de la mort.

6 Enfin, la pratique et la clinique des psychothérapies de groupes d’enfants et d’adolescents permettront de dégager un certain nombre d’hypothèses quant à l’émergence de figures de doubles dans ces traitements.

Freud, le double et le groupe viennois [4]

7 En 1902, un certain Stekel, médecin généraliste, vient consulter Freud pour une affection névrotique pénible, et le traitement est rapidement couronné de succès. C’est sous l’impulsion de ce patient que Freud, lors de son moment estival de villégiature, écrit à quatre confrères pour les inviter à former un petit cercle de discussion autour de la psychanalyse. Un groupe est ainsi constitué à Vienne, dès octobre 1902, à partir de ce couple fondateur bien particulier réunissant Freud et l’un de ses (ex) patients. Autre particularité, le prénom de Stekel, Wilhelm, n’est pas sans rappeler celui d’un ancien collaborateur du père fondateur de la psychanalyse, son ami rhinologue berlinois Wilhelm Fliess. Voilà de quoi nous inviter à nous pencher de plus près sur la préhistoire de ce groupe qui deviendra, quelques années plus tard, la première société de psychanalyse.

8 Depuis de longues années, Freud souffrait d’une certaine solitude intellectuelle en raison d’une part de sa rupture avec Breuer en 1896, d’autre part de ses hypothèses concernant l’étiologie sexuelle des névroses. Toutefois, nous le savons, une correspondance abondante avec Fliess venait rompre cet isolement, un îlot épistolaire protecteur avec un alter ego, « double narcissique homosexuel ». Cette dernière formulation de René Kaës (1993) nous oriente ainsi sur la nature du lien qu’entretenaient ces deux hommes et la nécessité psychique dont il témoignait. Ce lien va perdurer pendant de longues années pour finalement se dégrader, notamment autour d’une question essentielle, celle de la priorité des idées, autrement dit du plagiat, et cela à propos de la notion de bisexualité. Fliess peine à reconnaître l’importance des découvertes freudiennes, en particulier au sujet de l’interprétation des rêves, ce dont témoigne une remarque acerbe, dans une lettre d’août 1901, qui n’est peut-être pas sans lien avec leur relation spéculaire : « Celui qui lit la pensée d’autrui n’y trouve que ses propres pensées. » Freud contre-attaque en soulignant que Fliess a atteint là les limites de sa perspicacité. Sa lettre contient une épigraphe, une citation de Goethe tirée de Faust qui nous renseigne peut-être sur le rôle que Fliess tient dorénavant pour lui : « L’air est maintenant tout empli d’un tel fantôme, qu’aucun ne sait comment l’éviter. »

9 La prise de distance entre Freud et Fliess va également s’actualiser dès le printemps par un échange qui concerne un projet commun de congrès à Rome qui n’a plus lieu d’être tant ils sont devenus étrangers l’un à l’autre… Freud ira bien à Rome en septembre de cette même année 1901, « point culminant dans sa vie », selon ses propres termes. Mais aux côtés de Sigmund, à la place de Fliess, le jeune frère Alexander devient le compagnon de voyage.

10 L’été suivant, période contemporaine du projet du groupe viennois, Freud, toujours accompagné d’Alexander, traverse à nouveau l’Italie et dans le train croit un moment rencontrer son sosie. Cette expérience d’« inquiétante étrangeté » devenue célèbre lui fait dire : « Cela signifie-t-il Verdere Napoli e poi morire ? » Peur de mourir. Comment Freud en vient-il à associer la confrontation au double et l’éventualité de sa propre mort ? De quelle mort s’agit-il ? Quel fantôme vient de surgir ?

11 Jean Guillaumin (2000, p. 14) émet l’hypothèse que le deuil qui suivit le décès en octobre 1896 de Jakob, le père de Freud, « fut d’une certaine façon en partie contourné ou détourné par Sigmund ». Il voit dans les lettres adressées à Fliess suite au décès du père, contenant notamment le fameux récit du rêve « On est prié de fermer les yeux », « un désir, derrière la culpabilité, de ne pas regarder en face, de dénier un peu la mort du père pour satisfaire ses propres désirs et ambitions ». Dans cette période créative sur l’interprétation des rêves, qui participe grandement au travail du deuil paternel, Freud convertirait néanmoins « de manière intense et hâtive le deuil du père en puissance du fils ». « Freud n’écrit-il pas à Fliess qui, assigné à une place gémellaire, remplace sans danger à cet endroit le père oublié : “Sur ton socle j’érigerai ma colonne” ? »

12 Freud aurait ainsi tenté inconsciemment, par la création du double fraternel, de se débarrasser du tiers paternel. À la lumière de cette proposition de Guillaumin, le sosie dans le train ne surviendrait-il pas comme un revenant renvoyant successivement à l’« éviction » de Fliess, de Breuer et finalement de Jakob ? Ayant rompu avec son ami berlinois, devenant ainsi le seul et unique fondateur de la psychanalyse, Freud va se tourner vers de jeunes disciples. Si ce nouveau regroupement à Vienne va lui permettre d’élargir son horizon, il n’en restera pas moins un lieu qui devra supporter les restes non élaborés des ruptures avec ses précédents confrères, un espace, souligne René Kaës (1993), qui, pour ses membres, recevra le transfert des transferts non analysés, y compris pour Freud. S’ensuivront, dans ce groupe et ailleurs, de nouvelles relations spéculaires intenses, qui ne résisteront pas à la compulsion de répétition, conduisant à de nouvelles ruptures douloureuses, avec Jung notamment en 1912. Il est remarquable qu’une nouvelle fois la création d’un groupe, appelé le « Comité », ayant pour vocation de sauver la psychanalyse et son fondateur, semble venir partiellement comme une tentative d’élaboration d’un conflit non suffisamment élaboré par le leader autour de la rupture avec un confrère pouvant avoir une fonction de double.

13 Mais il est difficile d’explorer les liens qu’entretient Freud avec ses amis et collègues sans évoquer l’importance de son histoire fraternelle où deux figures se détachent de manière significative. C’est encore une lettre à Fliess [5] qui nous en donne toute la portée : « Tout me fait croire que la naissance d’un frère plus jeune que moi avait suscité en moi de méchants souhaits et une véritable jalousie enfantine et que sa mort […] avait laissé en moi le germe d’un remords. Je sais aussi que le complice de mes méfaits […] fut un de mes neveux, mon aîné d’un an […]. Ce neveu et ce frère cadet ont déterminé le caractère névrotique mais aussi l’intensité de toutes mes amitiés » (Freud, 1956, p. 194). Mettre un frère à la place du père était une situation que Freud connaissait fort bien, ayant dans son imaginaire marié son demi-frère Philip avec sa mère. L’autre demi-frère, Emmanuel [6], est le père de John, le jeune neveu de Freud évoqué plus haut. Un neveu en place d’un frère de jeu dans les premières années à Freiberg, avant de déménager à Vienne. Il y a là incontestablement une intrication des générations qui n’a pu manquer d’être énigmatique pour le fondateur de la psychanalyse, le prédisposant à se pencher sur le complexe d’Œdipe, et qui a probablement généré une forme d’articulation fantasmatique particulière entre le fraternel et le paternel.

14 Julius est, me semble-t-il, à compter parmi les figures de revenants qui vont pouvoir s’incarner à travers les différentes amitiés de Freud. L’on sait que la mort d’un frère ne facilite pas l’élaboration de l’œdipe. Le fantasme de meurtre possiblement lié à la rivalité fraternelle, ici « réalisé », génère une intense culpabilité et risque de favoriser, sur le plan économique notamment, un détournement, un évitement de la confrontation à l’angoisse de castration et à la figure paternelle, y compris de sa mort. Il y a alors comme une tentation de se tourner vers le fraternel, comme va peut-être le faire Freud en fondant, autour de sa rupture avec Fliess, le cercle du mercredi soir à Vienne. Ce groupe de travail – mais aussi, il faut le souligner, premier groupe thérapeutique [7] de l’histoire de la psychanalyse, même s’il n’avait pas cette vocation – va fournir à Freud une démultiplication de lui-même, un véritable vivier d’idées et de questions, propositions dont il va s’emparer, qu’il va développer pour, comme à son habitude, les faire siennes. Groupe qui va, au fil même de son processus, rencontrer différents destins, remplissant tout d’abord sa fonction d’idéal, jusqu’à l’acmé de la séduction mutuelle en 1906, en particulier lors de la soirée d’anniversaire des 50 ans de Freud, puis groupe source de désillusions, de dissensions et de rivalités extrêmes dès 1907, débouchant sur le « putsch » conduit par Adler en avril 1910, où Freud céda habilement sa place de président pour… quelques mois. Cette dynamique rencontre alors un élément d’une grande importance, Freud venant de confier la direction du mouvement psychanalytique international à Jung. Autre double, privilégié depuis plusieurs années, préférence ressentie comme une véritable trahison rue Bergasse, lieu des « réunions du mercredi soir ». Qu’est-ce qui a en effet bien pu pousser Freud, au moment même où il est adulé par ses disciples viennois, au printemps 1906, à reprendre avec Jung d’une certaine façon la correspondance interrompue quatre ans plus tôt avec Fliess ?… Déception cachée concernant le niveau d’élaboration d’un point de vue scientifique ou débordement de la psychosexualité infantile dans le groupe, notamment à connotation homosexuelle ? Cette dernière hypothèse conduirait à de multiples tentatives d’élaboration en après-coup de la fondation du groupe par le couple incestuel [8], débouchant bientôt sur la nécessité d’inscrire une trace – les précieuses Minutes – sur le déroulement des soirées, recherche de tiers, avec l’arrivée en octobre 1906 du secrétaire Otto Rank. Il était alors peut-être plus aisé de porter tous ses espoirs et une « composante sexuelle [9] » vers un homme de Zurich. Les raisons qui tournent Freud vers Jung, personnelles, scientifiques, stratégiques sont importantes, mais du point de vue de la dynamique du cercle viennois, n’y a-t-il pas également dans cette « escapade » une sorte d’acting out groupal ?…

15 Si l’on conserve cette hypothèse que la création du groupe du mercredi soir est aussi une tentative de retrouver le double perdu – Fliess, avec les personnages qu’il contient, condense en lui-même Jakob et Breuer du côté des « pères », Julius et John du côté des « frères » – il semble donc que le groupe viennois peine à remplir ce rôle et qu’il entraîne Freud à retrouver de nouveaux compagnons épistolaires. Peut-être aussi parce que Freud n’a jamais investi son propre groupe comme objet d’étude, même si l’élaboration de Totem et tabou n’est probablement pas étrangère aux vicissitudes des mouvements groupaux qui se sont développées en son sein. Sans abandonner ces réunions, Freud va donc entretenir des correspondances nombreuses et continues avec ses confrères, à distance, dans ce qu’André Green (1973) appelle « ce no man’s land, cet espace potentiel, transitionnel, lieu d’une communication transnarcissique où le double de l’auteur et le double du lecteur – ces fantômes qui ne se montrent jamais[10] – communiquent par l’écriture ».

Kantor, le double et le Théâtre de la mort

16 En me penchant sur la question du double dans les groupes, il m’est venu quelques images qui appartiennent au monde de l’art ; en particulier la présence de jumeaux dans un groupe d’enfants m’a rappelé Sa Majesté des mouches, film de Peter Brook (1963) tiré du roman éponyme de William Golding (1954). En contrepoint de cette œuvre, un autre film mettant en scène une communauté d’enfants, La guerre des boutons, ne présente pas de figure spéculaire. Mettre en perspective ces deux longs métrages semble venir confirmer le lien entre la problématique du double et l’entremêlement de questions touchant à la séparation, à la survie – physique et psychique – et corrélativement à la question de la mort.

17 C’est précisément cette question de la mort qui hante Tadeusz Kantor [11], scénographe, metteur en scène, avant tout anticonformiste, admirateur de Marcel Duchamp, artiste d’un théâtre qui s’est toujours voulu hors des sentiers battus, à l’image des successives dénominations de son travail : « théâtre indépendant », « informel », « zéro », « happening », « impossible », jusqu’à cette dernière proposition, le « Théâtre de la mort » (1977), période inaugurée par un spectacle qui fit date dans l’histoire de l’art avant-gardiste, La classe morte. D’abord peintre, Kantor finit par perdre la confiance dans la possibilité de figuration qui imite l’objet et il se tourne vers ce qu’il appelle le vrai théâtre, « un espace où naît l’événement dramatique », formulation qui n’est pas inintéressante pour nous thérapeutes dans le cadre des rencontres avec nos patients. Il veut aussi pouvoir créer un théâtre qui aurait une « puissance d’action primitive bouleversante ». Kantor-démiurge est présent en permanence sur scène avec ses acteurs, comme s’il créait sa pièce devant nous, dans l’ici et maintenant de la représentation [12].

18 À l’âge de 6 ans, Tadeusz est témoin de la mort de son grand-père sans, dit-il, pouvoir comprendre ce qui se passe. Enfant également, il voit partir son père à la guerre, père qui ne reviendra jamais, père « immortalisé » par une photo avec son bataillon de soldats juste avant le départ vers la mort [13]. La prise en considération de ces deux expériences est sans doute capitale pour comprendre l’univers du dramaturge, mais pour Kantor l’essentiel n’est pas là.

19 L’artiste expose en 1976, époque contemporaine de la création de La classe morte, six représentations du visage de sa mère à différents âges, réunis dans une boîte-cercueil. Par ailleurs, dans ses écrits, il fait allusion à plusieurs reprises à une mère qui s’absente : « La fenêtre, c’est très important ! Au-delà, une route qui se perd dans le lointain […] C’est derrière ce coin de rue que disparaissait ma mère, lorsqu’elle partait pour une longue période, derrière ce tournant qui était la fin du monde » (Kantor, 1977, p. 262-263). Conjointement aux décès du côté paternel, figés et énigmatiques, pour lesquels Kantor tentera inlassablement de remettre sur le métier du théâtre le tissage de représentations favorisant le travail de deuil, se traite ainsi un autre deuil du côté maternel, moins bruyant et pourtant probablement encore plus primaire.

20 Pour Kantor, vie et mort sont intimement liées. « Le concept de vie, souligne-t-il, ne peut être réintroduit dans l’art que par l’absence de vie au sens conventionnel. Et le mannequin, exalté ou maltraité, en dehors de sa réalité de créature scénique, être-objet fascinant, devient un véritable modèle pour l’acteur et son jeu. » Parler de la mort est avant tout parler de la vie et, me semble-t-il, c’est une proposition que l’on peut entendre au niveau de la vie psychique, comme c’est le cas en général pour les grands créateurs [14].

21 Au cours des années 1980, j’ai eu l’occasion et la chance de découvrir l’un des derniers spectacles de Kantor, Qu’ils crèvent les artistes, pièce qui m’a profondément marqué, notamment par son atmosphère non dénuée d’inquiétante étrangeté… Dans sa troupe, fidèles depuis la création de Cricot 2, un couple de jumeaux… et puis, de-ci de-là, l’apparition de personnages mannequins, parfois en double des personnages bien vivants sur scène. D’autres présences encore, comédiens au visage de cire, comme si l’artiste nous proposait là tout un éventail d’états entre l’animé et l’inanimé, entre le vivant et le non-vivant, entre la pulsion de vie et la pulsion de mort. Des jumeaux, il dira : « C’est le comique et le tragique, un visage ouvert et un visage fermé, ils représentent ce qu’il y a à l’intérieur de chaque acteur, de la condition des acteurs de la commedia dell’arte qui font rire mais qui sont tristes à l’intérieur [15]. » Kantor nous propose dans ses pièces un monde de sons et d’images plus qu’un univers de mots, au plus près d’une communication primitive, monde de doubles et de revenants aussi, ces « passeurs » (Baranes, 1995) qui permettent de ne pas rester sur la rive de la mort, ou de la non-naissance.

22 Notre dramaturge joue ici sur deux scènes. Celle des planches où se déroule le drame de la vie, avec tous ses fantômes, ses clowns au négatif, et celle qui confronte à son tour deux espaces, en miroir, celui des acteurs et celui des spectateurs. Dans son dernier manifeste Le théâtre de la mort, il écrit : « Ainsi que dans la lumière aveuglante d’un éclair ils aperçurent soudain l’image de l’Homme, […] comme s’ils le voyaient pour la première fois, comme s’ils venaient de se voir eux-mêmes. […] Nous devons faire renaître cet impact originel de l’instant où un homme (acteur) est apparu pour la première fois en face d’autres hommes (spectateurs), exactement semblable à chacun d’entre nous et cependant infiniment étranger, au-delà de cette barrière qui ne peut être franchie » (Kantor, 1977, p. 223). Ainsi, pour nous parler de cet étranger-là en chacun de nous, Kantor choisit, avec la voie théâtrale, la « représentation par le groupe », la troupe des acteurs, vue et entendue par un autre ensemble, celui des spectateurs. Il choisit aussi, tout au long de son œuvre, un groupe qui voit se déployer en son sein une série de doubles – jumeaux, mannequins, personnages dupliqués… – tentant de réduire paradoxalement les clivages en scindant… série de dédoublements afin d’aborder la duplicité humaine.

23 Pour évoquer La classe morte, Kantor pose tout d’abord le décor : « […] jaillies des tréfonds de notre mémoire, quelque part dans un recoin, quelques rangées de pauvres bancs d’école en bois […] commence alors le grand jeu de l’illusion… la grande rentrée des acteurs… ils portent tous de petits enfants comme de petits cadavres […] créatures humaines exhibant sans vergogne les secrets de leur passé… avec les excroissances de leur propre enfance… » (ibid., p. 227-228). Ceux qui ont eu l’opportunité de voir cette scène ne peuvent oublier la force dramatique de cette ronde inaugurale, cette cérémonie infernale de la vie, de la mort et des souvenirs, ce défilé lancinant de personnages portant dans leur dos leur passé, leur enfance perdue, l’enfant-double mort en eux, un double s’apparentant peut-être à ce qu’Otto Rank a appelé un « […] Moi antérieur contenant avec le passé aussi la jeunesse de l’individu qu’il ne veut plus abandonner, mais au contraire conserver ou regagner » (Rank, 1914).

24 Quelques années plus tard, dans Wielopole, Wielopole[16], une pièce censée relater les souvenirs d’enfance du dramaturge, réapparaissent les jumeaux [17] prénommés ici Olek et Karol. Ces derniers jouent Kantor enfant se souvenant des oncles… Olek et Karol ! Double dédoublement, avec tout un jeu autour de deux endroits stratégiques très prisés par notre metteur en scène et investis par les jumeaux, la fenêtre et la porte. Si la fenêtre renvoie notamment à l’éloignement de la mère, la porte évoque plus généralement les « souvenirs d’enfance […], un intérieur de l’imagination, inaccessible, dans ce coin, derrière l’armoire, dans le grenier, dans une pauvre cour, où meurent les objets, et où l’on peut encore découvrir maints secrets oubliés » (Kantor, 1977, p. 263-264). À plusieurs reprises dans la pièce, nous assisterons à de nouvelles confrontations de doubles, les jumeaux se trouvant par exemple devant la nécessité d’identifier, chez leur(s) oncle(s) curé(s), quel est le vivant (comédien) et quel est le mort (mannequin). « Un seul est faux, c’est lequel ? », se demandent-ils. Véritable énigme qui vient en écho à la proposition non dénuée d’humour de Mark Twain : « J’avais un frère jumeau ; l’un de nous est mort, mais je ne sais pas lequel. »

25 Kantor nous emmène ainsi dans son dédale identitaire, joue avec ses acteurs et le spectateur dans un jeu subtil de miroirs où les doubles représentent, d’une manière extrêmement condensée, le metteur en scène et son infantile, le comédien et son personnage, l’acteur et celui qui regarde la scène, tout être et son double, tantôt incorporé, tantôt clivé, scindé ou expulsé. Jusqu’à l’œuvre ultime Je ne reviendrai pas, où l’artiste accepte enfin de se faire disparaître lui-même, s’efface, renonce en tant que chef d’orchestre, présence vivante, pour laisser place à son double-mannequin, préfigurant un autre passage, celui précisément de sa propre mort…

L’émergence du double dans les psychothérapies de groupe d’enfants et d’adolescents

26 Dans un précédent travail consacré à certaines figures inquiétantes émergeant dans des phases liminaires de certains groupes thérapeutiques d’enfants (Chapellière, 1999), j’avais lié l’apparition fantasmatique de fantômes ou de vampires en séance à une tentative de dégagement face à une certaine représentation de scène primitive très archaïque, une scène de parents combinés dans laquelle l’enfant serait lui-même assimilé. Il n’est pas interdit de penser que cette représentation précisément soit issue d’un vécu contre-transférentiel de l’analyste face à un groupe d’enfants rapidement méconnaissable, emporté conjointement par ses mouvements pulsionnels et d’indifférenciation, jusqu’à la sensation de la perception d’un magma [18] qui met progressivement en péril la capacité de pensée de l’adulte. Cette régression massive peut en effet provoquer chez le thérapeute une certaine sidération, dont il tente parfois de sortir par des commentaires interprétatifs bien souvent infructueux.

27 L’on peut dès lors se demander si dans ces débuts de groupe, l’ensemble des participants n’est pas soumis à un danger particulièrement terrifiant, celui précisément de l’absence de représentation du sujet-objet-groupe, non encore constituée. Quel est ce groupe ? Qui suis-je dans ce groupe ? Même si les enfants se lancent dans des tentatives de réassurance narcissique, sous le primat d’une urgence identitaire, en évoquant des particularités individuelles [19], cela ne parvient pas encore à faire trace compte tenu de la non-intériorisation possible à ce stade des liens entre les membres réunis [20]. Il ne reste alors que la voie régressive, une solution qui engendre néanmoins à son tour beaucoup d’inquiétude.

28 Une autre dimension est à mettre au compte de la complexité des débuts de groupe, c’est celle induite par les entretiens préliminaires du ou des thérapeute(s) avec chaque enfant. Entretiens importants tant pour nouer une alliance thérapeutique que pour évaluer la qualité de l’investissement du groupe, avec ses affects et ses représentations. Cela doit permettre à l’enfant de préparer son entrée dans cette aventure groupale avec moins d’appréhension [21]. Mais ce préalable a un revers, il constitue en quelque sorte une fausse promesse, dans la mesure aussi où le thérapeute décide de travailler au niveau groupal… : un lien individuel se tisse – et l’on sait combien les premières rencontres peuvent contenir des engagements transférentiels puissants –, puis l’enfant doit tout à coup partager le thérapeute avec d’autres… D’où l’importance, afin d’atténuer ce phénomène, de se centrer pendant les entretiens préliminaires sur le projet de groupe.

29 Les séances qui vont s’engager vont ainsi se teinter dans un premier temps du dépit de cette fausse promesse, une sorte de premier deuil [22] à élaborer de la perte d’« un certain thérapeute » et/ou de son investissement, et qui renvoie sans nul doute à une série d’autres deuils dans la vie interne de l’enfant, tels ceux qui peuvent se jouer autour de la « censure de l’amante [23] » (Fain, 1971, p. 322), de l’angoisse de l’étranger [24] ou de la confrontation au fait de ne plus être le seul enfant pour les parents.

30 Mais rentrons maintenant plus directement dans la clinique des groupes analytiques d’enfants [25]. Le matériel qui suit est issu d’un groupe hebdomadaire de six enfants à l’âge de la latence, deux filles et quatre garçons, animé par Caroline Kittler [26], psychothérapeute, et c’est la douzième séance.

31 Ce jour-là, trois absents, Marie, Martin et Damien 2. À noter que la séance précédente s’est terminée sur une note d’indifférenciation au niveau des sexes et des générations : « On est tous pareils, on a tous des quéquettes… », après que dans la séance des enfants ont mis fantasmatiquement en couple l’un des garçons avec la thérapeute.

32 Dans le couloir qui mène à la salle de groupe, Camille dit à la thérapeute (C.K.) que les garçons lui ont arraché un bout de peau au coude et que sa mère a demandé qu’ils arrêtent ça. C.K. le reprend à son compte pour rappeler l’interdit de se faire mal dans le groupe. Damien évoque un dessin animé où il est question d’un Bonhomme Vert. « C’est sale chez lui », dit Loïc. Ils associent sur la Dame Blanche. Damien propose : « Elle existe vraiment ; la veille de son mariage elle meurt et apparaît au bord de la route pour faire du stop. » Il précisera que son cousin et son oncle l’ont emmenée et qu’en passant devant un cimetière elle a crié. Loïc dit qu’il l’a déjà vue. Damien poursuit : « Pour la faire apparaître, il faut mettre un miroir la nuit avec une lumière sous son visage. » Camille dit que c’est un fantôme, Damien n’est pas d’accord, il rétorque que c’est un spectre. Le ton monte. Damien : « Un fantôme, ça n’existe pas, mais un spectre, si, c’est un esprit. » Puis il prend un matelas, le met à la verticale et le place devant la thérapeute, semble-t-il pour l’isoler, tout en criant : « C’est la Dame Blanche ! » C.K n’arrive plus à suivre ce que disent les enfants. Damien s’adresse à Camille : « Hé, toi, la fille en blanc ! » Loïc : « Elle aussi c’est la Dame Blanche ! » Camille : « Hé ! J’ai un nom ! » Pour la première fois, les enfants se présentent, se nomment. Les garçons veulent faire un jeu de combat romain, deux en face à face à l’intérieur d’un cercle, celui qui sort du cercle a perdu. Damien gagne, lève les bras, précisant qu’il fait de l’escrime. Camille précise, elle, qu’elle fait de la gym et des majorettes. Damien : « Ah, c’est nul des filles avec un bâton ! » Camille : « C’est dommage, je l’ai laissé dans la voiture ! » Damien s’installe alors sur deux chaises rassemblées et évoque un souvenir d’école : quand il était petit, il pleurait quand sa mère le laissait… Camille se moque : « Quoi, qu’est-ce que tu faisais ? » Damien fait semblant de pleurer très fort. Loïc tente de son côté de dessiner Marie (absente ce jour-là) au tableau, Damien l’en empêche pour le faire lui-même… Fin de séance.

33 La peau d’une fille est abîmée, expression déguisée de la castration et/ou représentation de la peau abîmée du groupe par l’absence de la moitié des enfants. L’on assiste alors à une série de tentatives de différenciation, qui passe notamment par des dédoublements. Le Bonhomme Vert sale fait vite place régressivement à la Dame Blanche qui semble dans l’impossibilité de se marier, meurt et vient hanter les vivants. Elle se retrouve ainsi mêlée dans une scène-voiture avec un homme et un enfant, scène qui prend une valeur inquiétante et mortifère avec la présence du cimetière. Puis la représentation de la Dame Blanche se scinde elle-même en deux figures, un spectre-esprit et un fantôme plus corporéisé, prémisses, peut-être, d’une tentative de représentation de la différence des sexes et des générations ou de la bisexualité. Cette Dame Blanche est alors projetée sur la thérapeute dont il faut aussitôt s’isoler, puis, comme si cela n’apportait pas encore le soulagement escompté, un nouveau double est créé, Camille devient à son tour la Dame Blanche. Les deux garçons, dans le jeu romain, semblent mettre en scène l’unité retrouvée, triomphatrice, mais vite bousculée par l’expression de la différence des sexes figurée, de façon paradoxale, par la majorette au bâton. Le « C’est dommage, je l’ai laissé dans la voiture » condense à la fois la castration et l’agressivité destinée au garçon, en réponse à sa dévalorisation. Il est remarquable que Damien entende alors cette proposition du côté de l’angoisse de séparation et réactive ce qui s’est passé avec sa mère quand il était petit. Il semble alors très important de figurer la fille absente du groupe ce jour-là.

34 Nous avons donc dans cette séance un matériel très riche où s’intriquent angoisse de castration et angoisse de séparation, et où la coprésence du thérapeute et des pairs peut assouplir les manifestations transférentielles et contre-transférentielles. À la lumière de la dernière évocation à tonalité abandonnique de Damien, l’on peut se demander si le fantasme, actualisé lors de la séance précédente, de donner/sacrifier un enfant du groupe à la thérapeute [27], n’est pas surtout une tentative de lutter contre un lien très primaire, les autres enfants n’étant alors plus soumis, par clivage, à une proximité [28] avec l’adulte. Nous pourrions y voir aussi le désir de constitution d’une scène primitive sur le modèle du couple, du couplage au sens de Bion (1961), porteur d’espoir, face au mystère d’une scène originaire du groupe bien difficile à se représenter, voire irreprésentable.

35 Dans un autre groupe que j’ai pu animer moi-même, après trois mois de traitement, la séance de reprise au retour des vacances est ponctuée de bâillements.

36 Les adolescents évoquent Bonne nuit les petits et l’ensemble des protagonistes de cette histoire, en particulier le Marchand de sable qui lance de la poudre pour endormir. Et ils interprètent : « Il vaut mieux s’endormir plutôt que d’exploser. » Harold, l’un d’entre eux, propose alors d’amener son chat à la séance suivante, précisant que les chats sont capables de faire beaucoup de kilomètres pour retrouver leur maître. Puis il évoque le film Le silence des agneaux.

37 L’apparition d’un double s’est actualisée à la séance suivante sous la forme d’un petit personnage apporté par Harold, personnage appelé Hélios, duplication de l’adolescent – lui-même occupant une place solaire dans le groupe – et objet médiateur censé nous sortir d’une dynamique marquée par un silence récurrent. Il est remarquable que, lors de l’une des toutes premières séances, ce même adolescent avait associé le silence du groupe à une situation de deuil, et cela après qu’une adolescente avait proposé, tout emmitouflée dans son vêtement : « On est là pour se sortir de nous, on a envie de se mettre dans sa coquille. » Mais Hélios est rapidement dénigré par une adolescente, qui souligne que ce jouet est fait pour des tout-petits. Et finalement il ne parvient pas encore à rompre le silence. Repensant au Silence des agneaux et… à certaines réflexions de Didier Anzieu (1984), je signifie que le fait d’ouvrir la bouche, de parler dans le groupe, pourrait faire craindre de se transformer en Hannibal le cannibale. La semaine suivante, les langues se délient…

38 J’avais, dans l’analyse processuelle de ce groupe (Chapellière, 2009), souligné la valeur antidépressive de l’apparition d’Hélios, le petit bonhomme qui rit à gorge déployée. Nous pourrions souligner aujourd’hui, de façon complémentaire, que l’introduction de ce double venait s’articuler autour d’un lien fantasmatique et transférentiel primitif – Harold/Hélios est aussi un double du thérapeute –, potentiellement inquiétant, que cela soit du côté de l’incorporation/dévoration ou de l’endormissement afin de se protéger de la pulsionnalité adolescente.

39 L’émergence du double serait-elle une alternative passagère, une passerelle pour « sortir de soi », du moi encore pris dans le lien primaire et l’autre indifférencié ? Et faudrait-il alors convoquer l’enfance perdue – ou à perdre – comme dans ce Bonne nuit les petits du groupe d’adolescents ou comme dans La classe morte de Kantor, avec cette figuration saisissante des enfants-mannequins portés dans le dos des adultes ? Cela fait du double, manifestement, une figuration dynamisante pour le travail de deuil.

40 Tantôt rassurante – avec le jumeau –, tantôt inquiétante et persécutante – avec le fantôme, le spectre, la Dame Blanche… –, la constitution du double est à mettre au compte du processus, et non pas seulement comme une modalité défensive.

41 De même que le fantasme d’incorporation est bien souvent annonciateur de l’introjection future (Chapellière, 2001), la figure spéculaire montre le passage possible entre soi et l’autre. L’histoire de l’investissement du double chez Freud nous montre également qu’il peut être un passeur entre différentes figures internalisées.

42 À un certain moment du processus groupal, le groupe est le double… Ce groupe qui, grâce à la multiplicité des croisements projectifs et identificatoires, a la particularité d’offrir aux patients une scène où peuvent se déployer toutes les parties de soi-même. N’aurait-il pas par ailleurs comme vertu la remise en circulation et l’élaboration des liens les plus primitifs, redistribuant les cartes du maternel, du paternel et du fraternel ?…

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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  • BARANÈS, J.-J. 1995. « Double narcissique et clivage du moi », dans Le double, monographie de la Revue française de psychanalyse, Paris, PUF, 39-53.
  • BION, W. R. 1961. Recherches sur les petits groupes, Paris, PUF, 1965.
  • CHAPELLIÈRE, H.1999. « À propos des fantômes, vampires et autres revenants… ou une certaine violence de l’originaire en groupe », dans Violence, agressivité et groupe, Toulouse, érès, 93-100.
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  • RANK, O. 1914. « Don Juan et le double », dans Études psychanalytiques, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1973.

Mots-clés éditeurs : Double, psychothérapie, groupe de Vienne, groupe d'enfants, Freud, Kantor

Mise en ligne 09/11/2010

https://doi.org/10.3917/dia.189.0079

Notes

  • [1]
    Note manuscrite d’Artaud extraite du film de G. Mordillat et de J. Prieur, La véritable histoire d’Artaud le Mômo (1993).
  • [2]
    « Serait unheimlich tout ce qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti » (Freud, 1919, p. 222).
  • [3]
    Voir la monographie de la Revue française de psychanalyse consacrée à ce thème (1995).
  • [4]
    Voir Chapellière, 2002.
  • [5]
    Lettre du 3 octobre 1897.
  • [6]
    Emmanuel et Philip sont les deux premiers fils de Jakob, d’un mariage précédent.
  • [7]
    Les membres du groupe pouvaient évoquer, lors des réunions, leurs problèmes intimes, familiaux, leurs différends conjugaux, leur onanisme…
  • [8]
    L’on peut se demander s’il pouvait finalement renvoyer pour Freud et/ou Stekel à une séduction père-fils, à moins que derrière tout cela puissent se cacher des manifestations transférentielles et contre-transférentielles du côté maternel… À noter que Stekel était le seul dans le groupe à ne pas appeler Freud « Herr Professor ».
  • [9]
    Voir dans la correspondance la lettre très éloquente de Freud à Jung (7 octobre 1906) autour de cette question.
  • [10]
    C’est moi qui souligne.
  • [11]
    Kantor (1915-1990) est né à Wielopole, près de Cracovie, et fonde en 1955 le Théâtre Cricot 2 après avoir été peintre, décorateur de théâtre, créateur d’« emballages » et d’un traitement théâtral des « mannequins ».
  • [12]
    Il est également là en tant que représentant du spectateur actif, réduisant le clivage acteur/ spectateur.
  • [13]
    De cette situation émergera, dans Wielopole, Wielopole, la figuration géniale, condensée, au carrefour de la métaphore et de la métonymie, de l’appareil-photo-mitrailleur… La photo fixe et tue.
  • [14]
    Le cinéma de Bergman en est un illustre exemple, jusqu’au film testamentaire Saraband (2003), chef-d’œuvre qui a la particularité spéculaire, comme la plupart des grandes œuvres cinématographiques, d’être aussi une « réflexion » sur le septième art.
  • [15]
    Le Théâtre de Tadeusz Kantor, film de Denis Bablet, K. Films Vidéo, 1985.
  • [16]
    Le titre de la pièce évoque ainsi le nom de la ville natale et de l’enfance, lui-même redoublé. Voir aussi les propos de Kantor concernant la question de la répétition (1977, p. 259- 260).
  • [17]
    L’introduction de vrais jumeaux dans sa troupe ne venait-elle pas alors comme un rééquilibrage, une réassurance par rapport au risque d’émergence d’autres doubles bien plus persécutants ? « Le jumeau est familier, rassurant, protecteur ; il est au fond le vrai double, et c’est son absence qui paraît étrange et inquiétante » (Arfouilloux, 1987, p. 153).
  • [18]
    Nous pouvons en avoir une représentation dans les albums d’Astérix lors des batailles dans le village gaulois…
  • [19]
    Les enfants évoquent classiquement leurs prénom, âge, classe, centres d’intérêt…
  • [20]
    On relève le même phénomène dans les groupes d’adultes. Aussitôt faites les présentations lors de la première rencontre, on ne se souvient plus des noms des uns et des autres… L’enjeu n’est pas tant informatif qu’identitaire.
  • [21]
    Lors de l’un de ces entretiens préliminaires un enfant m’avait prévenu qu’il viendrait dans le groupe avec une mallette. Lorsque je lui en demandai la raison, il me répondit qu’il y cacherait un pistolet au cas où… on l’attaquerait.
  • [22]
    S’apparente-t-il au deuil originaire ?
  • [23]
    Moment nécessaire où la mère endort son enfant, refuse de rester son objet pour redevenir l’amante du père.
  • [24]
    Décrite par Spitz, appelée aussi « angoisse du huitième mois ».
  • [25]
    Inspirés du CIRPPA et de son Institut de recherche et de formation pour l’approche psychanalytique des groupes. Groupes fermés à durée indéterminée, animés en monothérapie.
  • [26]
    Je remercie Caroline Kittler, travaillant au CMPP de Lunéville, de m’avoir permis d’évoquer son matériel clinique.
  • [27]
    Il serait intéressant de voir si ce matériel est susceptible d’émerger dans des groupes animés en cothérapie.
  • [28]
    Pourrait-elle prendre une valeur incestuelle ?
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