Notes
-
[1]
Article reçu par la rédaction le 30 novembre 2009, accepté le 11 janvier 2010.
1 Réfléchir au « choix conjugal », c’est s’intéresser aux relations, aux conflits entre ce choix et les appartenances de chacun des conjoints afin de comprendre les enjeux et d’éclairer par la clinique ce qu’il en est aussi bien du choix conjugal que du consentement. Il s’agit de faire apparaître comment le consentement pour être libre doit avoir digéré, intériorisé pour les dépasser les données et les injonctions plus ou moins conscientes du social et du familial. Car le prétendu libre choix se trouve le plus souvent en référence avec ces données, soit pour s’y soumettre, soit pour les contrer. Rares sont ceux qui choisissent en dehors de ces références, il leur faut avoir atteint une maturité psychique que bien peu d’individus ont au moment du mariage – ou plutôt de leur choix conjugal. Il nous faut repérer les articulations et les conflits qui se jouent pour chacun et pour chaque couple entre le conjugal et le sociofamilial.
2 La rencontre amoureuse donne naissance à un couple à partir du moment où les partenaires s’inscrivent ensemble dans un projet. Le projet est ce qui lie et dépasse les deux conjoints, il les inscrit dans une histoire à construire tout en s’étayant sur leurs histoires préalables. Le couple est, dans ces conditions, un pont entre le passé et l’avenir. Ce que rappelle la phrase de Freud (1914) : « L’individu mène en effet une double existence : en tant qu’il est à lui-même sa propre fin et en tant que maillon d’une chaîne à laquelle il est assujetti contre sa volonté ou du moins sans l’intervention de celle-ci. » Le couple et le mariage allient ces deux dimensions. Le couple est un lien, le mariage une alliance ; dans l’un comme dans l’autre, bien que de manière différente, se jouent la filiation et l’affiliation dont René Kaës dit : « Toute affiliation à un groupe se fonde sur un conflit avec la filiation, avec le roman de la filiation ; adhérer à un groupe est une façon de mettre en cause l’héritage » (Kaës, 1985, p. 28). Le couple n’est pas un groupe, mais un lien qui ne devient couple que quand les partenaires l’investissent comme tel et le font reconnaître par leur entourage : copains, famille, société. Entourage dont le couple doit se différencier comme la dyade mère-enfant a dû le faire du groupe familial pour que le processus de séparation-différenciation puisse se mettre en route afin que l’enfant puisse accéder à une autonomie psychique. Ce double processus sera repris dans tout couple, répétant souvent les aléas de celui de l’enfance, mais pouvant permettre dans les meilleures conditions de les dépasser.
Choix amoureux et choix conjugal
3 Le choix d’un partenaire dans un projet de durée, dans un projet de couple, ne présente pas les mêmes caractéristiques que celui de la rencontre amoureuse (Lemaire, 1984). De la même manière, le choix conjugal et l’organisation du couple seront différents selon qu’il s’agit d’un couple dans un projet de mariage ou dans l’ignorance et peut-être l’évitement de celui-ci.
4 Les fondements du couple et du mariage dans notre société occidentale ont influencé les modes de choix conjugal. En trois siècles, on a vu s’inverser les relations entre mariage et couple : d’une situation qui faisait la part belle au mariage, peut-être au détriment du couple, on est passé à une situation opposée, celle du mariage « dupé par le couple », avec une étape intermédiaire, celle du mariage d’amour.
5 Au travers du mariage traditionnel sont assurées, par une société, la survie de l’espèce ainsi que les représentations de la différence des sexes et des générations. Ce mariage privilégie le lien d’alliance entre les familles et les liens de filiation. Le caractère institutionnel y est fondamental ; le mariage a pour fonction la reproduction des lignages, des patrimoines et des valeurs ; l’amour peut exister, mais il est soumis aux stratégies familiales.
6 L’amour a longtemps été dissocié du mariage, le mariage d’amour est d’origine récente. L’alliance est alors entre les époux et non entre les familles. On se marie par amour pour être heureux, mais l’institution mariage est le cadre juridique indispensable au maintien du sentiment amoureux, il est une sorte de garantie de pérennité. L’harmonie est possible et souhaitable entre sentiment et institution. Le choix amoureux qui s’inscrit dans un projet de mariage conjugue l’affiliation et l’alliance et de ce fait met en travail entre les conjoints le désir de vivre quelque chose de neuf tout en s’inscrivant dans une filiation.
Le couple d’amour
7 Même si souvent les couples non mariés croient fonctionner comme des couples mariés, avec un projet de famille et de durée, les composantes, les constituants du choix amoureux ne sont pas exactement du même ordre. Le lien affectif et sexuel est considéré comme une affaire privée avec un refus du droit de regard de la société et de son institutionnalisation. La peur de l’engagement et certaines représentations du mariage vécu comme contraignant sont souvent ici présentes à l’insu des partenaires. Ils ne les perçoivent que quand elles surgissent au moment du changement de statut. La crainte de l’engagement est souvent liée à une angoisse de perte d’autonomie – se perdre dans le couple ou se perdre dans l’autre. Nous pouvons relier ces faits au « consentement ». Consentir à l’autre, entrer dans l’interdépendance, source de richesse et d’agrandissement des frontières du Moi, n’est possible que pour ceux qui sont suffisamment sûrs de leur identité. Entre les conjoints c’est le consentement qui constitue le lien et l’unité conjugale, mais s’y associent de façon incontournable l’engagement et la liberté.
8 Christine vient me consulter en urgence à mon cabinet libéral sur les conseils d’une amie. Elle a 25 ans et après une petite année de mariage vient de demander le divorce ; elle va mal.
9 Voici ce que j’ai pu comprendre de son histoire : Christine a vécu en couple avec Jérôme durant toutes leurs années d’études. Une fois celles-ci terminées et au moment de leur installation dans la vie, Jérôme lui propose le mariage. Elle vit cette proposition comme la reconnaissance qu’elle n’a jamais eue enfant et en est très émue. Dans les six mois qui suivent leur mariage, son mari prend une maîtresse. Dès qu’elle le découvre elle demande le divorce, puis consulte.
10 Les blessures qu’ils se sont infligées mutuellement, la maîtresse et la demande en divorce, se révèlent impossibles à dépasser et un divorce s’ensuit. Christine fait tout un travail pour comprendre ce qui s’est passé au moment du mariage, comment elle est entrée, à son insu, dans une position de « femme mariée », femme de devoir, qui l’a transformée et lui a fait perdre toute séduction. Après le travail qui l’amène à ces prises de conscience elle souhaite entreprendre une psychothérapie.
11 Dans le mariage, Christine ne s’est plus sentie libre, mais prisonnière, non pas de son mari, mais de ses propres représentations du statut de femme mariée.
12 Le couple n’est pas qu’une affaire privée : il constitue une nouvelle cellule de la société. L’entourage familial et amical estime avoir un droit de regard sur lui – il a d’ailleurs un rôle de régulation qui prend la forme des témoins dans le mariage.
13 Joëlle, une amie, m’a raconté qu’elle et son mari se sont mariés, après dix ans de vie de couple, avec la seule présence de leurs enfants et de leurs témoins, désirant conserver le caractère privé de leur lien. Elle n’avait pas anticipé l’émotion qui l’a envahie lors du mariage et après, alors que c’est elle-même qui, jusque-là, l’avait refusé. Elle croyait se marier seulement pour apaiser une certaine angoisse chez son conjoint qui attendait ce moment depuis longtemps.
14 De plus ils ont découvert après coup la blessure de leur entourage familial et social. Ils ont privé parents et amis de ce moment de reconnaissance de leur couple et de leur famille, étape attendue et sentie nécessaire à la stabilité du couple et du groupe sociofamilial.
15 Au moment des difficultés qui inévitablement surviennent dans toute vie de couple, nécessaires et structurantes, l’étayage environnemental du couple d’amour n’est pas le même que celui des couples mariés. Les définitions de place (dans le couple, la famille et dans la société), de fonction, de droit et de devoir en sont plus floues. Si même sous la pression des couples concubins les lois sur la famille ont évolué – rapprochant ces couples des couples mariés –, les régulations sociales ne sont pas identiques. Souvent, au moment où les difficultés surgissent, l’appel au tiers (légal, social ou psychologique) devient nécessaire alors que le couple avait voulu se constituer sans référent externe, sans triangulation, dans une relation duelle qui n’est souvent rompue que par la venue de l’enfant à qui ce rôle de tiers peut être demandé. L’enfant peut aussi représenter une intrusion dans cette unité duelle qu’il dissocie ou dont il se fait exclure.
16 À l’enracinement social du lien conjugal dans le mariage se substitue l’enracinement psychique comme étant prioritaire. Toute cette évolution a un impact sur les composantes du choix conjugal et plus tard sur l’exercice de la parentalité. Celle-ci nécessite un travail de transformation des deux histoires éducatives des conjoints l’une par l’autre pour écrire une histoire nouvelle. L’alliance symbolique des deux familles, repoussée jusque-là, devient nécessaire dans un travail d’urgence pour rendre possible l’inscription de l’enfant dans une filiation. Or certains choix conjugaux ont été effectués afin de repousser cette alliance et peuvent rendre la venue de l’enfant source de conflit.
17 Avec la montée en nombre des couples pacsés, il sera intéressant d’étudier les différences présentées entre le couple concubin, le couple pacsé et le couple marié. Ce que chacun allie ou refuse d’allier. Cette évolution de la notion de couple est issue de l’évolution de l’histoire de la société avec des éléments sur lesquels il faut insister pour comprendre le fonctionnement de chaque couple : la montée de l’individualisme qui fragilise le lien et le rend réversible, la dissociation de la sexualité et de la fécondité associée à l’évolution du statut de la femme comptent parmi ces éléments.
La dissociation de la sexualité et de la fécondité
18 C’est dans notre société où peu à peu sexualité et fécondité se sont trouvées dissociées que j’écoute et ai écouté les couples, pour essayer de comprendre avec eux ce qui les anime et mieux saisir comment la transformation des projets de couple entraîne celle de leur structure.
19 Nous nous trouvons devant des types de couples différents selon que la prédominance de leurs projets est orientée vers la fécondité ou vers le plaisir partagé et l’assistance mutuelle. Cette possible dissociation va entraîner des choix conjugaux différents selon les temps de vie – adolescence, maturité, vieillesse –, la perspective de la procréation et l’inscription ou non dans le mariage, qu’il soit civil ou religieux. Un choix conjugal peut en effet ne pas être orienté vers la procréation, mais seulement vers le plaisir et l’assistance mutuelle. C’est l’union des deux dimensions, plaisir partagé et inscription dans un projet qui dépasse les deux partenaires, qui donne au couple une certaine stabilité. Celle-ci rend possibles la projection dans l’avenir et l’accomplissement des projets.
20 L’évolution du statut de la femme, issue du combat des femmes pour l’égalité et de leur prise de pouvoir suite à leur mise au travail durant les guerres en l’absence des hommes, a profondément transformé les relations entre les sexes. La femme, en s’affranchissant d’une soumission millénaire à sa fécondité, a pu prendre une place différente dans la société, et donc dans le couple, lever le « joug » marital, paternel et parental. Cette évolution a transformé la relation de couple, devenue plus égalitaire, elle a modifié les rôles sexués. L’engagement se joue désormais sur un nouveau terrain, celui de la relation interpersonnelle, affective et sexuelle, il peut être source de peurs pour les partenaires des deux sexes : pour des femmes confondant soumission sexuelle source de plaisir et perte d’autonomie, pour des hommes et des femmes craignant de se perdre dans l’autre et dans le couple. Pour se défendre de ces peurs, les partenaires mettent des entraves intérieures au « libre choix », entraves qui les feront souffrir et dont ils se plaindront.
21 La dissociation de la sexualité et de la fécondité, dans la société moderne, a transformé le sens du couple, comme nous venons de le voir, elle a ouvert plus largement un mouvement en route depuis plusieurs siècles sur le choix amoureux, sur le choix d’un conjoint pouvant se faire en dehors de tout projet de famille. Mais cette dissociation n’est jamais facile ni totale, en témoigne le nombre d’IVG, signe d’une contraception impossible pour des raisons très diverses et propres à chaque femme, à chaque couple.
22 Il arrivait auparavant que des couples se forment pour régulariser leur situation parce qu’un enfant s’annonçait. Leur vie de couple pouvait en rester à cette interrogation : « Nous serions-nous choisis si l’enfant n’avait pas été là ? » On peut cependant se demander si cette question a vraiment changé ou si elle s’est seulement transformée. Combien de couples ne se constituent-ils pas encore autour de la venue d’un enfant ? Pour certains, l’impossible contraception peut être le signe d’un mode de fonctionnement de couple à l’œuvre au travers de la prédominance du désir de l’un, de l’emprise de l’un sur l’autre. Certains reconnaissent que bien sûr il y a eu désir sexuel de l’un pour l’autre, mais qu’ils n’avaient pas envisagé de former un couple, en tout cas pas de former une famille. Cependant ils ne veulent pas de l’avortement et assument ensemble cet enfant en devenir. La famille est là avant le couple. Le surgissement de la grossesse permet à d’autres d’éviter d’avoir à se poser la question de l’engagement dans la relation. En s’engageant dans la famille, ils forment un couple qu’ils pensent ne pas avoir choisi. La grossesse semble être un agir qui leur évite de penser, ils l’utilisent pour former le couple dont ils se sont protégés jusque-là pour différentes raisons. Nombreux sont ainsi les partenaires qui n’officialisent une relation ou ne débutent une vie commune qu’à partir du moment où l’enfant se profile. Par ailleurs, combien de fois ai-je entendu dans des entretiens avant IVG : « Nous sommes bien ensemble, mais je ne peux envisager qu’il (ou elle) soit père (ou mère) de mon enfant » ?
23 Dans d’autres situations le désir d’enfant peut pousser des partenaires, sentant venir l’âge limite de la procréation, à vivre en couple pour constituer une famille alors que les difficultés relationnelles les ont jusqu’alors tenus éloignés de pareille décision.
24 Si le choix amoureux n’est pas du même ordre que le choix conjugal, si dans notre société moderne le choix conjugal mène le plus souvent à être parents ensemble, couple conjugal et couple parental peuvent être dissociés dès l’origine du choix du conjoint.
Que choisit-on en choisissant un conjoint ?
25 Le mariage traditionnel définit les places des partenaires, il est à la fois un soutien à l’identité sexuée et une organisation économique, il fonde en principe une famille, il inscrit dans la lignée. On pourrait penser que les choix conjugaux actuels n’entrent plus dans ce modèle, mais est-ce bien sûr ? En réalité, que choisit-on au travers d’un conjoint, comment les partenaires d’un couple utilisent-ils la relation qu’ils construisent ? Le travail sur les crises de couple fait apparaître ce qui aurait voulu rester caché. Dans la crise surgissent les tenants et les aboutissants du choix. Il peut arriver que ce ne soit pas le conjoint en tant que tel, pour ses qualités et ses défauts, qui ait été choisi, mais la situation de séduction (prendre quelqu’un à quelqu’un d’autre par exemple) ou ce qu’il apporte : la sécurité économique, le renforcement de la sécurité narcissique, un statut social. Le conjoint peut avoir été utilisé pour se séparer des parents, pour s’opposer au groupe social ou familial, pour pouvoir répéter avec lui des scénarios anciens, pour faire une famille et même pour se défendre de la sexualité, etc. Les circonstances de la rencontre sont donc aussi à repérer, le conjoint est attendu pour combler non seulement un manque, mais un vide, pour répéter un scénario œdipien.
26 Si avec le travail des femmes et leur contribution aux ressources financières du ménage la motivation économique de l’union semble s’amenuiser, celle-ci a souvent été primordiale dans le mariage traditionnel, et pas seulement via la dot.
27 En vacances je rencontre Madeleine, femme de la montagne française. Elle a environ 90 ans actuellement et m’explique dans sa ferme, devant son mari, qu’elle s’est mariée avec lui parce qu’il vivait dans un village moins accidenté que celui de son amoureux. Elle justifie son choix en ajoutant que « le mariage détermine le lieu où l’on va travailler toute sa vie ». Son choix conjugal a été lié à la dimension économique du mariage. Peut-on parler d’un choix libre au sens où nous l’entendons actuellement ?
28 Quelle que soit son incidence dans le choix amoureux, le facteur économique s’organise dans le couple et révèle l’histoire antérieure des conjoints. Les divorces les plus difficiles, disent les avocats, sont ceux où il n’y a pas d’argent et ceux où il y en a beaucoup. La rupture du couple laisse alors apparaître ce sur quoi il a été basé.
29 Hector et Germaine viennent consulter à mon cabinet. Et se présentent à peu près ainsi. Après s’être rencontrés la soixantaine passée, ils entament une relation et très vite, devant leur plaisir relationnel, passionnel, ils décident de vivre ensemble et organisent leur vie commune au domicile d’Hector. Germaine se dit l’intellectuelle du couple alors qu’Hector en serait le manuel, mais il est aussi celui qui a réussi, qui a de l’argent, celui qui peut aider sa partenaire. Au bout de trois mois ils se séparent, car la vie commune est insupportable. Je les rencontre à ce moment-là. Ils ont été heureux pendant leur liaison, mais le couple qu’ils ont voulu devenir leur a été impossible. Le couple amoureux n’est pas le couple conjugal. Ce dernier s’organise avec l’histoire de chacun. Et Germaine comme Hector avaient une histoire préalable douloureuse qu’ils n’ont pu dépasser. Hector est divorcé, il a eu de très nombreuses maîtresses avant Germaine et les photos de celles-ci ornent les meubles de la maison. Germaine ne le supporte pas mais Hector ne veut, ne peut les supprimer, il en a besoin pour mettre un écart entre lui et sa compagne, pour ne pas se sentir absorber. Germaine a, quant à elle, fait payer, sa vie durant, aux hommes avec lesquels elle a vécu le viol dont elle a été victime adolescente. Et là Hector vient de payer au sens fort en donnant devant notaire pour le prix de la séparation une maison à la fille de Germaine. En trois mois leur couple a drainé à lui toute leur histoire.
30 L’économique reste ainsi à l’œuvre dans de nombreux couples, également le poids du social, du religieux et du familial, qui a souvent limité ou du moins organisé les choix conjugaux. Nombre de conjoints se choisissent parce qu’ils appartiennent à la même église, au même syndicat. Il leur arrive de se demander si ce qui les tient ensemble est une relation entre eux ou leur relation à la même idéologie. Jusqu’à récemment le choix a souvent été endogamique, mais nous assistons à une transformation des choix conjugaux due à l’ouverture du monde. Les différentes appartenances de chacun des partenaires sont importantes dans le choix conjugal, que ce soit pour s’y soumettre ou au contraire pour les contester.
Appartenance
31 Le sentiment d’appartenance implique une identification personnelle par référence au groupe, des attaches affectives, l’adoption de ses valeurs, de ses normes, de ses habitudes, le sentiment de solidarité avec ceux qui en font partie. Le sentiment d’appartenance est un soutien à l’identité individuelle. Identité individuelle et appartenance sont ainsi indissociables, mais peuvent être en conflit.
32 Dans un centre d’orthogénie, je rencontre un jeune couple d’étudiants africains. Ils se sont connus en France, sont de la même ethnie, de la même région. Ils ont obtenu dans leurs villages l’accord des familles pour leur mariage. Tout semble aller pour le mieux. Mais alors que le mariage envisagé n’est pas encore effectif la jeune femme tombe enceinte. Ils seraient heureux de cette grossesse, si elle ne se situait pas hors des normes coutumières. Garder cet enfant les couperait de leurs familles, de leurs villages, de leur culture. En effet, chez eux, un enfant conçu hors mariage n’appartient pas à ses géniteurs. Ils sont pris dans le dilemme, garder cet enfant fruit de leur amour et se couper de leur culture ou renoncer à lui en choisissant une interruption de grossesse pour continuer à appartenir à leurs lignées. Des lignées qui sont garantes et étayage de leur identité.
33 En effet, l’être humain ne vit pas seul, son psychisme se structure et s’organise à partir d’étayages multiples. À partir d’une réflexion sur la vie créative de Freud, René Kaës suggère la nécessité d’un quadruple étayage : l’étayage sur le corps, sur la mère, sur le groupe (en ce qu’il médiatise l’ordre sociétal et culturel dans sa forme et ses processus propres), sur le Soi ou sur certaines formations psychiques (Kaës, 1979). Ces étayages sont en appui mutuel, si l’un d’eux vient à manquer il est nécessaire que les autres tiennent pour assurer l’identité narcissique du sujet.
34 Michèle a refusé le mari que ses parents désiraient pour elle, et auquel elle avait l’impression qu’ils la destinaient, pour privilégier celui qu’elle s’était choisi. Son choix a cependant été accepté par ses parents. Mais depuis, elle ne peut dépasser les conflits qui peuvent s’élever entre son mari et elle. Prise par la culpabilité et le remords elle est immédiatement saisie par la pensée : « Mes parents avaient raison. » Malgré l’acceptation de son mari par ses parents elle ne peut étayer son libre choix sur ses appartenances familiales. Quand l’étayage sur son couple se fissure, Michèle pour affronter le travail de dépassement des conflits ne peut, pour des raisons personnelles, avoir recours à l’étayage familial et social. Elle en est d’autant plus fragilisée.
35 Les deux derniers exemples montrent comment le choix conjugal doit, pour durer, satisfaire à une double série de contraintes. Au-delà du plaisir partagé il doit pouvoir permettre aux conjoints de s’insérer dans la société pour développer ou conserver une identité sociale, un sentiment d’existence. Dans l’exemple suivant l’étayage est représenté par l’institution couple marié, par le mariage comme étayage groupal.
36 Christiane ne vivait plus avec son mari, malade mental depuis de nombreuses années ; leurs enfants leur avaient été retirés et placés. Elle le rencontrait cependant plusieurs fois par an, mais sans lui donner son adresse. Elle s’effondra quand celui-ci demanda le divorce. Pour elle, le seul statut qui lui restait était celui de « femme mariée » et elle ne se voyait pas aller au travail en étant divorcée. Elle demanda un travail de couple avec son mari qui consentit à une consultation conjugale, elle espérait ainsi pouvoir envisager de reprendre la vie commune et éviter le divorce. À quoi Christiane a-t-elle consenti en se mariant et à quoi va-t-elle consentir si elle reprend la vie commune ?
Consentement
37 Qu’en est-il du consentement ? Comment peut-on le définir ?
38 Le consentement est le fait de se prononcer en faveur de l’accomplissement d’un projet ou d’un acte. Du point de vue moral c’est l’acte, non contraint, par lequel on s’engage entièrement à accepter ou à accomplir quelque chose (source : Wikiberal).
39 Il est l’élément fondamental dégagé par la doctrine de l’autonomie de la volonté. C’est un concept de la philosophie libérale qui sert à déterminer la légitimité ou la non-légitimité d’un acte. C’est le troisième temps de l’acte volontaire tel que le définit Paul Ricœur (1950) : « Dire : je veux, signifie certes : je décide ; je meus mon corps, je consens ; mais la décision suit de la motivation, la motion dépend de l’organisation corporelle. Le consentement enfin porte la marque de la nécessité, il s’applique à ce que nous ne pouvons pas éviter, il en est ainsi du caractère, de l’inconscient, de la vie elle-même. » C’est pourquoi cette autonomie de la volonté doit tenir compte du fait qu’existent des motivations inconscientes dans le choix amoureux, ainsi que de la nécessité pour l’individu d’un étayage sur des appartenances.
40 L’article 146 du Code civil dit qu’« il n’y a point de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement » et son alinéa 2 ajoute que « l’exercice d’une contrainte sur les époux ou sur l’un d’eux, y compris par crainte révérencielle [c’est moi qui souligne] envers un ascendant, constitue un cas de nullité de mariage ». Je me suis interrogée sur ces termes de « crainte révérencielle » et de « consentement », car, au-delà des cas de contrainte avérée, sentiment d’appartenance et crainte révérencielle ne sont-ils pas très mêlés ? La contrainte peut être extérieure, mais intérieure également. Le libre choix doit tenir compte des contraintes intérieures qui ne sont pas obligatoirement conscientes.
41 Aux mots « consentement », « crainte révérencielle » je vais rattacher « maturité affective ». En effet, la nullité du mariage sacramentel dans l’Église catholique est souvent obtenue pour « immaturité affective », mais qui peut se targuer d’être mûr au moment de choisir son partenaire ? N’attend-on pas de la relation conjugale et de la vie en couple un lieu qui confirme l’identité de chacun et lui permette de poursuivre sa maturation psychique ? Il nous faudrait alors interroger le concept de « maturité ». Or, là, deux visions de la vie conjugale, deux conceptions du mariage s’opposent : l’une est plus tournée vers les appartenances, l’autre vers ce que l’on croit être le libre choix alors que les deux sont nécessaires pour assurer l’identité du sujet. Dans l’une, les individus sont censés arriver adultes dans la vie de couple pour œuvrer ensemble à un projet familial ; c’est le cas du mariage tourné vers la procréation, il est souvent répétition des manières d’être des générations précédentes, l’étayage sur le groupe est très important, il prédomine sur la relation conjugale. Dans l’autre les partenaires ne s’estiment pas adultes à tous les sens du terme, ils utilisent la relation conjugale et la vie en couple pour mûrir l’un par l’autre, l’un grâce à l’autre. Ils entrent ensemble dans un travail psychique qui peut leur faire mettre en cause l’héritage, seule solution pour créer de l’inédit et ne pas entrer dans la reproduction des schèmes des générations précédentes.
42 Consentement au conjoint, consentement au mariage et à son statut, consentement à une insertion économique et sociale, consentement à une appartenance : tout cela n’est-il pas mêlé ? La crainte révérencielle qui apparemment fait accepter le conjoint choisi par les parents n’est-elle pas liée au choix de préserver des appartenances nécessaires à l’étayage de l’identité ?
43 En milieu confessionnel catholique un groupe de jeunes femmes réunissait des Européennes et des Africaines, elles parlaient du couple et du mariage. Une jeune femme africaine expliquait que chez elles, leurs parents avaient choisi leurs maris, mais « les parents désirent le bonheur pour leurs enfants », aussi ne se sentaient-elles pas malheureuses. Elle ajouta en s’adressant aux Européennes : « Et il me semble que nos couples vont plutôt mieux que les vôtres. » Cet exemple fait apparaître la valeur de l’étayage social pour la réassurance identitaire personnelle et la durabilité des couples.
44 De nombreuses personnes et principalement des femmes disent avoir choisi comme conjoint celui qui leur permettait de mettre une distance avec leurs parents, avec leur enfance, avec leur milieu familial. Jean Guillaumin (1986) parle de la position amoureuse à l’adolescence comme d’une défense contre la dépression par une mise en réserve des deuils ineffectués des parents de l’enfance, deuils nécessaires pour établir des relations adultes. Deuils retardés et que le sujet devra effectuer un jour. La clinique conjugale nous montre comment nombre de conjoints effectuent le deuil des parents de l’enfance par la séparation du couple et/ou en élaborant la séparation-individuation dans la relation conjugale. Le choix d’un conjoint très différent de son milieu d’origine, le choix de l’étranger, a été compris par Winnicott comme une défense contre l’inceste. Pour d’autres ce n’est pas seulement la distance qui est en jeu, mais la provocation. La provocation comme réassurance identitaire. Motivations conscientes et motivations inconscientes font partie de tout choix à un degré plus ou moins important, elles peuvent être en référence avec la crainte révérencielle, en référence avec les générations précédentes soit pour les satisfaire, soit pour les contrer. Combien de conjoints ont pu dire qu’ils se sont constitués en couple parce qu’ensemble ils se sentaient « forts », forts face au monde des adultes, forts contre le monde des adultes. Ne pouvant s’étayer sur ce monde ils ont cherché dans le couple cet appui manquant. Un couple dans lequel le choix amoureux vise ou permet cette évolution vers le stade adulte, non atteignable pour eux dans la vie familiale. Dans notre société occidentale, ces couples sont le plus souvent un passage nécessaire pour poursuivre une maturation affective grâce à l’autre et au travail psychique du couple.
45 Aussi peut-on parler de « libre choix » et de « consentement éclairé » ?
Conclusions
46 Ces exemples posent la question des relations entre couple, mariage, famille et appartenances, celle des articulations et des conflits qui surgissent entre l’appartenance au couple et l’appartenance sociale, entre le narcissisme et la rencontre de l’autre. Aucun choix conjugal ne peut être considéré en dehors d’un contexte sociofamilial qui le détermine en partie (soit parce qu’on s’y soumet, soit parce qu’on le contre, dans le meilleur des cas parce qu’on le digère, l’élabore et le transforme). Au moment où les conjoints découvrent le poids de ce contexte, le plus souvent dans les périodes critiques du couple, ils sont ou non à même de « consentir » à eux-mêmes et à leur histoire, de reconnaître ce que dans celle-ci leur couple, leur conjoint a été pour eux, de découvrir des dimensions de leur personnalité qui ont été en jeu dans ce choix. Ils peuvent alors, s’ils le désirent, continuer différemment la relation ou la dissoudre sans trop d’enjeux psychiques.
47 Dans les crises, ce qui est le plus souvent reproché au conjoint est ce pour quoi il a été choisi. Aussi, ne serait-ce pas ce « consentement » à soi-même qui serait le plus difficile dans notre société ? Le refus de ce consentement menant à la séparation du couple…
BIBLIOGRAPHIE
- FREUD, S. 1914. « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, Paris, PUF.
- GUILLAUMIN, J. 1986. « L’adolescence et la séparation, de la position amoureuse comme défense contre la dépression par mise en scène des deuils inachevés et ses échecs suicidaires », Adolescence, tome IV, 2, 291-304.
- KAËS, R. 1979. « Introduction à l’analyse transitionnelle », dans Crise, rupture et dépassement, Dunod, coll. « Inconscient et culture », 1-81.
- KAËS, R. 1985. « Filiation et affiliation », Gruppo, 1, Clancier-Guénaud, 23-46.
- LEMAIRE, J.-G. 1979. Le couple, sa vie, sa mort, Payot.
- RICŒUR, P. 1950. La philosophie de la volonté, vol I, « Le volontaire et l’involontaire », Le Seuil.
Mots-clés éditeurs : appartenance, Couple, consentement, choix conjugal, mariage
Date de mise en ligne : 29/04/2010
https://doi.org/10.3917/dia.187.0033Notes
-
[1]
Article reçu par la rédaction le 30 novembre 2009, accepté le 11 janvier 2010.