Notes
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[1]
Article reçu par la rédaction le 29 août 2009.
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[2]
S. Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse, passages commentés dans P.-L. Assoun, Leçons psychanalytiques sur le fantasme, 2007.
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S. Freud, Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, passages commentés dans P.-L Assoun, Le couple inconscient. Amour freudien et passion postcourtoise, 2005.
1 Il est un discours, désormais courant, qui vient accompagner et commenter les « pratiques médiatiques » du couple, à la façon d’une complainte : l’idée-force en est une supposée mutation ou transformation spectaculaire. L’on assisterait aujourd’hui à la naissance de formes radicalement nouvelles de relations, polarisées sur le registre du « virtuel ». On hésite alors : celui-ci irait-il de pair avec une dégradation des formes traditionnelles de symbolisation, à moins que cela ne traduise des modalités, originales en leur genre, d’exploration de l’autre ? D’où le cercle dans lequel on tourne sans fin : progrès, régression ? Comme chaque fois qu’un moment de réel émerge, dans le collectif, le discours se met à en produire une version imaginaire qui a tôt fait de tourner à la « ritournelle ». C’est en tout cas l’indice que quelque chose ici et maintenant fait symptôme.
2 Une forme stratégique de l’usage du virtuel est le registre de la sexualité et du couple. Là en effet semblent se déployer de nouvelles stratégies. De sorte qu’on en vient à y connecter – c’est le cas de le dire, tant l’usage du signifiant « connexion » est désormais connoté par son régime informatique – l’idée d’une mutation des modes de relations, entre hommes et femmes notamment. La sempiternelle question de la quête d’amour par le couple connaîtrait une version inédite. La carte du Tendre se redessinerait selon la géographie du virtuel. Le discours a tôt fait d’annoncer le neuf à cor et à cri, sous prétexte qu’il y a en effet du nouveau. Il faut y regarder de plus près de façon à, si originalité il y a, la situer en son lieu propre.
Le virtuel et le semblant
3 Une lourde ambiguïté sémantique pèse sur la notion de « virtuel » : l’usage commun de la langue oppose le « virtuel » au « vrai », le localisant dans le registre du faux-semblant équipé par la science moderne de la communication. Ce serait l’ordre du « pour ainsi dire » et du mirage. Le véritable antonyme du virtuel est bien plutôt le « réel ». Le virtuel n’est pas le « faux », mais une sphère autre que celle du réel. Au point de produire une réalité fictionnée. À la façon du « semblant » (Lacan, 1970-71), le virtuel serait ce qui permet de faire tenir la réalité, sur le mode de l’illusionnement. C’est cette version « virtualisée » du rapport à la réalité qui est à l’ordre du jour. L’ « actuel » serait éminemment virtuel.
4 Mais est virtuel, à l’origine, ce qui n’est pas actualisé, donc ce qui existe en puissance et non en acte – pour reprendre l’imposante distinction aristotélicienne. Mais c’est aussi ce qui possède toutes les conditions nécessaires à son actualisation. Ce que l’on retrouve dans la mémoire dite « virtuelle » en informatique, plus étendue que la mémoire existante, mais la contenant en quelque sorte. C’est aussi ce qui existe sans se manifester et se réduit à la limite à une simple possibilité, mais c’est enfin ce qui est de l’ordre de la simulation. Cela fait somme toute beaucoup de facettes pour un seul terme, mais précisément celui-ci semble avoir pour fonction de les faire tenir ensemble, d’où son succès – tant il est vrai que c’est l’équivoque qui en général assure la renommée temporaire d’une notion. Tout cela suggère la problématique et ses tensions : cette mise en scène virtualisée du couple et de l’amour relève-t-elle de l’artifice, de la simulation, de la « puissance » ?
Le fantasme, un « virtuel structural »
5 La question que peut mettre à jour la psychanalyse – qui, plutôt que de « psychologiser », comme nous le soulignons souvent, revient au réel en son ressort et en son envers inconscients – est celle précisément du statut inconscient du « virtuel », spécialement dans ce domaine des « relations d’amour » qui, aux dires de Freud, donne aux humains les « plus grands vécus de satisfaction » – mais aussi génère les formes les plus aiguës de conflits, donc de contradictions.
6 Nous connaissons en effet une structure fictionnante de la réalité, la soutenant et tentant de la maintenir à destination du désir : c’est celle du fantasme. L’amour et le désir tiennent à l’ordre du fantasme. Dire que l’on est passé dans l’ère du virtuel semblerait indiquer la perte du contact avec l’amour véritable, soit « la vraie amour ». Or, l’amour se soutenant du fantasme, cela implique de revenir au statut même du fantasme amoureux. L’examen des fonctions inconscientes du fantasme que nous avons présentées ailleurs (Assoun, 2007) rappelle qu’il remplit une fonction d’indemnisation et de suppléance par rapport aux empêchements de satisfaction, soit par la frustration (Versagung), soit par les effets du refoulement (Verdrängung). Ainsi se constitue une sorte de « réserve naturelle », déconnectée – décidemment ! – de la réalité, à la façon du Yellowstone Park [2], et permettant au sujet d’entretenir une forme de jouissance, au moyen notamment de scénarios, donc de regagner quelque chose de la jouissance perdue, en quelque sorte sauvage. Quant à l’amour, c’est ce qui permet de mettre ledit fantasme en consonance avec la réalité de l’objet, ce qui régule le « choix d’objet [3] », à partir des « amours d’enfance », ce qui place l’amoureux en héritier du « petit Œdipe » qu’il fut. Dans l’état amoureux véritable, le fantasme se retrouve comme « dehors », accroché à un autre, l’amour naissant, pour le dire vite, d’une réciprocation des fantasmes, le passé infantile se trouvant ravivé avec un sentiment d’actualité intense.
7 Ainsi, le rapport du sujet à l’objet du désir, en tant que capté dans le prisme inconscient, est structuralement virtuel, l’amour venant actualiser le fantasme. On peut dès lors examiner, à la lueur de ces données structurelles, la conjoncture du « virtuel » en en mesurant l’originalité, pour tenter de la situer en son vrai lieu, à égale distance du « misonéisme » et de ce que l’on peut tenir pour un naïf « philonéisme » – entendons une fascination du nouveau qui alimente les hymnes à la transformation dont la rengaine est : « Tout est changé. » Car le « nouveau » n’est pas le « neuf » et la psychanalyse rappelle que l’amour se caractérise par le fait d’être toujours « neuf ». Le virtuel, avec son « cyberespace », ouvre bien plutôt un espace de renégociation avec l’objet du fantasme – dont il faut mesurer le style pour en mesurer ensuite la portée. Voilà qui fournit la véritable problématique. Plutôt que de diagnostiquer quelque mutation de l’identité, de façon massive et grossière, il faut y regarder de plus près en prêtant attention aux modalités subjectives engagées dans ces « changements ». Comment cette « offre de nouveau » génère-t-elle des opportunités pour cet originaire chroniquement neuf de l’amour, dans son rapport au désir et surtout, on va le voir, à la jouissance ?… Qu’est-ce qui fait qu’un homme ou une femme s’assoient devant leur ordinateur pour réguler leur vie amoureuse – ce qui, ainsi énoncé, résume la bizarrerie d’une situation cocasse, mais désormais familière ? Qu’est-ce que la « souris » – celle qui court sur l’écran à la poursuite du déclic – vient faire en cette histoire de quête de l’autre ? Comment devient-elle l’index d’une « promesse de jouissance », venant paraphraser la « promesse de bonheur », formule stendhalienne de l’amour ?
8 En termes plus directs encore : comment et pourquoi tel sujet est-il en position d’aller en visite sur ce que l’on appelle un « site » et d’en attendre, d’en espérer la résolution de la question la plus épineuse qui soit, celle de la rencontre avec l’autre ? Comment en vient-il à attendre de cette évasion, voire de cette désertion de la scène du réel, qu’elle permette de rouvrir une réalité bouchée ? Comment en vient-il à attendre du chat, ce soliloque démultiplié, ce qui est inaccessible au parler proprement dit ? Il ne suffit pas de dire que c’est parce que ce dispositif est désormais disponible : il faut comprendre pourquoi il est inventé, dans l’actualité du « malaise de la culture », comme cet appoint de jouissance qui soutient le travail fantasmatique dans la conjoncture de notre temps. L’exemple du couple dans l’univers virtuel nommé « cyberespace » serait ainsi plus qu’un exemple : le moyen d’accéder à ce symptôme inédit comme index d’une vérité inconsciente.
Jargon pour une rencontre
9 Le vocabulaire est ici surchargé de significations inconscientes, non qu’il s’agisse de psychanalyser Internet, exercice plutôt dérisoire, mais parce que le système ne cesse de recracher des significations inconscientes en quelque sorte matérialisées et formatées : cet ensemble de pages accessibles et consultables en suivant des « hyperliens » (sic), à partir d’une « page d’accueil », cet acte de consultation s’appelant « visite », à partir d’un « moteur de recherche » (resic). Ce n’est pas la psychanalyse qui « cherche » Internet, c’est Internet qui charrie des significations inconscientes, au reste avec une sorte de naïveté confondante, comme s’il y avait une allusion permanente à une certaine conjoncture inconsciente sur laquelle tout le monde s’entend sans formuler ce dont il s’agit. Formuler ce dont il s’agit réellement et que personne ne puisse dire bien qu’il le sache, voilà l’affaire de la psychanalyse. Ainsi fonctionne la jouissance : ça passe dans le réel et on ne peut plus s’en passer sans que quiconque puisse dire mais.
10 Le problème est en effet que ces « hyperliens » se révèlent la plupart du temps être des liaisons des plus lâches et volatiles, que le « moteur » se grippe à l’occasion et que les « hypertextes » écrivent sur du vide. Reste que l’opération aura été faite et qu’elle aura, à la façon d’une machine, produit son effet en transformant son énergie et en produisant une « plus-value ». Avant de juger, il faut comprendre comment et pourquoi cela a lieu et ce que cela dit de l’amour, que certains n’hésitent pas à qualifier de « postfreudien ».
Le site ou l’autre pseudonymique
11 La chanson le dit bien : « J’ai voyagé sur ton site/ Tu changes mille fois de nom/ L’amour est toujours en fuite » (Murat, 2008). Voilà qui a le mérite de placer les vocables nouveaux sur une très vieille question : de l’amour courtois au romantisme et au surréalisme, l’autre de l’amour fut toujours évoqué comme le « pays de l’ailleurs », comme délocalisé. Pourquoi le sujet s’embarque-t-il ainsi, met-il le cap sur ce site censé héberger un autre non identifié, qui change sans cesse de nom, s’abritant derrière un pseudonyme ou plutôt n’ayant d’autre être que son pseudonyme ? Comment se décline le « voyage à Cythère » pour les internautes, argonautes déboussolés en quête d’une petite Toison d’Or à usage privé, prenant la forme d’une sorte de tourisme vers des sites dépaysants ?
12 Cet autre cherché erratiquement en pianotant sur son clavier n’est ni réel, ni anonyme, il est « hétéronyme » – pour dérober son terme à Pessoa. Autrement dit, c’est une espèce d’ « objet volant non identifié » – si les « soucoupes volantes » sont moins en vogue, c’est sur cette quatrième dimension internétisée que la course haletante et erratique paraît se relancer. Pourquoi cet homme, cette femme espère-t-il (elle) y découvrir ce que l’on appelait, dans un autre monde de significations, « l’âme sœur » ? N’est-il pas éminemment déraisonnable de se vouer à cet autre qui est « n’importe qui » ? Le stéréotype est tout prêt, soigneusement relooké : c’est un symptôme de la solitude « hypermoderne ». Voilà qui est irréfutable dans la mesure où cela ne dit rien, y mettant simplement du discours et du néologisme. La question réelle, en plein brouillard virtuel, est le sens de cette démarche pour le sujet, un par un et « en masse ».
13 Une particularité de ce « partenaire inconnu » est justement qu’il n’a pas de nom. Tel le Cyclope d’Homère, « son nom est personne ». Certes, le sujet espère trouver « quelqu’un de sérieux » (voilà brusquement revenu le vocabulaire le plus traditionnel), mais en ce cas, pourquoi ne le cherche-t-il à visage découvert ? Il fuit au contraire les autres de proximité, visibles et nommables, pour se mettre en quête d’un être sans visage (littéralement « défiguré ») et sans nom ( « dé-nommé »). Non, décidément, ce qu’il cherche, c’est l’homme (la femme) masqué (e). C’est « l’homme sans nom » ou la femme sans identité (même s’il en connaîtra éventuellement le nom propre, celui de l’état civil). En cette quête, du moins le temps de la « navigation » (encore un terme qui a muté), il n’y a plus que des « sans papiers » symboliques… et d’autant plus « errants » qu’ils s’agglomèrent comme autant de « foyers » sur des lieux qui méritent bien d’être qualifiés de « virtuels ».
14 Il suffit de constater que, pendant tout le temps où l’autre n’est pas vu et, ensuite quand il n’est pas rencontré, le fantasme peut se donner libre cours. Quel que soit le degré de déception – sur image ou en chair et en os –, la réalité apparaît comme venant apporter un démenti ou un remaniement sensible au fantasme. De principe la réalité est pour le fantasme une secrète catastrophe, car le fantasme, en sa fonction inconsciente, n’est pas fait pour se réaliser, mais pour soutenir le désir, avec la complicité de la réalité, sauf quand il bascule dans ce moment de réel qu’est l’amour vécu. À moins de s’arranger avec la réalité pour en faire une prothèse.
15 Ce que cherche l’internaute en quête d’ « amour », en cette « fuite en avant », c’est littéralement le point de fuite. On sait qu’on désigne sous ce terme un point imaginaire, mais qui permet au dessinateur de construire son œuvre, conformément à la perspective. Il s’agit du repérage de la « ligne d’horizon » de l’observateur regardant devant lui. C’est donc au fond la virtualité qui permet d’asseoir la réalité et de la « dessiner ». C’est avec le masque de l’autre que se constitue cette figure espérée du « rêve étrange et pénétrant » verlainien.
16 Pour l’entendre, il faut en détailler les figures.
Figures de l’homme masqué : l’adolescente en fugue virtuelle
17 Ainsi de l’adolescente se lançant dans des voyages dangereux. Pourquoi part-elle, sur le Web, à la recherche de cet autre supposé aimable ? C’est en substance parce qu’elle est malade des êtres familiers avec lesquels elle vit et qu’elle côtoie. Âge terrible où l’adolescent (e) s’avise de la déchéance des idéaux parentaux. Plus question du « roman familial » qui berçait ses espoirs œdipiens, l’adolescent (e) se rend compte en quittant son enfance qu’il ne peut échapper à la fatalité de sa réalité et de sa filiation. Tout alors plutôt qu’ « être soi ». Voilà donc la tentation de la fuite. Ce qui est nouveau, c’est cette fugue dans l’espace virtuel qui lui donne ses ressources renouvelées. Espace virtuel des rêves et potentiel des mauvaises rencontres. Transe de découverte en antidote au trop connu.
18 Ce que cherche alors l’adolescente, c’est l’ami inconnu, le petit ami, l’amant magnifique, mais c’est foncièrement, selon la dialectique œdipienne, celui qui va donner réponse à l’amour déçu de la mère et du père réels. Le vœu œdipien ne peut qu’être masqué : « l’homme masqué », rappelle Lacan, c’est le père – puisque à l’abri du masque peut se pratiquer le vœu œdipien interdit. Il est à craindre que la « mauvaise rencontre » ne soit pas qu’une bévue ou une bavure : à cet âge dangereux, ce qui est quêté secrètement et fébrilement est le « malencontreux », en tant que, du moins, il fait rencontre. Que derrière le père virtuel se révèle le vil séducteur cherchant des proies réelles en tendant une toile virtuelle montre le piège de cette rencontre.
Mme Bovary sur Internet
19 Voici à présent une femme mariée qui s’avise que le mari est devenu si familier qu’il a tout l’air d’un étranger – ayant cessé d’être, à un moment mal situé, le « bel étranger » des premiers temps pour se changer en celui dont nous avons tracé le portrait avec une certaine figure du « vieux couple » (Assoun, 2009). Elle va alors naviguer, nouvelle Mme Bovary, pour tenter de « trouver quelqu’un » qui, à travers ou au-delà de l’aventure adultère, lui tiendrait la parole qui ne vient plus d’ailleurs. Une lettre d’amour dont l’objet est chiffré « arrobase ». En contraste par exemple à l’époux bourreau de travail dont elle a le sentiment qu’il ne la regarde plus, qu’il l’a perdue de vue – nul ne sait à quel moment –, elle cherche sans délai le petit don juan disponible, forgeant un couple virtuel et éphémère qui vient doubler fantasmatiquement le couple institué trop englué dans la réalité. C’est donc la figure d’usure que nous analysions précédemment qui trouve ici sa suppléance virtuelle.
20 Que l’amoureux ou l’amant espéré se révèle un vulgaire petit imposteur – d’où à nouveau les déplorations sur les dangers du Web – dissimule le vrai problème : pourquoi diable cette dame en souffrance avait-elle besoin d’un imposteur (Assoun, 2010), d’un don juan du pays d’Internet au petit pied, construit de toutes pièces, avec sa participation ? Parce qu’il paie, fût-ce en monnaie de singe, le débit d’amour de la triste réalité. On le voit : l’inconnu est le « joker » dont une femme, à un âge critique (adolescence ou entre-deux-âges) ou à un moment troublé, espère qu’il va l’extraire de l’imbroglio du jeu familial ou conjugal. L’incognito de l’espace virtuel vient ouvrir ses perspectives – sa « ligne de fuite » – à la clôture de la réalité, renouvelant les vieux schémas vaudevillesques.
21 Nous avons évoqué, non fortuitement, des exemples féminins. « Que veut la femme ? » : cette question structurale cherche sans cesse de nouveaux expédients. La féminité comme « mascarade » (Rivière, 1929) trouve donc dans l’espace virtuel des ressources nouvelles pour une vieille question. Lacan a remarquablement rappelé que la femme, malgré la réputation de dissimulation, s’accommode moins bien des semblants que l’homme qui, lui, doit « faire l’homme ». Le paradoxe est qu’il faut ces déguisements pour tenter de jouer son va-tout. Le détour par le virtuel, si dérisoire soit-il, est une façon de relancer les dés du hasard, dans un couple ou un « environnement humain » qui a tué l’éphémère, en esquissant un couple dans l’espace virtuel.
L’autre scène ou la passion de l’autre scène
22 Mais de cette stratégie il y a bien un versant masculin. Voici l’homme obsessionnel, champion des doubles vies, cherchant sur Internet, derrière le dos de son épouse, des débouchés à cette autre scène du désir. Les « forums », ces lieux de la détresse de parole, sont pleins de descriptions de ces situations – comme si c’était l’addiction à l’ordinateur qui avait créé le problème ! « L’autre scène », ça le regarde, l’obsessionnel, et justement le dispositif offre des ressources telles qu’il semble avoir été édifié juste pour lui. L’homme obsessionnel a, ne l’oublions pas, un côté « mélusinesque » (Assoun, 2006), avec ses rituels mais aussi son goût de surgir de nulle part, déguisé pour cacher son désir et le vivre dans une atmosphère transgressive. C’est son versant « féminin » : l’espace virtuel ouvre à l’occasion de nouveaux débouchés à son besoin d’ « échappée belle ».
23 Au moment de la crise de vie référée au « démon de midi » (Assoun, 2008), cet espace de dégagement peut être sollicité, quoique l’offre du réel en direct joue un rôle déterminant. L’obsessionnel surgissant toujours d’une autre scène (Lacan, 1953), on comprend que cette autre scène-là puisse l’intéresser. Façon de faire l’école buissonnière du désir ou du moins de donner une verdeur à la jouissance, de rouvrir au présent de virtuelles jouissances en y jouant le rôle de « l’étranger ». On a d’ailleurs la surprise de constater que ces manigances rappellent un vieux fond masturbatoire assorti d’un goût du secret et s’adressant à la mère de l’enfance.
24 La difficulté de contact direct et vrai qui signale la froideur obsessionnelle peut alors se dédouaner par une liberté et une audace inattendues, justement grâce à la distance. La femme quêtée, pour cet Ulysse du virtuel, sera une de ces femmes-sirènes qui l’éloignent de son Ithaque et d’une Pénélope lassante de fidélité.
La « mentalité magique »
25 Les usagers de ce type d’échanges ne forment donc pas une classe homogène. Du moins la question pertinente est-elle celle de la structure de ce qui repasse par cet espace virtuel. Ce sondage de figures, il est vrai dissidentes autant que symptomatiques, permet de comprendre ce qui se joue dans l’affaire. À bien y regarder, l’univers dit « hypermoderne » internétisé renvoie à un univers prémoderne et préscientifique, proprement « magique ». La magie est à situer entre l’ « animisme » et la « toute-puissance des pensées ». Cet instrument magique dit « virtuel » entretient l’illusion de naviguer par-delà le temps et l’espace, en se connectant quasi instantanément à l’autre – sauf à se demander quel autre et par quelle relation. Bref, cet autre est en quelque sorte « halluciné ».
26 Ce retour au « principe de plaisir » est important à poser pour saisir l’illusion que l’univers virtuel entretient spontanément – donc mesurer aussi l’avenir de cette illusion-là. Le caractère « magique » du dispositif vient en écho au caractère « magique » de l’amour. Cela permet une analyse du dispositif singulier : l’émetteur attend le retour de message de l’autre, ce qui en soi n’est pas différent de la passion de la lettre, désormais numérisée. Ainsi de ce marquis amoureux évoqué par Rousseau, qui « quittait à toute heure » sa marquise dont il était fort épris pour connaître la jouissance plus grande de lui écrire des lettres d’amour. C’est donc comme si son amour était trop grand pour tolérer sa présence ! Preuve que dans l’amour la dimension virtuelle est toujours exigée. Mais cette lettre d’amour informatisée présente des particularités. Vite écrite, elle part – parfois même avant d’être terminée, par un acte manqué fait pour réussir malgré soi –, atteignant son destinataire à une vitesse proche de la lumière, et en tout cas comme l’éclair, tandis que la réponse se réaffiche tout aussi vite (sauf s’il s’agit de « laisser mijoter » l’autre). Cela accentue le caractère magique de la procédure.
27 Le style neuf d’une structure en son genre intemporelle est sans doute cette « prise en masse » des sujets. Chacun apparaît comme ayant quelque chose à « vendre » ou à « acheter » en cette espèce de troc généralisé. Mais ici se vérifie l’adage lacanien que l’on ne donne pour de bon que ce que l’on n’a pas et qu’au bout du compte on n’a comme retour de l’autre que son propre message inversé. Ainsi Feydau se retrouve-t-il en ligne…
La connexion fantasmatique
28 Ce couple en tout cas est composé de deux dispositifs auto-érotiques. Le couple virtuel noue deux célibataires, de statut ou de conjoncture – venant conjurer et pratiquer à la fois le célibat. Mais il arrive, ici comme en d’autres situations, que les fantasmes se connectent. Cet heureux événement pose une question complexe. Le fantasme est éminemment solitaire. Pour qu’il y ait connexion, il convient qu’il y ait de la « cogestion » de l’objet. Il n’est donc pas exclu que, au-delà des « branchements » et « débranchements » qui constituent le régime général de l’échange, quelque chose d’une rencontre s’opère. Le virtuel a sa « magie noire » et sa « magie blanche ». Les symptômes alors s’abouchent, pour le pire et le meilleur.
29 Nous avons longuement analysé cette « communauté de l’inavouable » passionnel (Assoun, 2004 [1992]). Sa mise à jour par logiciel ne fait qu’en accentuer certains traits. L’affect d’attente du message institue un rapport spécial du sujet au corps et à la « machine ». L’autre attendu, codé par l’adresse électronique, apparaît comme une sorte de « cartouche » hiéroglyphique. Ce qui apparaît est une forme singulière mais bien caractérisée de « psychologie des masses ». C’est l’un (quelconque) parmi d’autres qui se lance dans l’appel à l’autre quelconque. La modernité se déchiffre volontiers comme cette collection d’ « un », « chaque un » quêtant sa « chaque une », selon la logique des « branchements » et « débranchements ». Le virtuel se présente comme une psychologie amoureuse à l’épreuve de la Massenpsychologie (Assoun, 1993).
Du désir virtuel à la demande informatisée
30 L’espace virtuel met donc en scène le fantasme, mais dans une logique de la demande. La demande se caractérise par son caractère infini, en contraste du désir qui se rapporte à un « manque qualifié ». En effet le sujet, dans la demande, va sans cesse au-delà de ce qui peut être offert, se maintenant en deçà du désir. La quête de l’autre quelconque visé dans la demande traduit donc à des titres divers ce désarroi du désir – à la façon d’une « bouteille à la mer ». Ce qui explique l’intense dialogue de sourds, comme si chacun des interlocuteurs demandait à l’autre de l’enseigner sur « son » désir dont il ne sait pas grand chose. Désir fou autant que flou. Il s’agit d’une « petite annonce » de forme interactive dont le fond est cette demande exaspérée qui fait des internautes des naufragés de la Méduse équipés d’une boussole informatique… Cela donne aussi le côté symptomatique de ce « forum » où chacun cherche en l’autre l’écho de sa demande, mais où, en une secrète détresse, le désir est de plus en plus inassuré.
Le « mariage virtuel » : l’objet @
31 Le symbolise ce petit sigle « arrobase » (@). Descriptible comme ce a « dont la patte du coin bas-droit est prolongée jusqu’à faire le tour de la lettre en revenant au coin bas-droit », ce « logogramme » symbolise somme toute assez bien cette rétroaction sur soi d’une demande « fléchée » sur l’autre qui ne cesse de revenir au point de départ. Sauf à ce que, dans l’entre-deux, il se soit « passé quelque chose ». Ce qui est demandé par ceux qui mettent le cap sur cette destination au terminus virtuel, c’est l’objet dont la lettre est « arrobase », traduction de la ligature latine ad ( « à »). À quoi, à qui précisément ? Qu’on s’en serve à l’occasion pour désigner l’ « objet a », cause du désir, confirme la piste. Les sujets cherchent à faire couple par ce rapport à un objet virtuel. Si dans le réel il est de bons mariages, il n’en est pas de délicieux, rappelait La Rochefoucauld. Ce qui se fomente est un « mariage virtuel », fût-ce d’éphémères épousailles. « L’impossible du rapport sexuel » souligné par Lacan trouve une suppléance dans cette quête : tentative, par le « faire-couple virtuel », de faire exister cet objet commun, la connexion donnant la nouvelle version de liaisons parfois dangereuses. Ce qui, au-delà du caractère dérisoire et artificiel, donne la mesure d’une certaine figure de l’amour dans le style du temps : l’espace virtuel serait un moyen erratique de rejoindre un réel qui se dérobe et, de mail en mail, ne cesse pas de ne pas s’écrire…
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- ASSOUN, P.-L. 1993. Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, Paris, Armand Colin, 2008.
- ASSOUN, P.-L. 1992. Le couple inconscient. Amour freudien et passion postcourtoise, Économica/Anthropos, 2004.
- ASSOUN, P.-L. 2006. « L’homme mélusinesque. Du féminin dans la névrose obsessionnelle chez l’homme », dans C. Boukobza (sous la direction de), La psychanalyse, encore ! , Toulouse, érès, 283-291.
- ASSOUN, P.-L. 2007. Leçons psychanalytiques sur le fantasme, Économica/Anthropos.
- ASSOUN, P.-L. 2008. Le démon de midi, Paris, Éditions de l’Olivier.
- ASSOUN, P.-L. 2009. « Le lien sexuel, l’inconscient en couple », Dialogue, 183, « Le sexué et le sexuel dans le couple et la famille », Toulouse, érès.
- ASSOUN, P.-L. 2010. « L’imposture héroïque », Cliniques méditerranéennes (à paraître).
- FREUD, S. 1910. « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse », dans La vie sexuelle, Paris, PUF.
- LACAN, J. 1970-71. Le séminaire, Livre XVIII, D’un disours qui ne serait pas du semblant, 2007.
- LACAN, J. 1953. Le mythe individuel du névrosé, Conférence donné au Collège philosophique de Jean Wahl.
- MURAT, J.-L. 2008. « L’amour en fuite », dans Tristan.
- RIVIÈRE, J. 1929. « La féminité comme mascarade », trad. fr. dans La féminité en tant que mascarade, Le Seuil.
Mots-clés éditeurs : couple, Inconscient, virtuel, amour
Mise en ligne 01/02/2010
https://doi.org/10.3917/dia.186.0037Notes
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[1]
Article reçu par la rédaction le 29 août 2009.
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[2]
S. Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse, passages commentés dans P.-L. Assoun, Leçons psychanalytiques sur le fantasme, 2007.
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[3]
S. Freud, Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, passages commentés dans P.-L Assoun, Le couple inconscient. Amour freudien et passion postcourtoise, 2005.