Dialogue 2009/3 n° 185

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Article de revue

Du tabou de la virginité au mythe de « l'inviolabilité »

Le rite du r'bit chez la fillette dans l'est algérien

Pages 91 à 102

Notes

  • [1]
    Voir en page 95 le tableau regroupant les caractéristiques de cette population.
  • [2]
    Noué : rendu impuissant.
  • [3]
    Toualbi (1984), Bourdieu (1972), Chebel (1995), Beddad (2002) et Ferhati (2007).
  • [4]
    Khaznagi (1977), Benmiled (1988), Skhiri (1977,1990) pour la Tunisie et Naamane Guessous (1992) pour le Maroc.
  • [5]
    « Masculin/féminin et prise en charge », Journée annuelle de la Société algérienne de recherche en psychologie ( SARP ), Alger, 18 avril 2009.
  • [6]
    Gâteau à base de semoule de datte et de miel.
  • [7]
    Plat traditionnel constitué de feuille de pâte à la semoule arrosée de sauce relevée et garni de viande.

1Le r’bit (action de nouer) ou tasfih (action de blinder) ou tesskar (action de fermer) est une pratique sociale qui reste vivace en Algérie. Le terme de « ferrure » a été proposé dans la description de ce rituel par Bourdieu (1972) dans une étude effectuée sur l’ethnologie kabyle. La personne qui le subit est dite marbouta (nouée), m’safha (blindée), m’sakra (fermée). C’est un rituel de protection de la virginité qui est souvent pratiqué très tôt chez la fillette (dès 4 ans). Cette pratique s’applique aussi à l’homme : on dit d’un nouveau marié qu’il est « marbout » pour signifier la cause magique de son échec à accomplir la défloration. De même qu’une jeune fille est dite « marbouta » quand elle ne peut être déflorée sans que le sortilège n’ait été levé.

2C’est l’observation de tatouages étranges sur les cuisses de l’enfant à la maternelle qui a motivé cette étude chez des psychologues, dont l’une d’elle dirige une école maternelle à Oum El Bouagui (est algérien). Ce travail a été mené en 2003 dans le cadre d’une recherche universitaire en psychopatho logie sociale, mais eu égard au thème il se situe à l’intersection d’une approche psychologique, anthropologique, sociologique et historique. Il s’agit d’une étude prospective qui concerne une pratique peu connue et sur laquelle aucun travail psychologique n’a été effectué. La recherche a été menée dans deux villes de l’est algérien (Oum El Bouagui et Constantine) où se sont déroulés des entretiens avec des mères ayant pratiqué le rite sur leur fillette [1].

Le rituel du r’bit

Les conditions qui y président

3Elles diffèrent d’une région du pays à une autre. Cependant nous pouvons en relever des points communs : le rituel se pratique avant la puberté et après l’acquisition du langage pour que l’enfant puisse répéter les phrases du rituel ; il doit se faire avant l’entrée au jardin d’enfant ou à l’école, qui sont considérés comme présentant des facteurs de risque pour la virginité ; le cercle est strictement féminin et la personne (une vieille femme de la famille ou du voisinage) qui a réalisé le rite de fermeture doit assurer le rite d’ouverture. Il faut aussi conserver à l’abri de tout autre usage les outils-clés du rite afin de les retrouver intacts pour l’ouverture (lame de rasoir, cadenas avec clés, chutes de laine du métier à tisser, fibule, couteau pour le r’bit de l’homme…).

Les types de r’bit

4Nous désignerons, comme c’est l’usage, les types de r’bit par l’outil qui en permet la réalisation :

La Seddaya ou Mensedj (métier à tisser)

5Une fois le travail de tissage terminé, le tapis est extrait du métier à tisser et la fillette effectue sept sauts de l’extérieur vers l’intérieur de l’outil en répétant la phrase suivante : « Ana hit, ould ennas khit [Je suis un mur et le fils d’autrui est un fil]. » Ceci pour le rite de fermeture.

6L’action est inversée lors du rite d’ouverture qui doit être effectué avant le mariage de la jeune fille. Celle-ci doit effectuer sept sauts de l’intérieur vers l’extérieur du métier à tisser en répétant la phrase et en inversant le sens : « Ana khit, ould ennas hit [Je suis un fil et le fils d’autrui est un mur]. » Cette expression annule le sortilège et indique que la défloration est désormais possible. Quelques fils du tapis terminé avaient été lors du rite de fermeture mélangés à du miel et à de la semoule « tamina » et donnés à manger à l’enfant ; les fils ont alors été conservés pour le rite d’ouverture où la même opération est répétée.

Les tatouages

7Deux formes de tatouages sont réalisés au cours de ce rite : l’incision en croix et les sept tatouages.

8Pour la première, une petite incision en forme de croix est faite sur la cuisse de la fillette (au-dessus du genou plus précisément) avec une lame de rasoir ou un bout de verre. Les quelques gouttes de sang écoulé sont nettoyées du bout du doigt et étalées sur le haut du palais de l’enfant qui répète la phrase : « Ya dem rokbti, sedli nokbti [Sang de mon genou, comble mon petit trou]. » Dans l’autre façon de procéder, de petites incisions (deux, trois, cinq ou sept) sont pratiquées sur les cuisses de la fillette. L’enfant doit répéter la même phrase que celle évoquée plus haut. Les incisions sont frottées avec du kohl pour demeurer visibles jusqu’au rite d’ouverture avant le mariage. Elles sont alors rouvertes.

La Chernia ou cadenas

9Le rituel consiste à ouvrir et à refermer sept fois de suite un cadenas à l’aide d’une clé qui est jalousement conservée jusqu’au rite d’ouverture. Cette pratique est effectuée sous les jambes légèrement écartées de l’enfant qui ne doit en aucun cas voir la clé. L’enfant répète la phrase « Ana khit ould ennass hit » et inversement pour le rite d’ouverture.

Le Sandoug ou coffre

10La pratique consiste à fermer et à ouvrir sept fois un coffre après y avoir fait asseoir la fillette. La fillette répète la phrase précédente.

La Khlala ou fibule

11Cette pratique consiste à mettre à tremper la fibule dans un bol exposé à la belle étoile toute la nuit. La fillette doit ensuite boire l’eau en sept gorgées par le biais de la fibule en répétant la phrase usuelle. Le même bol et la fibule sont conservés pour le rite d’ouverture.

12Après le mariage ce bol est retourné sur lui-même si l’on désire retarder une grossesse d’un an. Il est retourné sur lui-même autant de fois que d’années désirées.

Le couteau

13Il est surtout utilisé pour effectuer le rituel sur l’homme. On place un couteau ouvert sous un petit tapis. Après le passage de l’homme, le couteau est vite récupéré et fermé. La phrase usuelle est la suivante : « Rbattek ala koul enssa ghir alia [Je t’ai noué [2] à l’égard de toutes les femmes sauf à l’égard de moi-même]. »

Le rite du r’bit : une origine rurale ?

14En dehors de l’ouvrage entièrement consacré au r’bit en Tunisie de Bendridi (2004), on trouve au Maghreb assez peu d’écrits sur le sujet. En Algérie, différents travaux traitent de la thématique du rite en relation avec les mutations sociales, le mariage et la défloration. La sphère sexuelle est ainsi étudiée avec des incursions dans le domaine magico-religieux ; cela caractérise le rituel du r’bit[3]. Certaines études tunisiennes et marocaines, les seules que nous avons pu trouver sur la thématique du r’bit, présentent des développements plus importants sur le rituel en précisant le cadre et les règles qui le régissent ou en apportant des éléments précieux sur ses origines qui restent encore très confuses [4].

15Si la pratique du rite sous-tend une fonction religieuse défensive (Freud, 1965,1972 ; Caseneuve, 1971), un point commun accordé au r’bit dans les travaux cités plus haut porte sur sa seule fonction défensive. Le rituel du r’bit n’a pas de fonction religieuse. La question est de savoir à quelle motivation répondent les activités rituelles qui semblent ainsi échapper à l’ordre religieux. De là à être considérées comme bidaa (hérésie), il n’y a qu’un pas – la bidaa étant assimilée à une activité satanique.

16Le r’bit est présent aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Mais dans ce travail, ses origines rurales se dessinent. Les mères vivant dans les villes le considèrent comme un héritage transmis de génération en génération. Or toutes les mères ici sont originaires des Aurès. Cette origine rurale du rituel est évoquée dans le travail de Benmiled (1988) sur le tesfah en Tunisie. Ceci pour une raison qui semble plausible : la claustration des femmes et des filles en milieu citadin représente une sorte de protection et un moyen de sauvegarde de l’honneur et de la virginité. Cet enfermement a toujours en quelque sorte dispensé les mères d’avoir recours au rituel. Lorsque ce rituel est observé dans les villes, tout porte à croire que c’est le fait de ruraux devenus citadins. Benmiled (1988) écrit : « C’est la méthode de la claustration et de l’emprisonnement au foyer qui a été utilisée pour protéger la virginité des adolescentes. Par contre en milieu rural, de tout temps, les adolescentes se sont déplacées à l’extérieur, n’ont pas porté le voile et ont continuellement participé aux travaux agricoles et pastoraux qui sont des travaux mixtes, où les deux sexes sont ensemble pour travailler. » L’auteur fait remarquer que la crainte de la défloration étant plus que jamais présente au sein des sociétés rurales, celles-ci ont eu recours à ce rituel pour protéger les jeunes filles des éventuelles agressions sexuelles perpétrées sur elles lors des travaux aux champs. « Ainsi, le biais où le détour d’un rituel symbolique pour donner l’illusion aux deux sexes qu’en dehors du mariage aucune sexualité ne peut être possible » (Benmiled, 1988, p. 145 et 146).

Du côté des mères…

17Nous avons reporté sur le tableau suivant les éléments qui permettent d’identifier au mieux les mères ainsi que le rituel effectué.

tableau im1
Rubriques Salima Fariza Habiba Soltana Âge 36 32 58 30 Niveau scolaire troisième terminale sans troisième Situation de mariée, quatre mariée, trois mariée, sept mère célibataire famille enfants enfants enfants Profession éducatrice fonctionnaire sans coiffeuse Origine Aïn Beïda Oum El Oum El Athmania géographique (Aurès) Bouagui Bouagui (Constantine) (Aurès) (Aurès) Parents inconnus mère veuve père décédé mère décédée, père remarié Type de r’bit aucun sept tatouages métier à tatouages à la lame tisser + de rasoir + tatouages cadenas Type de r’bit de sept tatouages sept tatouages sept croix + sept la fillette tatouages tatouages + cadenas + métier à tisser Âge du r’bit 9 ans et 3 ans 9 ans et 5 ans entre 5 et 4 ans et demi (deux filles) (deux filles) 7 ans (une fille) (sept filles) Dates 1996,1998 1997,1998 Entre 1968 et 1998 1993 Personne(s) une vieille une vieille la mère et la mère et les clé(s) du rituel femme de la amie de la une vieille voisines famille du mère femme du conjoint village

18Bien que toutes les femmes parlent volontiers entre elles de ce rituel, avec force détails et interprétations, il n’a pas été facile de trouver des mères ayant effectué le rituel sur leurs filles disposées à en parler avec nous. Seules quatre femmes ont bien voulu le faire. L’une d’elles (Soltana) s’est présentée d’elle-même. Lors des entretiens, les mères sont invitées alors à en faire le récit ; cependant elles sont orientées de manière assez souple vers des axes de la recherche – le rituel et sa fantasmatique, la virginité, le rituel et la présence masculine.

Le r’bit : une dimension mythique ?

19Bien des questions se posent à propos du rituel du r’bit, de son origine, de ses aspects magiques, de sa situation en dehors de la norme religieuse, de l’aliénation des femmes qui le perpétuent, habitées qu’elles sont par la crainte de déshonneur, de l’homme, de la société.

20Cet article, qui a fait l’objet d’une communication lors d’une rencontre scientifique à Alger [5], a suscité une certaine révolte chez des femmes de l’assistance qui ont parlé d’« aliénation » chez les mères. Ceci semble bien refléter la dimension interculturelle revêtue par la communication. Les réactions de ces femmes algériennes ont placé d’emblée le sujet dans l’interculturalité. C’est un peu la position adoptée sur le r’bit par Ferhati (2007) dans son article sur les clôtures symboliques des Algériennes, où elle met en avant le caractère aliénant de ce rituel et se questionne sur la liberté des femmes.

21La construction de l’objet est laborieuse. Le thème est très peu référencé dans la littérature. Ainsi que nous l’avons dit, ce travail est une étude prospective dont l’objectif est plus de donner à penser, à réfléchir que de trouver du sens et des interprétations – qui relèveraient d’autres études. Il nous semble bien, pourtant, à la lumière des récits des mères, de leur croyance, de leur angoisse, de l’analyse de leur défense contre cette angoisse, qu’un mythe s’est construit là où la peur et l’interdit ont commencé. Considérer le mythe tel que défini dans la perspective d’une thérapie familiale nous permet d’apporter quelques éclaircissements sur ce rituel et sur sa transmission.

22

  • « Il est un corpus de croyances familiales, de convictions non mises en question par les différents membres. Un idéal fonctionnel évident et un guide des conduites, indicateur de ce qui est exigé, permis ou au contraire interdit »
  • Andrey, 1983, p. 107).
  • Le mythe peut sembler « irrationnel », dit Ferreira (1966), « irrationnel et irréaliste pour les membres de la famille. Non seulement il est indispensable du point de vue affectif, mais encore il est perçu comme faisant partie intégrante d’une réalité » (ibid.).
  • Plus récemment Eiguer, définissant le mythe, invoque « le récit qui implique cette croyance partagée et qui concerne l’interprétation d’un fait, d’un comportement. C’est un affect ou une pensée exprimée par l’un de ses membres ou plusieurs ». Le mythe « n’a pas d’auteur ou de date, ou d’origine. Personne ne sait quand, dans quelles circonstances ou comment il né… Une autre fonction est que le mythe familial sert à apaiser, ensuite à atténuer les effets déchirants des contradictions » (Eiguer, 2009, p. 31).

23De ce qui précède nous retiendrons des éléments importants que nous retrouvons dans les entretiens et qui nous semblent justifier l’existence d’une dimension mythique du rite du r’bit.

Un guide des conduites de ce qui est permis ou interdit, ou le tabou de la virginité

24Rien n’est permis en dehors du mariage. La mère inculque à la fillette dès le plus jeune âge le principe de base de son éducation sexuelle. Cette dernière apprend par exemple que « l’homme ne paie rien dans une relation tandis que la femme paie de son sang, de son corps et parfois de sa vie » (expression populaire). C’est une loi ancestrale, implacable, interdisant à la femme toute relation sexuelle autrement que dans les liens sacrés du mariage. Cette problématique reste semblable dans toutes les régions d’Algérie, elle est liée au tabou de la virginité qui a suscité de tout temps chez les mères une angoisse liée à la perte de la pureté et de l’hymen de leurs filles. La crainte de la mère prend sa source dans « l’affliction et le déshonneur collectif » (Toualbi, 1984, p. 62) qui fait suite à la découverte de la non-virginité de la jeune fille. La croyance magique dans le rituel est une défense imparable chez les mères et leur permet de juguler cette angoisse. La transmission alimente et cimente en quelque sorte cette croyance. Elle confère au rituel une sorte de mythe d’impénétrabilité, d’invulnérabilité, d’inviolabilité. Ce dernier terme semble plus approprié car il est un fait certain : le rite de protection concourt surtout à éviter le viol, son origine rurale semble le confirmer.

25Le « tabou de la virginité » est une expression récurrente dans les entretiens avec les mères. Il est lié au contrôle de la sexualité féminine dans le cadre d’une société patriarcale où la question de la pureté du lignage est particulièrement importante. La virginité est érigée en norme religieuse mais aussi en norme sociale : « C’est essentiel dans la vie de la fille, c’est tout ce qu’elle possède de plus cher, c’est sa raison d’être. Préserver la virginité de ma fille, c’est une nécessité religieuse », nous dit Habiba… « Sans elle la fille est handicapée, perdue. On a répudié pour toujours les jeunes mariées non vierges, après leur avoir coupé les cheveux à ras et les avoir promenées sur un âne dans tout le village… car la souillure ne se lave jamais. »

26Soltana renchérit : « C’est tout ce qu’elle possède de plus cher, sans elle, elle ne vaut rien, elle n’a pas d’avenir… et puis ça renforce la relation conjugale, d’ailleurs qu’est-ce qu’il [le mari] pourrait bien lui reprocher en cas de problème ? »

La croyance dans le rituel, l’irrationnel

27La croyance est encore profondément ancrée autant qu’elle semble irrationnelle.

28Si le tabou de la virginité est empreint de la norme religieuse, la pratique du r’bit, nous l’avons déjà dit, n’obéit pas à semblable prescription. Les mères, bien que toutes très croyantes, montrent une conviction très forte dans la force de protection du rituel… mais des contradictions émergent dans leurs discours. Ainsi le r’bit est présenté par toutes ces femmes comme un dispositif de protection à l’égard d’un traumatisme sexuel : le viol ; il est un moyen efficace pour sauvegarder la pureté de la fille. Pour Salima qui n’a jamais connu son père le r’bit est un gage de protection incontestable : « Si ma mère avait été marbouta, je n’aurais pas souffert d’être privée de famille. » Fariza, qui est très pieuse, se sent coupable d’avoir pratiqué le rituel sur ses filles, car, dit-elle, « on dit que de telles pratiques relèvent de la bidaa et ma mère m’a harcelée pour que je pratique le rite sur mes filles avant la puberté. Je l’ai fait, même si ce n’est pas permis par la religion, j’ai vraiment peur de regretter ça après, quand il sera trop tard. » Habiba est convaincue, elle, du bien-fondé du r’bit. Elle raconte que sa nuit de noces a été un calvaire, elle n’a pas pu être déflorée. Cela est dû, dit-elle, « au fait que j’ai faussé le rite d’ouverture. J’ai subi le rite de fermeture à l’âge de 7 ans, j’étais enfant et j’en gardais un souvenir amusant, tandis que lors de celui de l’ouverture, c’était tout le contraire, la mixture qu’on m’a obligée à finir était pleine de cendres, de déchets, c’était assez sucré mais l’odeur de brûlé était insupportable. J’ai fait semblant de manger et j’ai tout recraché ensuite. Cette trahison m’a valu de ne pas honorer ma famille le soir même de mes noces. C’est pour cela que je conseille un r’bit plus pratique : celui des tatouages. »

29Il est des cas comme celui de Soltana, chez qui la foi dans le r’bit reste profondément ancrée même après une expérience malheureuse où elle perd sa virginité en dehors du mariage, persuadée que son r’bit la protégerait de la défloration. Chez Soltana aussi le discours est empreint de contradictions significatives d’un certain désarroi devant la triste condition d’être une femme dans un douar (hameau), une femme qui veut vivre. Elle raconte : « Comment me sentir bien après avoir enduré tout ça, après avoir fait confiance dans mon r’bit. C’est moi la fautive, j’ai fait confiance en quelques tatouages sur ma cuisse [elle se frappe brutalement les cuisses], j’ai offert comme ça mon corps à un étranger… » Soltana a pourtant pratiqué le rituel sur sa fille, en le renforçant, arguant finalement que le sien n’était pas assez solide, qu’il n’a pas tenu parce qu’il avait dû être mal exécuté.

30Enfin, étonnant est ce cri de Habiba : « Femmes, faites perpétuer le r’bit, protégez vos filles. »

Le caractère apaisant du rituel

31C’est l’angoisse de la défloration et du déshonneur qui en résulte au niveau familial et sur le plan social qui a incité les mères à l’exercice de ce rituel. L’éducation de la petite fille n’est elle-même qu’une série de mises en garde et d’interdits émanant des mères, mais aussi d’expressions conjuratoires du mauvais sort (la défloration) aux nuances de permissivité ; n’ont-elles pas aussi dit souvent : « Annak ou bouss ou khali madrab larouss [Embrasse et enlace mais au marié garde la place]. » Par « place » on sous-entend un hymen intact qui reflète le souci et la crainte des mères. Cette crainte finit par se transmettre à la fille à tel point que le moindre écoulement de sang suscite la panique chez cette dernière.

32Le r’bit ne représente pas seulement un rite de protection, il gèle aussi les peurs par la force de conviction des mères. Elles y croient parce qu’elles veulent absolument y croire. Le rite apaise parce qu’il constitue une sorte de réalisation hallucinatoire de désir. L’imaginaire alimenté par la peur, par ce désir même, se transmet en quelque sorte à la jeune fille dont la psyché, une fois le r’bit accompli, intègre l’idée qu’elle est une « forteresse inviolable ».

33Le r’bit apaise peut-être aussi parce qu’il est fêté. Il arrive en effet que l’on regroupe les filles pour effectuer ce rituel. « Le soir, dit Soltana, toutes les femmes de la famille sont venues ainsi que les voisines. Nous avons mis du henné aux fillettes, servi des boissons et du rfiss[6] et mangé la chekhchoukha[7]. »

34Le rituel apaise la mère parce que sa foi en lui est forte. La réalité est tout autre. Il ne met pas à l’abri : bien des accidents sont advenus et des hymens ont été déflorés du fait de la croyance magique de la jeune fille dans sont r’bit.

Où est l’homme ?

35Il est absent du rituel et pourtant ô combien présent dans la psyché féminine…

36Il est parfois informé et refuse souvent la pratique du rituel, auquel cas la femme l’effectue sans son consentement. Fariza a eu l’accord de son époux qu’elle a fini par convaincre malgré, dit-elle, « le fait qu’il soit très pieux et issu d’une grande famille de chouhadas [martyrs] et de oulémas [intellectuels] ». Les autres femmes l’ont toutes effectué à l’insu de l’époux. Ce n’est en fait qu’un désaccord de surface car l’époux est parfois présent lors des petites festivités organisées pour consacrer le rituel. Ce dernier est légitimé par la croyance ancrée dans son rôle de sauvegarde de la virginité et de l’honneur familial : « […] Ça vaut le baroud, dit Habiba. […] le sang, le sang, plus ça coule, mieux ça tient. Que valent quelques gouttes en comparaison avec l’immense joie du père aux noces pures de sa fille… D’ailleurs elle en perdra davantage le jour de l’accouchement. » En verser un peu pendant les noces c’est « el bayène », c’est la preuve qui va honorer le Arch (tribu) qui va honorer le père…

Conclusion

37Le rite du r’bit reste encore vivace dans l’est algérien, il n’est pas exclu qu’il le soit encore dans les autres régions du pays. Une autre recherche pourrait le confirmer.

38Nous avons pu apprécier la diversité de ce rituel : le métier à tisser dans le sud et en grande Kabylie, les sept tatouages dans les Aurès et dans l’est, le cadenas, la fibule et le coffre dans les hauts plateaux (région de Sétif). La pratique du cadenas est la plus répandue dans le centre et l’ouest où l’on ne rencontre pas de pratiques mutilatoires (incisions). Il semble exprimer une croyance magique, une dimension mythique alimentée par le besoin de sécurité et l’angoisse de la mère vis-à-vis de la perte de la virginité de sa fille et de la honte qui en résulte. Dans cette affaire les femmes jouent le rôle principal. La crainte ancestrale de la défloration trouve pourtant son origine dans le nom de l’homme qu’il faut garder sans tache, dans l’honneur de la famille, l’honneur du Arch, le nom du père…

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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  • TOUALBI, N. 1984. Religion, rites et mutations, Alger, SNED.

Notes

  • [1]
    Voir en page 95 le tableau regroupant les caractéristiques de cette population.
  • [2]
    Noué : rendu impuissant.
  • [3]
    Toualbi (1984), Bourdieu (1972), Chebel (1995), Beddad (2002) et Ferhati (2007).
  • [4]
    Khaznagi (1977), Benmiled (1988), Skhiri (1977,1990) pour la Tunisie et Naamane Guessous (1992) pour le Maroc.
  • [5]
    « Masculin/féminin et prise en charge », Journée annuelle de la Société algérienne de recherche en psychologie ( SARP ), Alger, 18 avril 2009.
  • [6]
    Gâteau à base de semoule de datte et de miel.
  • [7]
    Plat traditionnel constitué de feuille de pâte à la semoule arrosée de sauce relevée et garni de viande.
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