1L’accompagnement des familles des adolescents handicapés mentaux par les professionnels des établissements médico-éducatifs implique l’organisation de temps d’échange entre ces derniers et les parents des adolescents pris en charge. Il repose sur une base légale. Les AnnexesXXIV(1989) indiquent, en particulier, que « la famille doit être associée autant que possible à l’élaboration du projet individuel pédagogique, éducatif et thérapeutique ». Pour un psychologue en EMP ro [1], ce travail s’effectue souvent lors de temps de rencontre nommés « entretiens familiaux ». Il peut mener ces entretiens seul ou les co-animer. En ce qui me concerne, les entretiens familiaux se proposent de mettre en présence les parents, éventuellement la fratrie, l’adolescent présentant un handicap mental et les référents de l’adolescent, à savoir l’éducateur et la psychologue.
2Ce dispositif mérite une attention particulière dans la mesure où, au-delà de la contrainte légale auto-conservative sur laquelle il s’étaye, il apparaît tant comme un « déjà-là » que comme un « à-construire-ensemble » par les protagonistes, compte tenu de la spécificité du contexte dont il est issu. Cette co-construction permet le plus souvent l’émergence d’un espace de parole favorable au développement d’un travail psychique bénéfique pour chacun des membres de la famille. Pour Berger, et en référence à Winnicott, cet espace de parole trouve son efficacité dans « la création d’un espace transitionnel » et la possibilité pour les parents « d’acquérir la capacité d’utiliser les objets » (1995) ; il présuppose l’émergence d’un troisième pôle subjectif lors de la rencontre des deux entités subjectives : la famille et le couple de référents. Cette « troisième subjectivité », décrite, dans le cadre de la relation analysteanalysant par Ogden sous l’expression de « tiers analytique intersubjectif » (2005, p. 752), est « le produit d’une dialectique unique engendrée par/entre les subjectivités séparées de l’analyste et de l’analysant au sein de la situation analytique. Il s’agit d’une subjectivité qui semble acquérir une vie qui lui est propre dans le champ interpersonnel créé entre l’analyste et l’analysant ». Elle a à voir, en ce qui nous concerne, avec la rencontre entre les éventuelles demandes des adolescents, des parents, de l’institution et des professionnels. Quelles sont les modalités de cette rencontre ? Comment peut-elle permettre le développement d’un travail psychique ? Et comment, en appui sur le vécu contre-transférentiel, comprendre l’échec de la mise en place de ce dispositif d’entretiens familiaux ? Telles sont les questions que nous aborderons dans la suite de ce propos.
Les modalités d’une rencontre
3À la différence des séances de thérapie familiale, les entretiens familiaux ne donnent pas d’indication dans leur dénomination quant à leurs objectifs, bien que leur contexte général implique qu’ils prennent place sur une toile de fond particulière : ils sont présentés à la famille comme temps d’échange qui lui permettent de prendre part au travail effectué avec l’adolescent. La rencontre est présentée de manière à ne pas solliciter d’inquiétudes supplémentaires. Ces entretiens se déroulent dans un cadre « sur mesure », « adapté au niveau de difficultés de symbolisation du groupe familial, et coconstruit avec ce dernier » (Berger, 2000, p. 128). « Ils visent l’accès à la compréhension de la logique éducative et à l’histoire des deux parents » afin de permettre le rétablissement de « la temporalité intergénérationnelle » et d’un « miroir identificatoire entre les membres de la famille ». Pour Berger, le but fondamental des entretiens familiaux est « d’aboutir à ce que chaque membre de la famille ait en lui un équilibre entre les parties “Moi” et “Non-moi” de son psychisme » (1995, p. 32). Les capacités d’autonomisation des enfants sont, pour lui, fortement liées à cet équilibre et se trouvent réduites lorsque cette différence « Moi-Non-moi » est faible. Cette hypothèse me semble intéressante, dans la mesure où le travail avec les adolescents handicapés mentaux vise, en grande partie, le développement de leurs capacités d’autonomisation. Selon Berger, ce travail avec les familles peut se dérouler selon différents axes : aider les parents à aider leur enfant, redonner à la famille la maîtrise de sa vie psychique, aider les membres de la famille à se représenter leurs liens, effectuer des va-et-vient entre l’imaginaire groupal et les psychismes individuels. La co-construction du cadre conduit, par ailleurs, à programmer ces entretiens au fur et à mesure, à un rythme plus ou moins soutenu selon l’avancée du travail.
4À l’EMP ro, ce cadre est proposé sous la forme d’un espace/temps susceptible de prendre sens au regard de paramètres vis-à-vis desquels chaque protagoniste est amené, plus ou moins consciemment, à se positionner.
5Les familles rencontrées ont pour point commun de compter parmi leurs membres un adolescent socialement reconnu comme handicapé mental. À ce titre, à la différence des parents d’adolescents solarisés en collège, ces familles sont reçues par des professionnels, dont des « psys », qui entrent dans leur espace privé, puisque l’organisation de la vie familiale est régulièrement questionnée. Ainsi, leur est-il d’emblée renvoyée l’image que le handicap de l’adolescent a une incidence sur la famille de telle sorte qu’une aide supplémentaire nommée entretien familial est requise. Le contexte de ces entretiens présuppose dès le départ un lien entre différents paramètres : les difficultés de l’adolescent, le poids du passé et l’évolution de cet adolescent, la question du handicap et de ses effets, le fonctionnement des parents et l’interaction famille/professionnels.
6Du côté des professionnels, le constat clinique régulier d’une évolution des adolescents corrélative à l’évolution du travail avec la famille, quel qu’en soit le sens, conforte dans l’idée que cet accompagnement est un élément important de la prise en charge. Berger considère qu’« il n’est pas possible de comprendre les difficultés psychiques de certains enfants sans avoir accès à l’histoire de leurs parents » (2000, p. 128). Cette affirmation me semble particulièrement s’appliquer dans les situations où les difficultés psychiques des enfants et adolescents ont à voir avec la question du handicap mental. Le fait d’être considérés comme handicapés et l’incidence du handicap sur les interactions parents-enfant ont souvent conduit ces adolescents à une position dans laquelle une culpabilité primaire entrave l’élaboration de l’ambivalence, au sens de Klein, et contrecarre l’accès à la position dépressive (Michel, 2006). Enfin, la prise en compte du fait que la construction du psychisme est en partie liée à l’expérience de la rencontre du sujet avec son environnement, défendu par la célèbre affirmation de Winnicott : « un bébé, cela n’existe pas » (1952, p. 200), ne peut que soutenir l’utilisation de ce dispositif, lorsqu’il s’agit de s’occuper du psychisme de sujets présentant un important retard de développement et, le plus souvent, des troubles de l’individuation.
De la rencontre au travail psychique
7Aux premiers entretiens, les parents des adolescents se présentent souvent saturés des discours de professionnels sur leur enfant et sur leurs manières d’être avec lui. Ils ont décliné souvent leur histoire qui semble parfois devenue une sorte de carte d’identité dévitalisée à présenter de manière automatique. Comment construire alors un dispositif qui soit vécu comme « nouveau » et non comme réédition d’un déjà vécu ?
8La création d’un espace intermédiaire, de la zone commune, au sens de Berger, apparaît comme un premier temps de travail incontournable. Cet espace permettra à la famille de tisser de nouveaux liens, de vivre, au temps présent, une nouvelle tranche de son histoire avec la nouvelle institution et de sortir d’une impression de recommencement du même. Pour les professionnels, le travail de mise en place de cet espace intermédiaire vise à permettre aux familles d’investir un espace de parole d’une façon qui introduise une différenciation entre ce nouvel espace et ceux qui leur ont été préalablement proposés ou, au contraire, ont fait défaut, lors des prises en charge précédentes. Certaines familles manifestent parfois clairement cette demande de « quelque chose de nouveau », d’autres ont besoin d’abord, en différé, de répondre aux professionnels précédemment rencontrés, avant de parvenir à cette différenciation. Cette réaction peut être entendue comme une sorte de compromis entre le désir « de nouveau » et la crainte de cet espace libre à découvrir et construire.
Observation d’Agnès
9Dès l’admission, Madame dit que ce n’est pas la peine de lui faire comprendre que les problèmes d’Agnès viennent de la relation de grande proximité qu’elle a avec sa fille, puisque le précédent établissement lui a déjà reproché cela au lieu de se centrer sur les choses importantes qu’ils souhaitaient aborder. Monsieur ajoute que lui-même ne venait plus aux entretiens. Cela ne servait à rien, voire le mettait en colère.
Observation de Marie
10À l’entretien d’admission, les parents expliquent combien Marie a bien progressé et qu’heureusement, ils n’ont pas pris en compte le fait qu’on ait reproché à la mère de penser à la place de sa fille, car c’est à force de l’aider à penser et à dire les choses à sa place que Marie s’est mise à parler. Ils ajoutent qu’ils sont très présents aux entretiens familiaux car c’est indispensable à la prise en charge.
Observation de Fabien
11Lors des premiers entretiens, Madame explique tous les efforts qu’elle a faits pour qu’on lui explique ce qu’autiste voulait dire, puisque des professionnels employaient ce terme. Elle ajoute les larmes aux yeux qu’elle n’a pas pu à l’époque demander pourquoi ils disaient cela et, aujourd’hui, elle ne sait pas quoi dire finalement quand on lui demande si elle pense que son fils est autiste. Aborder, à l’avenir, cette question lui sera proposée, ce qu’à aucun moment elle ne fera dans les quatre entretiens qui suivront.
12Les attentes verbalisées par les parents à l’égard de cet espace qui leur est proposé leur servent tant à transmettre leur souhait que ces entretiens diffèrent des précédents qu’à avertir de toutes les craintes et souffrances qu’ils risquent de mobiliser. Certains aspects ne peuvent pas être abordés dès le départ au risque de mobiliser de trop grandes défenses. Pour Delage (2003, p. 429), avec les familles qui ont subi un traumatisme, il peut être préférable de « privilégier la fonctionnalité familiale pour donner ou redonner une maîtrise, un contrôle sur le quotidien et contribuer ainsi à restaurer la sécurité » avant d’effectuer un travail qui vise à donner une place et à intégrer la situation catastrophique dans un récit « qui donne sens et incorpore l’événement à l’histoire familiale ». En témoigne la demande de la mère d’Agnès : soyez différents des autres, ne cherchez pas à me différencier de ma fille, maintenant. Après plusieurs années d’entretiens, cette demande est devenue : aideznous à aider notre fille à se séparer de nous pour vivre sa vie d’adulte, car cela nous fait très peur, nous la sentons en difficulté, du fait de son handicap, et qu’elle-même cherche à nous protéger.
13Dans les trois cas, les familles rapportent des paroles de professionnels qui, selon eux, ne les ont pas aidés, voire les ont conduit à se sentir confus, culpabilisés ou révoltés. Le souhait que les choses se passent différemment peut être exprimé plus ou moins ouvertement par la famille. Le risque, au niveau contre-transférentiel est alors de se vivre comme « bon soignant », de se laisser envahir par une toute-puissance qui conduirait à penser que les professionnels précédemment rencontrés sont mauvais, ont mal fait leur travail voire ont maltraité ces familles, et par un désir de réparation des parents meurtris, non pas par le handicap de leur enfant, mais par une mauvaise institution. Suivre ce fil conduit à se poser en rival des autres professionnels, à poursuivre des buts narcissiques et à mettre en acte ce qui relève de la dimension transférentielle. L’hypothèse est que ces sentiments ont à voir avec le désir des parents que ces nouveaux professionnels parviennent, cette fois, à « guérir » leur enfant et à mettre fin à leur souffrance. Ce clivage entre bons et mauvais professionnels renvoie par ailleurs au clivage, souvent retrouvé, entre le bon enfant, l’enfant idéal dont s’éloigne trop radicalement l’enfant handicapé, et le mauvais enfant, celui qui les fait souffrir et les oblige à être présents aux entretiens familiaux. Conforter ce clivage et donner crédit à cette représentation des institutions comme bonnes ou mauvaises serait méconnaître le fait que « le transfert de l’histoire de la famille ou de la problématique familiale [peut s’effectuer] non seulement sur les cothérapeutes, […] mais aussi sur l’institution et en particulier sur le lien des cothérapeutes à l’institution » (Dubost et Grimm, 2004, p. 107). Cela serait aussi prendre le risque de surcroît de valider la représentation négative de l’enfant handicapé comme « mauvais ».
14Parvenir à une différenciation anciens professionnels/nouveaux intervenants qui ne joue pas le jeu du clivage, introduit une triangulation des relations famille/ancien établissement/nouvel établissement. Pour Tilmans-Ostyn, cette triangulation est nécessaire, elle permet la création d’un « espace libre » et évite de se poser dans la continuité de l’établissement précédent ou comme l’exécutant de l’établissement qui oriente vers de nouveaux professionnels (1987, p. 234). En l’absence de cette différenciation, l’agressivité tournée vers les anciens intervenants risque d’être transférée et agie sur les nouveaux. Prêter une écoute attentive au récit des relations de la famille avec les établissements précédents permet de conforter les parents dans l’idée que parler librement d’aspects négatifs n’est pas dangereux, que ce vécu peut être accueilli. Ce travail est susceptible d’ouvrir vers une double différenciation entre :
- ce qui est de l’ordre du fantasme et de la réalité, vers un travail sur l’ambivalence, au sens kleinien. Chez les adolescents handicapés mentaux et chez leurs parents, ce travail achoppe souvent sur le fait que le handicap de l’enfant apparaît, dans une sorte de collapsus, comme l’effet réel et catastrophique des fantasmes agressifs (Michel, 2006).
- ce qui est projeté sur l’ancien établissement et sur l’adolescent. Les premiers entretiens en EMP ro sont susceptibles d’utiliser le changement d’établissement comme un outil de différenciation : les fantasmes agressifs peuvent rester projetés sur l’ancien établissement, ce qui peut permettre à l’adolescent handicapé d’y échapper, au moins partiellement, voire de bénéficier de l’investissement différent du nouvel établissement qui est à soutenir chez les parents.
Un travail psychique se faisant… ou pas
15Au fil des entretiens, le mouvement qui s’opère est souvent le suivant. D’une centration sur un passé traumatique qui tend, dans une logique causaliste, à générer la crainte d’un futur pensé dans la continuité ou la répétition d’un passé sur lequel aucune prise n’est possible, la co-construction d’un cadre, la création d’un espace intermédiaire et le déploiement de mouvements transférentiels et contre-transférentiels vont permettre de construire une histoire commune, vécue avec un caractère de nouveauté et dans un temps présent qui intègre en partie le passé mais permet aussi de s’en affranchir, en le travaillant, et en retrouvant une maîtrise sur le quotidien. La période de l’adolescence traversée par les jeunes de l’EMP ro, saisie entre deux grandes étapes de la vie, l’enfance (qui a vu apparaître le handicap) et l’âge adulte (qui fait l’objet d’inquiétudes importantes chez les parents), apparaît elle-même comme période de transition et semble propice à ce travail. L’adolescent est, de fait, lui-même porteur de cette transitionnalité.
La famille de Fabien
16Fabien a 14 ans. Il vient de quitter un parcours scolaire classique. Les premiers entretiens avec les parents ressemblent à une sorte de rattrapage. Quatorze ans de réflexions, de questions douloureuses, de souffrance semblent trouver enfin un réceptacle. Fabien lui-même n’a que très peu d’espace. L’ensemble du discours concerne un temps présent qui se résume aux difficultés de Fabien à se comporter normalement, et qui n’est autre que le résultat d’un passé dans lequel il faudrait trouver des éléments « pour comprendre ». La question de l’autisme est esquissée mais ne peut être abordée. La perception par les parents de la différence entre ce lieu d’échange et les échanges précédents avec des professionnels est repérable par cette écoute dont ils se saisissent à la fois comme une soupape mais aussi comme espace inquiétant à contrôler par un remplissage verbal et émotionnel. La tentation d’orienter madame vers un suivi individuel est grande mais peut rétrospectivement être envisagée comme réaction contre-transférentielle défensive face à cet envahissement et cette emprise qui laisse peu de marge de manœuvre. Au fil des entretiens, le fait que Fabien manifeste à son tour une demande à l’égard de cet espace, va conduire les parents à ré-émerger de ce passé pour revenir vers le temps présent, celui de l’entretien, qui s’offre alors comme un espace/temps qui appartient et n’appartient pas aux parents. Avec l’introduction de la demande de l’adolescent, le couple de référents se trouve aussi convoqué dans son désir d’aide de cet adolescent qui s’adresse non seulement à ses parents, non seulement aux professionnels, mais aussi à ce lien en cours de construction entre ses parents et les professionnels. L’affirmation par l’adolescent de l’existence de ce lien et de la confiance qu’il lui attribue permet alors aux parents de reconnaître, d’accepter ce lien à leur tour et d’en avoir moins peur. À partir de ce moment, au-delà d’une quête sans fin tournée vers le passé, les difficultés présentes de Fabien ont pu faire l’objet d’une réflexion commune et conduire les parents à s’engager dans un travail psychique, soutenus par la confiance faite en la bienveillance des professionnels, confiance renforcée par celle de l’adolescent. Au sixième entretien, des questions, qui témoignaient de la prise en compte des difficultés actuelles de leur fils, ont pu être posées. Prendre en compte l’état actuel de Fabien permet alors aux parents d’envisager le futur comme temps à venir et à construire, tout en leur donnant un espace pour exercer leur fonction parentale avec stratégie et discernement, avec l’aide des éducateurs.
17Lors des premiers entretiens, les adolescents sont souvent silencieux et observent anxieusement les échanges entre référents et parents. D’emblée, ils sont posés comme étant l’origine et la raison de ces rencontres. Pour certains, être au centre des préoccupations de plusieurs adultes reste difficile à supporter pendant de nombreux mois. Quelques-uns verbalisent parfois leur opposition à ces entretiens auxquels ils viennent malgré tout assister et manifester ainsi leur souhait que la relation avec leur parent se poursuive. Plus rarement, quelques-uns quittent la pièce de l’entretien lorsque leurs parents y sont installés, laissant les professionnels s’occuper de leurs parents. Ce souhait pourrait apparaître comme le premier niveau de leur demande. La formulation plus explicite d’attentes les concernant, à l’égard de ces entretiens, constituerait un second niveau. L’apparition de ce second niveau pourrait être envisagé comme une réaction à un transfert positif de leurs parents, comme le signe pour les intervenants qu’une nouvelle étape de travail peut s’amorcer. Ce second niveau est aussi le signe d’un début de différenciation parents-ado-lescent, ce dernier recouvrant un espace d’expression de son être. La question qui se pose alors est celle de l’étendue et des possibilités d’extension de cet espace.
18L’apparition d’un discours négatif à l’égard de l’établissement précédent est fréquente. Elle s’accompagne régulièrement d’affect de colère. Dans les situations (plus rares) dans lesquelles un discours positif idéalisé émerge, les parents se montrent dans une souffrance dépressive, une passivité à l’égard des professionnels auxquels ils se remettent. Ne parvenant plus à occuper une fonction parentale, ils se mettent davantage dans une position d’enfant vis-à-vis des professionnels et se posent comme les exécutants de ces derniers. Dans d’autres cas, aucun récit n’apparaît concernant les institutions. Les questions posées mettent en avant une incompréhension concernant l’orientation en établissement spécialisé et un déni massif des troubles de l’adolescent. Cette incompréhension apparaît comme un rempart défensif. Cette configuration me semble être la plus défavorable à la mise en place d’un travail psychique.
La famille de Jennifer
19Lors de l’entretien d’admission, madame vient seule. La communication est difficile. Madame semble absente et évite de regarder sa fille. Par moments, elle se tourne vers la fenêtre, le regard vide. Sans sollicitation, elle reste silencieuse, ne pose aucune question et ne semble pas en attendre. Elle donne rapidement envie de mettre fin brutalement à l’entretien, génère une grande agressivité contre-transférentielle et un sentiment de malaise et d’absurdité. Pourquoi lui impose-t-on cela ? L’entretien semble se vider de sa consistance. Suite à une question, madame dit que Jennifer a juste un petit retard, qu’elle doit apprendre à lire et écrire pour continuer ses études, que tant qu’elle n’y arrivera pas, cela ne sera pas la peine de lui demander autre chose. Comment explique-t-elle ce retard ? Madame dit qu’elle ne sait pas, qu’elle ne voit vraiment pas.
20L’agressivité n’est pas tournée vers l’établissement précédent, mais elle réapparaît, décuplée, au niveau du contre-transfert. L’impression d’un entretien vidé de sa substance au profit d’une mise en scène, dévitalisée, qui sauve les apparences et qui protège chaque protagoniste des désirs agressifs, apparaît comme la reproduction des conditions du maintien de la relation mère-fille. Tout signe du handicap ravive la haine. Au fil de la prise en charge de Jennifer, Madame viendra rarement aux entretiens, se rendant présente par son absence et par le sentiment que, par ces agissements, elle mettait l’équipe en échec et la contraignait à faire le deuil d’un travail éducatif de qualité avec Jennifer. Lors des rares entretiens auxquels elle s’est rendue, elle buttait régulièrement sur la question du handicap : pourquoi avait-elle encore reçu des papiers où il était question de handicap, pouvait-elle demander sur un ton désobligeant mêlant reproche, révolte et incompréhension.
21Le repérage du contre-transfert permet de mettre en évidence des défenses visant à exclure l’agressivité en la projetant chez l’autre. C’est l’identification projective, qui conduit souvent à poser les professionnels en persécuteurs. Dans ces situations, il apparaît difficile d’instaurer un espace dans lequel un travail psychique est susceptible de se développer. Dans un tel contexte, Pérez avance l’hypothèse que les professionnels « seraient assimilés à une fratrie imaginaire » de la personne handicapée (2006, p. 40). Le parent qui agresse et minorise ainsi le professionnel « se situe entre la répétition morbide d’une situation autrefois vécue et la reconstruction narcissique et objectale » (p. 43). Seules, parfois, l’approche de la fin de la prise en charge et l’inquiétude que cette échéance engendre ont permis aux professionnels de se dégager de l’emprise parentale ainsi exercée à leur encontre en introduisant comme instance tierce et décisionnaire la CDAPH [2].
Pour conclure
22Les entretiens familiaux constituent un dispositif important de la prise en charge. La différenciation introduite entre les prises en charge précédentes et celle qui commence ouvre sur la possibilité d’instaurer un espace de travail psychique. Cette différenciation qui s’appuie sur le changement d’établissement des sujets handicapés permet aussi de souligner l’intérêt pour ces derniers de ne pas passer toute leur vie dans une même structure, voire une même association. Changer d’établissement mobilise l’investissement des institutions par les familles et en questionne les modalités, lors de ces périodes de transition réelle qui servent de support à la co-construction d’un espace transitionnel.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- BERGER, M. 2000. « Le travail avec les parents », Enfance et Psy, 12, vol. 4, p. 127-133.
- BERGER, M. 1995. Le travail thérapeutique avec la famille, Paris, Dunod.
- DELAGE, M. 2003. « Réflexions préliminaires à une intervention thérapeutique auprès des familles confrontées au traumatisme psychique », Thérapie familiale, 4, vol. 24, p. 417-433.
- DUBOST, M. ; GRIMM, S. 2004. « Les thérapies familiales en institution », Dialogue, n° 166, p. 97-109.
- MICHEL, F. 2006. Le handicap mental : crime ou châtiment, thèse non publiée, soutenue le 15 décembre 2006, Université Paris X Nanterre, sous la direction du prof. D. Cupa.
- OGDEN, T. 2005. « Le tiers analytique : les implications pour la théorie et la technique psychanalytique », Revue française de psychanalyse, 3, vol. 69, p. 751-774.
- PEREZ, F. 2006. « L’équipe éducative comme fratrie imaginaire du handicapé, l’impact des parents en institution », Dialogue, n° 174, p. 39-48.
- TILMANS-OSTYN, E. 1987. « La création de l’espace thérapeutique lors de l’analyse de la demande », Thérapie familiale, 3, vol. 8, p. 229-246.
- WINNICOTT, D.W. 1952. « L’angoisse associée à l’insécurité », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, p. 198-202.
Mots-clés éditeurs : Entretien familial, institution, adolescent, handicap mental
Mise en ligne 18/08/2008
https://doi.org/10.3917/dia.180.0091