Dialogue 2008/2 n° 180

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Article de revue

Réflexions à propos de la problématique du deuil chez les âgés et leur famille

Pages 63 à 72

Notes

  • [1]
    Agonie : subst. fém. Etymol. et hist. : emprunté au grec : µgwni¢a : lutte, dans les jeux puis en général; d’où agitation angoisse, (cf. Bailly) 1. Ca 1160 aigoine« angoisse ». 2 spec. 1559 : « Angoisse du moribond et son dernier combat contre la mort », ref/ www. cnrtl. fr/ etymologie/ agonie
  • [2]
    S. Freud, « Actuelles sur la vie et la mort », « Notre rapport à la mort », OCF XII, 1915b, p. 147.
  • [3]
    D. Anzieu, Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod, 1981.
  • [4]
    M. de M’Uzan, « La bouche de l’inconscient », dans Dernières paroles, Paris, Gallimard, 1994, p. 16.
  • [5]
    D. Brun, L’enfant donné pour mort, Paris, Eshel, 2001, p. 69.
  • [6]
    S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, OCF XIII Paris, Gallimard, 1915, p. 263.
  • [7]
    E. Kübler-Ross, Les derniers instants de la vie, Paris, Labor et Fides, 1975.
  • [8]
    S. Freud, « Actuelles sur la vie et la mort », « Notre rapport à la mort », Paris, OCF XIII, 1915b, p. 146.

1La situation de fin de vie de l’un de leurs parents âgés constitue pour les enfants un moment de remise en question de leurs relations œdipiennes avec leur parent mourant. La possibilité pour les proches d’élaborer leur relation avec leur parent dans ce moment ultime de rencontre que constitue l’agonie dépend de la qualité de ces remaniements.

2Notre réflexion s’intéressera aux divers abords de la fin de vie en ce qui concerne la famille mais aussi le mourant lui-même, plus spécifiquement dans un cadre hospitalier. Dans un second temps, nous en viendrons à nous interroger sur la généralisation de l’utilisation du terme « travail de deuil » tel qu’il est à présent couramment employé.

Un dispositif souple

3Les services hospitaliers sont directement concernés par les problématiques de fin de vie dans la mesure où de nos jours, la majeure partie des décès se déroule à l’hôpital. Le soutien que peuvent procurer dans ces moments les équipes soignantes et/ou le psychologue présent dans le service peut constituer un repère dans ce parcours difficile.

4Le rôle du psychologue est pleinement inscrit au sein de ces équipes : il participe aux réunions pluridisciplinaires, hebdomadaires, où l’on élabore les prises en charges des patients et où l’on partage à propos des difficultés rencontrées. Par ailleurs, il rencontre les patients et les familles, à leur demande. Il peut également être amené à proposer des entretiens pour le patient, sa famille, ou des entretiens familiaux, suivant les nécessités. Ces entretiens peuvent éventuellement avoir lieu dans la chambre du patient.

L’implication des proches durant la période d’agonie

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« J’oignais ma mère. “Je fais la peau de maman”, me dis-je.
C’était un peu avant la fin, tu es le temps, pensais-je, le temps d’avant la fin. J’habitais maintenant avant la mort de ma mère, je regardais ma mère se lever et se coucher tous les jours à mon horizon, avec une admiration boulerversée, je me vivais d’angoisse. »
H. Cixous, Hyperrêve, Paris, Galilée, 2006.

6Nous n’évoquerons pas ici les décès inattendus. Ceux-ci constituent un équivalent d’effraction traumatique pour les proches qui n’ont pu avoir l’occasion de se montrer secourables vis-à-vis de leur parent ou n’ont pas perçu le danger où il se trouvait. Ils peuvent en effet donner lieu à une intense culpabilité dont le plus souvent nous n’avons à traiter que dans un après-coup très largement différé chez les proches. Nous les retrouverons fréquemment évoqués par ceux-ci lorsqu’ils seront eux-mêmes hospitalisés ou à l’occasion du décès ultérieur d’un autre membre de la famille.

7Pour les familles ou les proches la proximité de la mort vient marquer la fin, le terme définitif et inéluctable d’une existence mais également celui d’une relation engagée le plus souvent de longue date. La période d’agonie [1] dont l’étymologie nous permet d’envisager non seulement la dimension de souffrance qui s’y présente, mais encore celle de lutte, condense les sentiments ambivalents des proches.

8Dès 1915, Freud note que le moment où est crainte la perte d’êtres chers provoque : « confusion et paralysie de la capacité d’activité [2] ». Il souligne que : « La loi de l’ambivalence des sentiments aujourd’hui encore domine nos sentiments envers les personnes que nous aimons le plus. » Il poursuit : « D’un côté ces êtres chers sont pour nous une possession intérieure, des parties constituantes de notre propre moi, mais de l’autre, ils sont aussi partiellement des étrangers, voire des ennemis. À nos relations d’amour les plus tendres et les plus intimes est attachée, sauf dans un tout petit nombre de situations, une parcelle d’hostilité capable de susciter notre souhait de mort inconscient. »

9Cette ambivalence de sentiment peut être à l’origine de mouvements contradictoires. De plus, en ces moments, la succession des générations est mise à l’épreuve et doit être remaniée. D’anciennes rivalités œdipiennes peuvent également être réactivées : il n’est pas rare de voir alors un des enfants prendre en charge son parent malade en tenant à l’écart le conjoint.

10Dans certains cas, la représentation d’une fin à venir peut mettre à ce point en péril les capacités psychiques de l’entourage que seul le déni donne la possibilité d’obturer toute émergence angoissante. Parfois, aucun remaniement d’une famille idéalisée, organisée autour d’un père, d’une mère ou d’un époux ne pourra s’élaborer en dehors d’un dispositif où la figure parentale doit demeurer à une place intangible.

11Ce moment peut également remettre en question et en tension les relations fraternelles, réveillant les rivalités et les alliances et contre-alliances anciennes. Suivant l’évolution de chacun, les places dans la fratrie peuvent trouver à s’articuler souplement ou au contraire, donner lieu à des conflits parfois violents. Nous constatons fréquemment que les équipes soignantes peuvent également s’y trouver projetées du fait de leurs identifications inconscientes à l’un ou à l’autre des membres de la famille. Un certain nombre de conflits institutionnels peuvent en résulter. Les travaux de D.Anzieu [3] et de R. Kaës sur les processus d’identification dans les groupes peuvent nous aider à maintenir notre capacité d’élaboration et de prise en charge.

Le projet de fin de vie

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« Ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs. »
J. Cocteau, Les mariés de la Tour Eiffel, Gallimard Folio, 1977.

13Ces remaniements peuvent être soit soutenus, soit rendus plus difficiles par ce que nous nommerons « le projet de fin de vie ». Celui-ci peut avoir été énoncé parfois de longue date par le mourant lui-même.

14En effet, les représentations explicites des modalités d’une mort prévue voire attendue par le patient sont fréquentes, surtout lorsque celui-ci atteint un âge avancé et qu’il a eu l’occasion d’accompagner le décès de parents, de frères ou de sœurs, d’un conjoint, voire même d’un descendant.

15Ainsi, le lieu de la sépulture peut-il être défini longtemps à l’avance, les modalités des obsèques soigneusement définies. Le souhait explicite de ces préparatifs est de ne pas imposer aux proches des démarches pénibles. Il nous semble cependant qu’ils ont également pour effet de maintenir la représentation d’une liberté de choix qui, assumée jusqu’au bout, peut constituer un élément de réassurance. Cette attitude nous semble ressortir d’une lutte contre l’angoisse de castration générée par la passivité ultime que représente la mort. Les circonstances du décès elles-mêmes peuvent faire l’objet de souhaits précis dont l’un des plus fréquemment énoncés est de réunir sa famille autour de soi. Nous avons également souvent rencontré le souhait de « tenir » jusqu’à la date d’un événement familial heureux, comme une naissance ou un mariage ou plus simplement de mourir chez soi dans son lit pendant son sommeil.

16Ces « projets » concernant la fin de vie représentent une tentative pour maintenir jusqu’au bout la maîtrise de sa propre existence. Ils permettent de faire obstacle à l’insupportable castration que nous impose notre propre finitude. En effet ils mettent en jeu jusqu’à la fin l’affirmation d’une autonomie et d’une possibilité de choix et constituent un mécanisme de défense efficace.

17Lorsqu’ils existent, ils sont souvent confiés de manière explicite à l’un ou plusieurs des proches qui se trouvent dès lors investis de la charge particulièrement lourde d’être le porte-parole du patient lorsque celui-ci n’est plus en état de s’exprimer. Cette délégation constitue parfois une rude épreuve pour ceux qui s’en trouvent dépositaires. En effet, elle peut les placer dans un conflit complexe dans le cas où les souhaits du patient, ceux des autres membres de la parentèle et les leurs ne coïncideraient pas.

Si seulement je pouvais encore y être…

18Voici un exemple clinique de ces projets de fin de vie où se joue l’inscription dans la succession des générations et dans la filiation ainsi que l’emprise de l’idée de sa propre finitude.

19Madame I. est une femme de 85 ans qui arrive à l’hôpital en fin de parcours d’une maladie chronique. Elle est née en Algérie où elle s’est mariée. Dans les années soixante, elle a rapatrié et nourri une famille nombreuse après l’assassinat de son mari lors de la guerre. Elle acquiert ainsi une stature d’héroïne qui lui procure une position de régence du clan dont son appartement est le centre névralgique et dont elle persiste à assurer la tutelle malgré son avancée en âge.

20Alors qu’elle est hospitalisée et déchue de fait de cette place, elle me prend à témoin de sa vieillesse, de sa présence persistante et active auprès de ses petits-enfants qu’elle a en partie élevés et dont elle refuse de prendre en compte l’âge actuel. Elle prétend continuer à les traiter comme des bébés, dit leur faire de bons gâteaux. Elle me raconte qu’elle continue à leur donner des fessées « culottes relevées » quand ils ne sont pas sages.

21Elle m’assure de leur affection constante à son égard, puis considère son grand âge et son hospitalisation et me dit envisager sans crainte une mort prochaine. Elle se réfère à sa mère dont elle se souvient qu’elle disait la même chose en la prévenant : « Tu verras quand tu seras vieille. » Elle constate avec plaisir que sa mère avait raison et dit elle-même continuer à retransmettre les mêmes messages à ses filles comme l’avait fait sa propre mère.

22La succession des générations est assurée et elle y tient le rôle de relais entre sa mère et ses filles. C’est elle qui assure le lien entre passé et présent, entre le pays perdu et le pays d’accueil.

23Elle dérape tout à coup, regardant songeuse son ventre ballonné : « Ce serait bien d’avoir un enfant », dit-elle soudain, puis elle ébauche un sourire devant mon air probablement un peu surpris. Sans que j’aie le temps de rien dire, elle annule cette phrase en ajoutant : « Ce n’est rien, une plaisanterie ». Elle enchaîne ensuite joyeusement sur la préfiguration de sa mort et de son enterrement. Ce sera un grand enterrement, tout le monde sera là : elle énumère tous les membres de sa famille qui seront présents ce jour et se figure leur chagrin. Elle se réjouit de compter autant pour eux. Elle ajoute : « Ce que je regrette, c’est de ne pas être tout à fait sûre d’être présente. J’aurais tant aimé les regarder pleurer par un petit trou dans un rideau… ».

24L’entretien se clôt sur ce trait d’humour. Peut-être sa mère lui avait-elle également transmis cette capacité à se représenter son propre avenir ?

25Nous assistons là aux variations successives des identifications de cette patiente : elle se présente tout d’abord comme mère de tous les enfants, mais elle est également fille de sa mère, transmettant les paroles de l’aïeule à ses propres filles. Cette référence tient solidement. Elle ne l’empêche pas de fantasmer une éventuelle capacité à procréer, mais cette évocation semble ressortir davantage de la fantaisie que d’un moment réellement délirant : elle donne ainsi temporairement sens à la déformation de son corps. Nous retrouvons là un signe de relance libidinale, bien décrite par Michel De M’Uzan [4] chez une patiente atteinte d’un cancer terminal. Celle-ci pouvait concevoir sa fin prochaine, tout en maintenant vivace son fantasme d’immortalité. Comme il le souligne : dans ces moments ultimes « la réalité est tour à tour reconnue et rejetée » sans que l’on puisse à proprement parler qualifier ce mouvement de déni. Il suppose que ces oscillations permettent de maintenir intacte la capacité d’investissement du sujet.

Les vœux de mort

26Les situations les plus difficiles à supporter pour tous sont celles d’agonies que l’on peut qualifier d’interminables. Les familles se trouvent alors confrontées à une attente particulièrement éprouvante. Elles vivent simultanément l’anticipation d’un deuil imminent qui est remis en cause par les variations de l’état de santé du parent malade et des espoirs de guérison à nouveau suscités par ces améliorations.

27En effet, nous constatons que ces moments sont rarement inscrits dans un déroulement linéaire. Le patient peut osciller du pire au mieux, en passant par des périodes stables qui peuvent paraître d’autant plus longues et pénibles que les possibilités de communication avec lui s’amenuisent, voire se trouvent réduites à néant. Les équipes soignantes peuvent être alors confrontées à des demandes contradictoires de la part du patient qui à certains énonce clairement son désir de mourir au plus vite alors même qu’il réclame à d’autres des soins et une vigilance constante. Cette ambivalence peut s’exprimer de la même manière vis-à-vis des membres de la famille : certains devenant les confidents des moments de découragement alors que d’autres recueillent les projets et les espoirs de guérison.

28Ces sollicitations paradoxales, ces désirs de vie ou de mort parfois énoncés de manière extrêmement crue, peuvent être difficiles à supporter par les membres de l’entourage, eux-mêmes éprouvés par l’ambivalence de leurs propres investissements.

29Danièle Brun [5] a évoqué cette problématique à propos d’enfants atteints de cancer qui se trouvaient guéris après avoir été, ainsi qu’elle le dit : « donnés pour morts ». Les parents qui ont fait preuve pour eux d’une sollicitude extrême, les plaçant dans un statut d’objet surinvesti et idéalisé, ne parviennent que difficilement par la suite à les resituer dans une place équivalente dans la famille à celles des frères et sœurs pour qui existe un projet de vie. Elle remarque : « D’une manière ou d’une autre, il lui tarde (ici à la mère, mais cette situation se retrouve de manière équivalente chez un enfant ou un conjoint) d’en avoir fini avec la maladie et avec la peur de la mort. »

30Il en va de même pour les familles de nos patients âgés. Certains proches se consacrent à eux avec un dévouement de tous les instants, y sacrifiant tout autre intérêt. Cependant ce dévouement sans bornes ne peut se concevoir que pour une durée limitée et avec un objectif défini, qu’il soit la guérison ou la mort. Ce n’est que dans un terme proche clairement envisagé que cette attitude peut se maintenir sans mettre à mal la relation.

31L’élément le plus difficile à supporter, en effet, est l’attente qui réactive une position d’impuissance totale. Chacun lors du décès d’un proche se trouve non seulement confronté à la perte d’un être cher, mais également à la perspective de sa propre finitude. Rien ne peut être fait de plus pour améliorer la situation. La passivité, l’incapacité à venir en aide et à apporter une réponse au proche malade, peuvent causer chez certaines familles des dérapages dont une des formes est la demande explicite d’euthanasie. Le motif invoqué est de « faire cesser des souffrances inutiles ».

32Comme le souligne D. Brun il s’agit alors surtout de sortir de la passivité, de quitter au lieu de risquer d’être soi-même quitté.

33Cette souffrance psychique est celle de la famille autant que celle du patient, elle est souvent ressentie également par l’équipe soignante qui se trouve exposée à ces vœux de mort parfois exprimés avec une violence et une crudité extrêmes. Ils peuvent mettre à mal leur idéal de soignant ainsi que leurs capacités d’identification aux différents membres de la famille.

Quitter, être quitté

34Lors d’entretiens avec certains proches de patients en fin de vie qui en acceptaient la proposition, nous avons pu leur offrir un moment leur permettant d’évoquer leurs relations avec leur proche, dans leur complexité et leur ambivalence. Ainsi sommes-nous parvenus avec eux au constat que cette séparation, si difficile et si contradictoire fût-elle, si elle ne ressemblait en aucune manière aux projets explicitement évoqués par le patient et aux représentations qu’eux-mêmes s’en faisaient, était dans la droite ligne de leur histoire familiale. Ce sentiment de retrouvailles d’une cohérence avec l’image du parent tel qu’il était auparavant semble offrir aux enfants la possibilité de redonner du sens à l’histoire qui s’achève dans ces moments.

35Ainsi, avons-nous rencontré récemment une fille lors de l’agonie de sa mère qui durait depuis trois mois. Elle était très présente et la veillait sans relâche. Cependant elle n’en pouvait plus et elle me confiait son épuisement, son incompréhension ainsi que la culpabilité qu’elle ressentait.

36Depuis la mort de son époux, sa mère lui avait fait part à plusieurs reprises de son souhait de ne pas subir d’acharnement si elle tombait malade, afin de mourir au plus vite. À présent, il semblait bien à cette fille que, malgré la modération de l’équipe médicale qui lui procurait des soins de confort, « sa mère ne pouvait se décider à mourir », disait-elle accablée.

37Nous lui avons alors proposé d’évoquer avec nous ce qu’il en avait été de la vie de sa mère. Celle-ci, femme de caractère, avait toujours mené sa barque à sa guise. Cependant, après le décès de son mari, elle avait pris l’habitude de solliciter de sa fille une présence constante. Elle ne pouvait notamment plus supporter que celle-ci parte en voyage. Elle-même ne voulait plus se déplacer alors qu’elle en avait encore les capacités.

38Cette fille a pu se remémorer comment, d’aussi loin qu’elle se souvienne, sa mère n’avait jamais supporté aucune séparation. Elle pouvait à présent comprendre ses désirs sans cesse exprimés de trouver une mort rapide comme une demande de ne pas rester seule. Elle s’est finalement représenté le départ définitif que constituait la mort comme une séparation insupportable de plus pour sa mère.

39Elle a pu prendre conscience de ses tiraillements et ne pas se laisser envahir par la culpabilité qu’elle éprouvait alternativement vis-à-vis de sa mère et vis-à-vis de ses enfants, afin de parvenir à rester en contact avec les uns et les autres.

40Ces moments de passage sont souvent l’occasion d’émergence d’une importante culpabilité engendrée par les représentations de haine qui sont alors réactivées. Nous reprendrons volontiers à ce propos le constat de Winnicott : « Devenir parent, c’est survivre à la haine que l’on éprouve par moments pour son enfant. » Ce constat complète les observations de Freud concernant notre ambivalence vis-à-vis de nos proches. La prise en compte et l’accueil de ces divers mouvements peut permettre à ceux-ci de rester présents et secourables dans ces moments délicats qui scellent définitivement une relation. Nous pouvons considérer que cette écoute peut constituer l’étape préliminaire des processus de deuil qui s’engageront par la suite. Nous entrons là dans les moments si particuliers où doit s’effectuer le détachement de la libido vis-à-vis des objets préalablement investis.

41Ainsi, nous pouvons aider à un cheminement où les vœux et les représentations des familles sont ré-élaborés et s’éloignent des demandes explicitement énoncées au départ. En accueillant les différents mouvements de proximité, de fusion, voire d’hostilité exprimée par les proches, nous pouvons leur donner l’occasion de trouver un espace psychique où remettre au travail leurs relations avec leur parent mourant.

Quelques considérations à propos du « travail de deuil »

42Lorsque Freud, en 1915, utilise le terme de « travail de deuil [6] », dans « Deuil et mélancolie », pour désigner ce moment spécifique d’élaboration, il le fait en référence au travail du rêve. On peut rapprocher ce processus de la Durcharbeitung, de la perlaboration, ce qui met en évidence la notion de traversée qui est ainsi à effectuer, et les forces psychiques qui sont investies dans cette dynamique.

43Depuis, à partir des travaux d’E. Kübler-Ross [7] qui est l’une des premières à s’être intéressée dans les années 1970 aux patients mourants, s’est répandue la notion des « stades du deuil », qu’elle a décrits. Ceux-ci sont parallèles aux stades d’acceptation de la mort qu’elle a contribué à discerner. La création en France d’une société de Thanatologie a ensuite permis de poursuivre ces recherches sur la mort et le deuil. M. Hanus, notamment, a beaucoup œuvré à la prise en compte de l’accompagnement des mourants.

44Cependant, comme souvent, ces notions, en devenant d’un usage banal, se sont éloignées de leur contenu originel : « les quatre stades du deuil » sont à présent enseignés dans les instituts paramédicaux et les facultés de médecine. Ils servent également couramment de référence dans le domaine juridique afin de constituer la base d’éventuelles réparations : les familles de victimes, « pour pouvoir bien faire leur deuil », sont supposées devoir exiger l’accomplissement de procédures spécifiques comprenant des dispositifs préétablis et souvent extrêmement stéréotypés.

45En quelques générations, le vide total qui a succédé à des coutumes sociales et religieuses venant scander les moments cruciaux de l’existence (naissance, mariages, deuils) n’a pas été comblé. Une surmédicalisation de tous les instants de la vie occupe à présent cet espace. C’est aux équipes soignantes présentes dans les hôpitaux qu’incombe désormais le rôle de passage qui était auparavant dévolu aux groupes familiaux et sociaux. Cette prépondérance de l’espace médical généralise une nouvelle normativité qui assigne personnellement chaque individu, supposé effectuer un processus psychologique prédéfini et stéréotypé. Celui-ci est alors considéré selon un point de vue « médicopsychologique » et évalué suivant des critères se référant à des caractéristiques définies en termes de « normal » ou « pathologique ». Le risque de dérives normatives inhérent à cet abord est pour le moins préoccupant.

46Ainsi, dans les structures hospitalières, est-il monnaie courante de s’interroger sur la capacité pour un endeuillé à effectuer un « bon travail de deuil ». Celle-ci peut être évaluée à l’aide d’échelles à questions fermées dont le résultat permet d’envisager ou non la prescription d’un médicament. Les manifestations déplacées ou excessives qui peuvent résulter d’un processus de deuil peuvent alors être abrasées. La souffrance qui l’accompagne risque ainsi d’être passée sous silence. Ce mode de prise en charge nous semble relever de l’attitude décrite par Freud (1915) : « Nous avons manifesté la tendance évidente à mettre la mort de côté, à l’éliminer de la vie. Nous avons tenté de la tuer par notre silence [8]. »

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • ANZIEU, D. 1981. Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod.
  • BRUN, D. 2001. L’enfant donné pour mort, Paris, Eshel.
  • CIXOUS, H. 2006. Hyperrêve, Paris, Galilée, « Prière d’insérer ».
  • COCTEAU, J. 1921. Les mariés de la tour Eiffel, Paris, Gallimard Folio, 1977.
  • M’UZAN, M. (de). 1994. « La bouche de l’inconscient », dans Dernières paroles, Paris, Gallimard.
  • FREUD, S. 1915b. « Actuelles sur la vie et la mort », « Notre rapport à la mort », OCF XII.
  • FREUD, S. 1915. « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, OCF XIII, Paris.
  • KUBLER-ROSS, E. 1975. Les derniers instants de la vie, Paris, Labor et Fides.

Notes

  • [1]
    Agonie : subst. fém. Etymol. et hist. : emprunté au grec : µgwni¢a : lutte, dans les jeux puis en général; d’où agitation angoisse, (cf. Bailly) 1. Ca 1160 aigoine« angoisse ». 2 spec. 1559 : « Angoisse du moribond et son dernier combat contre la mort », ref/ www. cnrtl. fr/ etymologie/ agonie
  • [2]
    S. Freud, « Actuelles sur la vie et la mort », « Notre rapport à la mort », OCF XII, 1915b, p. 147.
  • [3]
    D. Anzieu, Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod, 1981.
  • [4]
    M. de M’Uzan, « La bouche de l’inconscient », dans Dernières paroles, Paris, Gallimard, 1994, p. 16.
  • [5]
    D. Brun, L’enfant donné pour mort, Paris, Eshel, 2001, p. 69.
  • [6]
    S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, OCF XIII Paris, Gallimard, 1915, p. 263.
  • [7]
    E. Kübler-Ross, Les derniers instants de la vie, Paris, Labor et Fides, 1975.
  • [8]
    S. Freud, « Actuelles sur la vie et la mort », « Notre rapport à la mort », Paris, OCF XIII, 1915b, p. 146.
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