« Insouciante au pays des merveilles, rêvant devant les jours qui passent, devant les étés qui meurent, emportés à jamais par le courant, lentement au fil de l’eau, la vie qu’est ce donc si ce n’est un rêve ? »
1Que se passe-t-il quand le désir d’enfant est contrecarré par une panne de l’imaginaire ? Quand le symptôme apporté en consultation conjugale par le couple vient obturer toute possibilité de rêver un enfant ?
2Désirer un enfant, l’imaginer à deux, alimenter la rêverie du couple, c’est déjà co-construire cette « psyché de prothèse » qui précède la nidation à un moment donné de deux cellules dans la poche utérine. Poche, enveloppe, rêverie, couple : mots qui s’enracinent dans une autre histoire, qui convoquent dans cet espace de rêverie l’enfant qu’ils ont été, qu’ils auraient voulu être, les parents qu’ils auraient aimés avoir, les parents qu’ils ont eu.
3La grossesse est un rêve. La fantasmatique familiale inconsciente est un rêve. Qu’il soit diurne ou nocturne, le rêve, « cette voie royale de l’inconscient », alimente et enrichit notre humanité.
4La thérapie analytique de couple facilite la circulation fantasmatique entre les conjoints. En repensant au travail engagé avec Anne et Jean, en relisant mes notes je suis repartie à leur rencontre, à la rencontre des sensations que j’avais éprouvées à l’écoute de leurs vécus, en tentant de redonner sens au contenu qui, se déployant dans l’espace de la consultation, a permis à un moment donné de cette histoire thérapeutique l’émergence d’un rêve de grossesse.
5Anne et Jean sont les parents de Paul. Âgés de 30 ans, l’un et l’autre ont connu des violences répétées dans leur enfance. Je les suis depuis trois ans en thérapie de couple quand débute la grossesse. Paul est leur premier enfant.
6Paul a trois semaines quand je fais sa connaissance dans le cadre de la consultation conjugale ; c’est un tout petit bébé avec un petit visage maigrelet, qui disparaît dans sa grenouillère d’hiver. D’emblée, je suis frappée de la vivacité de son regard. Des grands yeux bleus encore plus grands dans ce tout petit visage, me regardent fixement. Vivacité du regard que je qualifierai de vivant. Ses parents souhaitent sa présence dans les séances (problème de garde d’enfant et heure tardive de la consultation). Je me surprends à accepter cette présence comme allant de soi.
7Parler de Paul dès le départ, alors qu’il est question de thérapie de couple peut paraître inapproprié. Ma précipitation à l’accepter dans ce lieu m’a beaucoup questionnée. Une émotionm’habite dans cette première rencontre : la prégnance de l’enfant abîmé est là encore présente. Je la ressens dans la fragilité de ce tout-petit et dans l’angoisse qu’exprime Anne : « Je suis très malhabile avec lui. Je ne sais pas le prendre dans mes bras. J’ai peur de ne pas être une bonne mère. » Pourquoi répondre à une telle demande ? Avais-je des craintes particulières ? Qu’est-ce qui était alors en jeux ? En quoi la présence du bébé dans ce lieu rassurait-elle les parents ? Quel écho cela avait-il en moi ?
8La présence de Paul dans la consultation de couple me pose une énigme. Cette situation aurait pu être l’objet d’une interrogation et faire l’objet d’un choix thérapeutique. Mais cela n’a pas été le cas. Cette situation m’apparaît être plus du côté du passage à l’acte.
9Gérard Bonnet (1991), reliant transfert et symptôme, dit du symptôme qu’il ne structure pas seulement l’individu, il structure aussi la relation à l’autre. Par conséquent, dit-il, il structure aussi le transfert. Analysant ces deux composantes particulièrement dans la névrose de transfert, il souligne le risque de la duplicité du transfert et constate que ce dernier « démarre toujours sur une connivence, une complicité inconsciente, un contrat derrière le contrat dans le sens d’une certaine duplicité mutuelle ». Cette idée de contrat derrière le contrat me fait rebondir sur le symptôme, l’enfant violenté, qui fait aussi référence à une situation qui m’est proche, et qui surgit dans l’après-coup, au fil de ce travail d’écriture.
10Avant tout transfert, il y a, nous dit Gérard Bonnet, du contre-transfert dans l’air… « Le phénomène transférentiel naît d’une rencontre entre deux possibilités imprévues de répétition. » L’enfant battu, malmené, mal aimé, amené comme symptôme par ce couple va avoir une résonance particulière en moi, sans que j’en aie eu véritablement conscience.
11C’est cette situation spéculaire que je vais tenter d’analyser, notamment dans mes mouvements contre-transférentiels.
Anamnèse
12Anne est la deuxième d’une famille de deux enfants. Sa sœur aînée a un an et demi de plus qu’elle. Toutes deux battues dès leur plus tendre enfance, par un père souvent imbibé d’alcool, qui se suicide, leur mère se remarie avec un homme tout aussi violent qui continuera à exercer cette violence sur les enfants et sur sa femme. Ce sont les filles qui très tôt protègent leur mère. Une mère identifiée à l’enfant battue, qui pleure en silence. Anne et sa sœur se protègent mutuellement des agressions physiques.
13Le grand-père paternel est très investi par Anne. C’est une figure masculine qui lui sert de référence et elle dira souvent qu’elle voudrait que Jean lui ressemble. Les figures féminines sont dépressives (sa mère), ou absentes (elle parle très peu de sa grand-mère). Sa sœur proche d’elle est présentée comme son double, qui l’aide à faire face à l’adversité.
14Jean est l’aîné d’une famille de deux garçons. Il évoque les violences qui existaient dans le couple parental et dont il a été témoin… Il se souvient de son impuissance et de la haine qu’il ressentait à ce moment-là pour ce père qui par ailleurs porte sur lui un regard méprisant : il ne fait pas les études scientifiques que son père souhaitait pour lui. La blessure narcissique est là, toujours présente. Alors que son frère s’oppose violemment à ce père méprisant, c’est dans la fuite, dit-il, qu’il s’opposera à sa façon.
15Sa mère fait plusieurs tentatives de suicide. Comme Anne, c’est lui qui prend en charge sa mère. Son père est le plus souvent absent.
16Le couple se rencontre chez des amis. C’est la gentillesse et la douceur de Jean qui séduit Anne. C’est son air de petite fille apeurée qui l’attire.
Objet de la consultation
17C’est un geste de Jean vécu comme violent par Anne qui les amène à consulter. Elle le vit sur un mode catastrophique et refuse à partir de là toute relation sexuelle. Toute tentative de Jean pour lui manifester sa tendresse est repoussée avec force. C’est la première fois que Jean manifeste son agacement de cette façon.
18La violence verbale fait de plus en plus son apparition entre eux. Elle devient difficilement contrôlable. L’idée de séparation les a souvent habités, mais elle est apparue insupportable à l’un et à l’autre. Ils craignent d’être entraînés dans une escalade de la violence. Ils expriment en même temps le souhait d’avoir un enfant.
Début de la thérapie
19Les premiers entretiens se déroulent sur un mode bien particulier : pendant plusieurs semaines, Anne reste enveloppée dans un grand manteau noir qu’elle ne quitte pas. Elle ne me serre pas la main, fuit mon regard, prend très occasionnellement la parole. Comme si elle voulait se protéger d’un danger extérieur.
20Le manteau m’apparaît constituer une enveloppe protectrice dans laquelle elle se love. Cette attitude régressive va se manifester également au niveau de la voix : le ton est celui d’une petite fille. L’attitude d’Anne me fait vivre des sensations fortes du côté du refus de contact. Elle me met à distance et en même temps me présente Jean comme seul interlocuteur possible. Mon regard l’accompagnera, comme pour offrir une enveloppe visuelle que j’imagine avoir été manquante. C’est comme si elle recréait autour d’elle avec ce long manteau noir une double peau nécessaire à sa protection.
21Jean se présente comme un parent protecteur. C’est lui qui prend le plus souvent la parole c’est aussi lui qui amène l’histoire d’Anne : c’est elle qui a des problèmes. Jean en parle comme un parent qui viendrait parler de son enfant souffrant, qui fait des progrès au fil des entretiens. Il m’informe à chaque début d’entretien des progrès qu’il constate chez sa femme.
22Cette répétition d’une séance sur l’autre finit par attirer mon attention. Que vient-elle signifier ? Défense contre le parent trop intrusif que le thérapeute représente ? J’ai l’impression que se rejoue devant moi une autre histoire qui se réactualise dans cet espace où émerge une imago parentale archaïque, toute-puissante. L’enfant cassé, abîmé est là présent.
23Jean ne dit rien de sa propre histoire. Je soutiens cette place qui m’apparaît importante pour l’économie psychique du couple. N’est-ce pas la faillite de cette place qui a entraîné la consultation ? Jean attendu par Anne à la place du grand-père, mais aussi de la sœur, ce double gémellaire ?
24Le geste violent venant réactualiser une histoire infantile traumatique liée pour Anne à la maltraitance parentale, en écho du reste avec celle de Jean. Je m’interroge sur un travail possible ou non avec eux. Jean a-t-il exercé une pression sur Anne pour qu’elle vienne consulter ? Je leur propose néanmoins de les suivre à raison d’une séance tous les quinze jours. C’est le rythme qui sera conservé jusqu’à la fin du suivi. Trop de proximité fait peur à Anne. Jean demande un entretienpar semaine; c’est la question de la bonne distance à trouver si caractéristique des couples à transaction narcissique.
25L’attitude corporelle évolue : le manteau noir glisse sur les jambes d’Anne, puis découvre ses épaules. Il finira par atterrir sur une chaise. Jean s’enfonce sur son siège, les jambes allongées. Les corps se détendent. Un espace géographique vient signifier la nécessaire distance à prendre en même temps que chacun s’affermit dans sa position. Je souligne volontairement ces mouvements car ils me semblent participer d’une angoisse de départ très présente. Les corps parleraient à la place d’un indéfinissable. « L’angoisse est définie comme une peur sans objet où comme la réaction à un objet inconnu, invérifiable, l’autre du transfert constitue d’emblée un objet de ce type », souligne Gérard Bonnet. Résurgence d’angoisse infantile, où prédomine une imago parentale terrifiante projetée sur le thérapeute. Un des fantasmes qu’Anne exprimera un peu plus loin dans la thérapieest le souhait de se blottir très fort contre Jean et de rentrer dans lui. Jean rajoute « ne faire qu’un et qu’on ait la même carapace ». Ce qui renvoie à la fragilité du pare-excitation.
26Dans L’enfant cassé, Catherine Bonnet (1999) s’interroge sur les effets de traumatismes répétés pour une meilleure compréhension de la souffrance psychique des enfants maltraités : « Le traumatisme psychique est une expérience aiguë d’effraction et de débordement des défenses du Moi Le trauma serait l’impensable, l’indicible, l’irreprésentable ou la traversée sauvage du fantasme. »
27Progressivement Anne se manifestera avec plus d’acuité. Le ton change. Elle apparaît au fil des entretiens plus sûre d’elle, parle en son nom. Pendant plusieurs séances elle apportera cette violence dont elle a été l’objet, dont elle ne garde aucune trace mnésique, si ce n’est une partie de son corps abîmé encore aujourd’hui et qu’elle hésite à faire opérer, comme si elle ne pouvait pas faire disparaître les seules traces visibles qui la relient à ce passé et qui du même coup fait lien avec son père. Elle se sert de la consultation conjugale pour tenter de se réapproprier l’histoire de ses origines.
28Gérard Bonnet (1991) souligne que la régression (qui équivaut à un réinvestissement d’une situation antérieure) témoigne d’une fixation à une satisfaction imaginaire, bien souvent oubliée et qui constitue un pôle d’attraction absolument irrésistible. C’est le surinvestissement du traumatisme qui rend les traces infiniment désirables.
29Jesuisquestionnéepar ces scènes répétitives, Anne utilise de multiples facettes (son métier la met en contact avec des enfants victimes de sévices) pour envahir la consultation conjugale. La tentative de séduction à mon encontre semble vouloir être mise en place pour évincer un mari « qui fait tout bien ». Mais sans doute une autre dimension était à l’œuvre : ma fascination pour l’enfant maltraité. Fascination où pointaient des mouvements d’agacement. Cet agacement devant ces répétitions ne tiennent-elles pas au fait qu’elles me réduisent parfois à une certaine impuissance ? Au fond, je me surprends à avoir envie de lui donner une fessée. Terme bien anodin et tellement incongru au regard des violences dont elle a été l’objet ! Mais n’est-ce pas aussi l’équivalent du geste violent du mari ! Elle me fait vivre ce qu’elle lui fait vivre.
30Jean a maintenant du mal à prendre la parole. Malgré mes interventions, Anne impose son récit et en accentue le côté dramatique.
Mouvement dépressif et émergence de mouvements d’autonomisation
31Jean se rend compte que parler de lui est difficile. C’est comme s’il était coupé de ses émotions. D’ailleurs il fait tout pour que tout aille bien. Être le fils parfait que son père attendait de lui, comme il a voulu être le mari parfait.
32L’un et l’autre s’interrogent sur leur volonté poussée à l’extrême de tout faire parfaitement, de vouloir être un couple parfait, pour tenter sans doute de contenir la violence qui les renvoie au couple parental : « C’est épuisant, dit Anne. »
33Couple parental souffrant et défaillant chez l’un et chez l’autre. Pour Anne, c’est grâce à son grand-père maternel qu’elle a pu grandir en échappant en partie avec sa sœur aux scènes de violence répétitives. L’absence de père structurant a été sans doute compensée par la présence grand-parentale. Mais cela se fait dans une inversion des générations, le grand-père prenant la place du père. Un grand-père tout-puissant doté de toutes les qualités. On peut ici se référer à la filiation narcissique, théorisée par Jean Guyotat.
34Pour Jean, son père est ressenti comme destructeur, intrusif, l’attaquant « dans tout ce qu’il met en place pour devenir un homme ».
35Anne s’autorise à laisser aller les choses dans la maison, qui progressivement va se dégrader. Elle amorce un mouvement dépressif et se réfugie dans une boulimie qui dérange Jean. Il n’aime pas les corps de femme trop enveloppés. Anne associe avec femme enceinte. C’est impossible pour le moment. Ce ne le sera peut être jamais, dit-elle. Elle a trop peur de faire comme son père, de battre son enfant, de ne pas pouvoir s’en occuper. Elle rêve d’enfant mort. Anne n’est pas en mesure de fantasmer l’enfant imaginaire qu’elle souhaite avoir.
36Elle attend de Jean qu’il continue à jouer le même rôle auprès d’elle, qu’il la supplée dans la maison. « Il sait si bien faire les choses. » Jean n’est pas de cet avis. Pour lui aussi, c’est lourd. Il ne veut pas être seul dans cette affaire. Quand elle évoque la situation sous cet angle, il a l’impression d’être envahi et d’étouffer sous la charge. Anne occupant tout son espace psychique par ses demandes incessantes de prise en charge lui donne l’impression d’être dévoré littéralement. Identifié au père accusateur de son enfance, il sermonne sévèrement Anne. Qui suis-je à ce moment-là : l’autre du couple parental qui acquiesce silencieusement ? Qui renvoie aux mères dépressives ? Vais-je moi aussi me laisser entraîner par cette vague dépressive en identification aux mères abandonnantes ?
37Les séances suivantes sont chargées d’une agressivité qui m’est souvent destinée. Attaquer la mère que je représente c’est aussi s’assurer ou non de sa capacité à ne pas se laisser détruire. Un mal-être se dégage de ces séances, palpables. Je me sens moi-même parfois épuisée, à la fin des séances, comme si j’avais porté le poids de leur lutte interne pour se dégager d’un lien fusionnel mortifère où prédomine le fantasme de l’enfant mort.
38Je ferai référence à ce que Gérard Bonnet a théorisé au sujet de la dimension spéculaire dans la relation analytique. Rappelant que toute relation transférentielle procède de la relation en miroir, il s’attarde plus particulièrement sur la situation de l’analyste quand l’une des particularités de sa problématique s’inscrit en miroir à celle de son patient. Il souligne que cette relation en miroir plonge bien au-delà de ses aspects manifestes, et qu’elle relève de l’inconscient. « Le transfert en miroir, dit-il, peut devenir catastrophique lorsqu’il fige l’analyste dans une image qu’il ne peut supporter parce qu’il constitue pour lui un double mortifère. La seule issue qui s’offre à lui, c’est aller jusqu’au bout de la logique spéculaire qu’il a mise en place, en se demandant pourquoi il s’y trouve mal. » Ce passage de la thérapie me semble appartenir à ce mal être qui m’habitait et que je peux situer aujourd’hui comme appartenant en ce qui me concerne à un travail de dégagement d’une situation mortifère où l’enfant battu avait une place prédominante, fantasme partagé avec le couple.
39Anne va mal, Jean n’est plus le frère protecteur qu’elle lui demande d’être. Anne, bébé battu, abîmé, cassé, resurgit avec forces détails, d’une façon récurrente. Cela devient insupportable pour Jean. Anne impose à Jean une histoire d’enfant malmenée qui va à son acmé. Cela le renvoie à sa propre histoire.
40Dans une séance il dira que c’est la première fois qu’il entend des choses pareilles. « Jusqu’à maintenant, dans la consultation, cela ne me touchait pas vraiment. » La position parentale exercée jusque-là auprès d’Anne lui servant de protection. Mais aussi sans doute parce qu’il maintenait très à distance tout son ressenti émotionnel et aussi sa propre violence dont il n’avait pas conscience. Il s’interroge sur cette place qui lui est assignée depuis toujours. Il ne peut plus entendre une telle violence. Cette violence c’est sa mère et ses tentatives de suicide. La violence, il a l’impression de toujours l’avoir connue. Peut-il rejoindre le bébé non désiré qu’il pense avoir été ? Il dira qu’il a été une erreur de ses parents. Dans un grand mouvement de culpabilité Anne dit son intérêt pour le mal-être qu’exprime Jean. Anne peut-elle se décentrer de son omnipotence narcissique pour entendre la souffrance de Jean ? Cela ne risque-t-il pas de la mettre trop en danger ?
41J’ai du mal à imaginer le petit garçon qu’il a été. Il évoque un univers immobile, sans âme, comme la mort, dit-il. Il est renvoyé le plus souvent à sa solitude ou à sa charge de frère aîné. Il garde très peu de trace de son enfance Ils associent avec la violence dans le couple. Anne se rend compte qu’elle fait tout pour déclencher chez Jean une violence en retour. Sa seule façon d’échapper, dit-il, à la provocation c’est de s’éloigner.
42Elle pensait qu’elle était guérie. Mais tout remonte à la surface. Elle décide de reprendre une thérapie. C’est un moment important de la thérapie de couple notamment par la culpabilité que je ressens à ce moment-là. N’avais-je pas à mon insu voulu réparer l’enfant cassé en elle en écho à une autre histoire qui m’était personnelle ! La mise en place de cet autre lieu thérapeutique va progressivement permettre une re-centration sur le couple.
Reprise de la sexualité comme espace transitionnel et remobilisation de la capacité à rêver
43La sexualité revient progressivement sur le devant de la scène. Il y a un avant et un après. L’avant, c’est avant le geste fatal. Ils évoquent une sexualité sans problème qui ne fait pas vraiment référence à une organisation œdipienne. Il y a quelque chose de très convenu dans ce qu’ils disent.
44Anne exprimera un peu plus tard sa difficulté à vivre sa sexualité. Elle se coupe de son corps, l’isole des sensations précédant l’orgasme. « Tout est dans ma tête », dit-elle. Jean constate que la séduction manque au rendez-vous entre eux. Peut-être parce qu’ils sont trop proches. Il a parfois l’impression d’être comme frère et sœur.
45Elle a besoin de toute une atmosphère pour faire l’amour. Lumière tamisée sous fond sonore. Cette mise en scène semble leur convenir à tous les deux. Une façon de retrouver un espace clos rassurant. S’éloigne le fantasme de scène primitive où domine la violence.
46Progressivement, Anne dit habiter son corps différemment, prendre plus de plaisir avec lui, notamment dans la rencontre du miroir. Elle se sent devenir femme. La relation de couple s’érotise, sans que cela soit vécu comme une menace. Je suis témoin de ce long réapprentissage de l’approche des corps, d’une tendresse retrouvée, d’un érotisme partagé. Anne change de couleur de cheveux. Elle arbore un auburn aux nuances cuivrées (je retrouve ma couleur de cheveux !), puis s’attarde sur un blond plus cendrée, couleur préférée de sa mère. De même, dans l’appartement qu’ils sont en train de refaire, elle se sent mieux dans certaines pièces parce que les couleurs lui rappellent celle de son enfance, sa mère attachait une attention toute particulière à l’harmonie des lieux. L’habitat maternel peut être aussi en capacité d’être bon, de procurer du plaisir ! La possible identification à la mère est passée par une identification à la thérapeute.
47Ils reparlent de bébé. Va se déployer alors tout un imaginaire sur l’enfant qu’ils souhaitent avoir. Veulent-ils un garçon, une fille ? De quelle façon ils l’élèveront. Des questions autour de qu’est-ce que c’est qu’être père et mère émergent. Quelque chose du côté de l’ouverture vers l’extérieur, vers la capacité de se projeter dans l’avenir se met en place. Est-il possible de devenir parents à son tour ? Alors que leurs propres parents ont été si défaillants ?
48Défaillance qui semble évoluer vers une réhabilitation du père d’Anne qu’elle commence à voir sous un autre angle. Elle prend en compte l’enfant maltraité qu’il a été. Jean parle de reprendre contact avec une sœur de sa mère. Il avait coupé tout contact avec les membres de sa famille depuis que son père avait prononcé une phrase terrible à allure prophétique au téléphone. Le temps de la grossesse va être vécu le plus souvent sur un mode angoissé par le couple. Les imagos parentales resurgiront avec force. Imagos persécutrices, toutes-puissantes. Jean tentera de maîtriser des angoisses de rapt d’enfant en consultant un avocat pour mieux connaître leurs droits de parents.
49Catherine Bonnet souligne que l’expérience de la grossesse vient réactiver les expériences psycho-traumatiques vécues dans le passé de la mère. « L’amour des parents pour leur enfant n’est rien d’autre que leur narcissisme qui vient de renaître », nous dit S. Freud. Encore faut-il que ce narcissisme soit suffisamment consolidé pour s’ouvrir à une relation d’objet ! André Green parle du désir de l’un avec effacement du désir de l’autre quand précisément la sexualisation du Moi a pour effet de transformer le désir pour l’objet en désir pour le Moi.
50Comment s’aimer soi même quand la contenance psychique des parents n’a pas été suffisamment au rendez-vous ? Des doutes de cet ordre sont apparus tout au long de la grossesse.
Conclusion
51Le geste violent apparaît inaugural dans la vie du couple un peu comme un arrêt sur image qui concentre à lui seul la problématique du couple. Anne et Jean sont venus pour que je puisse dans un premier temps guérir Anne de sa béance narcissique, pour qu’elle puisse devenir cette mère parfaite que l’un et l’autre attendait. La bonne santé apparente de Jean cachait une incapacité à exprimer la souffrance qui était la sienne.
52La référence à ma propre histoire qui surgit dès l’instauration du prétransfert, si elle permet une fusion pré-transférentielle nécessaire inaugurale du lien thérapeutique (Eiguer, 1987) aurait pu entraîner par son intensité une rupture dans le traitement. Gérard Bonnet évoque cette possibilité dans la relation en miroir du transfert. Ici on peut évoquer une situation spéculaire qui, me semble-t-il, s’est résolue par la mise en place d’un pôle thérapeutique extérieur à la thérapie de couple, et d’un travail personnel de supervision. J’ai été très sollicitée dans mes mouvements contre-transférentiels du côté du maternel réparateur de l’enfant cassé, au moins dans un premier temps de la thérapie, l’enfant cassé étant très présent aux deux niveaux de génération. Mais peut-on d’ailleurs parler de différence de génération ?
53Le temps d’accompagnement de la grossesse a mobilisé en moi des capacités de contenance et de transformations d’éléments Béta (en référence à Bion). J’ai soutenu et sollicité les capacités de rêverie du couple toute les fois où elles se manifestaient. Anne a bénéficié par ailleurs d’un suivi thérapeutique plus proche. Pour finir je m’interrogerai sur ce souhait de garder Jean dans la consultation, comme si j’avais passé avec les parents un pacte implicite (non analysé) pour continuer après la naissance ce travail de contenance psychique indispensable.
54Et dans l’après-coup, je me demande si un autre élément ne jouait pas d’une façon beaucoup plus prégnante, à mon insu. Je ferai référence au noyau d’indifférenciation primaire dont la destination est d’être déposé chez l’autre, actif dans la composition de tous les groupes et particulièrement du groupe familial ; qui permet d’entrer en résonance affective, fantasmatique, inconsciente, spontanée et immédiate avec les autres psychismes (Ruffiot, 1984).
55La présence du bébé dans les séances permettait de retrouver l’illusion groupale du début, et de différer ainsi la séparation d’avec cette nouvelle entité familiale. Comme thérapeute, dans une dimension transféro/contre~transférentielle, j’étais partie prenante de cette construction inconsciente. Sans doute, étais-je identifiée à ce moment là à une imago grand-parentale.
56On peut dire que la dimension de re-narcissisation a été très importante pour ce couple qui a pu progressivement investir leur place de « bons parents ».
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- BONNET, C. 1999. L’enfant cassé, l’inceste et la pédophilie, Paris, Albin Michel, p. 117-123.
- BONNET, G. 1991. Le transfert dans la clinique psychanalytique, Paris, PUF, p. 34-47.
- BUTLER, A. (de). 1996. « Le contre transfert dans la thérapie de couple : de son aspect défensif à son aspect thérapeutique », Dialogue, n° 138, p. 3-17.
- EIGUER, A. 1987. « Les deux strates du transfert et du contre-transfert », Dialogue, n°95, p.20-22.
- GUYOTAT, J. 1980. Mort/naissance et filiation, Paris, Masson.
- GUYOTAT, J. 1984. « Le lien d’alliance, la psychanalyse et la thérapie de couple », dans La thérapie psychanalytique du couple, Paris, Dunod, p. 80-81.
- RUFFIOT, A. 1984. « Le couple et l’amour de l’originaire au groupal », dans La thérapie psychanalytique du couple, Paris, Dunod.
Mots-clés éditeurs : transfert, contre-transfert, enfant, Couple, symptôme, transfert en miroir
Mise en ligne 01/04/2008
https://doi.org/10.3917/dia.178.0095