Dialogue 2007/2 n° 176

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Article de revue

Les non-demandes et le praticien

Pages 37 à 49

1Bien que ce numéro de Dialogue porte sur « les demandes éducatives dans la relation thérapeutique », il m’est apparu que le praticien pouvait être sollicité pour des non-demandes, des demandes injonctives émanant d’un tiers ou des demandes à visée non thérapeutique. Pour illustrer ce paradoxe, j’exposerai un travail en « chantier » dans un Groupe d’analyse de pratiques professionnelles ( GAP ) avec des éducateurs en formation. Je les rencontre à la demande de l’institut dans le cadre d’une séquence intitulée « Méthodologie professionnelle » qui prévoit des « ateliers centrés sur l’élaboration de situations vécues par les étudiants dans les stages et lieux professionnels ». Il s’agit de découvrir comment peuvent se croiser « savoirs d’expérience » et « savoirs théoriques ».

2J’ai choisi de présenter ce travail en raison du paradoxe soulevé : comment travailler avec un Groupe d’analyse de pratiques qui n’a pas de demande d’analyse de pratiques ? Ce paradoxe rejoint celui que les éducateurs rencontrent sur le « terrain » : comment effectuer un travail éducatif avec une famille quand celle-ci n’exprime pas de demande éducative ? Cela revient à poser une double question : comment faire avec une non-demande et comment croiser expérience et théorie ? Cela en appelle une troisième : comment faire avec une non-demande dans une relation non thérapeutique ?

Préambule

3Dans la préface à la première édition du livre d’August Aichhorn (1925, p. 7), Jeunesse à l’abandon, retraduit en 2000 sous le titre Jeunes en souffrance, Freud commence ainsi : « De toutes les applications de la psychanalyse, aucune n’a suscité autant d’intérêt, éveillé autant d’espoir et, par conséquent, attiré autant de collaborateurs compétents, que son application à la pratique et à la théorie des enfants. […] Personnellement, je n’ai pris qu’une part bien modeste à cette application de la psychanalyse. J’avais fait mien très tôt le bon mot qui veut qu’il y ait trois métiers impossibles – éduquer, soigner, gouverner –, et j’étais suffisamment sollicité par la deuxième de ces tâches. […] Si l’éducateur a appris la psychanalyse en l’expérimentant sur sa propre personne et s’il se trouve en situation de l’employer dans des cas limites et mixtes pour étayer son travail, il faut de toute évidence lui autoriser l’exercice libre de l’analyse, et non vouloir l’en empêcher pour des motifs qui ne relèveraient que de l’étroitesse d’esprit. »

4Dans l’ouvrage collectif Travail social et psychanalyse, Claude Sibony (2005, p. 115) précise les différences entre régulation d’équipe, supervision, analyse des pratiques. Il nomme régulation « la capacité d’un groupe de professionnels à travailler ensemble », supervision « l’analyse de situations cliniques », analyse des pratiques la demande institutionnelle s’attachant à « l’ensemble des pratiques soignantes ou éducatives ». Les demandes des équipes ou des institutions concernant ces interventions s’adressent à des praticiens d’origines diverses : psychosociologues, systémiciens, analystes de groupe d’inspiration psychanalytique.

5Dans un article du numéro 166 de Dialogue intitulé « La supervision en thérapie de couple », Annie de Butler utilise alternativement les termes analyse de pratique ou supervision pour qualifier le travail d’analyse des situations cliniques rencontrées.

6Le cadre des trois approches est différent et correspond à des demandes d’interventions différentes, néanmoins chacune des pratiques met en jeu l’institutionnel, le groupal et l’individuel. C’est l’articulation entre ces trois champs et leurs résonances que l’intervenant met en travail.

Groupe d’analyse des pratiques ( GAP ) avec des éducateurs en formation

7Se parler dans un cadre prévu par une institution et risquer une parole produit des effets. L’expérience de psychanalyse révèle que quelque chose de soi, venant à notre insu, peut échapper. Cela ouvre sur un savoir dont on ne sait pas être porteur, comme on ouvre un livre dont on ne connaît pas le texte. Cependant, cette « ouverture » peut troubler et inquiéter celui qui ne l’a pas sollicitée.

8Le GAP est constitué d’éducateurs que je rencontre dans leur Institut de formation deux demi-journées par mois pendant un an. La formation, conçue dans une alternance théorie/pratique, comprend une partie « enseignement » à l’école et une partie stage sur le « terrain ». Cette alternance crée un mouvement et favorise une pensée sur la pratique. Cela évoque l’étape grâce à laquelle, par la symbolisation de l’absence (l’étape du « Fort-Da » de Freud), l’enfant ébauche une pensée et accède au statut de sujet.

9Il s’agit pour les éducateurs en formation d’une naissance « professionnelle » à l’instar de la naissance symbolique de l’enfant de dix-huit mois jouant avec la bobine qu’il éloigne et rapproche : pensant la séparation, il panse la béance et devient un sujet distinct de l’autre.

10Les étudiants acquièrent un savoir théorique à l’école et un savoir d’expérience sur le terrain. Le GAP lie théorie et pratique pour donner forme à une attitude professionnelle. Cela se fait par une transmission dont le terme « atelier » rend compte : c’est un lieu où travaillent des ouvriers ou des artistes.

11La « matière » travaillée dans l’atelier concerne la relation à l’autre. Le groupe est le « matériau » où s’éprouve l’expérience subjective de cette relation à l’autre. La situation relatée par un étudiant provoque des réactions, suscite l’expression par chacun de son ressenti, fait l’objet d’une élaboration commune. Ce qui se passe à l’intérieur du groupe est une « production », une création générée par l’exposé de la situation telle qu’elle a été vécue dans la réalité, sur le terrain de stage. Cela permet de faire des liens entre les effets de la situation réelle sur l’entourage et les effets produits sur les participants dans le groupe. La situation est en quelque sorte « rejouée » dans l’espace du GAP par les éducateurs en formation.

12Le déroulement est le suivant : dans un premier temps, un participant expose une situation. Les autres écoutent sans intervenir. Dans un deuxième temps, le groupe reformule ce qui a été exposé, dégage la problématique et ce qu’il a compris de la demande. Dans un troisième temps, celui qui a apporté le cas réagit et reformule à son tour sa compréhension à partir de l’éclairage du groupe. Enfin, c’est le temps de la confrontation entre les différents points de vue.

13Sensibles aux silences, aux ruptures ou aux accélérations de la parole du narrateur, nous prenons la mesure de l’implicite. C’est toujours dans l’aprèscoup, et avec les autres, que se construit le sens.

14Dans son livre D’un impossible à l’autre, Maud Mannoni (1982, p. 35) écrit : « Dans toute exposition […] une part d’obscurité est toujours inévitable, et d’autres mettront en lumière ce qui est resté occulté. »

15Lors d’un exposé oral, le sujet court le risque de voir sa parole déformée. La reformulation est nécessaire pour retrouver sa propre pensée non transformée par le filtre de l’autre. L’intervenant est modulateur des séances et modérateur des propos dont il nuance la crudité qui peut générer de l’anxiété face aux anamorphoses réfléchies par l’autre.

16Par sa position tierce, l’intervenant évoque ce que Maud Mannoni dit de la fonction de l’analyste dans son travail avec les enfants : « C’est d’apporter par la verbalisation d’une situation, la symbolisation d’une relation affective. À partir de là, quelque chose a chance de se déclencher chez l’enfant au niveau d’un appel. » À l’instar de celle de l’analyste, l’intervention en GAP, « lorsqu’elle est opérante, déloge en effet […] de sa position de repli dans une réalité inamovible ».

17L’appel dont parle M. Mannoni invite au réveil et à une mise en mouvement là où les situations traumatiques paralysent le mouvement du corps et anesthésient la pensée. Le groupe, par ses fonctions d’étayage du Moi et de contenant des émotions, engendre des forces et mobilise un travail ouvrant sur une explicitation et une mise en sens, dans la double acception de ce mot : orientation et signification.

Vignette clinique

18Jasper est en stage dans le service d’investigations, d’orientation et d’enquêtes sociales d’une association juive. Avant de nous présenter la situation dont il va être question, il nous fait part du climat militant, des tensions et du conflit de l’équipe unie contre le chef de service. Sa tâche consiste en une évaluation sociale, administrative et psychologique des parents et des enfants suite à une mesure judiciaire.

19Jasper expose au groupe l’entretien qu’il a eu avec un père, après un appel au « 119 » émanant de la directrice du camp scout où se trouvent ses enfants de 7 et 4 ans. Elle téléphone aux parents afin qu’ils viennent chercher l’aîné car il fugue. Monsieur souhaite lui parler : lui seul peut le raisonner puisqu’il est le père. L’enfant, terrifié à la perspective de retourner chez lui, devient prostré. Par degré, il révèle que son père le bat. La directrice fait un signalement au procureur mais la mère cache la convocation et nie la violence face à l’inspecteur de l’Aide sociale à l’enfance. Les parents sont convoqués au Parquet où l’affaire est transférée : une procédure est alors engagée à l’encontre de Monsieur pour maltraitance envers ses enfants. Une enquête de police antérieure, consécutive à un rapport du centre médico-psycho-pédagogique, des centres de loisir et de vacances dénonce des enfants inhibés ou instables.

20Jasper relate la rencontre avec le père. « J’ai vu que mon dossier ne relevait que du stagiaire », déclare Monsieur à Jasper en guise de présentation. Celui qui n’est « que » stagiaire ne se « démonte » pas et explique aux parents la manière dont ils vont travailler ensemble. « La mère a compris, elle a vraiment peur », dit-il. Il explicite le cadre de l’entretien et rappelle les termes de l’ordonnance éducative aux fins d’investigation, d’accueil éducatif en milieu ouvert, et de placement des enfants.

21Le père s’emporte disant que non, ce n’est pas vrai, les travailleurs sociaux n’ont rien compris, lui a des diplômes, les éducateurs ont un complexe d’infériorité par rapport à lui et sa femme qui gèrent le cabinet comptable qu’ils ont créé.

22Jasper explique au groupe qu’« il laisse Monsieur débiter car il est dans le déni de ses actes autant que des conséquences, mesures et outils ».

23Ainsi, lorsqu’on évoque la cicatrice autour des yeux de son fils, Monsieur remarque : « C’est une erreur, il s’est blessé. » Lorsqu’il les raccompagne, Madame confie à Jasper : « Vous savez, on en a quatre », ce que Jasper entend comme l’expression de la difficulté de Madame au sujet de l’éducation des enfants.

24Ce qui le marque au cours de cet entretien, c’est la façon dont « le père dicte à chacun sa place : quand Madame veut parler, il lève la main sans la regarder ». Jasper esquisse devant nous ce geste évocateur d’un dictateur face à la foule. Il ajoute : « Elle se tait aussitôt. »

25Pendant le récit de Jasper, le groupe ne peut s’empêcher de réagir par des mimiques. Il ne peut faire silence et contenir son ressenti qui doit ouvrir à la reformulation et à l’analyse afin que s’élabore une réflexion sur le cas.

26Après le récit, le groupe ne peut métaboliser ses émotions, les transformer en mots pour essayer de penser la situation. Les affects du groupe explosent en une suite de flèches lancées contre le père et que je résume ainsi : « On n’a pas le droit de régner sur sa vie. De quels droits on s’impose dans l’éducation de ses enfants ? Il dirige. Il a le pouvoir. Il est dans la toute puissance et le totalitarisme. »

Analyse

27Jasper évoque sept années passées à l’étranger « dans l’humanitaire » et son désir de rejoindre le champ social. Ses attentes, à travers cette formation de travailleur social, portent sur le souhait de « profiter des expériences des autres » et de « trouver une voie de construction personnelle et professionnelle. » Surveillant d’internat pour gagner sa vie, il nous fait part d’un sentiment selon lequel « les parents sous-traitent l’éducation de leurs enfants auprès des éducateurs. »

28La situation concerne un père stigmatisé comme « tout puissant » et le groupe, à la suite de Jasper, cherche une « réponse » éducative suffisamment bonne. Or, ce père n’exprime pas de demande. Je fais remarquer que le groupe se trouve dans une situation analogue : il est là sans en avoir formulé la demande. Alors qu’il travaille sur une mesure d’investigation, le groupe a le sentiment d’être en position d’objet d’investigation en raison de l’implication de soi que requiert une analyse des pratiques. Ainsi, par le biais de la toute puissance prêtée au père, c’est le traitement de la toute puissance de l’éducateur qui va être en travail.

29Or, ni l’un ni l’autre n’a exprimé le besoin d’en passer par un autre et par la parole pour penser ce qui arrive.

30Le pouvoir attribué à l’intervenante pour faire travailler le groupe génère ambivalence et résistance à se mettre au travail. C’est la façon dont nous allons vivre et penser ce « mouvement » qui permettra à chacun de l’inscrire et de le symboliser.

31La jouissance (supposée) de l’animateur projectivement attribuée à la personne en position tierce – éducateur sur le terrain, intervenante en GAP – fait écran à autre chose : entreprendre une démarche d’aide vers autrui ou exprimer un désir d’analyse suppose au préalable le constat d’un manque. Or, la demande ne peut être reconnue et a fortiori exprimée puisque le manque sous-jacent qu’elle révélerait est nié. Il y a manque de manque dans le sens où, les éducateurs n’ayant pas le sentiment d’un « manque », celui-ci est nié, non reconnu et ne permet pas de formuler une demande. C’est donc la tâche de l’intervenant de faire travailler le groupe pour le conduire à cette ouverture, ce creux, ce manque. Reconnaître cette béance, c’est l’accepter comme inhérent à chacun de nous.

32Par la voix du père mis en accusation qui se défend grâce à un procédé attribuant un complexe d’infériorité aux éducateurs, ceux-ci disent quelque chose d’eux-mêmes. Cette attribution d’un pouvoir à l’intervenante est le même que celui qui leur est attribué « sur le terrain ». De cette place intermédiaire entre les « marginaux » (ou « handicapés ») – termes désignant un manque chez l’autre – et la société qui les mandate pour une insertion (ou une adaptation), les éducateurs tirent leur identité. Cette position paradoxale – ne pas reconnaître son manque et stigmatiser celui de l’autre – est pointée par Monsieur dont le niveau d’études le place à un niveau supérieur de celui des travailleurs sociaux. Serait-il lui-même l’occupant d’une place paradoxale intenable ? La suite de l’élaboration montrera que Monsieur se sent inférieur à Madame qui appartient, par sa naissance, à une communauté religieuse considérée par la tradition comme supérieure à la sienne.

33Convoqué sur un autre registre que celui du « plus » ou du « moins », de l’avoir ou de la castration, l’intervenant en GAP ne se préoccupe ni du savoir ni de « l’avoir ». Ni du voir. Ce qu’il envisage, c’est ni plus ni moins l’être dans ce qu’il a d’invisible, l’être en sa subjectivité. Il occupe ou plutôt ouvre un espace d’incertitude où il n’est question ni de dominer ni d’être dominé. Il s’agit d’un espace de non-jouissance à occuper, temporairement, comme « être » ; non pour « faire » la loi, mais pour l’incarner, en composant avec l’autre qui met une limite à mon sentiment de toute-puissance. Il s’agit là de la loi de l’altérité obligeant à prendre en compte celle de l’autre.

34Comme Joseph Rouzel (2002, p. 87) le rappelle : « Ce n’est pas le père qui fait la loi, mais le contraire : […] la Loi fait le père. » L’auteur présente comme un écueil pour l’éducateur cette propension qu’il pourrait avoir à se prendre pour la loi. Or, dit-il en substance, la loi est un chemin par lequel l’éducateur a la fonction de passeur de la pulsion au désir : là où ça jouissait, un sujet doit advenir comme ce qui fait signe du sacrifice de la pulsion. Il dit ainsi : « Accompagner un sujet du ça au je, peut-être est-ce le seul chemin du sage. » Cet accompagnement consiste à restituer à l’autre le savoir qu’il nous suppose. Ainsi, s’autorisera-t-il à parler, non à la place d’un autre mais en son nom, et à assumer ses actes. Ce savoir insu prend forme dans la parole.

35Incarner la loi, c’est le seul procès permettant à chaque sujet d’esquisser un trajet vers ce qu’Annie de Butler (2002) nomme « un travail intérieur de vérité ».

Deuxième séance

36Les étudiants sont à leur place quand j’arrive dans le « petit salon » au parquet ciré et à l’armoire façon « grand-mère ». Je souligne ces éléments, ce qui amène une remarque sur l’intimité, signe du tissage d’une enveloppe groupale. Après un tour de table, outre Jasper, une étudiante souhaite prendre la parole. Conformément à la règle, quelqu’un reformule de façon synthétique ce dont il est question.

37Jasper a revu Monsieur. Celui-ci, en guise de préambule, propose ses services de commissaire aux comptes à l’association chargée de… rendre compte de son comportement. Puis, Monsieur enchaîne sur le manque d’objectivité des éducateurs et le caractère obligatoire de la mesure. Il associe sur son parcours d’homme parti d’un CAP, titulaire de cinq DESS, étudiant jusqu’à 39 ans.

38Jasper souligne l’attitude froide de Monsieur. « Néanmoins, il vient », observe-t-il. Monsieur nomme les enfants sauf celui concerné par la mesure. « Ce qui me gêne, remarque Jasper, c’est l’absence de sentiments et d’émotions quand il parle d’eux. »

39Ensuite, Jasper prend en entretien l’enfant pour évoquer ses crises au camp de vacances. Il constate qu’il « botte en touche » disant : « Papa aussi fait des crises », tout en se donnant des coups sur la tête pour illustrer ceux du père. Jasper se déclare surpris par Madame qu’il trouve méconnaissable car elle « déballe son sac ». Elle raconte que, ex-élève d’une « grande école », elle rencontre Monsieur à 30 ans et dit lui plaire car elle est commissaire aux comptes. « Elle gère, porte, pense », remarque Jasper. Elle se marie en raison de sa grossesse, fait une fausse couche qu’elle interprète comme une punition et devient stérile. Une FIV aboutit à la naissance de jumeaux. Trois mois après, elle « tombe » naturellement enceinte et accouche d’un garçon – celui qui nous occupe – et annonce : « C’est l’enfant du miracle ! »

40« Est-ce que ce n’est pas lui le “vrai” aîné de la famille ? », interroge Jasper.

41Il « reste » neuf embryons congelés et trois alternatives : les détruire, les garder, les donner à la science. Madame « se fait » réimplanter deux embryons quatre ans après. Mais « ça » ne prend pas. Elle les perd puis « retombe » enceinte et dit de ce dernier-né : « J’ai trouvé l’enfant avec qui je suis en tête à tête. »

42Cette formule interroge la place du mari et Jasper se heurte à un paradoxe : si, comme le dit Jasper, le rôle de Monsieur consiste à « faire tourner la boutique » et à recadrer, celui de Madame consiste à « porter » les enfants et à « faire tourner le cabinet ». Or, Madame « porte et fait tourner », constate Jasper : elle joue le rôle de l’homme et de la femme dans une répétition fabuleuse. À mon tour je laisse venir les associations. De quelle fable s’agit-il ? Madame fait-elle « des bébés toute seule » avec la science, cette fable moderne ? Il est vrai que son père lui avait dit : « Quand tu auras terminé tes études, tu te marieras et tu auras des enfants. » Conformément à la loi réglant la communauté religieuse à laquelle ils appartiennent, il faut se marier et avoir des enfants !

43Telle est la règle à laquelle nul ne peut se dérober ! Peu importe la méthode et… le désir qu’on en a.

44Le groupe suggère à Jasper de rester objectif, de préserver le narcissisme du père, de rencontrer les partenaires concernés par la mesure.

45À partir de ce que le groupe lui renvoie, Jasper constate qu’il n’a pas envisagé de maltraitance côté maternel. Concernant le père, il remarque : « qu’il essaie de m’acheter m’a dérangé ». Il s’étonne de la convergence des alertes émanant des services de la communauté religieuse à laquelle appartient Monsieur. On aurait pu s’attendre à un réflexe de protection, une tentative de résolution interne du conflit, comme Monsieur propose ses services d’expert à l’association chargée de la mesure, pour rester entre soi. (Il gère ses enfants sur le modèle de la gestion de son cabinet transmettant à sa femme des papiers à signer concernant la famille… dans le parapheur du cabinet.)

46Cette exclusion du tiers constitue un indice de la problématique familiale. En effet, même ceux de leur communauté religieuse estiment nécessaire l’intervention d’un tiers, la fermeture de ce système familial mettant la communauté en danger. C’est comme si celle-ci disait : « Nous ne sommes pas complices de cette totalité narcissique, ce fonctionnement ne nous regarde pas. » On peut se demander s’il n’y a pas là un fantasme de contagion, une peur de la part de la communauté d’être assimilée à un fonctionnement totalitaire auquel elle n’adhère pas. « Cette famille a un problème, notre communauté, non », semble-t-elle dire.

47J’associe cette peur à la problématique familiale dont on peut lire une métaphore dans la façon de « fabriquer » des enfants : un fantasme de parthénogenèse et d’auto-engendrement dans lequel le père est barré semblerait être à l’œuvre.

Analyse

48Dans leur article « Délires inapparents dans le couple », M. Hurni et G. Stoll (2005, p. 118) écrivent : « Ces manipulations des origines, imprégnées d’agissements, ressemblent en tout cas furieusement à nombre de “fantasmes non fantasmes” psychotiques ou pervers vécus par nos patients les plus perturbés. »

49D’ores et déjà, le bébé de la science-fiction n’est plus fantasme mais réalité. On peut remarquer que ce premier cas apporté concerne la question de l’origine, c’est-à-dire la manière dont ces enfants sont « fabriqués ».

50Mes associations portent alors sur le groupe en train de naître. Pour D.Anzieu (1976), la scène primitive constitue un des fantasmes organisateurs inconscients du groupe aux côtés de la séduction, de l’Œdipe et de la castration.

51Ici, le fantasme de scène primitive porte sur une origine diabolique (est-ce avec le diable que sont faits les bébés de la science ?) plutôt que divine. On le comprendra mieux si on le met en lien avec le départ du groupe d’une des participantes en raison d’une future maternité… gémellaire. Il y a là une collusion, un collage ne facilitant pas la pensée !

52Le fantasme de séduction, quant à lui, sera représenté ou métaphorisé par la deuxième étudiante relatant ses déboires : son départ soudain de son lieu de stage en raison d’une mise en scène de viol organisée par ses « collègues », non formés et non diplômés. (Cette mise en scène n’a heureusement pas eu le dénouement projeté grâce au respect que cette stagiaire avait su inspirer aux adolescents et l’affaire sera portée devant la loi.)

53L’analyse de cette « vignette » montre ce qui est à l’œuvre au cœur du groupe comme de chaque sujet : tout processus de formation nécessite une élaboration des fantasmes primitifs. Cela a fait l’objet du travail du premier trimestre, étape de « lune de miel » où règnent toute puissance et exclusion du tiers.

54Cette exclusion s’est matérialisée lors de la première séance du deuxième trimestre par un acte manqué de la part de l’intervenante.

55Dans une sorte de « reconstitution des faits », le groupe a rejoué le bloc familial et sa problématique totalitaire d’exclusion. Cela a conduit à l’oubli du groupe par l’intervenante donc à une non-séance. Son espace aboli, la séance n’a pas eu lieu : en effet, dans un système totalitaire, on ne pense pas. Le groupe a donc illustré le thème du « manque de manque », dont il n’a pas le sentiment, mais qu’il fait inconsciemment jouer à l’autre.

56De la même manière, cette famille fait jouer aux travailleurs sociaux l’absence de leur manque… de désir, ou du moins sa reconnaissance, sans laquelle aucune transmission n’est possible. Leur problématique révélerait une difficulté à faire leur les enfants, dans une filiation en souffrance, comme en attente d’une symbolisation que la « conception médicale » ne saurait conférer.

57Dans le fond, la science serait-elle manquante, elle aussi ?

58Cet acte manqué (réussi), l’oubli de la séance par l’intervenante, a permis au groupe d’entrer dans une deuxième étape.

59Par un phénomène en miroir, la reconnaissance de sa défaillance par l’intervenante a favorisé le lâcher prise et la conscience de la nécessité de laisser une place vacante : celle du manque. Le groupe est alors entré dans une phase de dépression, de négatif, de deuil. Il n’était à ce moment-là question, dans les situations apportées, que de maltraitance, de suicides, de morts, de fantômes et de revenants, signes d’une appropriation de la possibilité de « penser la mort », de se familiariser avec sa réalité et sa présence aux côtés de la pulsion de vie.

60Le passage par cette étape a ouvert la voie à l’élaboration de la culpabilité, inévitable pour accéder à une place. Convoitée et crainte, cette place réactive l’Œdipe et relance la dialectique du désir. Cette place est rendue possible grâce à la sortie d’un système de pensée totalitaire en « tout ou rien » qui ouvre l’accès à l’ambivalence des sentiments dans leurs versants positif et négatif.

61Après plusieurs mois, chacun peut dire la crainte anticipée qu’il avait d’une mise à nu de soi dans un GAP. Cette crainte avait contribué au blocage du groupe que seul le manque de l’intervenante a pu défaire. « Si elle est défaillante, si elle manque, alors on peut l’être nous aussi. » Cela a apporté un soulagement et libéré l’audace : le groupe s’est risqué à faire des liens avec la théorie étudiée les jours précédents. En l’occurrence, il s’agissait du concept de… thanatophore !

62C’est bien de pulsion de mort dont il est question ! L’éviction du tiers et le meurtre de l’autre bloquent l’imaginaire et immobilisent la pensée. N’est-ce pas là ce qu’on qualifie de fonctionnement totalitaire ?

L’espace incertain et la pensée mobile

63Pour revenir à la question posée en introduction : « Comment faire avec une non-demande et comment croiser théorie et pratique ? », les étudiants apportent eux-mêmes la réponse. La pulsion de mort rejouée, elle peut être nommée et… déjouée. En passant outre la non-demande, la théorie en vient sur son chemin à croiser la pratique ! Et à l’incarner.

64L’intervenante a dû accepter, dans un premier temps, de ne pas comprendre ce qui se passait et d’entrer dans le « jeu », répétition jouée par le groupe et avec le groupe.

65Dans En marge des jours (2002, p. 71-72), J.-B. Pontalis écrit : « Ce qui me gêne, c’est l’aveu implicite qu’un psychanalyste ne pourrait penser qu’à partir de ce qui a déjà été pensé (par Freud). […] Ce qui lui donne éventuellement à penser c’est le non pensé à quoi le confronte toute analyse […] Les analystes auraient-ils si peur de séjourner dans l’informe ? Quand un de mes jeunes collègues me confie, un peu contrit, “Je n’y comprends rien”, je me dis : “C’est bon signe, il commence à devenir analyste.” Je crains que la sacralisation du “texte freudien” – on ne parle plus d’œuvre, mais de texte – ne fasse passer au second plan l’expérience, cette autre source de nos pensées, source plus actuelle, plus troublante, plus inquiétante, car il ne s’agit plus là de lire ou de commenter. »

66Le séjour dans l’informe, s’il n’est pas confortable, est la condition inexorable pour trouver une forme. Je n’ai en effet pas cherché à comprendre ce qui se passait mais j’ai accepté de le vivre. Vivre cette expérience à leurs côtés, incarner le non-pouvoir et la mort symbolique en acceptant d’être déstabilisée, mise en marge, « jetée » a été source de créativité.

67C’était la tâche du GAP de mettre en travail ces mouvements des profondeurs pour permettre à chacun le dépassement du gué, l’accession à son propre désir. C’est un peu comme au cours d’un rite de passage initiatique : le cheminement se fait grâce à l’appui et à la confiance du groupe sous l’œil d’un praticien – j’allais écrire : d’un ancien ! – capable de faire le mort, c’est-à-dire d’incarner pour eux la pulsion de mort.

68Par l’évocation de ce GAP, j’ai souhaité montrer la nécessité de penser les situations dans lesquelles la subjectivité est mise à mal. Sujets devant répondre de leurs actes, les éducateurs le sont comme tout un chacun. La cohabitation – ou peut-être devrais-je écrire : la collaboration – de l’éducation et de la psychanalyse permet un cheminement, un éclairage, des outils pour penser les situations non pensées dans lesquelles ils sont en permanence sollicités. Cela revient à dire qu’il est question de symboliser ce qui n’a pas encore de lieu d’inscription. Une fois la trace faite, le sujet peut revenir sur ses pas pour se retrouver.

Pour conclure

69Si l’éducation et la psychanalyse ne se soucient pas de la même réalité, la première occupée par la réalité externe, l’autre par la réalité fantasmatique, les deux disciplines se réfèrent néanmoins à la loi de la castration qui impose renoncement à la jouissance, acceptation de la limite, mort symbolique (A. Juranville, 2002).

70L’éducatif impose la perte d’un réel : le renoncement à la mère, la séparation d’avec la plénitude, une certaine mort pour accéder à la parole.

71En tant qu’institution, le processus éducatif a une fonction symbolique consistant en une soumission à un cadre, une abstraction, des règles. Cette soumission rend communes posture éducative et posture analytique.

72Cependant, si la dimension éthique de la psychanalyse vise l’accès au désir pour un sujet singulier, la dimension éducative vise l’aptitude à vivre en société. A. Juranville dit qu’il n’y a pas de désir sans loi du langage qui rend la jouissance possible de façon substitutive et non totale. Le sujet peut exister grâce au manque. Renoncer à la jouissance pour accéder à un espace d’incertitude est le garant de notre humanité.

73Cependant, peut-on aider quelqu’un à cheminer vers cette liberté quand il démissionne de sa position de sujet avec la complicité de la science qui se présente à lui comme détentrice d’un savoir ? C’est la question posée par la situation exposée.

74C’est l’enjeu de la relation éducative, de la relation de formation et de la relation thérapeutique d’assumer un non savoir sur l’autre.

75La question initiale : « Comment faire avec une non-demande dans une relation non thérapeutique ? », ne tient pas.

76Adresser une demande suppose une capacité qui s’acquiert dans un lien à un autre. En tant que praticien du social, de la formation ou de la relation thérapeutique, nous savons que cela passe par une étape où la parole tâtonne, se cherche, cherche son lieu d’être.

77« Être » suppose un lieu pour élaborer une parole en lien à un autre.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : groupe d'analyse des pratiques, symbolisation, Pensée, relation éducative

Mise en ligne 01/10/2007

https://doi.org/10.3917/dia.176.0037

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